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D’un simulacre l’autre : pastiches d’autofictions

Michel Erman
p. 23-32

Texte intégral

  • 1 Philippe Lejeune, Signes de vie. Le Pacte autobiographique 2, Seuil, 2005, p. 25.
  • 2 Cette définition figure sur la quatrième de couverture de Fils (« Folio »).

1Les auteurs d’autofictions cherchent à réinventer le vécu au travers des déplacements opérés par l’écriture, en cela ils pratiquent, grâce entre autres à certaines figures ou postures stylistiques, ce que Philippe Lejeune nomme très opportunément un « mixte de roman et d’autobiographie »1. Le néologisme « autofiction », inventé en 1977 par Serge Doubrovsky pour qualifier Fils, roman étayé sur la matière apportée par une cure analytique, a fait couler beaucoup d’encre ; c’est en fait un mot-valise qui repose sur le télescopage sémantique de « soi » et de « fiction ». L’essentiel de la définition qu’en donnait l’écrivain est la suivante : « Fiction d’événements et de faits strictement réels »2.

  • 3 Jean-François Chiantaretto, De l’acte autobiographique, Champ Vallon, 1995, p. 167.

2À priori, l’autofiction fait donc fi du pacte de sincérité implicite dans l’autobiographie. Ajoutons qu’à l’instar de Fils, la plupart des autofictions se présentent comme des romans ; c’est donc que l’imagination se mêle à la mémoire des faits pour donner à la fiction une prévalence. Peut-on alors considérer comme le fait J.-F. Chiantaretto que le genre procède de « la mise en fiction d’un auto-témoignage sur le sentiment d’être fictif »3 ? On aurait alors affaire à une manière détournée d’autobiographie dans la mesure où il faudrait tenir que le narrateur, qui de toutes les manières reste bien l’auteur, adhère à une vérité qu’il déconstruit, voire dénie, tout à la fois.

3Quoi qu’il en soit, remarquons que cette sémiosis problématique qui se joue des conventions génériques en conservant les techniques du roman tout en utilisant une matière clairement factuelle partage avec le pastiche le sens de la duplicité dans la mesure où elle entretient nécessairement un rapport hypertextuel avec l’autobiographie dont elle signe le pacte de façon ambivalente.

  • 4 Rappelons que Kate Hamburger considérait que, par nature, un récit à la première personne demande à (...)
  • 5 C’est ainsi que Gérard Genette juge le terme « aujourd’hui galvaudé » (Bardadrac, Seuil, 2006, p. 1 (...)

4Employé sans grande précision définitoire par la critique depuis les années quatre-vingt-dix, le terme d’autofiction s’applique aujourd’hui à toutes sortes de récits à la première personne associant la réalité à la fiction ; en un mot, il constitue un genre pour le moins indécis4 qui s’inscrit, sans nul doute, dans une certaine tradition française du récit égotiste. Cependant chez certains auteurs, la mise en scène du factuel l’emporte bien souvent sur la construction romanesque si bien que l’on peut avoir affaire à des récits à dominante narcissique ou hagiographique les amenant à confondre écriture de soi et représentation, parfois spectaculaire, du moi5. Ajoutons que semblable dynamique verse, le plus souvent, dans la monodie, l’exact contraire de la polyphonie romanesque. Et le lecteur, naïf, happé par cet horizon exhibitionniste de mise en scène, de se poser alors la question d’une parodie de l’écriture intime… Bref, quel que soit son régime l’autofiction acquiert souvent dans l’esprit du lecteur un statut hypertextuel, et c’est un genre tout aussi célébré et décrié que le fut, en sa belle époque, le pastiche…

  • 6 Balland.
  • 7 Mounir Laouyen, « L’autofiction : une réception problématique » in Frontières de la fiction, colloq (...)
  • 8 Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975, p. 145. Remarquons que l’auteur détourne dans ce te (...)
  • 9 Le Roland-Barthes sans peine, p. 50.
  • 10 La distance critique amène non pas à reproduire le pastiche des auteurs qui repose sur une approche (...)

5En 1978, dans Le Roland-Barthes sans peine6, Michel-Antoine Burnier et Patrick Rambaud livrent, en parodiant une célèbre collection de manuels destinés à apprendre par soi-même une langue étrangère, un allègre pastiche de l’écriture de « fictionnalisation de soi »7, selon l’heureuse qualification de M. Layouen, pratiquée par l’auteur du Roland Barthes par Roland Barthes qui, délibérément, cherche dans ce livre non pas à « se commenter » mais à se « ré-écrire »8. Fictionnalisation dont ils s’attachent à détailler les procédés et qu’ils illustrent grâce à des règles, telle celle du « ramener-à-soi » : « Le ramener-à-soi réduit le monde alentour au Moi-je. Plus le Moi-je est confiné, rétréci, meilleure sera la faconde. Dans la conversation courante, cette figure se traduit par la phrase : « C’est comme pour moi… »9. Toutefois, de par la nature autobiographique particulière du projet barthésien qui prétend substituer au récit intime des faits de langage, le pastiche moque moins les références biographiques que leur énonciation. Il vaut surtout pour les formules que l’on regroupera autour de traits de style particuliers10. On relèvera :

• les procédés de dérivation : « irréversible/irréductible » (à propos de l’enfance) (RB par RB, p. 26)

• le goût des hyperboles : « l’ennui serait-il donc mon hystérie ? » (ibid., p. 28)

• les néologismes créés par dérivation : « la famille sans le familialisme » (ibid., p. 31)

  • 11 11. Burnier et Rambaud inventent le savoureux « ce-que-je-ressens-moi », Le Roland-Barthes sans pei (...)

• la création de concepts forgés sur des compositions lexicales abusives : « le vouloir-être-intelligent » (ibid., p. 34)11

• les métaphores arbitraires (« incongrues », selon Burnier et Rambaud) : la pellicule photographique présentée comme un « ruban bavard » (ibid., p. 59)

  • 12 Ibid., p. 95.

6Remarquons que sous la plume des auteurs le pasticcio le dispute au salmigondis : leur livre est, en effet, divisé en dix-huit leçons suivies de « morceaux choisis » incluant un cahier de photographies, tel ce cliché de classe primaire que le supposé RB commente en ces termes : « Le premier séminaire. On découvre l’écoute des autres, c’est-à-dire que l’Autre nous écoute. Satisfaction du Moi-je »12. Le pastiche ou l’art d’accommoder les restes du genre que constitue le manuel en rendant délectable ce qui ne pourrait qu’être insipide…

  • 13 Pierre Jourde/Éric Naulleau, Le Jourde et Naulleau, Mango, 2008, p. 221.
  • 14 Ibid., p. 7.

7Dans le récent Jourde et Naulleau sous-titré Précis de littérature du XXIe siècle, le salmigondis s’interprète comme un régime tout particulier. Les deux auteurs tiennent l’autofiction pour un genre qui permet aux écrivains contemporains de « raconter à peu près tout ce qui leur vient à l’esprit » et de citer entre autres : Marguerite Duras, Philippe Sollers, Christine Angot et Camille Laurens13. Il s’agit d’un pastiche des manuels de Lagarde et Michard — qu’ils imaginent lu en 2050 par des étudiants ou des amateurs de littérature — qui présente « quelque morceaux choisis parmi les dernières grandes œuvres qui illuminèrent les lettres françaises à l’orée du XXIe siècle »14 comme il est ironiquement précisé dans l’introduction. En l’occurrence l’originalité de ces pastiches réside dans la façon dont ils usent de la parodie. En effet, si les textes cités sont réels c’est dans les présentations de chaque auteur rédigées à la manière du Lagarde et Michard et associées à un appareil de notes, à une bibliographie fictive et même à des sujets de devoirs que le régime parodique joue à plein régime.

  • 15 Ibid., p.p. 221-222.
  • 16 Ibid., p. 226.
  • 17 Ibid., p. 229.

8Prenons le cas de Camille Laurens qui, selon ses pasticheurs, « s’adonne à l’autofiction » bien que son « influence majeure reste le classicisme : rigueur de la forme, choix du mot juste, rejet du moi. La lecture intensive de La Rochefoucauld, surtout, a nourri son œuvre, et cet écrivain est abondamment cité dans L’Amour, roman. Camille Laurens y démontre en effet avec brio qu’on peut dire en cinquante pages ce que La Rochefoucauld formule en vingt mots […] En écho à la fermeté classique, Camille Laurens joue l’affaissement et s’adonne en virtuose au récit mou, également appelé par le critique russe Pavel Zrodorski, dans son célèbre article de la revue Fumage (2006), Auto-gloubi-boulga : « L’auto-gloubi- boulga confie à la parole de quiconque sur quoi que ce soit le soin de ne pas représenter directement ce dont on choisit d’ignorer de quoi il retourne »15. Après ce vigoureux éloge paradoxal doublé d’une ironie au sujet de l’utilisation à confusion de la polyphonie dans l’autofiction — on notera la métaphore culinaire : le gloubi-boulga étant une variation satirique sur le pasticcio, l’action de touillage en plus — viennent des extraits de plusieurs récits agrémentés de notes, telle celle qui commente un énoncé décrivant une scène de fellation dans L’Avenir (« je suis l’amante religieuse ») : « Allusion. À qui ? »16, ou encore celles qui caractérisent le début de Dans ces bras-là et qui moquent le stéréotype de la réflexivité cher à Duras que Laurens, décidément, (re)copie : « Le narrateur intervient pour expliquer qu’il écrit et ce qu’il écrit (…) bavardage ininterrompu mimant la discontinuité de la vie même »17.

9Au total, les textes des auteurs pastichés sont bel et bien cités selon la méthode de l’anthologie littéraire mais ils sont travestis par les présentations et les notes juxtaposées. Si bien qu’ils apparaissent, en définitive, cités en mention ; ils jouent, en réalité, un rôle d’hypotexte vis-à-vis le discours métadiscursif des pasticheurs. Comme dans le Burnier et Rambaud, il s’agit moins du pastiche du genre, en l’espèce le manuel, que de celui d’autofictions prises pour cible. La différence réside dans le fait que le pastiche repose non pas sur l’imitation mais sur l’insertion laquelle ne modifie en rien le style des hypotextes. Par contrecoup hypotextes et hypertextes se confondent… l’imitation a laissé place à la liquidation…

  • 18 Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 14.
  • 19 Daniel Sangsue, La parodie, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1994, p. 93.

10Examinons à présent des cas où il y a immédiatement « contrat de pastiche », selon le mot de Genette, c’est-à-dire que le terme « pastiche » est présent de façon explicite dans le paratexte ou que sont donnés « le nom du pasticheur et celui du pastiché »18 . Il s’agit de détournements d’écriture qui comportent dans leur construction une dimension parodique claire, c’est-à-dire une « transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier »19. À commencer par les noms des auteurs pastichés qui font l’objet d’une modification ironique : Christine Angot devient Christine Anxiot, Marguerite Duras Marguerite Duraille...

  • 20 Balland, 1988. À noter que la maquette du livre imite celle des Éditions de Minuit, éditeur habitue (...)
  • 21 P. R. renvoie aussi au style adopté par Duras dans les entretiens qu’elle donna à profusion afin, d (...)

11Avec Virginie Q. de ladite Marguerite Duraille, Patrick Rambaud20 se livre à un pastiche du style de l’auteur de l’Amant en ramenant celui-ci à un certain nombre de procédés qui construisent un imaginaire. Le premier se trouve dans le titre lui-même et fait référence à la façon dont Duras laisse certains personnages dans l’ombre en ne les désignant que par des initiales (dans L’Amant, il s’agit de Hélène L.). Le paratexte a, par ailleurs, son importance puisqu’il induit les premiers effets de parodie : le titre, par exemple, a implicitement une signification oxymorique combinant virginité et luxure, le surnom sous forme de sobriquet donné à l’auteur est lourd de connotations liées à des états de langue (emploi familier de « dur, dur », valeur péjorative du suffixe « aille ») ; d’autre part Patrick Rambaud signe sous les initiales P. R. une préface qui permet de renvoyer de façon délibérément satirique aux hypotextes, L’Amant et Les yeux bleus cheveux noirs, principalement21.

  • 22 Annick Bouillaguet, L’Ecriture imitative : pastiche, parodie, collage, Nathan, coll. « Université » (...)
  • 23 Ibid., p. 31.

12Au nombre des procédés, Patrick Rambaud use particulièrement de descriptions au conditionnel fréquentes chez Duras (« Il y aurait des chambres à l’étage et ils seraient montés »), de répétitions et de dérivations lexicales qui ont pour effet de saturer le texte ainsi que de l’indétermination énonciative, laquelle fait que le lecteur ne sait pas toujours très bien qui est à l’origine de l’énoncé. Ce sont ces jeux discursifs faits de variantes qui signent le pastiche. C’est précisément ce que relève Annick Bouillaguet dans Virginie Q. pour en dégager la virtuosité tout en contestant, à bas bruit, son honnêteté puisqu’il s’agit, dit-elle, de vider les procédés de leur sens « en faisant jouer à vide la mécanique et suggérer, peut-être, que le sens initial n’existe pas »22. Et de conclure : le pastiche de Rambaud « crée chez son lecteur l’illusion de la reconnaissance, mais c’est le vide qu’il s’agit de reconnaître. Le coup de force du pasticheur consiste à faire prendre l’absurdité du texte second pour celle du texte premier »23.

13Rambaud laisse entendre que l’écriture durassienne, du moins dans certains de ses aspects, est affaire de procédés, Bouillaguet réplique que tout cela est caricatural – remarquons, cependant, qu’elle conserve le terme de « procédés » aux connotations rien moins que négatives ! Au total la vis comica dépend de chaque lecteur mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui nous occupe ressortit principalement au fait que le pastiche repose en premier lieu sur les représentations discursives que Duras/Duraille donne d’elle-même.

  • 24 Voir Le Jourde et Naulleau, p. 27.
  • 25 Dans Le Rire, Bergson rappelle combien l’émotion s’oppose, précisément, au rire (PUF, 2004).

14Ce qui distingue un récit autofictionnel d’un récit fictif, c’est que les marques déictiques du premier embrayent sur la description d’un état psychologique plutôt que sur un état de chose, partant ils prennent le lecteur pour un miroir et en font une sorte de co-énonciateur. Pierre Jourde et Eric Naulleau s’amusent, d’ailleurs, à en repérer l’incarnation dans la prose de Christine Angot avec le personnage de l’ange gardien ou du confident qui est là pour recueillir la parole de l’auteur24. Mutatis mutandis, cet appel au lecteur constitue également une caractéristique du pastiche en tant que genre, ne serait-ce qu’au travers du pacte de lecture que l’écriture imitative quand elle procède d’une charge cherche à établir. En effet, le lecteur doit rire de ce qu’il lit sans ressentir d’émotions à propos de ce qui est narré25 et, dans cette finalité, il faut au pasticheur savoir manier la figure de l’ironie de façon toute subtile — c’est-à-dire sans méchanceté aucune — pour être sûr de créer une connivence avec un lecteur qui cherche d’abord à se divertir.

  • 26 Chiflet et Cie, 2007.
  • 27 Et si c’était niais, p. 29.

15Autre recueil contemporain de pastiches : Et si c’était niais de Pascal Fioretto26 . L’ouvrage parodie dans son titre un célèbre best seller de littérature dite populaire qui est au roman ce que les Mac Do sont à la gastronomie et il est clairement sous-titré : « Pastiches ». On y trouve une imitation de Christine Angot sous le titre « Pourquoi moi » signée Christine Anxiot – rappelons qu’Angot a publié, entre autres, un célèbre Sujet Angot en 1997. La dimension parodique est induite par le paratexte tandis que le pastiche à proprement parler s’élabore selon les procédés de saturation lexicale (écrire/crier/s’écrier), la profusion des métaphores cloacales (« Ce matin, dans la cuvette. Comme un chapelet d’îles grecques. Noires sur le bleu de l’Harpic »27) ou encore l’abus des hyperbates rappelant le style journalistique, tous procédés propres à Angot. Avec « 64°/° (Soixante-quatre pour cent) » de Frédéric Beisbéger (lire bcbg), Fioretto s’amuse de l’écriture indéterminée, du goût pour les digressions et de l’énonciation narcissique frisant le tout-à-l’ego de l’auteur de 99 francs, et de tant d’autres œuvres impérissables ! Dans les deux cas on a affaire à un pastiche du style dont la finalité est d’exemplifier des situations et des lieux caractéristiques narrés dans les hypotextes : les références aux fonctions corporelles qui construisent un narcissisme du dégoût chez Angot, le snobisme qui se croit ironique mais de si bon goût chez Beigbeder. Le plus souvent, le pastiche condense des thèmes développés dans les hypotextes mais, en l’occurrence, Pascal Fioretto n’a guère eu à se donner de mal tant les hypertextes semblent proches de leurs modèles !

  • 28 Le Jourde et Naulleau, p. 23.
  • 29 Dans ces bras-là cité dans ibid., p. 223.
  • 30 Et si c’était niais, p. 159.
  • 31 Jean Sareil, L’écriture comique, PUF, coll. « Écriture », 1984, p. 144.

16D’un point de vue rhétorique ces pastiches relèvent du discours démonstratif du blâme lequel prend parfois, comme on l’a vu, la forme de l’éloge paradoxal. Les arguments qui constituent l’hypertexte sont en règle générale d’ordre énonciatif et reposent sur le stéréotype de l’amplification : une fois les procédés mis au jour, il s’agit de jouer de la variante et de la condensation pour qu’il y ait pastiche mais celui-ci n’est pas nécessairement une récriture surdéterminée comme on vient de le voir avec Fioretto ! Certes, dans le Jourde et Naulleau, on relève quelques arguments que l’on pourrait juger ad personam au sujet (sic) de Christine Angot. En réalité, ils proviennent du fait que dans ses récits celle-ci « raconte sa vie dans les moindres détails »28, qu’elle est précisément au nombre de ceux qui confondent écriture de soi et exhibition dans un lyrisme boursouflé et dégradé. L’amplification, donc, use de la répétition comme figure privilégiée, c’est pourquoi on relève nombre de formes répétitives dans nos pastiches : les dérivations chez Barthes et chez Angot, les paronomases chez Laurens : « oncle furieux, grand ongle, d’accord »29 ou encore les épiphores, caricaturales, chez Beigbeder : « Il y a si longtemps que j’attends que je ne sais plus depuis combien de temps j’attends. Pourtant, j’attends. Attablé au Mathis, devant un tartare de thon rouge à 23 euros »30. Or, comme l’a remarqué Jean Sareil dans son étude portant sur l’écriture comique : « la répétition sert le rire puisque, en ayant l’air d’augmenter l’intensité pathétique de la scène, elle la vide, en fait, sous certaines conditions, de son contenu émotionnel »31.

  • 32 Grasset, 1989.
  • 33 Voir Michel Erman « Doubrovsky du côté de chez Proust : une lecture intertextuelle » dans les Actes (...)
  • 34 Le Jourde et Naulleau, p. 35. Les pasticheurs citent là un critique « sérieux », malheureusement la (...)
  • 35 Ibid.

17Si la figure de la répétition est au cœur de l’écriture mimétique et, en particulier, des pastiches qui nous importent ici, c’est qu’elle exemplifie une caractéristique stylistique qui construit l’autofiction. En effet, même les écritures autofictionnelles peu susceptibles d’être l’objet d’une charge mimétique ou d’une lecture réversible s’étayent sur les grandes figures de répétition. À l’exemple de « l’écriture consonantique » de Serge Doubrovsky qui, en « donnant l’initiative aux mots » afin de creuser le moi, use entre autres figures de style de nombreux parallélismes syntaxiques comme de phénomènes de dérivation et procède, ainsi, du ressassement dans la manière de rythmer ce que livrent les associations mémorielles du narrateur. Que celles-ci relèvent de l’anamnèse comme dans Fils ou de la réminiscence comme dans Le Livre brisé32, la répétition a pour fonction de fixer de façon chronotopique le souvenir, fût-ce en l’interprétant ou en le rêvant33 et, partant, de décentrer le sujet. Il en va, bien sûr, tout autrement de l’usage « très personnel de la répétition » fait « dans un esprit moderne »34 par Christine Angot que relève Le Jourde et Naulleau : « J’accouchais Léonore Marie-Christine Marie Christine Léonore Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore Léonore Léonore Léonore (…) Mon petit amour ma petite chérie mon or mon trésor mon amour mon petit amour Marie-Christine Léonore Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore… » Il s’agit, paraît-il, de mimer les mantras bouddhiques afin de tendre vers le Grand Vide… Voire « d’y basculer », ajoutent les pasticheurs…35 En l’occurrence la répétition ne sert en aucun cas à représenter un sujet divisé mais, tout au contraire, à le célébrer dans toute sa gloire narcissique.

  • 36 Éric Naulleau, Petit-déjeuner chez Tyrannie, La fosse aux ours, 2003. L’auteur présente, entre autr (...)
  • 37 Éric Naulleau, « L’ironie contre l’imposture », entretien avec Michel Erman, site internet combats- (...)
  • 38 Entretien publié dans le magazine Lire, février 1998, p. 45.
  • 39 Éric Naulleau, « L’ironie contre l’imposture », art.cit.

18Le rapprochement scriptural entre le genre de l’autofiction et celui du pastiche ne constitue pas le seul point de rencontre et de friction. Il est aussi une raison externe mais capitale, celle de pouvoir tenir une parole critique dans une république des lettres versant de plus en plus vers un régime « dictatorial » qui cherche à contrôler les jugements portés à son endroit par une critique sans grand scrupule ou à mettre en place des stratégies de communication orientées vers les auteurs plutôt que vers les livres. Peu de temps avant de découvrir sa vocation de pasticheur, Éric Naulleau avait fait paraître un récit présentant le jeu manœuvrier d’une partie du monde littéraire parisien, récit tissé de fils ironiques et de quelques épigrammes savoureux36 dans lequel il s’interrogeait sur les mœurs de la république des lettres (en particulier à propos de la politique éditoriale du « Monde des livres ») qu’il comparait, précisément, à celles qui sévissaient dans les dictatures de l’ancien bloc de l’Est37. Pour sa part Patrick Rambaud a expliqué qu’il avait pris la décision d’écrire un pastiche de Duras à la suite d’une sourde exaspération née des attitudes prétentieuses et arrogantes de l’auteur de L’Amant dans le milieu littéraire38 . Or, de par la frontière poreuse qu’elle établit entre pacte romanesque et pacte autobiographique, l’autofiction laisse entrer les mauvaises manières de la république des lettres dans les productions littéraires si bien que « la posture remplace le style, le narcissisme la pensée »39. Le pastiche semble alors être l’une des façons de s’opposer à la doxa et d’exprimer un jugement critique, à l’instar de l’éloge paradoxal qui en est la figure symbolique.

19Bien loin de l’enquête sur soi pratiquée par Michel Leiris qui cherchait dans ses récits de vie à explorer sa part obscure, la dynamique narcissique de la production littéraire actuelle place l’intime en pleine lumière mais n’éclaire rien de l’âme humaine. Cette exposition de l’intime joue dans le monde de l’imprimé le même rôle que la télé-réalité dans le monde médiatique à une époque où la quête de l’identité l’emporte sur les utopies collectives du passé. Si l’on ajoute l’importance que revêt dans l’esthétique littéraire post nouveau roman la récriture, on comprend le goût manifesté par le public pour ces autofictions comme pour leurs pastiches. D’un simulacre l’autre, donc. Mais dans un cas il s’agit de produire une réflexion de soi, dans l’autre d’offrir une réflexion sur un style d’époque.

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Notes

1 Philippe Lejeune, Signes de vie. Le Pacte autobiographique 2, Seuil, 2005, p. 25.

2 Cette définition figure sur la quatrième de couverture de Fils (« Folio »).

3 Jean-François Chiantaretto, De l’acte autobiographique, Champ Vallon, 1995, p. 167.

4 Rappelons que Kate Hamburger considérait que, par nature, un récit à la première personne demande à être lu comme une non-fiction (Logique des genres littéraires, Seuil, coll. « Poétique », 1986).

5 C’est ainsi que Gérard Genette juge le terme « aujourd’hui galvaudé » (Bardadrac, Seuil, 2006, p. 136).

6 Balland.

7 Mounir Laouyen, « L’autofiction : une réception problématique » in Frontières de la fiction, colloque de janvier 2000 du site Fabula.

8 Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975, p. 145. Remarquons que l’auteur détourne dans ce texte les normes de la fameuse collection « Écrivains de toujours ». Cette imitation « sérieuse » n’a pas été lue comme un pastiche… Les pasticheurs visent aussi les Fragments d’un discours amoureux.

9 Le Roland-Barthes sans peine, p. 50.

10 La distance critique amène non pas à reproduire le pastiche des auteurs qui repose sur une approche stylistique par trop générale (ils relèvent, en particulier, des phénomènes de dédoublement des mots et d’énumération, de gavage du texte qui fait que toute proposition simple doit être complexifiée, de synonymie, de truismes…) mais à faire une synthèse de leur démarche et, partant, d’en vérifier la pertinence.

11 11. Burnier et Rambaud inventent le savoureux « ce-que-je-ressens-moi », Le Roland-Barthes sans peine, p. 19.

12 Ibid., p. 95.

13 Pierre Jourde/Éric Naulleau, Le Jourde et Naulleau, Mango, 2008, p. 221.

14 Ibid., p. 7.

15 Ibid., p.p. 221-222.

16 Ibid., p. 226.

17 Ibid., p. 229.

18 Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 14.

19 Daniel Sangsue, La parodie, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1994, p. 93.

20 Balland, 1988. À noter que la maquette du livre imite celle des Éditions de Minuit, éditeur habituel de Marguerite Duras.

21 P. R. renvoie aussi au style adopté par Duras dans les entretiens qu’elle donna à profusion afin, dit-il, de rendre un aperçu complet de « la palette duraillienne ».

22 Annick Bouillaguet, L’Ecriture imitative : pastiche, parodie, collage, Nathan, coll. « Université », 1996, p. 30.

23 Ibid., p. 31.

24 Voir Le Jourde et Naulleau, p. 27.

25 Dans Le Rire, Bergson rappelle combien l’émotion s’oppose, précisément, au rire (PUF, 2004).

26 Chiflet et Cie, 2007.

27 Et si c’était niais, p. 29.

28 Le Jourde et Naulleau, p. 23.

29 Dans ces bras-là cité dans ibid., p. 223.

30 Et si c’était niais, p. 159.

31 Jean Sareil, L’écriture comique, PUF, coll. « Écriture », 1984, p. 144.

32 Grasset, 1989.

33 Voir Michel Erman « Doubrovsky du côté de chez Proust : une lecture intertextuelle » dans les Actes du colloque « Masculin, féminin, pluriel ? Autour de Serge Doubrovsky » 6-8 mars 2008, Université de Haute-Alsace, l’Harmattan, 2009.

34 Le Jourde et Naulleau, p. 35. Les pasticheurs citent là un critique « sérieux », malheureusement laissé anonyme… La citation d’Angot est extraite de L’Inceste.

35 Ibid.

36 Éric Naulleau, Petit-déjeuner chez Tyrannie, La fosse aux ours, 2003. L’auteur présente, entre autres, « une machine à faire du Sollers sans peine » : propos de café du commerce et procédé stylistique de l’énumération (p. 54).

37 Éric Naulleau, « L’ironie contre l’imposture », entretien avec Michel Erman, site internet combats-magazine, 30 juin 2004.

38 Entretien publié dans le magazine Lire, février 1998, p. 45.

39 Éric Naulleau, « L’ironie contre l’imposture », art.cit.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michel Erman, « D’un simulacre l’autre : pastiches d’autofictions »Modèles linguistiques, 61 | 2010, 23-32.

Référence électronique

Michel Erman, « D’un simulacre l’autre : pastiches d’autofictions »Modèles linguistiques [En ligne], 61 | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/184 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.184

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Auteur

Michel Erman

Université de Bourgogne

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