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Traduire : mission impossible ?

Translation: an Impossible Mission?
Jean-Pierre Brèthes
p. 57-61

Résumés

Inspiré par les remarques de Joachim du Bellay sur les traîtres que sont les traducteurs (« traditeurs »), l’auteur s’interroge sur la meilleure manière de rendre les émotions, les sous-entendus, bref, la vision de l’Homme et du monde dont sont porteurs les textes littéraires. Comment entrer au cœur d’une pensée vivante et en donner une version française acceptable sans trahir l’original ? Il en donne un exemple tiré de sa propre traduction d’un récit en gascon béarnais, analysant les étapes qui lui ont permis de proposer une version qui, malgré ses qualités, reste à ses yeux déficitaire. C’est la grande tristesse du traducteur, cet obscur « passeur de sens ».

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Texte intégral

  • 1 « Mais que dirai-je d'aucuns, vraiment mieux dignes d'être appelés traditeurs, que traducteurs ? vu (...)

1Tout le monde connaît la célèbre paronomase italienne « traduttore, traditore » citée en français par Joachim du Bellay1 qui, au moment où la France se cherche une langue littéraire, voit bien ce qui rend la tâche impossible. Le « génie » d’une langue dépasse de beaucoup la somme de ses mots et une interjection en dit parfois plus qu’un long discours, dans la tragédie grecque comme dans le conte gascon.

2Qui ne s’est trouvé un jour confronté à la traduction d’un mode d’emploi qui rend délicat voire impossible l’emploi qu'il est censé faciliter ? Toutefois, dans ce cas de texte utilitaire, quelques dollars ou yuans de plus auraient suffi pour payer un bon traducteur qui eût su dire les choses dans la langue de l’utilisateur.

3Tout autre est la question pour les textes qui portent, bien au-delà des simples informations, des émotions, des sous-entendus, une connivence ou encore une vision de l’Homme et du monde. Dans ce cas, il faut le répéter, rien, absolument rien ne remplace la lecture et l’appropriation dans le texte originel, notamment quand il s’agit d’œuvres qui présentent une valeur littéraire, voire de monuments de la littérature mondiale : Homère, Virgile, Dante, Cervantès, Shakespeare, Tolstoï et tant d’autres ne se comprennent parfaitement que dans leur langue originelle.

4Il est un peu facile et égoïste de dire à celui qui exprime le souhait légitime de connaître l’Iliade et non la fade bouillie que ce chef-d’œuvre a inspirée au cinéma hollywoodien : « Apprenez d’abord le grec ancien ». Le bon lecteur d'un grand texte en langue étrangère éprouve souvent l’envie de partager ce qui le fait vibrer d’émotion avec ses compatriotes linguistiques, car une langue est aussi une patrie.

5à l’oral, la mimique, les intonations et les gestes permettent souvent de compenser le manque cruel de mot juste dans notre langue. Mais à l’écrit la sanction est terrible : collant au texte on n’obtient guère qu’une suite de mots, corrects certes, mais vidés de toute saveur, comme des fleurs desséchées dans un herbier, sans arôme et sans volume. Alors on voudrait dire tout ce que l’on entend dans ces quelques mots étrangers, mais une longue phrase française peine à l’exprimer. On explique, plutôt lourdement, mais on ne traduit plus : toute fluidité, toute coloration, toute émotion ont disparu et la traduction est comparable à la formule chimique d’un bon vin : exacte mais peu gouleyante.

  • 2 « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait », propos attribué sans doute à (...)

6Prenant à contre-pied la citation célèbre2, nous savons donc que c’est impossible et nous le faisons, scrupuleusement et sans scrupules. La simple traduction rend compte des informations portées par le texte ; fort utile pour juger de la connaissance d’une langue, dans une épreuve scolaire ou universitaire, elle ne permet pas d’entrer au cœur d’une pensée vivante et elle n’en a pas la prétention. La version française au contraire impose une constante tension : il s’agit de dire à quelqu’un qui ignore la langue source ce que porte le texte originel, en le travestissant nécessairement des oripeaux de la langue du lecteur. Tout en ayant conscience de jouer une comédie, il faut éviter de sombrer dans la mascarade.

  • 3 Nous nous contenterons de la première strophe :
    If you can keep your head when all about you / Are (...)

7Parmi de nombreux exemples illustres, lorsque André Maurois, en 1918, crée la superbe version française du poème “If” écrit huit ans plus tôt par Rudyard Kipling, c’est une œuvre originale qui naît, dans l’esprit anglais et victorien de la première, mais avec des mots et une sensibilité bien français. Il suffit de lire les deux textes pour s’en convaincre3. Il en est de même quand le jeune Hugo traduit le poète latin Lucain ou, à un degré moindre, quand son fils traduit Shakespeare. Au tournant du xxe siècle, dans les humanités, la mode fut un temps aux « belles infidèles », laissant à leurs auteurs une liberté de création qui aujourd’hui surprend un peu.

  • 4 Yulien de Caseboune U Souldat Biarnes à la Guerre, bilingue, traduction Jean-Pierre Brèthes, Instit (...)

8Ce n’est pas ce que nous appelons une version française. Nous entendons par là l’écriture d’un texte clair, en français accessible, qui permette à un lecteur contemporain d’accéder non seulement au corps, mais à l’âme d’une œuvre en langue étrangère, sans nécessiter la présence d’un tiers à ses côtés pour gloser et expliquer. Nous allons prendre deux exemples dans la version française de l’œuvre autobiographique de Yulien de Caseboune U souldat Biarnés à la guerre4. Ils sont tirés d’un passage de grande intensité, où l’auteur échappe de peu à la mort.

9Nous lisons page 42 : « Mes den lou cerbèt dou gradat respounsàble be s’y passe quauqu’arré e prou biste que s’at balhe à coumpréne… »

10La traduction littérale est : « Mais dans le cerveau du gradé responsable, voilà qu’il se passe quelque chose et assez vite il nous le donne à comprendre ».

11Il faut savourer toute l’ironie du propos : ces hommes se remettent à peine d’avoir sauvé leur peau, mais le sergent ne se soucie que de leur fusil-mitrailleur abandonné à cette occasion et maintenant hors d’usage. Le chef a une minute d’intelligence et ils vont en payer lourdement les conséquences. Cette intrusion dans la pensée de l’autre est parfaitement claire en gascon.

12Nous avons donné la version française suivante : « Mais le cerveau du gradé responsable ne reste pas inactif comme il va nous être donné de le constater… » (p. 42). Dans l’ambiance générale du texte, teintée d’antimilitarisme, l’ironie est peut-être encore perceptible dans la version française, mais ce n’est pas certain.

13De même, quelques lignes plus loin, quand le malheureux soldat a compris que le sergent va l'envoyer chercher à l'arrière, sous les tirs d’artillerie, un fusil-mitrailleur de remplacement : « Ah quio ! N’èt pas yenat de la pèt dou bénte ; noû bedet de que tremboulam encoère de susmaute » (p. 43). La traduction littérale est : « Ah ça oui ! Vous n'êtes pas gêné de la peau du ventre ; ne voyez-vous pas que nous tremblons encore de bouleversement ».

14Avec l'interjection initiale, nous sommes confrontés à une difficulté récurrente, quelle que soit la langue : ces cris du cœur n'ont jamais d'équivalent exact, et en gascon, leur charge émotionnelle est parfois telle que seule une périphrase française peut en rendre compte. Quant à la métaphore qui suit, elle est intraduisible comme la plupart des figures de style ou des mots employés au sens figuré. Enfin, pour ce qui est des derniers mots, cet emploi d'un nom qui a force de verbe en français est étrange dans notre langue, même si c'est un procédé commun en latin, où le verbe n'est pas nécessairement le mot le plus important de la phrase. Les idées exprimées sont pourtant claires : « Ce n'est pas croyable ; ça ne vous fait pas mal aux tripes d'envoyer à la mort de pauvres gars encore commotionnés après avoir vu la mort de près ».

  • 5 Le français du Moyenge et encore du xvie siècle, par exemple chez Rabelais, avait cette verdeur d (...)

15Nous sommes arrivé à la version française suivante : « - Ah vraiment ! Vous ne manquez pas d’air ; vous ne voyez pas que nous sommes encore tout tremblants et ébranlés ». La perte de densité est palpable ; la métaphore française, comme très souvent, n'a plus la verdeur de celle du gascon5 et la phrase française doit se plier à l’impérialisme du verbe.

16Ainsi tout traducteur honnête d’une œuvre littéraire n'est qu'un obscur et à jamais inconnu « passeur de sens ». Il se donne bien du mal pour dire dans la langue du lecteur ce que le texte originel lui a inspiré, mais ce faisant, il mesure aussi l'ampleur de ce qu'il ne pourra traduire, sinon par une pesante et encombrante note explicative. Le « paradoxe du traducteur » est là : plus il avance dans son travail, plus il est convaincu que ce n'est pas son texte qu'il faut lire mais celui qu'il traduit, dans le chatoiement des infinies nuances et variétés d'une langue maîtrisée, celle de l'auteur. Aussi, s'il a simplement donné envie de lire un autre que lui en allant voir l'original, l'auteur de la copie n'a pas œuvré en vain.

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Notes

1 « Mais que dirai-je d'aucuns, vraiment mieux dignes d'être appelés traditeurs, que traducteurs ? vu qu'ils trahissent ceux qu'ils entreprennent exposer, les frustrant de leur gloire, et par même moyen séduisent les lecteurs ignorants, leur montrant le blanc pour le noir : qui, pour acquérir le nom de savants, traduisent à crédit les langues, dont jamais ils n'ont entendu les premiers éléments, comme l'hébraïque et la grecque : et encore pour mieux se faire valoir, se prennent aux poètes, genre d'auteurs certes auquel si je savais, ou voulais traduire, je m'adresserais aussi peu, à cause de cette divinité d'invention, qu'ils ont plus que les autres, de cette grandeur de style, magnificence de mots, gravité de sentences, audace et variété de figures, et mille autres lumières de poésie : bref cette énergie, et ne sais quel esprit, qui est en leurs écrits, que les Latins appelleraient genius » Joachim du Bellay, Défense et illustration de la langue française, chapitre VI.

2 « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait », propos attribué sans doute à tort à Mark Twain et souvent repris, parfois à juste titre, pour parler des Basques ou des Gascons.

3 Nous nous contenterons de la première strophe :
If you can keep your head when all about you / Are losing theirs and blaming it on you, / If you can trust yourself when all men doubt you. / But make allowance for their doubting too;
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie / Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, / Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties / Sans un geste et sans un soupir.

4 Yulien de Caseboune U Souldat Biarnes à la Guerre, bilingue, traduction Jean-Pierre Brèthes, Institut Béarnais et Gascon, Orthez 2012.

5 Le français du Moyenge et encore du xvie siècle, par exemple chez Rabelais, avait cette verdeur digne d'Aristophane.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Brèthes, « Traduire : mission impossible ? »Modèles linguistiques, 72 | 2016, 57-61.

Référence électronique

Jean-Pierre Brèthes, « Traduire : mission impossible ? »Modèles linguistiques [En ligne], 72 | 2016, document 2, mis en ligne le 24 août 2017, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/2171 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.2171

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Auteur

Jean-Pierre Brèthes

Membre de la Société de Borda et de l'Institut Béarnais et Gascon

Professeur de lettres classiques, lycée Despiau, Mont-de-Marsan

Brethes.Jean-Pierre@orange.fr

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Droits d’auteur

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