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Les traductions de can et could devant les verbes de perception

The Translation of can and could before Verbs of Perception
Yves Bardière
p. 31-60

Résumés

Cet article étudie dans une perspective contrastive l’emploi du modal anglais can et du verbe français pouvoir devant les verbes de perception dits involontaires, tels que voir ou entendre. Il remet en cause la notion de préconstruit ou de présupposition qui prévaut dans les approches inspirées par la Théorie des Opérations Enonciatives (TOE), pour privilégier le concept de chronologie notionnelle élaboré par la psychomécanique guillaumienne. La chronologie notionnelle permet d’établir une distinction entre la phase 1 et la phase 2, soit, en termes généraux, entre la puissance et l’effection ou en termes plus spécifiques, entre la capacité à voir ou à entendre et l’événement proprement dit. L’étude conclut qu’il suffit en anglais que la phase 1 soit un tant soit peu convoquée pour que can apparaisse devant un verbe de perception alors qu’en français cette phase doit être beaucoup plus clairement sollicitée et identifiée pour que pouvoir soit utilisé.

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Texte intégral

Introduction

1Cette étude se penche sur les traductions en français du modal anglais can / could suivi d’un verbe de perception. Elle s’efforce de dégager quelques principes susceptibles d’éclairer le traducteur dans ses choix sans ériger pour autant ces principes en règles contraignantes. La démarche se veut résolument contrastive dans la mesure où elle compare non seulement l’anglais et le français, mais également les verbes de perception aux autres verbes. Elle privilégie l’orientation anglais ➝ français, sans exclure cependant le sens inverse de la traduction lorsque celui-ci permet d’éclairer et de corroborer les résultats obtenus. La plupart des exemples d’illustration sont extraits du roman de Stevenson, The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, qui présente l’avantage d’être assorti de cinq traductions françaises différentes. Quelques passages sont également prélevés sur le roman de Conrad, Lord Jim et de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers.

2La première partie remet en cause la théorie de la présupposition à laquelle recourt volontiers la linguistique contrastive pour justifier l’emploi de can devant les verbes de perception. Elle propose une autre approche, d’inspiration guillaumienne, fondée sur la chronologie notionnelle. La deuxième partie s’interroge sur les raisons qui poussent les traducteurs, de manière consciente ou inconsciente, à restituer, récupérer partiellement mais, le plus souvent, passer sous silence la valeur modale de can. En effet, can, suivi d’un verbe de perception, n’est généralement pas traduit en français. La troisième section s’intéresse à la traduction de can par vouloir et de cannot par devoir. De tels écarts de sens ont de quoi surprendre : sont-ils le fruit d’une simple négligence ou au contraire d’une réelle stratégie ? Est-il alors possible de mettre à jour un système sous-jacent à ce type de traduction ? Le quatrième et dernier volet se penche sur un cas souvent éludé, la traduction de could par le passé simple ou le passé composé en contexte affirmatif. Contrairement à ce qui est généralement affirmé, could + V semble pouvoir référer, dans certains emplois, à un événement bel et bien actualisé.

1. Emploi ou non-emploi de can devant les verbes de perception

1.1. La théorie de la présupposition

3La présence ou l’absence de can devant les verbes de perception renvoie à une question assez classique à laquelle des réponses plus ou moins convaincantes ont été apportées. Parmi les théories mises en avant, figure celle de Bouscaren et coll. (1998 : 197) qui considèrent que, contrairement à la forme non modalisée, « l’emploi de CAN présuppose nécessairement un objet à entendre ou à voir ». Cette analyse fondée sur la présupposition est profondément ancrée dans la littérature, chacun apportant sa part d’interprétation personnelle. On la retrouve notamment dans l’ouvrage plus récent de Dufaye (2006), qui y ajoute le critère d’objectivité, agrémenté d’une dose d’empathie :

4Imaginons les exemples suivants. :

Joan of Arc heard voices. « Jeanne d’Arc entendait des voix ».
Joan of Arc could hear voices.

5Le deuxième exemple serait curieux parce que can semble poser comme acquis l’existence de voix à entendre. Or cet exemple exprime plutôt l’idée que Jeanne d’Arc avait, sinon des hallucinations, en tout cas un contact avec le divin que personne n’a jamais eu le privilège de vérifier. Dans l’exemple suivant, en revanche, on a un cas de figure tout à fait différent :

Sitting in bed, Mary’s heart pounded. She could hear voices down the narrow hallway of the mobile home.

« Assise sur son lit, Marie sentit son cœur s’affoler. Elle entendait des voix là-bas dans l’étroit vestibule du mobile home ».

6Il ne s’agit pas de remettre ici en cause l’objectivité des voix. Au contraire, en posant l’existence des voix comme un fait acquis, le lecteur va partager l’expérience du sujet et se mettre à sa place (ce qu’on appelle de l’empathie) (2006 : 80-81).

7Deux critères, apparemment régis par une relation de cause à effet, se dégagent de cette citation : can + verbe de perception, (i) suppose comme acquis l’existence de l’événement désigné par le verbe ; (ii) suscite chez le lecteur un sentiment d’empathie pour le sujet de l’énoncé. Examinons tout d’abord le « phénomène d’empathie » associé à l’emploi de can. Dans l’extrait suivant, le personnage énonciateur décrit l’expérience traumatisante qu’il vient de traverser. Il est terrorisé, sur le point de défaillir et obsédé par la mort. Si je comprends bien, en l’absence de can, le lecteur ne devrait pas éprouver d’empathie :

[1] What he told me in the next hour, I cannot bring my mind to set on paper. I saw what I saw, I heard what I heard, and my soul sickened at it; and yet now when that sight has faded from my eyes, I ask myself if I believe it, and I cannot answer. My life is shaken to its roots; sleep has left me; the deadliest terror sits by me at all hours of the day and night; and I feel that my days are numbered and that I must die. (Stevenson: 152)

[1]a. Ce qu’il me raconta durant l’heure qui suivit, je ne puis me résoudre à l’écrire. Je vis ce que je vis, j’entendis ce que j’entendis, et mon âme en défaillit; et pourtant à l’heure actuelle où ce spectacle a disparu de devant mes yeux je me demande si j’y crois et je ne sais que répondre. Ma vie est ébranlée jusque dans ses racines; le sommeil m’a quitté; les plus abominables terreurs m’assiègent à toute heure du jour et de la nuit; je sens que mes jours sont comptés et que je vais mourir (Varlet).

8En revanche, en [2], le lecteur est censé partager l’expérience du sujet et se mettre à sa place :

[2] They had been associated for many years, and every day from the moment the doors were opened to the last minute before closing, Blake, a little man with sleek jetty hair and unhappy, beady eyes, could be heard rowing his partner incessantly with a sort of scathing and plaintive fury. (Lord Jim: 146)

[2]a. Ils étaient associés depuis de longues années, et, chaque jour, de l’ouverture à la fermeture des portes, on entendait Blake, un petit homme brun avec des cheveux plats et de tristes petits yeux en bouchons de bottine, faire des scènes continuelles à son associé, avec une sorte de fureur plaintive et blessante. (Lamolle : 206)

9Mais il suffirait de remplacer could be heard par was heard pour que cesse aussitôt le processus d’empathie.

10Que dire alors des traductions (français ➛ anglais) où alternent formes modalisées et non modalisées ?

[3] Je compris d’ailleurs que les idées de Ned Land s’aigrissaient avec les réflexions qui s’emparaient de son cerveau. J’entendais peu à peu les jurons gronder au fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menaçants. (Verne : 71)

[3]a I understood, moreover, that Ned’s thoughts were becoming gloomier as he considered matters. I heard oaths beginning to grow in the depths of his throat, and I could see his movements growing threatening once more (Butcher : 59).

[3]b I realized that the longer Ned Land thought the matter over, the more bitter he became. I
could hear him gradually beginning to grumble and mutter curses to himself, and I saw his gestures becoming threatening (Brunetti : 67).

11Si l’on souscrit à l’analyse de Dufaye, il s’opère entre les deux traductions un subtil chassé-croisé d’empathie : en [3]a, je ne partage pas l’expérience auditive du sujet (heard) mais, pour une raison qui m’échappe, je partage en revanche son expérience visuelle (could see) ; en [3]b, c’est exactement le contraire : je partage l’expérience auditive du sujet (could hear), mais pas son expérience visuelle (saw). Bref, j’éprouve ici une empathie sélective, selon le canal sensoriel sollicité et la version que veut bien me livrer le traducteur, selon son humeur du moment.

12Cet élan d’empathie serait étroitement lié au principe de statut acquis qui stipule, quant à lui, que can suivi d’un verbe de perception entraîne la préconstruction de l’objet, mais que ce n’est pas le cas si le verbe de perception n’est pas précédé de can :

[4] – Les bras et la queue de ces animaux se reforment par rédintégration, et depuis sept ans, la queue du calmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser.
– D’ailleurs, riposta Ned, si ce n’est pas celui-ci, c’est peut-être un de ceux-là! »
En effet, d’autres poulpes apparaissaient à la vitre de tribord. J’en comptais sept. Ils faisaient cortège au Nautilus, et j’entendais les grincements de leur bec sur la coque de tôle (Verne: 428).

[4]a. Other squid were indeed appearing at the starboard window. I counted seven of them. They formed a procession accompanying the Nautilus, and I could hear the grinding of their beaks on the metal hull (Butcher : 45).
[4]b. By this time other poulps had appeared at the port light. I counted seven. They formed a procession after the Nautilus, and
I heard their beaks gnashing against the iron hull (Brunetti : 221).

  • 1 J’emprunte l’expression « statut posé » à la grammaire méta-opérationnelle, plus précisément à J.-P (...)

13En clair, could hear présuppose l’existence de poulpes grinçant de leur bec, l’objet ayant un statut acquis, contrairement à heard, qui ne présuppose rien de tel, l’objet ayant un statut posé1. J’avoue là encore éprouver quelque difficulté à comprendre une telle alchimie et a fortiori à cerner le lien de cause à effet entre un fait acquis et le phénomène d’empathie que cela est censé générer chez le lecteur.

14Si effet de présupposition il y a, celui-ci ne semble guère lié à la présence ou l’absence de can. Dans [1] I saw what I saw, I heard what I heard, l’objet what I saw ou what I heard est on ne peut plus « préconstruit » puisqu’il renvoie à l’expérience décrite dans le paragraphe précédent ! Je ne vois pas non plus pourquoi le lecteur ne partagerait pas ici, dans un élan d’empathie, l’effroi dans lequel se trouve plongé le sujet énonciateur. Enfin pourquoi l’objectivité serait-elle liée à l’emploi de can ? Si le personnage est déstabilisé, c’est parce que ce qu’il vient de vivre n’est pas le fruit de son imagination. Il cherche au contraire à présenter l’événement comme une réalité objective, irréfutable, réalité à laquelle il est pourtant référé sans recourir à could.

1.2. La théorie de la chronologie notionnelle

15Quelle explication proposer ? Quel que soit le cas, can conserve sa valeur de base de capacité / possibilité. Celle-ci peut être liée au sujet (I can’t lift this suitcase ➛ je suis un gringalet), au complément (I can’t lift this suitcase / this suitcase can’t be lifted ➛ c’est la valise qui est trop lourde), à la situation (A mist, wet and chilly, lay on the slopes of the hill. They couldn’t see more than a few yards before them ➛ ce sont les circonstances qui empêchent le sujet they de voir), à une combinaison de ces différents paramètres.

16Parmi les critères répertoriés par Dufaye pour justifier l’utilisation de can devant les verbes de perception figure celui d’effort : la présence de can est motivée lorsque « la perception implique un effort d’attention » (op. cit. : 81). Ce paramètre me paraît en revanche tout à fait pertinent. La capacité du sujet est d’autant plus sollicitée et mise en évidence que la situation exige de sa part un effort pour voir ou pour entendre. Can sera utilisé devant les verbes de perception et, de façon plus large, devant tout type de verbe, lorsque c’est la capacité à faire qui est prise en compte plutôt que le faire proprement dit.

  • 2 La chronologie notionnelle est une chronologie « relative non pas à une succession d’événements qu’ (...)

17Il s’établit donc, en chronologie notionnelle2, une relation logique entre la capacité à voir, à entendre ou, de manière générale, à faire, et l’événement proprement dit. Dans mon étude de 2010 sur la modalité, je proposais le tableau suivant :

18Lorsque l’énonciateur dit I saw what I saw, I heard what I heard, il ne s’intéresse qu’au résultat, à l’événement brut, livré tel quel. Il vient de subir un choc important et n’a guère le loisir de s’interroger ni a fortiori de s’appesantir sur sa capacité à voir et à entendre. Tout au plus, l’homme de science qu’il est d’abord et avant tout pourra-t-il douter, dans un second temps, de la fiabilité de l’information transmise par les sens. C’est d’ailleurs le cas ici: and yet now when that sight has faded from my eyes, I ask myself if I believe it, and I cannot answer. Les verbes de perception saw et heard ne sauraient commuter dans cet extrait avec les formes modalisées.

19L’utilisation de can / could devant les verbes de perception dépend donc d’un double facteur : 1) le co(n)texte qui oriente plutôt selon le cas vers la phase 1 ou la phase 2 de la chronologie notionnelle ; 2) la visée d’effet de l’énonciateur. Le co(n)texte peut influer sur le choix de l’énonciateur, mais c’est in fine l’énonciateur qui décide. Soit il livre le résultat, l’événement brut, soit il prend en compte la capacité qui sous-tend la réalisation effective ou virtuelle de l’événement. Il suffit en anglais que la notion de capacité ou de possibilité soit d’une manière ou d’une autre convoquée pour que se trouve favorisé l’emploi de can devant les verbes de perception. Lorsque se pose la question de recourir ou non à can et que plusieurs événements sont concernés, le traducteur (français ⟶ anglais) décide souvent d’en modaliser un seul. C’est le cas en [3] où un verbe de perception sur deux est précédé de could.

2. Traduction ou absence de traduction de can

2.1. Devant les verbes de perception

La tendance générale : can n’est pas traduit devant les verbes de perception

20La plupart des exemples observés corroborent une règle classique des grammaires scolaires : can utilisé devant les verbes de perception ne se traduit pas en français. C’est ce que semblent confirmer les extraits [2], [3], [4], ou encore le passage suivant, qui retiendra ici notre attention :

[5] “There it is, sir,” said I, pointing to the drawer, where it lay on the floor behind a table and still covered with the sheet.
He sprang to it, and then paused, and laid his hand upon his heart:
I could hear his teeth grate with the convulsive action of his jaws; and his face was so ghastly to see that I grew alarmed both for his life and reason.
“Compose yourself,” said I. (Stevenson : 148)

traducteur

a

Théo Varlet

J’entendais ses dents grincer par le jeu convulsif des ses mâchoires. (p. 91)

b

Georges Hermet

J’entendais ses dents grincer sous l’effet convulsif de ses mâchoires. (p. 149)

c

Jean-Pierre Naugrette

J’entendais ses dents grincer sous le jeu convulsif des ses mâchoires. (p. 67)

d

Charles Ballarin

Ses dents grinçaient sous l’action convulsive de ses mâchoires. (p. 108)

e

Jean Muray

Ses mâchoires étaient si crispées qu’il me sembla entendre grincer ses dents. (p. 91)

21Tous les traducteurs ont oblitéré le modal. La perception sonore dépend davantage ici du complément que du sujet. Le bruit généré par le frottement des dents semble en effet s’imposer au Dr Lanyon, sans effort particulier de sa part. Lorsque le verbe de perception modalisé par can traduit, chez le sujet, une attitude faiblement dynamique, il y a alors peu de chance pour que la valeur modale soit restituée en français.

22L’hypothèse que j’avancerais est donc la suivante : en français, pouvoir + verbe de perception tend à s’employer lorsque la capacité du sujet à voir ou à entendre ou encore sa participation active à la perception sont clairement identifiées. Si le sujet n’est que le simple siège de la perception sans que sa capacité ni sa volonté soient véritablement mises à contribution, le modal tend à ne pas être exprimé. En anglais, une simple propriété de l’objet, rendant la perception possible, suffit pour que can soit utilisé.

23La disparition du modal en français entraîne alors parfois celle du sujet lui-même. C’est le cas en (d), où Charles Ballarin occulte à la fois le verbe entendais et le sujet je : Ses dents grinçaient. L’apport sémantique de hear, sa modalisation par could, et le siège de la perception sont relégués dans l’implicite, le contexte énonciatif étant jugé suffisant pour véhiculer ces informations. La perception est ici prise en charge par l’énonciateur-personnage. C’est bien le Dr Lanyon qui perçoit et qui décrit la scène, raison pour laquelle le traducteur a sans doute jugé inutile de le préciser. Cela lui permet également de maintenir la continuité thématique avec la phrase précédente (sujet de troisième personne dans les deux cas). Jean Muray réinterprète, quant à lui, le texte-source en introduisant une modalité de doute absente dans l’énoncé de départ (il me sembla entendre). S’il ne rend pas fidèlement compte du texte-source, il suggère malgré tout le peu d’implication dont fait preuve le sujet pour appréhender l’événement.

24Can est traduit lorsque le sujet s'implique plus nettement dans l'acte de perception.

Examinons les deux exemples suivants :

[6] The steps drew swiftly nearer, and swelled out suddenly louder as they turned the end of the street. The lawyer, looking forth from the entry, could soon see what manner of man he had to deal with. He was small and very plainly dressed; and the look of him, even at that distance, went somehow strongly against the watcher’s inclination. But he made straight for the door, crossing the roadway to save time; and as he came, he drew a key from his pocket like one approaching home.
Mr. Utterson stepped out and touched him on the shoulder as he passed. “Mr. Hyde, I think?” (Stevenson: 40).

traducteur

a

Théo Varlet

Le notaire, avançant la tête hors de l’entrée, fut bientôt édifié sur le genre d’individu auquel il avait affaire. (p. 43)

b

Georges Hermet

Le notaire, risquant un regard depuis l’entrée, put bientôt distinguer à quel genre d’homme il avait affaire. (p. 41)

c

Jean-Pierre Naugrette

Le notaire, depuis sa cachette, ne tarda pas à voir à quel genre d’individu il avait affaire. (p. 26)

d

Charles Ballarin

Le notaire, avançant la tête, vit bientôt à quel genre d’homme il avait affaire. (p. 43)

e

Jean Muray

Regardant depuis l’entrée, l’avoué put très vite se rendre compte à quel genre d’homme il avait affaire. (p. 29)

[7] He paused and put his hand to his throat, and I could see, in spite of his collected manner, that he was wrestling against the approaches of the hysteria (Stevenson: 148).

traducteur

a

Théo Varlet

Il s’interrompit; porta la main à sa gorge, et je pus voir, en dépit de son attitude calme, qu’il luttait contre les approches d’une crise de nerfs. (p. 91)

b

Georges Hermet

Il s’interrompit et porta la main à la gorge, et je voyais que, bien qu’il eût repris son sang-froid, il luttait pour écarter la crise de nerfs qu’il sentait venir. (p. 149)

c

Jean-Pierre Naugrette

Il s’interrompit et porta la main à sa gorge, et malgré son calme apparent je vis qu’il était en train de lutter contre les premiers symptômes d’une crise d’hystérie. (p. 67)

d

Charles Ballarin

Il s’interrompit et porta la main à sa gorge. Je vis, en dépit de son calme apparent, qu’il luttait contre la crise d’hystérie qui montait en lui. (p. 108)

e

Jean Muray

Il s’interrompit, porta la main à la gorge, et j’observai que, malgré son calme apparent, il luttait conte la montée d’une crise de nerfs. (p. 91)

  • 3 L’apparence visuelle de Mr Hyde, dont la description est donnée dans la phrase suivante, correspond (...)

25En [6], la capacité du sujet à voir et à comprendre est clairement sollicitée. Could see est anticipé par looking forth, traditionnellement considéré comme un verbe de perception volontaire. Si le notaire avance la tête hors de l’entrée, c’est effectivement parce qu’il cherche à voir Mr Hyde. Tout son être semble tendre vers ce but. Il ne s’agit donc pas ici d’une observation passive mais au contraire dynamique, dans laquelle le sujet mobilise ses capacités visuelles et intellectuelles. Les traductions (b) et (e) préservent cette valeur et vont même plus loin. Hermet en (b) traduit le verbe lexical see par distinguer, c’est-à-dire un verbe qui implique un certain effort de la part de l’observateur. Muray, en (e), brûle, quant à lui, les étapes : se rendre compte implique une opération mentale qui est chronologiquement postérieure à la perception sensorielle proprement dite (voir)3. Pourtant, force est de constater qu’ils ne sont que deux traducteurs sur cinq, à avoir pris en compte l’auxiliaire modal de manière explicite (put bientôt distinguer, put très vite se rendre compte).

26En [7], les circonstances ne sont guère propices à la perception : in spite of suggère la présence d’un obstacle et, par voie de conséquence l’effort que doit consentir le sujet pour le surmonter. Ce type de contexte, où la capacité à voir ou à entendre est contrariée et sollicite donc clairement la participation active du sujet, a quelque chance d’induire la traduction de could en français. Ainsi, en (a), Varlet restitue la valeur modale (pus voir). Mais, là encore, il est le seul à le faire.

  • 4 Je ne dispose pas de données statistiques suffisamment larges pour étayer de manière indubitable ce (...)

27On constate également que, lorsqu’il est effectivement utilisé, en contexte affirmatif (voir infra, § 4), pouvoir suivi d’un verbe de perception apparaît essentiellement sous sa forme passé simple (put bientôt distinguer, put très vite se rendre compte, pus voir). A l’imparfait, il disparaît4 au profit du verbe seul comme en [5] I could hear his teeth grate / J’entendais ses dents grincer. Il arrive que les traducteurs compensent alors la perte de could en insérant l’adverbe bien :

[8] I never saw a circle of such hateful faces; and there was a man in the middle with a kind of black sneering coolness – frightened too, I could see that – but carrying it off, sir, really like Satan. (Stevenson: 20)

traducteur

a

Théo Varlet

Jamais je n’ai vu pareille réunion de faces haineuses. Au milieu d’elles se tenait l’individu, affectant un sang-froid sinistre et ricaneur; il avait peur aussi, je le voyais bien, mais il montrait bonne contenance, monsieur, comme un véritable démon. (p. 33-34)

b

Georges Hermet

Je n’ai jamais vu un cercle de visages aussi haineux; et l’homme était là, au centre, affichant une odieuse et sarcastique impossibilité – effrayé, en réalité, je m’en rendais bien compte – mais essayant de se dépêtrer de là, monsieur, comme le diable en personne. (p. 21)

28En conclusion, can / could ne sont explicitement traduits en français que lorsque le contexte ou le cotexte s’y prêtent, c’est-à-dire mettent en avant, d’une manière ou d’une autre, la capacité ou la volonté du sujet. Il faut toutefois se rendre à l’évidence : même dans ce cas, rares sont les traducteurs qui rendent compte de la valeur de can /could devant les verbes de perception.

2.2. Devant les autres verbes

29Cette tendance (voir note 4) s’inverse avec les autres verbes, la valeur de can étant alors le plus souvent rendue en français :

[9] “ […] and just to put your good heart at rest, I will tell you one thing: the moment I choose, I can be rid of Mr Hyde. I give you my hand upon that; (Stevenson: 56)

traducteur

a

Théo Varlet

Et pour vous mettre un peu l’esprit en repos, je vous dirai une chose: dès l’instant où il me plaira de le faire je puis me débarrasser de M. Hyde. (p. 50)

b

Georges Hermet

je vais vous dire une bonne chose: au moment même où je le voudrai, je pourrai me débarrasser de Mr Hyde. (p. 57)

c

Jean-Pierre Naugrette

Tenez, pour vous donner la conscience tranquille, je vais vous dire une chose: à tout instant, je puis me débarrasser de Mr Hyde, si telle est ma volonté. Je vous le garantis. (p. 32)

d

Charles Ballarin

Et si cela peut seulement vous mettre le cœur en paix, laissez-moi vous dire que lorsque je le déciderai, je saurai me débarrasser de M. Hyde. Je vous en donne ma parole. (p. 52)

e

Jean Muray

Pour te rassurer pleinement, je te dis ceci: au moment que j’aurai choisi, je disposerai de tous les moyens pour me débarrasser de Hyde. Je t’en donne ma parole. (p. 39)

  • 5 . Ce lien entre pouvoir et vouloir sera explicité au § 3.

30Les trois premières traductions restituent fidèlement la valeur de can. Les deux dernières la prennent également en considération mais de manière plus indirecte. Elles confirment l’adage vouloir, c’est pouvoir (When there is a will, there is a way)5 et mettent davantage l’accent sur le moyen (a way) que sur la capacité proprement dite. L’emploi du futur dans ces deux traductions ajoute une valeur d’engagement, proche de shall, surenchère modale qui est peut-être due au fait que le verbe lexical anglais be rid of (être débarrassé de) renvoie plus au résultat qu’au processus qui y conduit (se débarrasser de). L’effet de sens produit est donc plus catégorique : l’acte n’est pas sitôt évoqué qu’il est déjà présenté comme accompli. Quoi qu’il en soit, la modalisation introduite dans le texte de départ est prise en compte d’une manière ou d’une autre dans le texte d’arrivée. Mais ce n’est pas systématique, comme le montrent les passages [10] et [11] :

[10] And then he condemned the fear as a disloyalty and broke the seal. Within there was another enclosure, likewise sealed, and marked upon the cover as “not to be opened till the death or disappearance of Dr Henry Jekyll.” Utterson could not trust his eyes. Yes, it was disappearance; here again, as in the mad will, which he had long ago restored to its author, here again were the idea of a disappearance and the name of Henry Jekyll bracketed. (Stevenson : 92)

traducteur

a

Théo Varlet

Utterson n’en croyait pas ses yeux. Oui, le mot disparition y était bien ; (p. 67)

b

Georges Hermet

Utterson ne put en croire ses yeux. Oui, le mot « disparition » y figurait, […]. (p. 93)

c

Jean-Pierre Naugrette

Utterson n’en crut pas ses yeux. Oui, il y avait bien le mot « disparition ». (p. 46)

d

Charles Ballarin

Utterson n’en crut pas ses yeux. Oui, c’était bien le mot « disparition » qui était écrit là, encore une fois, comme dans ce testament insensé […]. (p. 75)

e

Jean Muray

Utterson resta un instant stupéfait : pourtant, c’était le mot disparition qui était écrit ! (p. 61)

  • 6 Car il s’agit bien là des paroles d’Utterson. C’est le personnage-énonciateur qui nous livre sa pen (...)

31Utterson could not trust his eyes ne signifie pas que le notaire ne croit pas à ce qu’il voit mais simplement qu’il a du mal à y croire. Couldn’t traduit la difficulté qu’il éprouve à adhérer à la réalité, mais l’événement n’en demeure pas moins réel à ses yeux : « Yes, it was disappearance », nous confie-t-il dans la foulée6. L’événement modalisé par could donne la mesure de l’effort à faire pour se rendre précisément à l’évidence. Dès lors que la capacité et ses effets de sens connexes (effort, participation dynamique du sujet à l’événement, etc.) sont sollicités, can s’impose en anglais. Pourtant ici, seul un traducteur a jugé bon de rendre la modalité du texte-source en français : (b) Utterson ne put en croire ses yeux. Dans cette traduction, calquée sur l’énoncé d’origine, la négation porte sur l’étape 1 de la chronologie notionnelle (voir supra, tableau § 1.1.). La négation de la capacité entraîne la non actualisation de l’événement modalisé. L’actualisation de l’événement est pour ainsi dire bloquée en amont. La majorité des traducteurs ont choisi de faire porter la négation sur la phase 2. Pourquoi ? Pour accélérer le cours des événements ? Pour renforcer l’intensité dramatique ? Difficile d’apporter une réponse catégorique sans verser dans le procès d’intention.

32Je me contenterai de faire remarquer que si could ne modalise pas ici un verbe de perception, cet exemple s’inscrit malgré tout dans la continuité des cas répertoriés dans le paragraphe précédent et aurait pu à ce titre y être rattaché. Trust exprime en effet une opération mentale qui repose fondamentalement sur une perception visuelle (Utterson could not trust his eyes).

33Dans l’exemple suivant, les traducteurs ont apparemment occulté, là encore, la dimension modale présente dans le texte source :

[11] “Why then,” said the lawyer, good naturedly, “the best thing we can do is to stay down here, and speak with you from where we are. (Stevenson: 98)

traducteur

a

Théo Varlet

Ma foi, tant pis, dit le notaire, avec bonne humeur, rien ne nous empêche de rester ici en bas et de causer avec vous d’où vous êtes. (p. 69)

b

Georges Hermet

« Eh bien: dans ce cas, dit le notaire avec bonne humeur, le mieux que nous ayons à faire, c’est de rester ici d’où nous pouvons bavarder avec vous. » (p. 99)

c

Jean-Pierre Naugrette

- Qu’à cela ne tienne, dit le notaire d’un ton enjoué, le mieux est de rester ici en bas et de causer avec vous d’où vous êtes. (p. 47)

d

Charles Ballarin

- Eh bien, dans ce cas, dit le notaire avec bonne humeur, le mieux à faire est que nous restions en bas. Nous pourrions nous entretenir avec vous de là où nous sommes. (p. 78)

e

Jean Muray

- Dans ce cas, fit Utterson avec bonne humeur, je ne vois qu’une solution. C’est que nous restions où nous sommes. Nous continuerons à bavarder avec toi comme nous le faisons depuis notre arrivée. (p. 64)

34À première vue, la modalité du possible semble avoir disparu des traductions françaises. Elle est pourtant bel et bien présente, mais exprimée de manière indirecte. Dire rien ne nous empêche de, c’est envisager les événements rester et causer sous l’angle de leur possibilité. De même, le mieux que nous ayons à faire, le mieux est de ou encore je ne vois qu’une solution impliquent un choix parmi plusieurs possibles. Dans deux des traductions, la modalité exprimée par can est même récupérée par son transfert explicite sur l’un des deux procès (nous pouvons bavarder, nous pourrions nous entretenir).

3. La traduction de CAN / COULD par vouloir

3.1. Les verbes de perception

35Les grammaires traditionnelles pratiquent une distinction entre « les verbes de perception involontaire : to see, to hear et ceux qui expriment des actes volontaires, des efforts pour voir, pour entendre : to look (at), to listen (to) » (S. Berland-Delépine 1989 : 285). Elles précisent également que les premiers, contrairement aux seconds, se conjuguent le plus souvent avec can, et qu’ils n’ont pas de « forme progressive » : Can you see that bird in the tree ? – Yes, I’m looking at it. Pour référer à une action en cours, il se dessine en filigrane une sorte d’équivalence implicite entre can + verbe de perception involontaire et be + -ing + verbe de perception volontaire.

36Cette approche qui, en définitive, incorpore deux paramètres fondamentaux, lexical (le sémantisme de see / hear par opposition à celui de look / listen) et grammatical (l’analogie faite entre can et be+-ing) s’avère sans doute fonctionnelle pour l’apprentissage de l’anglais. Mais cette présentation dichotomique passe sous silence les valeurs que les verbes de perception dits involontaires peuvent prendre en discours. Or, selon son emploi momentané en discours can introduit une valeur plus ou moins volontaire, traduisant la participation plus ou moins dynamique du sujet grammatical à l’acte perceptif, ainsi que je le signalais il y a quelques années :

Quel que soit le degré d’implication suggéré, il se dessine sous la modalité du pouvoir, celle du vouloir. COULD + see / hear fait intervenir deux notions, la possibilité mais aussi la volonté. Quoique distinctes, ces notions sont intimement liées, la capacité du sujet étant, en effet, assujettie, dans une large mesure, à l’effort consenti par celui-ci pour voir ou pour entendre (Bardière 2010 : 129-130)

37Certes, un tel effet de sens n’affecte pas tous les verbes de perception modalisés par can. Il ne peut être mis en évidence que lorsque la capacité à voir ou à entendre dépend plus d’une attitude du sujet que de circonstances favorisant la perception (voir supra). Il semble même que le rôle joué respectivement par le sujet et les circonstances puisse s’appréhender de manière inversement proportionnelle : la participation du sujet est d’autant plus marquée que les circonstances entravent la perception. Cette attitude volontariste a déjà été dégagée dans les exemples [5], [6] et [7]. Il arrive que l’idée de volonté, sous-jacente à celle de capacité, transparaisse à l’état pur, au détriment de celle-ci, comme dans le passage suivant :

[12] “He is no earthly good for anything,” Chester mused aloud. “If you only could see a thing as it is, you would see it’s the very thing for him. And besides… Why! It’s the most splendid, sure chance. …” (Conrad: 130).

[12]a – Il n’est plus bon à rien, répéta Chester. Il aurait bien fait mon affaire. Si vous vouliez bien voir les choses comme elles sont, vous comprendriez que c’est exactement ce qu’il lui faut. De plus… quoi! C’est l’occasion la plus sûre, la plus magnifique… (Lamolle: 180).

[12]b « Il n’est plus bon à rien », grommela Chester, d’un ton méditatif, « et il ferait bien mon affaire. Si vous vouliez seulement voir les choses comme elles sont, vous comprendriez que c’est juste ce qu’il lui faut… […] (Neel: 217).

38Dans ce passage, Chester sollicite le bon vouloir de son interlocuteur, qu’il essaie de rallier à son point de vue. La capacité à voir les choses comme elles sont dépend simplement de la volonté du sujet you à les voir ainsi. Il est remarquable que les deux traducteurs aient explicité de la même manière cette valeur sous-jacente de can.

39C’est en termes de continuum et non d’opposition binaire que la distinction entre verbes de perception volontaire et involontaire doit s’appréhender. C’est également sous la forme d’un gradient que les valeurs de volonté et de possibilité inhérentes à can peuvent se concevoir. Ne nous méprenons pas cependant. Il ne s’agit pas d’affirmer que can exprime la volonté. Il s’agit simplement de poser que cette valeur est susceptible d’être révélée à la faveur de tel ou tel emploi. Encore une fois, elle ne se manifeste que lorsque la capacité exprimée par can dépend plus de l’attitude du sujet que de circonstances favorisant la perception ou plus précisément lorsque les circonstances défavorables stimulent la participation active du sujet observateur. C’est le co(n)texte qui permet de dégager de tels effets de sens.

3.2. Les autres verbes

L’analyse peut ici être étendue à tous les verbes de discours, comme en témoignent certaines traductions :

[13] “Tut, tut,” said Mr Utterson; and then, after a considerable pause, “Can’t I do anything?” he inquired. “We are three very old friends, Lanyon; we shall not live to make others.”
“Nothing can be done,” returned Lanyon; “ask himself.”
“He will not see me,” said the lawyer.
“I am not surprised at that,” was the reply. “Some day, Utterson, after I am dead, you may perhaps come to learn the right and wrong of this. I cannot tell you. And in the meantime, if you can sit and talk with me of other things, for God’s sake, stay and do so; but if you cannot keep clear of this accursed topic, then, in God’s name, go, for I cannot bear it.” (Stevenson: 89-90

traducteur

a

Théo Varlet

Je ne puis vous le dire. Et en attendant, si vous vous sentez capable de vous asseoir et de parler d’autre chose, pour l’amour de Dieu, restez et faite-le; mais si vous ne pouvez pas vous empêcher de revenir sur ce maudit sujet, alors, au nom de Dieu, allez-vous en, car je ne le supporterais pas. (p. 65-66)

b

Georges Hermet

« Il m’est impossible de vous les dévoiler. Et pour le moment, si vous voulez rester ici à bavarder avec moi d’une chose ou d’une autre, pour l’amour de Dieu, demeurez, et faites-le; mais si vous ne pouvez éviter ce maudit projet, alors, grand Dieu! partez, car je ne puis le supporter ». (p. 89 et p. 91)

c

Jean-Pierre Naugrette

Je ne peux vous en dire plus. En attendant, si vous consentez à vous asseoir et à parler d’autre chose, pour l’amour de Dieu, Utterson, restez et causons. Mais si vous ne pouvez vous empêcher de revenir sur ce maudit sujet, alors, au nom de dieu, partez, car il m’est insupportable ». (p. 44)

d

Charles Ballarin

Je ne puis vous le dire. En attendant, si vous pouvez rester ici et me parler d’autre chose, pour l’amour de Dieu, restez et faites-le; mais si vous ne pouvez vous empêcher d’évoquer ce maudit sujet, alors, pour l’amour du ciel, allez-vous-en, car je n’y puis tenir. » (p. 72-73)

e

Jean Muray

– Moi, je dois me taire. Si tu veux que nous parlions d’autre chose, je suis avec plaisir à ta disposition. Cependant, fait bien attention. Mais si tu ne peux éviter ce maudit sujet, eh bien va-t’en, car je ne peux le supporter! » (p. 59)

40Considérons tout d’abord la deuxième occurrence de can. Comme dans l’exemple précédent, can entre dans une construction de type hypothétique: [12] If you only could see a thing as it is et [13] if you can sit and talk with me of other things. Il est là encore fait appel au bon vouloir de l’interlocuteur. Cette construction en if semble favoriser la traduction de can par vouloir, et cette modalité peut apparaître sous sa forme atténuée ou non : (b) si vous voulez rester ici à bavarder avec moi d’une chose ou d’une autre, (e) Si tu veux que nous parlions d’autre chose, (c) si vous consentez à vous asseoir et à parler d’autre chose. Seuls deux traducteurs ont opté pour l’expression de la capacité : (a) si vous vous sentez capable de vous asseoir et de parler d’autre chose et (e) si vous pouvez rester ici et me parler d’autre chose.

  • 7 l existe toutefois des nuances entre je ne peux, je ne puis et il m’est impossible de. Je ne puis a (...)

41Examinons à présent la première occurrence de can. I cannot tell you a été traduit de trois manières différentes : (a), (c), (d) Je ne peux / puis vous le dire, (b) Il m’est impossible de vous les dévoiler et (e) Moi, je dois me taire. Si les deux premières séries de traductions restituent en français la modalité du pouvoir, présente dans le texte de départ7, la dernière version introduit la modalité du devoir, absente dans le texte de départ. Il faut prendre en compte un contexte plus large pour mieux comprendre la démarche du traducteur. I cannot tell you fait intervenir un troisième personnage, absent de la situation énonciative. Le lecteur devra attendre l’avant-dernier chapitre du roman pour identifier ce personnage et pour que s’éclaire ainsi le propos énigmatique du docteur Lanyon. Il apprend en effet, dans ce chapitre, que Mr Hyde, alias Dr Jekyll, est prêt à révéler son terrible secret à son confrère, à condition que celui-ci s’engage à respecter le serment d’Hypocrate : “ Lanyon, you remember your vows : what follows is under the seal of our profession” (152). En rappelant ce principe de déontologie médicale, Hyde vise à réduire son interlocuteur au silence et en mettant en avant le sceau professionnel, c’est en réalité sa propre autorité qu’il cherche à asseoir. Derrière l’énoncé I cannot tell you, prononcé par le docteur Lanyon, se dissimule donc la volonté d’une tierce personne. Les valeurs modales de volonté et d’obligation sont intimement liées par une relation de cause à effet, la volonté de l’un se traduisant par une obligation pour l’autre.

42Obligation et impossibilité sont également des notions très proches. À l’obligation correspond en effet la possibilité négativée : Je dois me taire signifie je ne peux pas ne pas me taire. Les traducteurs jouent donc ici sur plusieurs paramètres, à savoir la relation entre sujet et hors-sujet (HS), le sens du lexème (se taire = ne pas dire), la négation, les valeurs modales de volonté implicite et d’obligation ou d’impossibilité explicites. En résumé :

43La mise en évidence des liens sémantiques entre les différentes formulations permet de retrouver et justifier les principales traductions répertoriées dans le tableau ci-dessus. Certes, je dois me taire n’est pas le correspondant exact de je ne peux (puis) vous le dire, tout comme si vous pouvez rester ici n’est pas le strict équivalent de si vous voulez rester ici. D’aucuns se scandaliseront sans doute de voir que can est parfois traduit par vouloir et cannot par devoir. Il est de surcroît vraisemblable qu’une rétrotraduction de je dois me taire ou si vous voulez / consentez à rester ici, demanderaient respectivement le recours à must (have to) ou will. Mais l’on comprendra peut-être mieux, à l’issue de ce détour théorique, pourquoi certains traducteurs, lorsque le contexte étroit ou large s’y prête, glissent aussi aisément d’une modalité à une autre.

44Il arrive enfin que pouvoir et vouloir soient successivement exprimés dans un même énoncé. Dans l’extrait suivant could et would apparaissent l’un à la suite de l’autre :

[14] Well? sir, he was like the rest of us: every time he looked at my prisoner, I saw that Sawbones turned sick and white with the desire to kill him. I knew what was in his mind; and killing being out of the question, we did the next best. We told the man we could and would make such a scandal out of this, as should make his name stink from one end of London to the other. If he had any friend or any credit, we undertook that he should lose them. And all the time, as we were pitching it in red hot, we were keeping the women off him as best as we could, for they were as wild as harpies. (Stevenson : 20)

traducteur

a

Théo Varlet

Nous déclarâmes à l’individu qu’il ne dépendait que de nous de provoquer avec cet accident un scandale tel que son nom serait abominé d’un bout à l’autre de Londres. (p. 33)

b

Georges Hermet

Nous l’avons informé que nous pouvions faire, et ferions sûrement, un tel scandale à propos de cet incident, que son nom serait certainement voué à l’opprobre d’un bout de la capitale à l’autre; (p. 21)

c

Jean-Pierre Naugrette

Nous fîmes alors savoir à l’individu en question qu’il était en notre pouvoir et dans notre intention de soulever avec cet incident un tel tollé d’indignations que son nom serait proscrit à travers Londres tout entier. (p. 18)

d

Charles Ballarin

Nous lui promîmes de faire un tel tapage autour de cette affaire que son nom serait traîné dans la boue par tout Londres. (p. 30)

e

Jean Muray

En quelques phrases, nous avertîmes le nain que nous étions prêts à tout pour déclencher un scandale qui se répandrait d’un bout à l’autre de Londres, […]. (p. 15-16)

45On s’aperçoit que could et would ont été soit pris en compte séparément, comme dans le texte de départ (traductions b et c), soit amalgamés sous une seule expression (traductions a et e), soit enfin plus ou moins occultés (traduction d). Dans ce dernier cas, la valeur modale de volonté du sujet semble avoir été en partie récupérée par le choix lexical du verbe introducteur : promîmes est un verbe moins neutre que told dans la mesure où il marque un certain degré d’engagement. Et l’on peut supposer que lorsqu’on promet d’exercer des représailles à l’encontre de quelqu’un, on s’attend en principe à ce que ce dernier soit convaincu qu’on est en mesure de le faire. Cependant, dans cette même traduction, contrairement au texte de départ, la modalité exprimée par could n’a pas été explicitement restituée. En revanche, la traduction (a) il ne dépendait que de nous cumule de manière équitable les valeurs réparties sur could et would dans le texte source. La dernière traduction (e) Nous étions prêts à tout me paraît privilégier la volonté du sujet par rapport à sa capacité proprement dite. Quoi qu’il en soit, le simple fait de pouvoir regrouper sous une seule formulation des sens différents tend à corroborer l’idée que la notion de volonté n’est pas totalement étrangère à celle de capacité du sujet.

4. La traduction de could par le passé simple

46Les exemples [6], [7] et [10] font apparaître que could, qu’il soit suivi d’un verbe de perception ou d’un autre type de verbe, est parfois traduit par le passé simple (ou le passé composé). Cela peut surprendre car la théorie qui prévaut est la suivante : could s’emploie pour désigner une capacité permanente. Pour référer à une capacité ponctuelle, il faut recourir à un équivalent du type was/were able to ou managed to. Cela a des conséquences sur le plan contrastif, I could se traduisant par je pouvais et I was able to / I managed to par j’ai pu.

C’est la règle que l’on trouve dans les grammaires traditionnelles :

Le passé est could quand il s’agit d’une faculté ou d’une capacité permanente. : pour la réalisation d’une action précise on emploie plutôt la périphrase was / were able to ou le prétérite de to manage :
He could speak German fluently when he was a boy. « « Il parlait l’allemand couramment quand il était enfant ».
I was able to speak to him on the phone. « J’ai pu lui parler au téléphone » (Berland-Delépine, 1989: 40).

L’auteur précise cependant :

À la forme négative, on peut employer could dans tous les cas :
I tried to open the door but I couldn’t. « J’ai essayé d’ouvrir la porte mais je n’y suis pas arrivé ».
We couldn’t help laughing. « Nous n’avons pas pu nous empêcher de rire ». (idem)

Cette approche se retrouve dans des ouvrages plus récents :

Notez que could ne s’emploie jamais avec une indication temporelle pour une action ponctuelle. (*Yesterday I could do it: est impossible au sens de « J’ai pu », en revanche au sens de « Je pouvais », capacité permanente, on peut bien sûr utiliser could. (Persec et Burgué 2003: 76)

Larreya et Rivière partagent, à quelques variantes près, cette analyse :

Contrairement aux modaux français, qui sont aptes à exprimer aussi bien du virtuel (« il pouvait… ») que du factuel (« il a pu… »), les modaux anglais ne peuvent exprimer que du virtuel. […] Il n’y a pas de restriction à l’emploi de could dans un contexte négatif : “He changed the battery, but it was of no use – he couldn’t start the car” (= […] il n’a pas pu faire démarrer la voiture). Cela s’explique : les énoncés négatifs ont par nature un caractère virtuel, puisqu’ils se réfèrent à un événement qui ne produit pas. (2005 : 90)

Mais les auteurs ajoutent, plus prudents :

[…] could ne peut pas, de lui-même, indiquer la réalisation de l’action. Toutefois, cette réalisation peut être indiquée par le contexte. C’est le cas dans des énoncés comme I’m glad you could come (Je suis heureux que vous ayez pu venir), ou encore avec les verbes de perception ou d’activité mentale du type see / hear / remember / imagine (I could see the top of the hill = J’apercevais / J’aperçus le sommet de la colline. (op. cit. 91)

47Si, comme l’affirment Larreya et Rivière, « la réalisation de l’action […] peut être indiquée par le contexte », cela implique un certain degré de compatibilité entre la valeur sémantique de could et son contexte d’utilisation. Si en effet could + V ne peut référer à un événement spécifique, effectivement réalisé, comme dans J’aperçus le sommet de la colline, il ne devrait en toute logique pas pouvoir s’utiliser dans ce type d’énoncé.

48La difficulté qui gravite autour de could peut être résolue si l’on considère dès le départ que could + V peut exprimer, selon le contexte, une capacité permanente ou ponctuelle. Cette potentialité est inscrite dans le sémantisme de could (can + -ed) et diversement sollicitée selon l’emploi de discours. Il devient alors inutile de réserver un traitement à part aux utilisations de could en contexte négatif.

49Il ne s’agit pas de décrier ici l’approche de la grammaire traditionnelle qui met en évidence une tendance générale et ne saurait être dépourvue, à ce titre, de toute utilité. Il faut bien reconnaître, que could + V est plus souvent traduit par l’imparfait que par le passé simple ou le passé composé, surtout en contexte affirmatif. Mais de telles traductions ne sont pas introuvables, comme le montrent les extraits [5], [6] et [8]. Je n’ai toutefois relevé aucun emploi de could, traduisible

50par le passé simple ou le passé composé, lorsque le modal se trouve associé à un repère temporel passé déictique (e.g. yesterday I could do it ; voir supra la citation de Persec et Burgué) ou absolu (une date). Les exemples trouvés se situent tous dans un contexte chronologique. Et lorsqu’un adverbial temporel est effectivement utilisé, celui-ci marque une orientation, non pas vers le passé, mais vers le futur, « un saut dans le temps » (Berthonneau et Kleiber 1999) e.g. The lawyer could soon see what manner of man he had to deal with [6]. Cette orientation est parfaitement congruente avec le principe même de la chronologie narrative et le processus linéaire de la lecture. La lecture impose un mouvement gauche ➛ droite, orienté vers le futur, et dans une chronologie narrative, tout événement précède le suivant et suit le précédent. Un adverbe tel que soon se calque sur ce cinétisme fondamental.

51Revenons à l’exemple [7] he paused and put his hand to his throat, and I could see, in spite of his collected manner, that he was wrestling against the approaches of the hysteria. La chronologie très fortement marquée dans cet extrait a induit le choix du passé simple dans la quasi-totalité des traductions. Les procès paused, put and could see se succèdent à cadence régulière et la séquence est martelée par la conjonction and qui joue pleinement ici son rôle additif. Could see s’inscrit donc dans cette rythmique. Une deuxième raison semble avoir présidé au choix des traducteurs : la présence d’une forme imperfective en anglais (was wrestling), rendue logiquement en français par l’imparfait. La traduction Je vis qu’il luttait relève en effet d’une opposition aspectuelle prototypique entre perfectivité et imperfectivité grammaticales. C’est l'inzidenschema (schéma d'incidence) de Pollak (1961) où le passé simple correspond à l’instant de saisie sécante pratiquée sur le déroulement interne du procès à l’imparfait.

52La traduction (b) Il s’interrompit et porta la main à la gorge, et je voyais que, bien qu’il eût repris son sang-froid, il luttait pour écarter la crise de nerfs qu’il sentait venir semble donc s’inscrire en faux par rapport aux autres. Elle est pourtant tout à fait légitime, mais l’énoncé français eût gagné à être structuré légèrement différemment. La gêne que le texte d’arrivée peut susciter me semble liée à l’emploi de la deuxième conjonction et. Le rôle de cette conjonction est de relier des constituants de même nature et de même fonction. Nous avons vu que could see s’inscrit dans une succession cadencée de procès. Or voyais introduit une rupture, l’imparfait ayant pour effet de retirer l’événement de la chronologie événementielle. Il sert ici à commenter les événements qui précèdent et l’on peut, dans ce cas précis, déceler cette valeur anaphorique de l’imparfait que certaines analyses se plaisent à mettre en avant (voir entre autres Kleiber et Berthonneau 1993 et Berthonneau 1999). Pour supprimer la gêne éprouvée, il eût suffi de segmenter plus fortement l’énoncé, comme le fait par exemple Ballarin en (e), en troquant la virgule pour le point et en supprimant la coordination. L’ajout de l’adverbe bien eût même permis une prise en compte partielle de la valeur de could (je voyais bien que) et si le traducteur a hésité à le faire en raison de la répétition inélégante que cela engendre (je voyais bien que, bien qu’il eût repris…), il eût été alors possible de conserver le syntagme prépositionnel, présent dans le texte d’origine (Je voyais bien que, malgré son calme apparent, il luttait…).

53Voici un dernier exemple, appliqué cette fois à un verbe autre que de perception :

(15) ‘Yes,” said he, “I recognize him. I am sorry to say that this is Sir Danvers Carew.”
“Good God, sir!” exclaimed the officer, “is it possible?” And the next moment his eyes lighted up with professional ambition. “This will make a deal of noise,” he said. “And perhaps you can help us to the man.” And he briefly narrated what the maid had seen, and showed the broken stick.
Mr Utterson had already quailed at the name of Hyde; but when the stick was laid before him, he could doubt no longer: broken and battered as it was, he recognised it for one that he had himself presented many years before to Henry Jekyll.
“Is this Mr Hyde of small stature?” he inquired.
“Particularly small and particularly wicked-looking, is what the maid calls him,” said the officer.
Mr Utterson reflected; and then, raising his head, “If you will come with me in my cab,” he said, “I think I can take you to his house.” (Stevenson: 64)

traducteur

a

Théo Varlet

Au nom de Hyde, M. Utterson avait déjà dressé l’oreille, mais à l’aspect de la canne, il ne put douter davantage: toute brisée et abîmée qu’elle était, il la reconnaissait pour celle dont lui-même avait fait cadeau à Henry Jekyll, des années auparavant. […] (p. 53-54)

b

Georges Hermet

Mr Utterson s’était déjà senti troublé au nom de Hyde; mais lorsqu’on lui présenta la canne, il ne put douter plus longtemps : toute cassée en endommagée qu’elle fût, il la reconnut comme celle qu’il avait lui-même offerte à Henry Jekyll plusieurs années auparavant. […] (p. 65)

c

Jean-Pierre Naugrette

Mr Utterson avait déjà dressé l’oreille au nom de Hyde, mais quand on lui présenta la canne le doute ne fut plus permis : toute brisée et défoncée qu’elle était c’était à l’évidence celle qu’il avait lui-même offerte plusieurs années auparavant à Henry Jekyll. […] (p. 35)

d

Charles Ballarin

M. Utterson avait déjà frémi en entendant le nom de Hyde; mais lorsqu’on posa la canne devant lui, il n’eut plus le moindre doute. Elle avait beau être brisée et endommagée, il la reconnu instantanément: il en avait fait lui-même cadeau à Henry Jekyll des années auparavant. […] (p. 57)

e

Jean Muray

Et pour la première fois, il prononça le nom de Hyde. En l’entendant, Utterson frémit. Son dernier doute se dissipa lorsque l’inspecteur lui mit sous les yeux la canne brisée. Il reconnut sans peine la canne qu’il avait offerte lui-même à Henry Jekyll, des années auparavant. […] (p. 43-44)

54L’aptitude du sujet à « valider » le procès se trouve ici d’autant plus sollicitée que la situation tend à contrarier cette validation : He could doubt no longer apparaît en effet dans un contexte clairement adversatif (but, broken and battered as it was). De plus, le notaire n’est guère enclin à valider la relation prédicative : reconnaître les faits signifie reconnaître l’implication de son ami de toujours, le docteur Jekyll, dans cette sombre affaire. Mais les événements implacables renforcent, l’un après l’autre, les craintes du notaire et si cela lui coûte, cet homme intègre, présenté dans le roman comme l’incarnation du rationalisme, doit bon gré mal gré se rendre à l’évidence : l’objet du délit, la canne brisée, est bien celle qu’il avait offerte au Dr Jekyll. Les ingrédients se trouvent donc réunis pour un emploi de could en anglais et une restitution en français de sa valeur modale.

55Comme dans les exemples précédents, could + V apparaît en chronologie narrative, ce qui favorise en français l’emploi du passé simple et il est de surcroît utilisé ici en contexte négatif (could doubt no longer), c’est-à-dire un contexte où la traduction du modal par le passé simple est présentée par les grammaires traditionnelles comme relativement courante (voir supra les citations en début de paragraphe). La valeur de could, explicitement prise en compte dans les deux premières traductions est partiellement récupérée en (c) (ne fut plus permis) et (d) (le moindre). En (e), dernier, associé à se dissipa, focalise sur le paramètre temporel (no longer), le sémantisme de can étant alors largement laissé dans l’implicite.

Conclusion

56Il ressort de cette étude que la présence de can /could devant les verbes de perception ne saurait se justifier par un quelconque recours aux notions de préconstruit, de présupposition, d’acquis, d’objectivité ou encore d’empathie pour le sujet grammatical de l’énoncé. L’emploi de can + verbe renvoie à la phase 1 de la chronologie notionnelle, qui met en avant la capacité à voir ou à entendre. L’emploi du verbe lexical seul renvoie à la phase 2, qui focalise sur le résultat, l’événement brut, la perception proprement dite.

57La notion de capacité est corrélée à celle de volonté qui, sur un continuum, peut tendre vers le pôle négatif au point de devenir nulle ou au contraire vers le pôle positif. En clair, selon que le contexte est favorable ou défavorable, le sujet mobilisera faiblement ou fortement ses capacités visuelles ou auditives. L’anglais et le français manifestent à cet égard deux tendances différentes. Il suffit, en anglais, que la notion de possibilité soit convoquée d’une manière ou d’une autre pour que can s’utilise devant les verbes de perception. En français, pouvoir s’emploie plus rarement devant ce type de verbe. Son utilisation n’est envisagée que lorsque la situation met en scène un obstacle requérant de la part du sujet une attention ou un effort accrus. Autrement dit, les valeurs de capacité et, corollairement, celle de volonté doivent être clairement identifiées. C’est en tout cas ce qui se dégage des traductions. Seul un contexte sollicitant un sujet agentif favorise une éventuelle prise en compte de can / could dans la traduction française.

58On note également que c’est fondamentalement la forme prétérit could (+ V de perception) qui semble recueillir l’attention des traducteurs pour une restitution de sa valeur modale en français. Dans les exemples observés, could + V inscrit le procès dans une succession chronologique. Il renvoie alors à un événement effectivement actualisé. De proche en proche on s’aperçoit que les cas où la valeur de can suivi d’un verbe de perception est effectivement préservée en français requièrent fondamentalement deux conditions : 1) la participation active du sujet à l’acte perceptif 2) l’utilisation de could en contexte narratif, traduisible alors par pouvoir au passé simple (ou au passé composé), même dans les énoncés affirmatifs.

59Cette étude visait surtout à dégager des tendances, à faire ressortir les motivations plus ou moins cachées qui président au choix de telle ou telle traduction, à mettre l’analyse linguistique au service de l’approche contrastive, à intégrer la dimension littéraire par une prise en compte systématique du cotexte et du contexte, large ou étroit. Mais elle présente aussi ses limites. Elle demanderait à être étayée par des corpus plus étoffés et plus nombreux, permettant d’établir des données statistiques et confirmer ou infirmer ou encore nuancer les conclusions auxquelles elle aboutit. Elle passe également sous silence de nombreuses variantes lexicales mais aussi grammaticales (en particulier temporelles) qui apparaissent dans les traductions de can + V de perception. Il s’agit là d’une vaste entreprise qui nécessiterait de longs développements. Seuls quelques cas susceptibles d’être systématisés et donc, je l’espère, transférables, ont été mis en évidence.

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Joly, A. et D. Ó Kelly (1989), L’analyse linguistique des textes anglais, Nathan, Paris.

Larreya, P. et C. Rivière, ([1991] 2005), Grammaire explicative de l’anglais, Pearson Longman, Paris.

Moignet, G. (1981), Systématique de la langue française, Klincksieck, Paris.

Pollak, W. (1961), Studien zum « Verbalspekt » im Fransözischen, Rohrer, Vienne.

Rabatel, A. (2009), Homo narrans, Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit, tome 1, Lambert-Lucas, Limoges.

Vetters, C. (2004), « Les verbes modaux pouvoir et devoir en français », Revue Belge de Philologie et d’Histoire 82 : 657-671.

Source du corpus

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Conrad, J. (1996), Lord Jim, traduction de Philippe Neel, Flammarion, Paris.

Conrad, J. (1996) Lord Jim, traduction d’Odette Lamolle, Editions Autrement, Paris.

Stevenson, R. L. (1975), Le Cas étrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde, traduction de Jean Muray, Hachette, Paris.

Stevenson, R. L. (1992), L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, traduction de Charles Ballarin, Folio classique, Gallimard, Paris.

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Stevenson, R. L. (2007), The strange case of Dr Jekyll and Mr Hyde / L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, traduction de Georges Hermet, Langues pour Tous, Bilingue, Pocket, Paris.

Stevenson, R. L. ([1998] 2007), Le Cas étrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde, traduction de Théo Varlet, Flammarion, Paris.

Verne, J. ([1870] 1994), Vingt mille lieues sous les mers, Editions J’ai lu, Paris.

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Notes

1 J’emprunte l’expression « statut posé » à la grammaire méta-opérationnelle, plus précisément à J.-P. Gabilan, qui recourt au concept de statut posé / statut repris pour expliquer, entre autres, l’opposition passé-simple / imparfait. (Gabilan 2011 : 12 sq)

2 La chronologie notionnelle est une chronologie « relative non pas à une succession d’événements qu’aurait à signifier momentanément le discours, mais à une successivité abstraite, entre idées, qui s’établit, à titre permanent, dans la langue même, avant que le discours intervienne » (Guillaume 1964 : 189). J’utilise ici cette expression dans un sens plus large pour renvoyer à l’ordination logique qui fait passer successivement d’une notion à une autre (Moignet 1981 :122, Joly et O’Kelly 1989 : 110, 1990 : 111, 116, 171, 189, Joly et Boone 1996 : 92-93).

3 L’apparence visuelle de Mr Hyde, dont la description est donnée dans la phrase suivante, correspond à la source évidentielle sur laquelle l’observateur fonde son jugement. La source évidentielle précède donc nécessairement l’évaluation modale. Sur l’évidentialité, voir entre autres Aikhenvald 2004, Aikhenvald et Dixon, 2014 et plus particulièrement Vetters, 2004 et Barbet, 2012 pour une analyse de devoir et pouvoir.

4 Je ne dispose pas de données statistiques suffisamment larges pour étayer de manière indubitable cette affirmation, les cas observés se limitant essentiellement ici à ceux prélevés sur le roman de Stevenson. Cependant, en contexte affirmatif, je n’ai relevé aucune traduction de could (+ verbe de perception) par pouvoir à l’imparfait dans les cinq versions françaises du roman.

5 . Ce lien entre pouvoir et vouloir sera explicité au § 3.

6 Car il s’agit bien là des paroles d’Utterson. C’est le personnage-énonciateur qui nous livre sa pensée et non le locuteur-narrateur. Utterson could not trust his eyes a en effet pour conséquence d’embrayer le récit sur le point de vue du personnage.

Il s’agit plus précisément ici de ce que A. Rabatel nomme le PDV représenté (PDV = point de vue). Pour une distinction entre PDV représenté et PDV raconté dans les énoncés à l’imparfait par rapport au passé simple voir Rabatel 2008 : 177 sq.

7 l existe toutefois des nuances entre je ne peux, je ne puis et il m’est impossible de. Je ne puis appartient à un registre de langue plus soutenu que je ne peux, et me paraît à cet égard plus proche du texte de départ. Dans cet échange oral, c’est en effet la forme pleine cannot qui est utilisée, alors que par ailleurs, en contexte dialogal, les personnages recourent volontiers à la forme contractée can’t. Mais la différence la plus marquée, exception faite bien sûr de la traduction (e), réside dans l’expression il m’est impossible de. En disant Il m’est impossible de vous les dévoiler, plutôt que je ne peux / je ne puis vous le dire (vous en dire plus), le sujet parlant ne met pas sa propre personne en avant. Il s’abrite en quelque sorte derrière une source déontique extérieure. Autrement dit, l’absence de prise en charge de l’interdiction par l’énonciateur lui-même transparaît davantage dans la tournure impersonnelle (il m’est impossible de) que dans la tournure personnelle (je ne peux / je ne puis). La structure impersonnelle met en scène le délocuté (de 3e rang), la structure personnelle, le locuteur (de 1re rang).

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Pour citer cet article

Référence papier

Yves Bardière, « Les traductions de can et could devant les verbes de perception »Modèles linguistiques, 71 | 2015, 31-60.

Référence électronique

Yves Bardière, « Les traductions de can et could devant les verbes de perception »Modèles linguistiques [En ligne], 71 | 2015, document 2, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/2328 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.2328

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Auteur

Yves Bardière

Membre de l'équipe LIDILE

Professeur de linguistique anglaise à L'Université Grenobles-Alpes. Directeur scientifique de la Coordination nationale CLES

Yves.Bardiere@univ-grenoble-alpes.fr

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