Définition du « mot » et de la « phrase »
Résumés
Les définitions de la phrase proposées par Hermann Paul et Wilhelm Wundt ignorent le fait que nous savons tous faire la différence entre un mot, un groupe de mots et une phrase. Après avoir rappelé que les quatre constituants obligés de tout acte de langage dans un contexte social sont : (i) le locuteur, (ii) l’auditeur, (iii) ce dont il est parlé, (iv) les signes verbaux utilisés, alias les « mots », le mot est défini comme « un signe-son articulé dont la fonction est de dénoter quelque chose dont il est parlé », et la phrase « un signe-son articulé dont la fonction est de représenter l’intentionnalité du locuteur face à l’auditeur », et le sens de la phrase, « ce que le locuteur a l’intention de faire comprendre à l’auditeur ». Le compte rendu d’un article de Karl Bühler (1918) offre la première présentation en anglais de l’organon.
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- 1 “Die Zerlegung eines im Bewusstsein vorhandenen Ganzen in seine Teile.” W. Wundt, Völkerpsychologie (...)
- 2 “Der Satz ist der. sprachliche Ausdruck, das Symbol dafür, dass sich die Verbindung mehrerer Vorste (...)
Analyser la différence entre un « mot » et une « phrase » ne semble pas être à première vue une tâche surhumaine. Qu’on soit spécialiste ou béotien en la matière, on sent bien que ces deux termes ne renvoient pas aux mêmes réalités. Avec « la maison là-bas » ou tout simplement « maison », on attend une suite, ce qui n’est pas le cas avec « la maison là-bas, c’est celle de Tom ». On peut donc dire avec raison que le critère distinctif entre « mot » et « phrase », c’est le sentiment qu’on reste ou non sur sa faim. Or il apparaît que ce critère est passé sous silence par d’éminents chercheurs comme Hermann Paul ou Wilhelm Wundt. Pour ce dernier, la phrase c’est « le découpage en parties d’un tout présent à la conscience »1. En termes beaucoup plus alambiqués, Paul la définit comme « l’expression linguistique ou le symbole du fait que plusieurs représentations ou des ensembles de représentations se trouvent associés dans l’esprit d’un locuteur, ainsi que les moyens de transférer lesdites représentations dans l’esprit de l’auditeur »2.
1Un exemple simple suffira, je l’espère, pour montrer l’insuffisance de ces pédantes définitions. Si je dis à un ami : « Viens faire un tour », il est absolument clair, comme le dit Wundt, que l’idée que j’ai à l’esprit est communiquée à mon ami élément par élément, mais ce même ami serait très vexé s’il allait s’imaginer que mon seul objectif en m’adressant à lui dans ces termes était de lui transmettre petit bout par petit bout le contenu provisoire de ma conscience. Il y a de toute évidence quelque chose qui manque dans la définition de Wundt. Ce qui manque, c’est précisément la raison pour laquelle une phrase, par opposition à un mot ou à une combinaison de mots, semble toujours être d’une certaine manière « satisfaisante », c’est-à-dire, dans la mesure où elle est auto-suffisante, qu’elle est psychologiquement et socialement complète, même si, comme c’est bien souvent le cas, elle peut aussi laisser sur un sentiment de malaise ou d’insatisfaction.
2La définition de Herman Paul appelle le même type de remarque. Dans « Viens faire un tour », il y a évidemment plus que la simple communication du contenu de ce qu’a dit un locuteur à un auditeur. Dans cette définition, comme dans celle de Wundt, la dynamique de la situation a été, d’une manière ou d’une autre, escamotée. L’insuffisance de l’analyse de Paul apparaît au grand jour quand on compare l’interrogation : « C’est la maison des Jones ? » à l’assertion : « C’est la maison des Jones ». Dans un cas comme dans l’autre, la même combinaison de mots élaborée par le locuteur est transmise à son interlocuteur, et pourtant les deux phrases ont des effets entièrement différents.
- 3 Ces définitions, et d’autres encore, ont été judicieusement rassemblées par A. Noreen dans Vt'lrl S (...)
3Il est on ne peut plus clair que c’est dans une autre direction qu’il faut aller pour découvrir ce qui fait qu’une phrase est une phrase. Mais j’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé d’autres analyses plus convaincantes. Les chercheurs anglais proposent des définitions plus simples, mais elles ne répondent pas aux objections que j’ai signalées. Pour Stout, « La phrase… est l’expression d’une unité de pensée » ; pour Sweet, « La phrase est un mot, ou un groupe de mots susceptible d’exprimer une pensée ou un sens complet »3. Mais pourquoi diable infliger nos unités de pensée à notre prochain ? Pourquoi lui imposer nos « pensées » ou nos « sens complets » ? Nos pensées ne nous suffisent-elles pas, que nous ayons besoin de leur faire prendre l’air ? Une fois de plus, l’idée souvent exprimée que seule une phrase puisse avoir du sens, ou puisse transmettre une pensée, donne à entendre qu’on donne à « pensée » et à « sens » une signification trop restreinte et trop technique. Pour ma part au moins, il me semble que dire « cette maison-là », tout en la désignant, c’est exprimer un sens et, du même coup, transmettre une pensée, bien que sens et pensée ne constituent pas en l’occurrence une phrase.
- 4 A. Marty, Untersuchungen zur Grundzug der allgemeinen Grammatik und Sprach Philosophie, I, 22.
4Dans un numéro récent de l’Indogermanisches Jahrbuch (VI, 1918), un chercheur dont le nom m’échappe offre l’ensemble des diverses définitions de la phrase assorties de ses critiques. Comme je n’ai malheureusement pas pu prendre connaissance de cet article, je livre sans plus tarder mon point de vue. Il m’en a coûté beaucoup d’efforts pour me défaire de toutes les abstractions qui ont cours et pour examiner le langage tel qu’il est en lui-même, dans son contexte reel ; considérer les phrases pour ce qu’elles sont, de toute évidence des faits sociaux, les produits ordinaires d’échanges entre interlocuteurs. Il existe probablement mille phrases parlées pour une seule écrite. La bonne méthode est donc d’aborder le langage, non pas tel que nous le montrent livres et grammaires, mais pour ce qu’il est, le plus indispensable des phénomènes sociaux, celui que nous utilisons à tout instant pour obtenir une information, exprimer un souhait, donner des ordres, en un mot pour exercer une action ou une autre sur autrui. La plupart des analystes du langage ont été conscients de cet aspect, bien sûr, mais à ma connaissance, seul Marty en est foncièrement convaincu. Ce qu’il dit de la fonction essentielle du langage correspond en tous points à ce que j’en dis moi-même, à savoir : Est Langage tout système de symboles articulés renvoyant à des faits d’expérience, au moyen duquel les locuteurs cherchent à influencer leurs interlocuteurs d’une façon ou d’une autre4.
- 5 Cf. Schiller, Formal Logic, 1912, pour une condamnation sans appel de ladite discipline. Au cours d (...)
5Cette définition a au moins le mérite d’ajouter une nouvelle dimension à la conception du langage par rapport aux définitions courantes, à savoir qu’il s’agit de la relation entre les deux protagonistes de l’échange verbal. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que cette relation réversible ait échappé à l’attention des philologues. On l’entrevoit chez Paul, chez von Gabelenz, chez Jespersen et bien d’autres. Mais je maintiens qu’elle n’y est pas constamment présente. C’est également le cas dans la façon dont on traite du langage dans d’autres sciences. Et, comme toujours, la plus coupable d'entre elles est la Logique Formelle. Si l’on me pardonne le jeu de mots, je dirai que la Logique Formelle vit dans la sainte terreur de verbaliser. Mais comme elle prétend s’affranchir des mots eux-mêmes, alors qu’elle ne cesse de les utiliser dans ses propositions et ses syllogismes, il est illusoire d’espérer qu’elle s’intéresse le moins du monde au locuteur ou à son allocutaire. Pour ce qui est de la psychologie, loin de moi l’idée de légiférer de la même manière. Mais mes lectures récentes me donnent à penser qu’on n’a que trop tendance à identifier le langage à la pensée et, de ce fait, à ignorer, sinon l’aspect vocal du langage, du moins l'attention portée à l'auditeur que présuppose forcément le langage5.
6Les quatre constituants obligés de tout acte de langage dans un contexte social sont : (i) le locuteur, (ii) l’auditeur, (iii) ce dont il est parlé, (iv) les signes verbaux utilisés, alias les « mots ». Si l’on garde ces quatre constituants en mémoire, il devrait être facile de donner des définitions, sinon quantitatives, du moins qualitatives, du mot et de la phrase. Le langage lui-même contient la marque de ces quatre éléments constitutifs, car lorsqu’il s’agit de désigner le locuteur et l’auditeur, les signes utilisés ne sont pas, en anglais, “they” (ils/elles) ou “it”, comme pour toute autre entité animée ou non animée, ce sont des signes appropriés, je et tu. Quant au quatrième élément constitutif, les signes verbaux, les mots, ils ne requièrent pas, eux, de pronom personnel spécifique, car leur rôle premier est de s’effacer pour laisser la place au sens dont ils sont porteurs.
7Les quatre principaux types de phrases sont les assertions, affirmatives et négatives, les interrogations, les injonctions et autres formes d’exhortation, et les exclamations. Que ce classement soit exact ou complet importe peu pour les besoins de la présente démonstration. Il apparaît à l’évidence que la différence entre ces types de phrases repose dans chaque cas sur l’attitude variable du locuteur face à l’auditeur. Dans un cas, le locuteur apporte à l’auditeur une information, soit en affirmant quelque chose, soit en écartant une information erronée. Dans un autre, il demande une information, donne un ordre ou bien encore il sollicite la sympathie. Ce ne sont pas, loin s’en faut, toutes les formes dont dispose le locuteur pour entrer en contact avec l’auditeur. Pour ce qui est des blagues, des défis, des menaces, des sarcasmes et ainsi de suite, le Langage n’offre pas de formes spéciales.
8Dès lors, puisque les différents types de phrases énumérés ci-dessus sont connus et reconnus de tous, il est pour le moins étrange que leur caractéristique commune ait échappé à l’attention générale. Il est non moins clair que cette caractéristique commune doit faire partie de l’essence de la « phrase », et que cette essence réside dans l’intentionnalité du locuteur lorsqu’il s’adresse à un auditeur. Bien entendu, il y a dans une phrase plus que l’intention du locuteur : il y a toujours une référence à ce dont il est parlé. Mais l’expression de la référence à ce dont on parle – événements ou idées – est le propre des mots. Toute phrase comporte un ou plusieurs mots, mais tout mot ne fait pas phrase. D’où les définitions que je propose :
Un Mot est un signe-son articulé dont la fonction est de dénoter quelque chose dont il est parlé.
Une Phrase est un signe-son articulé dont la fonction est de représenter l’intentionnalité du locuteur face à l’auditeur.
- 6 Cf P. Wegener, Der Wort alz in lndogermanische Forschungen, 39 (1920), 1-26. Je n’ai consulté aucun (...)
9Testons la validité de ces définitions. Et pour commencer, prenons un exemple courant, “fire” en anglais (« feu »). Si j’utilise ce mot hors de tout contexte, il a au moins ce qu’on appelle le « sens » du dictionnaire. Il peut cependant signifier davantage. Par exemple, renvoyer à un feu spécifique auquel je pense au moment où je prononce le mot. Mais pour l’instant, on reste sur sa faim, ce n’est pas une phrase : ce mot n’affirme rien, ne pose aucune question, ne donne aucun ordre, en fait ne comporte rien qui puisse éveiller l’attention de l’auditeur. Celui-ci, s’il existe, fera remarquer : « Quel feu ? ». Cette question signifie en réalité : « Que voulez-vous que je comprenne, moi , du feu ? Que voulez-vous dire par feu ? ». En d’autres termes, l’auditeur demande des précisions sur le sens d’intention du locuteur – sens d’intention qui pourra fort bien le concerner, lui, l’auditeur. Car le mot « fire » peut être prononcé sur un ton et dans des circonstances telles qu’aucun doute ne subsistera quant à l’intention du locuteur. S’il prononce le mot en s’échappant d’une maison, le visage noirci, l'air terrorisé, il est tout à fait évident qu’il souhaite faire savoir que la maison est en feu. Si c’est un officier qui s’adresse à ses hommes, lesquels ont déjà présenté les armes, il est évident qu’il donne un ordre. Dans ces deux cas, « feu » [respectivement fr. « au feu ! » et « feu ! »], le mot “fire” est à la fois un mot et une phrase. C’est un mot dans la mesure où il renvoie à « cette-maison-en-feu » ou à « utilisez-vos-armes » ; c’est une phrase pour autant que l’auditeur ou les auditeurs sont partie prenante de l’acte de langage ou de l’injonction. Tous les grammairiens modernes admettent l’existence de ces « mots-phrases », et on ne s’attend pas ici à la moindre objection6.
10On pourrait cependant s’attendre à une objection dans le cas de la production de you (fr. vous) qui, hors contexte, est incontestablement un mot, pas une phrase. Et pourtant, même dans ce cas, l’attitude du locuteur à l’égard du locuteur est toujours présente. Toutefois, dans ma définition, j’ai parlé d’« attitude intentionnelle », pas simplement d’« attitude ». You, your, yours (fr. vous, votre, vos, le vôtre), et parfois our, ours (fr. notre, nos, le nôtre) impliquent une référence à l’auditeur comme faisant d’une certaine manière partie de ce qu’exprime le mot. Ce sont donc bien des mots, mais des mots qui deviennent des phrases dès qu’ils comportent l’expression de l’intentionnalité du locuteur. Si à la question “Whom will Tom send?” (fr. « Qui Tom va-t-il envoyer ? »), la réponse est “you” (fr. « vous », ou « toi »), you – et l’équivalent français vous/toi – est un mot, en vertu du principe que ce mot renvoie à ce dont il est parlé, en l’occurrence l’auditeur ; mais c’est aussi une phrase, dans la mesure où il est dit que c’est lui, l’auditeur, qui est la personne que Tom veut envoyer. Ce même raisonnement s’applique à “yours” (fr. « à vous/toi ») en réponse à la question “Whose pen is this?” (fr. « A qui est ce stylo ? »).
11En guise d’objection, on pourrait citer des exclamations comme “alas,” “hurrah” ou “damn” (fr. « hélas », « hourrah », « bon Dieu ». On sent bien qu’elles se suffisent à elles-mêmes et que, par conséquent, elles doivent être considérées comme des phrases ; parfois aussi il s’agit d’un appel à la sympathie de l’auditeur. Je suis prêt à reconnaître que ces exclamations peuvent être produites par un locuteur solitaire. Dans ce cas, il appartient au psychologue de dire si on a à affaire à un dédoublement du locuteur, à la fois locuteur et auditeur. Dans ce type d’exclamations adressées à soi-même, ce qui est souvent le cas, le locuteur tient les deux rôles. Si quelqu’un se dit : « Tu dois faire ci ou tu dois faire ça », il s’agit d’une auto-suggestion qui équivaut à la suggestion d’un tiers. Cette forme impérative pour s’adresser à soi-même provient d’un usage social du langage, de toute évidence secondaire. La même réponse peut être faite à propos de la manière dont le poète lyrique s’adresse à lui-même, et pourtant, ce sont bien des phrases qu’il écrit. Dans son essai sur le style, Sir Walter Raleigh fait observer qu’« il serait inexact de prétendre que les poètes n’ont pas besoin d’auditoire. Les plus solitaires d’entre eux s'imaginent reconnus sur le tard. On a l’impression que le poète produit un monologue quand, mélancoliquement, il s’adresse en toute confiance à un petit cercle d’amis qui, en fait, pourront fort bien se révéler être des produits de son imagination ». A l’instar de la poésie, nombreux sont les ouvrages scientifiques et philosophiques qui peuvent a priori prétendre qu’ils ne s’adressent à personne. Les phrases qu’ils produisent semblent dire ce qui est, sans plus, le scripteur et le lecteur étant mis entre parenthèses. Mais à y regarder de plus près, l’auditeur/lecteur n’est pas loin. Il n’est pas de livre qui ne soit écrit dans l’intention d’instruire, de convaincre, ou de constituer des archives pour soi-même ou pour autrui.
12Il serait très intéressant de savoir ce que révèlent les phrases et pas seulement les mots qui nous viennent au hasard à l’esprit quand nous pensons. Il faut espérer que la psychologie nous fournira un jour une réponse détaillée. Autant que je puisse en juger en me fondant sur une pratique de l’introspection plutôt limitée, et bien que je sois conscient de l’existence d’éléments verbaux dans le flux de la pensée ordinaire, c’est seulement lorsque je suis engagé dans le processus d’écriture, ou que je souhaite fixer tel ou tel souvenir dans ma mémoire, que j’ai le sentiment de donner corps à des phrases complètes, quoique non vocalisées. Si nous avions acquis l’habitude de penser en phrases complètes, il est certain que nous ne saurions absolument pas combien il est souvent difficile de formuler sa pensée. Dans les circonstances que je viens d’évoquer, on peut même supposer que l’on s’adresse à un auditoire. Cependant, et ce que je vais dire est important, même si c’était le cas – seule l’expérimentation psychologique le dira – ma définition de la phrase n’est pas invalidée. Il est bien sûr possible qu’une phrase, mais pas seulement une phrase, puisse servir à exprimer tout autre chose que ce qu’elle était censée exprimer et que, par voie de conséquence, elle cesse de jouer le rôle qui lui était assigné, et cela, compte non tenu de son évolution dans le champ de l’histoire.
- 7 Jespersen, Sprogets Logik, 38-9. Et de même, Paul, op. cit., 296-7. The Report of the Joint Committ (...)
13Un tel détournement du rôle de la phrase s’observe dans ce qu’on appelle d’ordinaire les propositions subordonnées qui, comme le savent les grammairiens, ne sont que des mots, équivalents de phrases, sous la forme de noms, d’adjectifs ou d’adverbes. Il a été bien établi que de nombreuses propositions subordonnées étaient à l’origine de vraies phrases, de véritables assertions, comme par exemple des propositions nominales du type, en anglais, “I see that he is content” (« je vois qu’il est satisfait », issu de “I see that : he is content” (« je vois cela/que : il est satisfait »). Le fait que ce qu’on appelle des propositions subordonnées ne sont pas des phrases apparaît clairement dans l’exemple suivant : “that he has gone proves that he does not care” (“qu'il soit parti montre bien que cela l'indiffère”). Supprimez les deux propositions dites subordonnées, alors la proposition principale est réduite au mot “proves” dont aucune personne sensée ne saurait dire que c’est une phrase. Jespersen, entre autres, a fait remarquer que la terminologie que nous utilisons doit être radicalement changée7.
14Selon ma définition, le vocatif est un mot qui fait phrase (un « mot-phrase »), étant donné qu’il désigne l’auditeur, tout en sollicitant son attention. Cela mis à part, je ne vois aucune raison de changer notre classement habituel.
- 8 London: Constable & Co., 1902, 379-80 ; 24-2.
15Je vois quand même une objection à laquelle je ne suis pas en mesure de répondre de manière satisfaisante, mais j’imagine que cela n’a pas une très grande importance. Il arrive qu’un mot puisse à lui seul marquer le respect ou l’absence de respect envers l’auditeur ; or si le choix de ce mot a pour objectif de plaire ou au contraire d’offenser, il sera difficile, si l’on adopte ma définition, de refuser à ce mot le statut de phrase. C’est ainsi que lorsque, s’adressant à un parent ou à un ami intime, un Français remplace soudain tu par vous, ce vous est souvent l’équivalent d’une phrase signifiant « Je suis en colère contre toi ». Ces valeurs de sens marginales constituent peut-être l’arme la plus redoutable qu’offre le langage. Meredith en fait une magistrale démonstration dans un passage de Rhoda Fleming8. Le sens littéral des mots prononcés est réduit à néant par la valeur émotionnelle dont ils sont chargés et que l’auteur indique entre parenthèses :
"Then he perceived in dimmest fashion that possibly a chance had come to ripeness, withered, and fallen, within the last scoffing seconds of time. Enraged at his blindness, and careful, lest he had wrongly guessed, not to expose his regret (the man was a lover), he remarked, both truthfully and hypocritically, 'I've always thought you were born to be a lady.' (You had that ambition, young madam.)
She answered: 'That's what I don't understand.' (Your saying it, O my friend!) 'You will soon take to your new duties.' (You have small objection to them even now.)
'Yes, or my life won't be worth much.' (Know, that you are driving me to it.) 'And I wish you happiness, Rhoda.' (You are madly imperilling the prospect thereof.)
To each of them the second meaning stood shadowy behind the utterances. And further,-
'Thank you, Robert.' (I shall have to thank you for the issue.)
'Now it's time to part.' (Do you not see that there's a danger for me in remaining?) 'Good-night.' (Behold, I am submissive.)
'Why not my name? Are you hurt with me?'
Rhoda choked. The indirectness of speech had been a shelter to her, permitting her to hint at more than she dared clothe in words. Age.in the delicious rose glowed between his eyes.
But he had put his hand out to her, and she had not taken it. 'What have I done to offend you? I really don't know, Rhoda.' 'Nothing.' The flower had closed.''
16La discussion de ces usages plus secrets du langage nous entraînerait trop loin. Je ne me propose donc pas dans le présent article d’envisager l’analyse de nouvelles valeurs qu’on pourrait attribuer aux vocables « mot » et « phrase ». Je me propose en revanche d’analyser les valeurs connues de tous et qui nous sont familières, mais qui sont mal comprises. Je redonne ici mes deux définitions :
Un Mot est un signe-son articulé dont la fonction est de dénoter quelque chose dont il est parlé.
Une phrase est un signe-son articulé dont la fonction est de représenter l’intentionnalité du locuteur face à l’auditeur.
17Ces deux définitions, qui considèrent le « mot » et la « phrase » d’un point de vue abstrait, sont visiblement hétérogènes. L’idée reçue selon laquelle un mot est forcément un élément de phrase – et ce serait là toute la différence entre « mot » et « phrase » – se heurte au cas de la phrase réduite à un mot. Dans ce cas, mot et phrase sont co-extensifs. Si, dans le passé, on a résisté à l’idée qu’un mot pouvait faire phrase, c’est qu’on refusait d’abandonner l’utile distinction entre phrase et mot, la phrase étant faite de mots. Mais, comme je l’ai indiqué, ce n’est pas ainsi qu’il faut envisager les choses. Les termes « mot » et « phrase » renvoient à deux phénomènes linguistiques concrets totalement différents. On peut par exemple dire que, vu sous un certain angle, un rat est un rongeur et, sous un autre angle, que c’est un animal nuisible. Il reste à expliquer le fait que, dans la réalité concrète, une phrase, c’est soit un mot, soit un ensemble de mots. La difficulté tient à ce que l’on réduit délibérément la phrase à un phénomène strictement linguistique et que l’on exclut du champ linguistique tout ce qui n’est pas un signe vocal articulé renvoyant à une « chose » – à savoir tout ce qui n’est pas « mot ». Autrement, il serait facile d’étendre le sens de “phrase” à de nombreux autres gestes de nature sociale, comme par exemple un regard implorant ou un poing menaçant. Si nous procédions de cette manière, la phrase cesserait d’être considérée comme une entité strictement linguistique, et son hétérogénéité par rapport au mot sauterait aux yeux.
18Le raisonnement précédent suscite une nouvelle idée. Où doit se situer l’analyste du langage ? Le sens d’une phrase est-il dans l’esprit du locuteur à l’instant de parole, ou dans l’esprit de l’auditeur à l’instant de réception ? Ni dans l’un ni dans l’autre. Certainement pas dans l’esprit de l’auditeur, qui risque de se méprendre totalement sur l’intention du locuteur. Pas davantage dans l’esprit du locuteur, qui peut fort bien, et avec intention, dissimuler ses pensées – ce qu’il lui serait impossible de faire si le sens littéral d’une phrase correspondait exactement au contenu de pensée. En conséquence, l’angle de vision du critique doit prendre en compte le locuteur aussi bien que l’auditeur, ainsi que les mots qui passent de l’un à l’autre. La définition suivante me semble donc convenir : le sens d’une phrase est ce que le locuteur a l’intention de faire comprendre à l’auditeur.
Post-scriptum
- 9 à la p. 13 Bühler commet l’erreur assez répandue qui consiste à estimer que l’emploi du langage dan (...)
- 10 Communication présentée à la Philological Society le 2 décembre 1921, publiée dans The British Jour (...)
J’ai pu me procurer l’article de l’Indogermanisches Jahrbuck VI (1918), 1-20, auquel je fais référence ci-dessus. Il s’agit d’une discussion bien pensée et bien conduite sur les définitions actuelles de la phrase. L’auteur, Karl Bühler, part du point de vue que le langage a trois fonctions, dans l’ordre Kundgabe, Auslosung et Darstellung, c’est-à-dire approximativement, « auto-expression », « demande de réaction » et « description ». Il montre qu’aucune de ces fonctions ne convient à elle seule pour définir la phrase, que celle-ci ne peut être définie par rapport au point d’origine, mais seulement par rapport à l’intentionnalité. Il pose donc que l’essence de la phrase réside en ce que les trois fonctions possèdent en commun, à savoir le Sprachzweck (l’« intention ») ou Sinn (le « sens »). Si on l'examine de plus près, le premier de ces deux termes me paraît évoquer ce que j’appelle « l’attitude intentionnelle du locuteur face à l’auditeur », bien que Bühler ne voie pas cela, car il n’inclut pas dans sa théorie du langage la présence obligée de l’auditeur9. Quant à l’emploi du terme Sinn, il oriente dans une mauvaise direction – il est même moins clair que Sprachzweck – et il conduit à la distinction on ne peut plus ténue entre Sinn (« sens »), qui caractériserait la phrase, et Bedeutung (« signification »), qui caractériserait le mot (18). Bühler ne s’avise pas que chacune de ses « fonctions » entre dans toutes les productions authentiquement linguistiques, par quoi j’entends des emplois du langage en tant qu’instrument de communication sociale. Toute phrase relève de la Kundgabe (en gros, est « expressive »), dans la mesure où le locuteur exprime ce qu’il a à dire ; toute phrase relève aussi de l’Auslosung (en gros est « impérative »), pour autant qu’elle requiert au moins l’attention de l’auditeur ; enfin toute phrase relève de la Darstellung (en gros, elle est « assertive »), par quoi il faut entendre qu’il est toujours question de quelque chose. L’une ou l’autre de ces trois fonctions peut être privilégiée, selon l’orientation intentionnelle du locuteur et c’est de la sélection de telle ou telle fonction que dépend le type de phrase. Pour conclure, je me permets de recommander la lecture de l’article de Bühler qui contribue de manière à la fois stimulante et instructive à l’exploration du sujet. Bien qu’il n’ait pas réussi à résoudre le problème, il a bien vu nombre des difficultés et il a indiqué la bonne direction à suivre (Manuscrit reçu le 12 décembre 1921)10.
Notes
1 “Die Zerlegung eines im Bewusstsein vorhandenen Ganzen in seine Teile.” W. Wundt, Völkerpsychologie: Die Sprache, 2nd ed., ii, 241.
2 “Der Satz ist der. sprachliche Ausdruck, das Symbol dafür, dass sich die Verbindung mehrerer Vorstellungen oder Vorstellungsgruppen in der Seele des Sprechenden vollzogen hat, und das Mittel dazu, die nämliche Verbindung der nämlichen Vorstellungen in der Seele des Hörenden zu erzeugen.” H. Paul, Prinzipien der Sprachgeschichte, 4th ed., IV, 121.
3 Ces définitions, et d’autres encore, ont été judicieusement rassemblées par A. Noreen dans Vt'lrl Spräk, v, 61-61. Mon ami le Dr Grapow me fait remarquer que la conception de la phrase de Paul Kretechmer est très proche de la mienne, mais qu’il a laissé de côté la référence capitale à l’auditeur; cf. Geroke-Norden, Einkitung, I. 516-7.
4 A. Marty, Untersuchungen zur Grundzug der allgemeinen Grammatik und Sprach Philosophie, I, 22.
5 Cf. Schiller, Formal Logic, 1912, pour une condamnation sans appel de ladite discipline. Au cours de la rencontre intitulée ls Thinking merely the action of Language Mechanisms? (Cf. Journal, XI, 64 foll.), aucun des intervenants n’a insisté sur le fait qu’un des facteurs récurrents dans les habitudes de langage est la référence à la proximité de l’auditeur (voir, à la p. 86 l’exemple du Professeur Watson : si l’enfant crie par toute la maison, “box”, « la boîte ! », c’est qu’il y a ou qu’il pense qu’il a quelqu’un pour l’entendre, comme d’habitude.
6 Cf P. Wegener, Der Wort alz in lndogermanische Forschungen, 39 (1920), 1-26. Je n’ai consulté aucun ouvrage qui décrive aussi bien la véritable nature du langage que, du même auteur : Untersuchungen 1J.ber einige Grunden des Sprach. leben., Halle, 1895.
7 Jespersen, Sprogets Logik, 38-9. Et de même, Paul, op. cit., 296-7. The Report of the Joint Committee on Grammatical Terminology, p. 14, reconnaît également la difficulté, car il recommande que dans les cas où une phrase complexe « comporte un sujet et un prédicat propres elle soit appelée Proposition Principale, mais que, dans le cas contraire, elle soit nommée Predicat Principal […] ».
8 London: Constable & Co., 1902, 379-80 ; 24-2.
9 à la p. 13 Bühler commet l’erreur assez répandue qui consiste à estimer que l’emploi du langage dans la solitude de la pensée est l’usage normal. Je dois à nouveau m’inscrire en faux contre une telle idée ; quelle que soit l’importance de cet usage, il est néanmoins secondaire, ce serait comme si on utilisait un livre comme presse-papier. On ne fera aucun progrès dans la connaissance du langage si on ne le situe pas celui-ci sur le plan qui est le sien, à savoir la communication, l’échange verbal et la coopération entre un locuteur et un allocutaire, sans oublier un univers partagé et une langue commune.
10 Communication présentée à la Philological Society le 2 décembre 1921, publiée dans The British Journal of Psychology, vol. 12, avril 1922, 352–361.
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Référence papier
Alan H. Gardiner, « Définition du « mot » et de la « phrase » », Modèles linguistiques, 74 | 2016, 97-108.
Référence électronique
Alan H. Gardiner, « Définition du « mot » et de la « phrase » », Modèles linguistiques [En ligne], 74 | 2016, document 4, mis en ligne le 02 août 2017, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/2001 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.2001
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