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3. Aujourd'hui … et demain : entre langue parlée et langue écrite
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Analyse macroprosodique et macrosyntaxique d’un exemple en français

Macroprosodic and Macrosyntaxic Analysis of an Example in French
Philippe Martin
p. 167-182

Résumés

Les principales articulations de l’organisation syntaxique de la phrase sont structurées par l’intonation. Un modèle français fondé sur les relations de dépendance existant entre les groupes accentuels s’avère être la méthode d’analyse la plus performante. Ces relations de dépendance sont indiquées par des marqueurs prosodiques instanciés par les contours mélodiques alignés sur les syllabes toniques des groupes accentuels, opérant selon le principe de l’inversion des pentes mélodiques. Une pente descendante indique une relation de dépendance à l’égard de la pente montante qui suit, et inversement, une pente montante signale une relation de dépendance à l’égard de la pente descendante qui fait suite. Ces relations de dépendance déterminent la disposition des groupes accentuels dans le but de former une structure prosodique selon la linéarité du discours en temps réel. Cet instrument d’analyse compense les déficiences de la macro-syntaxe.

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Texte intégral

Introduction

1L’analyse linguistique de l’oral, par opposition à celle de l’écrit, suscite de plus en plus d’intérêt. Bien que la majorité des études morphologiques, syntaxiques ou sémantiques adoptent encore l’écrit comme seule source de données, l’analyse de l’oral, outre les transcriptions orthographiques ou phonétiques, s’appuie, ou devrait s’appuyer, sur ce qui dans l’oral n’est pas ou est peu transcrit, c’est-à-dire l’intonation. L’objet de ce qui suit est de montrer, par l’analyse d’un exemple considéré comme difficile, voire peu compréhensible dans sa version transcrite, comment l’intonation de l’énoncé révèle la stratégie du locuteur dans la génération de parole spontanée, et rend possible la compréhension par l’auditeur, malgré les répétitions, abandons, reprises et reformulations qui émaillent le texte.

La macrosyntaxe du GARS

2L’analyse de la parole spontanée est l’objet de la macrosyntaxe, du moins dans l’optique de ce qu’on appelle l’école d’Aix-en-Provence, à la suite des travaux du GARS (Groupe Aixois de Recherche en Syntaxe) sous la direction de Claire Blanche-Benveniste (2010). Dans cette approche, il s’agit de rendre compte de la production spontanée des locuteurs dans divers contextes (monologues, dialogues, etc.) de manière descriptive sans préjuger d’a priori théoriques. Les études du GARS ont permis de recenser les caractères essentiels de la parole spontanée (donc non lue et non préparée), parmi lesquels les processus d’abandon, de planification, de reprises, de répétitions, etc. caractéristiques de disfluences (par rapport au standard de l’écrit) ne sont pas les plus marquants.

3En effet, cette analyse permet de distinguer, dans le flot de la parole spontanée, des macrosegments, séquences d’unités du texte, définies par l’absence de relations syntaxiques de dépendance aux frontières « gauche » et « droite », c’est-à-dire au début et à la fin du macrosegment, par rapport à ce qui précède ou ce qui suit. Un de ces macrosegments, le noyau, est remarquable en ce qu’il est bien formé au sens de la syntaxe « classique », et en ce qu’il peut apparaître seul en constituant une unité communicativement autonome (il peut y avoir plus d’un noyau dans un énoncé). Les macrosegments précédant le noyau sont alors appelés prénoyaux, ceux qui suivent postnoyaux. Il existe également des parenthèses, dépourvues comme les autres macrosegments de relations de dépendance en leur début et fin. Les parenthèses peuvent être insérées entre ou dans n’importe quels autres macrosegments (y compris d’autres parenthèses).

La Teoria della lingua in atto

4L’école de Florence (Lablita, 2016), animée par Emanuela Cresti et Massimo Moneglia, aborde l’analyse de l’oral, non pas à partir du texte mais directement à partir de l’intonation de la phrase. Dans cette approche, les événements prosodiques perçus comme importants par l’auditeur déterminent les frontières d’unités successives appelées topique, commentaire et appendice. Les définitions de ces différents segments prosodiques sont d’ordre informationnel : le topique présente des informations préalables au contenu du commentaire qui suit, le commentaire apporte des informations censées être nouvelles, et l’appendice contient des informations déjà connues de l’auditeur par le contexte et la situation, ou y apporte des précisions.

5Dans beaucoup de cas, et bien que leurs définitions soient différentes, puisque l’une appliquée au texte, et l’autre au travers de l’intonation, les prénoyaux et les topiques se correspondent. De même, le commentaire correspond souvent au noyau, en ce qu’il contient les informations nouvelles présentées à l’auditeur d’une part, et qu’il constitue une unité communicativement autonome, de l’autre. Enfin, l’appendice peut souvent coïncider avec le postnoyau, en apportant des informations supplémentaires à celles contenues dans le noyau, ou reprenant celles déjà présentes dans le contexte ou la situation.

6Le court exemple suivant illustre ces deux approches. Il s’agit d’une réplique de Gabriel à sa nièce Zazie dans Zazie dans le métro de Raymond Queneau : Le métro c’est sous terre le métro.

7Du point de vue de la macrosyntaxe aixoise, les trois macrosegments successifs sont (le métro), (c’est sous terre) et (le métro), soit un prénoyau texte, un noyau texte et un postnoyau texte, avec c’est sous terre, le noyau, constituant une entité communicativement autonome, n’ayant pas de relations syntaxiques avec les macrosegments qui précèdent ou qui suivent.

8Du point de vue de la lingua in atto de Florence, on distingue les mêmes segments [le métro], [c’est sous terre] et [le métro] à partir de la seule perception des frontières prosodiques, soit successivement un topique [le métro], un commentaire [c’est sous terre] et un appendice [le métro]. Cette analyse dépend de la réalisation effective d’une syllabe accentuée sur la dernière syllabe sur le premier segment le métro, sans laquelle la frontière prosodique ne sera pas perçue, donnant à c’est sous terre le métro le caractère de commentaire.

Séparer le texte et l’intonation

9L’approche adoptée ici reprend certains aspects des deux analyses précédentes, l’une partant du texte pour en déterminer des unités macrosyntaxiques, l’autre partant de l’intonation pour en déterminer des unités à valeur informationnelle telles que perçues prosodiquement par l’auditeur. Le principe de base peut surprendre (du moins du point de vue de la linguistique traditionnelle). Il s’agit de séparer par la pensée (puisqu’on ne peut le faire en réalité), ce qui est prosodique de ce qui est texte. L’énoncé, production orale d’un locuteur, est envisagé séparément du point de vue prosodique et du point de vue macrosyntaxique. Ceci amène à considérer deux analyses complètement séparées : celle de l’intonation de la phrase et celle du texte seul, c’est-à-dire la transcription orthographique ou phonétique dépourvue de toute intonation. La difficulté vient de ce que cette dernière constitue une abstraction, puisqu’il est impossible de prononcer ou lire un texte, même en lecture silencieuse, sans l’accompagner d’une intonation.

10Analyser séparément texte et intonation implique donc qu’aucune correspondance entre ces deux lignes n’est analysée a priori, la segmentation du texte ne devant pas nécessairement correspondre à celle de l’intonation et inversement. Si des alignements entre les frontières des macrosegments texte et des macrosegments prosodiques existent, ils devront résulter de la confrontation des deux segmentations réalisées indépendamment. De plus, contrairement à l’approche de la lingua in atto, l’analyse prosodique détermine une structure prosodique impliquant des regroupements hiérarchisés des groupes accentuels, unités de base prosodiques, et non une liste de segments obtenus par une simple perception de frontières prosodiques importantes.

11Ainsi les segments [le métro] [c’est sous terre] [le métro] ont des variations mélodiques spécifiques associées à chacune de leurs syllabes accentuées (soulignées et en caractères gras), respectivement montant, descendant et plat, selon une des réalisations prosodiques possibles (Fig. 1).

Fig. 1 : Schéma mélodique de l’exemple le métro c’est sous terre le métro

Un exemple d’analyse

12Appliquant ces principes, l’exemple analysé consiste en un court monologue d’environ 105 secondes, soit un peu moins de 2 minutes. Il s’agit d’une question posée par une participante lors d’une conférence sur la macrosyntaxe donnée par S. Kahane en 2016. L’analyse macrosyntaxique procède séparément pour le texte et l’intonation, de manière à mieux faire apparaître l’importance primordiale de la structure prosodique, essentiel sinon unique recours pour l’auditeur pour appréhender un texte dont il paraît bien difficile d’en décoder en temps réel la structure syntaxique et informationnelle.

13Pour en juger, voici le texte transcrit sans ponctuation :

moi je suis pas du tout euh voilà je suis plutôt du côté de la pathologie du langage et je pensais au en consultant bien dans pathologie du langage quand y a des en micrologie quand on a des patients qu’il y a d’autres liens et une structuration du langage euh et les structures syntaxiques ce qui m’a frappée en fait c’est un éclairage pour moi très important parce qu’on a l’impression qu’il y a quelque chose dans la récupération euh chez les aphasiques et des idées euh je voulais savoir le lien le lien vous étiez responsable d’un conseil (?) de ce type euh comme deux relations entre quelque chose qui serait du fractal et du structural on a l’impression qu’il y a une récupération euh et en fait que euh euh ça devait les fragmentations dont vous avez parlé euh où on a l’impression qu’on reproduit toute structure en une grande structure et que chez les patients la récupération à un moment donné euh quand on a fait une espèce de billot euh où y a il y a une structuration elle est fractale en fait on va retrouver euh des choses qui tiennent euh mais qui ne tiennent pas à un niveau plutôt macrostructural et qui comme si ceux qui mentaient c’est le lien dont vous nous avez parlé qui font des des reliants je ne sais pas si j’arrive à me et et puis je viens de le dire mais en fait y a ça et euh et ça touche aussi la question d’affinité c’est-à-dire euh toute par exemple toutes les modifications que subit et euh les mots relationnels qui en eux-mêmes n’ont pas de sens mais dans le sens de euh apparaît en affinité avec tel ou tel terme et que c’est le signal ou bien parlé que voilà

14On admettra qu’il est relativement malaisé, dans une première lecture, d’appréhender le sens global de ce texte, d’autant que l’intonation qu’on y associe obligatoirement en le lisant peut s’avérer trompeuse dans la segmentation qu’elle opère implicitement en l’absence de ponctuation, donc en l’absence de toute transcription de l’intonation.

Les scories

15Les scories sont les éléments les plus évidents dans une transcription écrite de l’oral, et se classent en différentes catégories : répétition, abandon, hésitation, reprise, ponctuant.

16Dans ce texte, on trouve (les différentes polices de caractère indiquent les catégories de scories) :

17répétitions : le lien le lien, des des reliants, et et
abandons : je ne suis pas du tout…, ça devait…, je pensais au…, je ne sais pas si j’arrive à…, c’est le signal ou bien parlé que
hésitations : euh (17 occurrences).
reprises : quand on a des… quand on a des, on a l’impression… on a l’impression, toutes… toutes…
ponctuants : voilà, en fait.

18En les indiquant en caractères gras dans leur contexte, on a :

(moi) (je suis pas du tout) (euh voilà) (je suis plutôt du côté de la pathologie du langage) (et je pensais (au en consultant bien dans pathologie du langage) (quand y a des) (en micrologie) (quand on a des patients) qu’il y a d’autres liens et une structuration du langage) euh et les structures syntaxiques) (ce qui m’a frappé) (en fait) (c’est un éclairage pour moi très important parce qu’on a l’impression qu’il y a quelque chose dans la récupération euh chez les aphasiques) (et des idées (euh je voulais savoir le lien le lien) (vous étiez responsable d’un conseil de ce type) euh comme deux relations entre quelque chose qui serait du fractal et du structural) (on a l’impression qu’il y a une récupération) (euh et (en fait) que euh euh ça devait) (les fragmentations dont vous avez parlé euh où on a l’impression qu’on reproduit toute structure en une grande structure et que chez les patients la récupération à un moment donné) (euh quand on a fait une espèce de billot euh où y a) (il y a une structuration et elle est fractale) (en fait) (on va retrouver euh des choses qui tiennent euh mais qui ne tiennent pas à un niveau plutôt macrostructural) (et qui comme si ceux qui mentaient (c’est le lien dont vous nous avez parlé) qui font des des reliants) (je ne sais pas si j’arrive à me) (et et puis je viens de le dire) (mais (en fait) y a ça et euh et ça touche aussi la question d’affinité) (c’est à dire euh toutes (par exemple) toutes les modifications que subit et euh les mots relationnels qui en eux-mêmes n’ont pas de sens mais dans le sens de euh apparaît en affinité avec tel ou tel terme) (et que c’est le signal ou bien parlé que) (voilà)

Macrosegments texte

19Il s’agit d’analyser le texte en macrosegments, le macrosegment constituant une entité communicativement autonome, le noyau, pouvant apparaitre seul pour constituer un énoncé bien formé et communicativement autonome (et donc bien formé du point de vue syntaxique). Le ou les macrosegments précédant le noyau sont alors des prénoyaux, ceux qui suivent des postnoyaux. Il n’est pas toujours possible d’obtenir une segmentation unique en macrosegments, d’autant qu’il est difficile de s’abstraire de la reconstitution mentale d’une intonation d’énoncé. Cette intonation, on le verra, est déterminante et primordiale dans l’appréhension du sens en raison de la segmentation qu’elle opère.

20Les noyaux sont indiqués ci-dessous en caractères gras dans l’ensemble du texte, les macrosegments parenthèses sont soulignés (y compris les ponctuants) :

(moi) (je suis pas du tout) (euh voilà) (je suis plutôt du côté de la pathologie du langage) (et je pensais (au en consultant bien dans pathologie du langage) (quand y a des) (en micrologie) (quand on a des patients) qu’il y a d’autres liens et une structuration du langage) euh et les structures syntaxiques) (ce qui m'a frappé) (en fait) (c'est un éclairage pour moi très important parce qu'on a l'impression qu'il y a quelque chose dans la récupération euh chez les aphasiques) (et des idées (euh je voulais savoir le lien le lien) (vous étiez responsable d'un conseil de ce type) euh comme deux relations entre quelque chose qui serait du fractal et du structural) (on a l'impression qu'il y a une récupération) (euh et (en fait) que euh euh ça devait) (les fragmentations dont vous avez parlé euh où on a l'impression qu'on reproduit toute structure en une grande structure et que chez les patients la récupération à un moment donné) (euh quand on a fait une espèce de billot euh où y a) (il y a une structuration et elle est fractale) (en fait) (on va retrouver euh des choses qui tiennent euh mais qui ne tiennent pas à un niveau plutôt macrostructural) (et qui comme si ceux qui mentaient (c'est le lien dont vous nous avez parlé) qui font des des reliants) (je ne sais pas si j'arrive à me) (et et puis je viens de le dire) (mais (en fait) y a ça et euh et ça touche aussi la question d'affinité) (c'est à dire euh toutes (par exemple) toutes les modifications que subit et euh les mots relationnels qui en eux-mêmes n'ont pas de sens mais dans le sens de euh apparaît en affinité avec tel ou tel terme) (et que c'est le signal ou bien parlé que) (voilà)

21En ne reprenant que les noyaux, et en supprimant les scories, on a la séquence discursive suivante :

(1) Je suis pas du tout ➝noyau, sans relation syntaxique avec ce qui précède, un noyau potentiel abandonné avant complétion.
(2)
Je suis plutôt du côté de la pathologie du langage   noyau, énoncé communicativement autonome.
(3
) Je pensais… qu’il y a d’autres liens et une structuration du langage  noyau, dont les deux parties sont interrompues par les macrosegments (au en consultant bien dans pathologie du langage) (quand y a des) (en micrologie) (quand on a des patients).
(4)
C’est un éclairage pour moi très important parce qu’on a l’impression qu’il y a quelque chose dans la récupération chez les aphasiques  noyau.
(5)
et des idées… comme deux relations entre quelque chose qui serait du fractal et du structural   noyau, dont les deux parties sont interrompues par les macrosegments (euh je voulais savoir le lien le lien) et (vous étiez responsable d’un conseil de ce type).
(6)
On a l’impression qu’il y a une récupération  noyau.
(7)
Il y a une structuration et elle est fractale   noyau.
(8)
On va retrouver des choses qui tiennent mais qui ne tiennent pas à un niveau plutôt macrostructural   noyau.
(9)
C’est le lien dont vous nous avez parlé qui font des reliants  noyau, quoique mal formé du fait de la forme au pluriel du verbe font.
(10)
Je ne sais pas si j’arrive à me   noyau non finalisé.
(11)
Mais y a ça et euh et ça touche aussi la question d’affinité
(12)
C’est-à-dire toutes… toutes les modifications que subit et les mots relationnels qui en eux-mêmes n’ont pas de sens mais dans le sens apparaît en affinité avec tel ou tel terme  noyau interrompu par la parenthèse par exemple, avec reprise de toutes.
(12)
et que c’est le signal ou bien parlé que  noyau non finalisé.

22Il s’agit ensuite de déterminer le découpage prosodique effectué par la locutrice, et d’en examiner les congruences et non congruences avec la segmentation en macrosegments texte.

Analyse prosodique

23La structure prosodique d’un énoncé résulte de l’assemblage hiérarchique d’unités minimales, les groupes accentuels. Un groupe accentuel est constitué de séquences de syllabes dont l’une, la dernière prononcée en français, est accentuée, et correspond à la dernière syllabe d’un mot. Cette définition exclut les accents d’insistance, généralement placés sur la première syllabe des mots lexicaux (non grammaticaux). Les syllabes accentuées des groupes accentuels sont porteuses de contours mélodiques qui indiquent une relation de dépendance entre groupes accentuels. L’ensemble de ces relations définit la structure prosodique (Martin, 2015).

24Ainsi le contour montant communément appelé de « continuation majeure » indique une relation de dépendance envers le contour terminal conclusif, descendant et bas. De même, un contour descendant non terminal, parfois appelé de « continuation mineure » (Delattre, 1966), signale une relation de dépendance envers le contour montant de continuation majeure. Toutes ces relations de dépendance fonctionnent « à droite », c’est-à-dire envers le futur de la séquence de contours mélodiques et définissent une structure prosodique, organisant les groupes accentuels.

25Dans son principe la segmentation prosodique en macrosegments est analogue à celle du texte. Un noyau macroprosodique est formé par une séquence de groupes accentuels dont le dernier est porteur d’un contour terminal conclusif. C’est cette séquence prosodique qui peut constituer une unité prosodique communicativement autonome (du seul point de vue prosodique), et qui forme donc un noyau prosodique. Il peut alors apparaître après le noyau prosodique une séquence marquée par un ou plusieurs groupes accentuels porteurs de contours mélodiques plats neutralisés, formant un postnoyau prosodique. Les contours du noyau indiquant toujours une relation de dépendance vers la droite, il ne peut y avoir de prénoyau prosodique (Dans l’approche de la Teoria della lingua in atto de E. Cresti, 1992), le topique est en fait intégré avec le commentaire au noyau prosodique).

26Pour le français, les contours mélodiques sont désignés par les symboles suivants :

  • C0 : descendant et atteignant en général le niveau mélodique le plus bas de l’énoncé. Les contours conclusifs C0 sont assez faciles à identifier perceptivement, puisqu’en isolant par un éditeur de signal un segment de parole se terminant par C0, l’auditeur ne s’attend pas à une suite qui terminerait l’énoncé (d’où le terme terminal conclusif).

  • C1 : montant, et supérieur au niveau de glissando (un seuil de perception relatif à la vitesse de changement de hauteur perçue, cf. Rossi, 1971). Contrairement au contour C0, un auditeur percevant un segment terminé par C0 s’attend à une suite (d’où le terme de continuation majeure).

  • C2 : descendant, et supérieur au niveau de glissando (un seuil de perception de la vitesse de changement de hauteur perçue). Contrairement au contour C0, et de même qu’avec un contour C1, un auditeur écoutant un segment terminé par C2 s’attend à une suite terminée par un contour montant C1 (d’où le terme de continuation mineure).

  • Cn : plat ou légèrement montant ou descendant, mais inférieur au seuil de glissando. Il s’agit d’un contour neutralisé au sens de la neutralisation phonologique. L’auditeur s’attend alors à une suite, mais indifféremment porteuse de C2, C1 ou C0.

  • Cemph : contour emphatique, montant et supérieur au niveau de glissando, mais placé en général sur la première syllabe des mots lexicaux. Peut-être confondu avec le contour C1 lorsque le mot lexical portant l’emphase est monosyllabique, mais n’indique pas de relation de dépendance entre groupes accentuels et ne joue donc aucun role dans l’indication de la structure prosodique de l’énoncé.

27Les contours fonctionnent par contraste, et leur définition n’est qu’un point de départ pour l’annotation prosodique. C’est le contraste entre contours mélodiques successifs qui détermine s’il existe une relation de dépendance entre eux ou non. Les réalisations phonétiques des contours varient et dépendent entre autres de l’état émotionnel du locuteur (déprimé, joyeux, en colère, etc.), de son origine sociogéographique, etc.

28Pour l’exemple [le métro] [c’est sous terre] [le métro], l’annotation prosodique utilisant les contours mélodiques décrits ci-dessus est [le métro C1] [c’est sous terre C0] [le métro Cn], définissant successivement un noyau prosodique indiqué par les contours C1 C0 et un postnoyau prosodique de contour plat neutralisé Cn.

29D’une manière générale, une première segmentation est basée sur les occurrences des contours déclaratifs C0 terminaux conclusifs (ou des contours terminaux interrogatifs s’ils existent), contours C0 qui déterminent le nombre d’énoncés porteurs d’une structure prosodique.

30Il faut ensuite établir les macrosegments noyaux (donc terminés par un contour C0) qui seraient des parenthèses prosodiques, car insérés dans des noyaux (ou des pré ou postnoyaux) plus grands.

Analyse acoustique

31L’annotation des syllabes accentuées en contours mélodiques n’est pas toujours évidente. Aussi utilise-t-on souvent des outils d’analyse acoustique pour déterminer les mouvements mélodiques selon les catégories de contours décrites ci-dessus, Cn, C2, C1, C0. Or, il se fait que l’enregistrement de cet extrait est d’assez mauvaise qualité, du moins pour une analyse acoustique fiable de la fréquence fondamentale, donc de la courbe mélodique. Toutefois, l’utilisation du logiciel WinPitch (2016) a permis de sélectionner différentes méthodes d’analyse (peigne spectral, auto corrélation, AMDF, etc.) de manière à pouvoir effectuer une annotation manuelle satisfaisante en contours mélodiques. Un exemple de segment analysé est donné Fig. 2, montrant une courbe mélodique perturbée par le bruit de fond et l’écho de la salle, ainsi qu’un spectrogramme révélant cet écho par les traînées observées sur les harmoniques. De ce point de vue, WinPitch s’avère un outil indispensable pour l’analyse d’enregistrements bruités, contrairement à d’autres logiciels mieux connus qui réclament des enregistrements en chambre sourde.

32Les fonctions d’annotation disponibles dans le logiciel permettent en outre de représenter les courbes mélodiques semi-automatiquement par des variations linéaires, une fois les contours terminaux conclusifs C0 positionnés par l’annotateur. Ces variations sont automatiquement étiquetées selon les catégories de contours mélodiques définies plus haut, et l’annotation correspondante est automatiquement transférée dans la transcription de l’enregistrement, préalablement segmentée en groupes accentuels.

Fig. 2. Annotation semi-automatique par sélection de contours mélodiques dans des cas d’enregistrements très bruités, comme le révèle le spectrogramme de l’exemple dont les traînées des harmoniques dénotent l’existence d’un écho très important dans l’enregistrement de parole. Les échelles de fréquence du spectrogramme et de la courbe mélodique sont alignées afin de faciliter la tâche de l’annotaeur

Macrosegments prosodiques

33Par définition, les énoncés se terminent, soit par un contour terminal C0, soit par un contour neutralisé Cn (dans le cas d’un postnoyau prosodique). Le premier niveau de segmentation prosodique correspond donc aux frontières indiquées par un de ces deux contours. Les groupes accentuels terminés par les contours Cn, C2, C1 et C0 sont mis entre crochets afin de mieux visualiser les regroupements prosodiques indiqués par ces contours. Les syntagmes prosodiques (regroupements de groupes accentuels) terminés par un contour C1 correspondent à l’appellation Intonation Phrase (IP) dans la théorie autosegmentale-métrique de l’intonation, celles terminées par C2 à intermediate phrase (IP). Le texte est transcrit orthographiquement avec les syllabes accentuées soulignées et en caractère gras, suivies du contour mélodique dont elles sont porteuses.

34Il s’agit ici d’un abandon par la locutrice du texte planifié (qui serait par exemple je ne suis pas du tout spécialiste) devant s’insérer dans une structure prosodique comprenant un contour montant C1 précédant le contour final C0 descendant : je suis pas du tout C2 euh spécialiste C1 voilà C0. La structure prosodique se trouve donc tronquée, interrompue par un euh d’hésitation et terminée par le ponctuant voilà.

Le deuxième énoncé comporte 9 syntagmes prosodiques terminés par le contour C1. Le noyau prosodique terminé par C0 intègre les noyaux texte (2), (3) et (4) :

(2) je euh suis plutôt du côté de la pathologie du langage ;
(3) c'est un éclai
rage pour moi très important parce qu'on a l'impression qu'il y a quelque chose dans la récupération euh chez les aphasiques ;
(4) je pen
sais qu'il y a d'autres liens et une structuration du langage.

35Le noyau prosodique intègre aussi des prénoyaux texte au euh en consultant bien dans pathologie du langage et quand y a des en micrologie quand on a des patients. Ces deux macrosegments sont mis au même niveau prosodique que le premier noyau texte.

36On observe ici une reprise de on a l’impression, reprise qui encadre deux parenthèses texte intégrées dans le noyau prosodique. La première de ces parenthèses euh et en fait que euh euh ça devait n’est pas complétée. D’autre part, le noyau texte il y a une structuration et elle est fractale est segmenté par deux contours conclusifs C0, réalisant ainsi par la prosodie une epexégèse ou un complément différé (Bally, 1944), caractérisé par la présence d’une relation syntaxique due à la conjonction et. Toutefois, on pourrait tout aussi bien considérer que et elle est fractale est le noyau d’un énoncé indépendant de ce qui précède.

37Dans cet énoncé, les noyaux texte et prosodique se correspondent globalement, mais pas dans leurs hiérarchies respectives.

38Cet énoncé révèle clairement la planification de la structure prosodique par la locutrice, qui, après la mise en place de la structure syntaxique (dont le texte prévu devait se terminer par C1), a abandonné et remplacé ce segment de texte non réalisé par et puis je viens de le dire.

39Cet énoncé pourrait également être considéré comme complément différé de l’énoncé précédent.

40Une remarque sur les groupes accentuels : même dans ce court extrait, on s’aperçoit rapidement que les groupes accentuels ne forment pas nécessairement des groupes de sens, et que ce n’est pas nécessairement la dernière syllabe des mots lexicaux qui est accentuée, comme par exemple je euh suis plutôt du côté de C2 , quand y a des C2, et qui C2, si j'arrive à me C2, etc.

41Alors que l’analyse macrosyntaxique du texte fait apparaître d’autres limites aux noyaux, c’est le contour final du noyau prosodique C0 qui va déterminer la frontière « droite » du macrosegment résultant de l’union des macrosegments texte et prosodie. En réalité, c’est la structure prosodique telle que terminée par le contour terminal conclusif C0 qui détermine en premier lieu pour l’auditeur la fin de l’énoncé (même si celui-ci peut être prolongé ensuite par un complément différé). Ce n’est que dans un deuxième temps que l’auditeur pourra éventuellement prendre en compte le lien syntaxique reliant une deuxième partie de texte à la première, au prix d’une révision de la structure syntaxique globale des deux parties texte réunies, prix mesuré par l’analyse des ondes cérébrales et survenant quelque 400 ms ou 600 ms après le décodage lexical (effets N400 et P600).

Conclusion

42L’intonation est toujours présente dans toute activité langagière, que ce soit en lecture, silencieuse ou non, ou en production orale, spontanée ou non. On sait au moins intuitivement que l’intonation indique dans une large mesure les articulations principales de l’organisation syntaxique, qui pour l’auditeur prendraient trop de temps à découvrir à partir des seules marques morphologiques ou grammaticales du texte.

43Pour tenir compte de l’intonation de l’énoncé et en décrire le mécanisme, on se base sur un modèle du français qui utilise les relations de dépendance existant entre les groupes accentuels, posés comme unités minimales de la structure prosodique de l’énoncé. Ces relations de dépendance sont indiquées par des marques prosodiques instanciées par des contours mélodiques alignés sur les syllabes accentuées des groupes accentuels, et fonctionnant selon un principe d’inversion de pente mélodique. Un contour descendant indique une relation de dépendance envers un contour de pente mélodique inverse, donc montant, situé « à droite », c’est-à-dire après le contour descendant. De même, un contour montant indique une relation de dépendance envers un contour descendant qui le suit. Ces relations de dépendance déterminent les regroupements successifs des groupes accentuels de manière à former progressivement une structure prosodique au cours du déroulement de l’énoncé dans le temps.

  • 1 Mes remerciements à la locutrice inconnue qui a posé cette question fascinante du point de vue de l (...)

44C’est l’analyse de la parole spontanée, comme dans l’exemple traité ici, qui révèle toute l’importance de l’intonation et de la structure prosodique qu’elle détermine. L’analyse macrosyntaxique du texte seul aboutit à un grand nombre d’ambiguïtés syntaxiques, difficiles ou impossibles à résoudre, sauf peut-être pour des énoncés très courts. Par contre, l’examen des marques prosodiques instanciées par les contours mélodiques permet de restituer les articulations de syntagmes choisis par le locuteur dans sa stratégie de production orale et ainsi rendre compte de l’accès au sens par l’auditeur1.

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Bibliographie

Bally Charles (1944), Linguistique générale et linguistique française, Francke, Berne, 410 p.

Blanche-Benveniste Claire (2010), Approches de la langue parlée en français, Paris, Ophrys (nouvelle édition), 175 p.

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Notes

1 Mes remerciements à la locutrice inconnue qui a posé cette question fascinante du point de vue de l’analyse macrosyntaxique, et à mon collègue Nicolas Ballier, qui a assisté à la conférence de Sylvain Kahane et m’a transmis cet enregistrement.

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Table des illustrations

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Légende Fig. 2. Annotation semi-automatique par sélection de contours mélodiques dans des cas d’enregistrements très bruités, comme le révèle le spectrogramme de l’exemple dont les traînées des harmoniques dénotent l’existence d’un écho très important dans l’enregistrement de parole. Les échelles de fréquence du spectrogramme et de la courbe mélodique sont alignées afin de faciliter la tâche de l’annotaeur
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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Martin, « Analyse macroprosodique et macrosyntaxique d’un exemple en français »Modèles linguistiques, 74 | 2016, 167-182.

Référence électronique

Philippe Martin, « Analyse macroprosodique et macrosyntaxique d’un exemple en français »Modèles linguistiques [En ligne], 74 | 2016, document 7, mis en ligne le 02 août 2017, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/2049 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.2049

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Auteur

Philippe Martin

Professeur émérite de phonologie à l'Université Paris Diderot

membre du Laboratoire de linguistique formelle (LLF UMR 7110, membre de l'A.I.Br., de l'ESCA (European Speech Community)

philippe.martin@linguist.univ-paris-diderot.fr

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