Le nom de la lettre et son inscription
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- 1 Les noms de ε, υ, ο et ω, epsilon, upsilon, omicron et oméga ont été fixés par Priscien.
Tu sais que nous désignons les lettres par des noms, et non par elles-mêmes, excepté l’e, l’u, l’o et l’ô1. Quant aux autres lettres, voyelles et consonnes, tu sais que nous y ajoutons d’autres lettres pour former leurs noms. Mais tant que nous y mettons la lettre même avec sa valeur clairement exprimée, il est juste de lui donner ce nom-là, qui la désignera pour nous. Prenons par exemple le bêta : tu vois que l’addition de l’ê, du t et de l’a n’a rien gâté et n’empêche pas que la nature de cette lettre ne soit clairement exprimée par le nom entier.
Cratyle, Réponse de Socrate à Hermogène, 393-d, Platon, Œuvres complètes, éd. d’E. Chambry, Garnier-Flammarion, 1967, 408.
La lettre a perdu son nom
- 2 J. Authier-Revuz, « Parler avec des signes de ponctuation, ou de la typographie à l’énonciation », (...)
1C’est avec l’extinction, il y a quinze siècles, des grammairiens romains, les derniers à épeler en grec d’autres langues que le grec, que la lettre de l’alphabet, qui pourtant sert à nommer tous les autres objets du monde, a perdu son nom. Les signes annexes s’en sont mieux tirés, qui ont reçu des noms orthographiés tout au long : [#], c’est « dièse » ; [@], c’est « arrobas » (aujourd’hui « arobace ») après avoir longtemps été « a commercial », [&], c’est « esperluette »… tandis que [a] s’est réduit à « a », [b] n’étant pas « *bé », etc. Le mot « alphabet », formé sur alpha et bêta – faut-il le rappeler –, n’évoque plus qu’un passé culturel révolu, le monde grec dans ses origines – et des lettres qui n’ont plus court, sinon en mathématiques et en physique (nucléaire). Si α, β, γ continuent de rayonner, ils sont bien les seuls. Le mot « abécédaire », formé sur a, *bé, *cé, *dé, plus proche de nous, rappelle l’école primaire de Victor Duruy et de Jules Ferry. Il ne renvoie pas à la lettre en tant que signe linguistique : il désigne la forme de la lettre-objet, des lettres brodées ou peintes, ouvrages de demoiselles ou logos sur les murs des villes. Tout se passe en effet comme si la perte du nom entraînait la dissociation de l’unité du signe au profit du seul signifiant, avec deux contreparties (il est vrai très positives) : d’une part – du côté de la forme – l’entrée des noms des lettres dans le lexique par métaphorisation, pour « parler avec les lettres » comme aurait dit Jacqueline Authier-Revuz2, et d’autre part – du côté de la substance – un développement autonome du dessin de lettre : c’est ainsi que l’esperluette vient d’être prise comme logo de sa marque par France-Télécom, au risque de bientôt se prononcer « orange », pour évoquer symboliquement à la fois la copule (« ce qui réunit les usagers ») et le service dit de la « boucle locale ».
- 3 Cf. M. Arabyan, « De quoi est faite la lettre de l’alphabet », Actes du colloque Sémio 2001, Pulim, (...)
2C’est sur cette perte du nom de la lettre que l’on souhaite ici s’interroger, réservant à d’autres enquêtes la dimension signalétique et publicitaire du problème3.
Rappels linguistiques
- 4 Edition T. de Mauro (fac-similé de Payot 1922), Payot, 1987, 32.
3L’intérêt premier de la lettre de l’alphabet, sa raison d’être à la fois historique et systémique, c’est qu’elle permet de noter la langue au sens où l’entend l’« Introduction », chap. III, § 2, du Cours de linguistique générale de Saussure4 :
Les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles ; l’écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu’il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d’un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n’y a plus que l’image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car […] chaque image acoustique n’est que la somme d’un nombre limité d’éléments ou phonèmes susceptibles à leur tour d’être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l’écriture.
- 5 Cf. (entre autres titres) J. Goody, La raison graphique, Minuit, 1979.
4Même si toute écriture n’est pas alphabétique, et même si notre propre écriture n’est pas seulement alphabétique – la sémiologie de l’écrit dépassant de beaucoup le champ d’exercice des signes-sons5 –, on doit admettre que le point de vue de Saussure lui donne beaucoup plus d’autonomie que ne le reconnaît la vulgate.
- 6 De Dialectica, in P. Garrigues et M. Arabyan, Les grammairiens romains : Anthologie bilingue, L’Har (...)
5Saussure lui-même semble là-dessus reprendre la tradition stoïcienne dont s’inspire Aristote, ou encore Augustin dont je citerai un passage peu connu6 :
- 7 Cette conception dure jusqu’au xviiie siècle, où littera, lettre continue à signifier à la fois let (...)
Parler, c’est donner un signe avec une voix articulée. Par articulée, j’entends un message graphiquement compréhensible […] Quand un lecteur observe les lettres, son entendement capte le message proféré par la voix. Quel est le rôle des lettres, sinon, après s’être présentées aux yeux, de présenter la voix à l’entendement ? Ce que nous lisons, ce ne sont donc pas des mots, mais les signes des mots. Nous usons du terme lettre [littera], bien qu’elle soit le plus petit élément de la voix articulée, pour l’appeler ainsi même quand nous la voyons écrite ; dans ce cas elle n’est pas proférée, et ce qui se présente n’est pas un élément de la voix, mais le signe d’un élément de la voix ; de la même manière nous appelons verbe [verbum] un mot même quand, écrit, il n’est pas la manifestation d’une voix signifiante.7
- 8 La République, 3, 2, d’après F. Desbordes, Idées romaines sur l’écriture, P. U. Lille, 77.
6Cicéron disait déjà plus naïvement, c’est-à-dire plus franchement8 :
L’[…]Esprit ayant trouvé les hommes qui balbutiaient confusément des sons informes, découpa ces sons et les articula, donna aux choses des noms comme signes et relia les hommes, jusque-là dispersés, par le doux lien de la parole. Un Esprit semblable inventa un petit nombre de signes permettant de marquer et de représenter les sons de la voix qui paraissaient innombrables.
- 9 F. Desbordes, « La prétendue confusion de l’écrit et de l’oral dans les théories de l’Antiquité », (...)
- 10 Tout ce paragraphe est inspiré du Cratyle, déjà cité, dont on trouve sous le même angle une discuss (...)
7Tout cela ne signifie pas que les Anciens ne faisaient pas la distinction entre l’ordre du phonématique et l’ordre du graphématique, mais que l’état des langues parlées et des langues écrites qu’ils parlaient et écrivaient, le grec et le latin, ne pouvait manquer de leur suggérer un rapport direct entre les deux domaines.9 La notion d’articulus, article, avec sa double acception – plus petite unité décomposable de la langue et unité d’articulation à valeur sémantique – est liée à la théorie atomique : de même que les marches d’un perron s’usent à mesure qu’elles sont frottées par les pieds des gens qui passent, ce qui prouve la nature discrète des constituants premiers de la matière, de même l’étymologie permet-elle de remonter lettre par lettre jusqu’à l’institution sociale du langage10.
8On ne peut manquer d’être frappé par l’opposition ainsi généralement faite entre le nombrable de la lettre et l’innombrable des sons de la voix (au sens phonétique, et non phonologique, du terme – la phonétique est une science plus récente que la phonologie) et des objets du monde : que plusieurs dizaines de milliers de mots puissent s’exprimer grâce à un code de 24 unités, cela a certainement dû être tenu pour une des clefs de l’univers, au même titre que la numération, elle-même purement alphabétique chez les Grecs et les Latins. Si très tôt dans l’histoire de la linguistique la voix de l’homme est conçue comme articulée – constituée d’unités discrètes, à la différence de la voix de la bête –, c’est bien à l’image de la lettre, ce qui ne signifie pas pour autant que l’écriture soit entièrement subrogée à l’oral, tant s’en faut.
Problèmes de reconnaissance de forme
- 11 Cf. A. Millet dans V. Lucci [éd], Des écrits dans la ville : Sociolinguistique des écrits urbain (...)
- 12 A. Zali et A. Berthier, L’Aventure des écritures : Naissances, BNF, 1997, 188-189. On notera que po (...)
9La nature de ce qui distingue les lettres entre elles en tant que système codé à des fins d’expression linguistique pose toutes sortes de problèmes encore mal résolus, tel celui de savoir ce qui fait le lien entre la lettre isolée de l’imprimerie et la cursive attachée à ses voisines par le ductus de l’écriture manuelle. Certains auteurs proposent de distinguer deux plans d’existence de la lettre – la lettre telle qu’elle est donnée à voir, et celle qu’il faudrait identifier « derrière » chaque « réalisation » –, comme si le sens de la lettre – son dessin idéal – avait une existence purement virtuelle qui viendrait se « réaliser », « s’incarner », « se concrétiser » sous forme visuelle11. On oppose ainsi le caractère et le glyphe, le caractère étant la forme référentielle du signe indépendante des traits contingents et autres ana- ou métamorphoses idio- ou allographiques d’une infinité d’exécutions possibles, et le glyphe chacune de ces exécutions12 :
Le caractère […] est une abstraction dont le nom s’écrit en toutes lettres, par exemple bêta majuscule, et le glyphe est la réalisation « à l’encre » du caractère.
- 13 Le signe (au sens typographique du mot) se distingue du caractère en ce qu’il inclut les blancs in (...)
10Cependant, le mot « caractère » ne semble pas bien choisi, parce qu’il réfère à des entités déjà très chargées de sens : outre le « caractère » chinois, il y a le « caractère » d’imprimerie, qui désigne la lettre en tant que signe typographique pris dans un système plus étendu – divisé en « fontes », « polices » et « sortes » par les professionnels –, « caractère » qui peut donc être majuscule, ou gras, ou italique, ou accentué, ou non latin, etc. C’est pourquoi je propose de choisir le mot type, du gr. τυπος, de τυπτειν, « marquer, frapper » – d’où le mot typographie – parce qu’il est le plus générique13.
Du type au nom du type et au dessin motivé de la lettre
11Je symboliserai le type par une capitale grasse sans empattement :
12de façon à neutraliser les « variantes » plastiques et graphiques qui distinguent toutes les formes possibles de la lettre : S, s, s, s, etc.
- 14 M. Arabyan, « De quoi est faite la lettre de l’alphabet », déjà cité.
13J’ai défini ailleurs le type comme « ce à quoi on pense lorsqu’on épelle ou qu’on s’entend épeler une lettre »14.
14Le type n’a pas d’existence écrite et c’est justement par quoi (condition à la fois nécessaire et suffisante) est permise l’existence écrite de tout glyphe – plus simplement dit de toute lettre de sa classe.
15Le type est donc essentiellement un mot, un nom de la langue parlée, et paradoxalement ce nom est un des mots les plus « mal écrits ». En anglais, par exemple, pour changer de corpus, seul « aitche », [h], s’écrit tout au long dans l’expression « to drop ones aitches »… sans « h » initial cependant, ce qui aggrave sensiblement cet étrange cas de figure linguistique.
16La notion de type m’a été suggérée par la distinction que fait le Cours de linguistique générale, déjà cité, 165-166, entre signe de l’écriture, lettre et variante :
171°) Les signes de l’écriture sont arbitraires ; aucun rapport, par exemple, entre la lettre t et le son qu’elle désigne ;
182°) La valeur des lettres est purement négative et différentielle ; ainsi une même personne peut écrire t avec des variantes […] La seule chose essentielle est que ce signe ne se confonde pas sous sa plume avec celui de l, de d, etc. ;
193°) Les valeurs de l’écriture n’agissent que par leur opposition réciproque au sein d’un système défini, composé d’un nombre déterminé de lettres […]
20A quoi s’ajoute l’emploi de re du nom des lettres prises comme objets du monde (à la différence de l’emploi autonymique ou de dicto fait des lettres en tant que signes), lequel suppose une motivation liée à leur dessin. C’est sur ce plan qu’il n’est pas indifférent que
21soit en forme de crochet et
- 15 La distinction entre type et glyphe semble avoir déjà été faite par un grammairien romain tardif t (...)
22en forme de potence. Ces valeurs ne sont pas liées à des traits distinctifs, différentiels et négatifs, mais liées à des motifs positifs susceptibles de supporter des rapports d’analogie ou de figuration avec d’autres objets du monde15.
La notion d’ordre dans la série
- 16 Cette prononciation descend de la méthode pédagogique proposée par Pascal aux Petites Ecoles de Sai (...)
23L’alphabet latin moderne compte 26 lettres simples, d’où 26 noms de lettres qui, donnés dans les dictionnaires en tête de chaque chapitre, n’ont pas d’autre orthographe que la lettre elle-même. Par exemple, [εf], *« effe » (ou sa variante [fœ], *« feu », pour tous ceux qui ont appris l’alphabet en prononçant *beu, *queu, *deu…16) s’écrit f, et sa définition n’est pas distincte de son ordre dans la série : le f est ainsi dit « sixième lettre de l’alphabet » autant que « signe de notation de [f] ».
- 17 Cf. J. Anis, « Une graphématique autonome ? », in N. Catach [éd], Pour une théorie de la langue écr (...)
24Cette notion d’ordre dans la série permet de distinguer a priori chaque lettre. Bien qu’elle soit apparue tardivement – elle est contemporaine de l’arrivée en Occident de la numération en chiffres arabes, ce qui n’est sûrement pas une coïncidence – c’est la seule qui permette d’aborder le système en termes de graphématique autonome17. Reprise dans le contexte de son origine acronymique, chaque lettre se charge de significations dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont sémantiquement chargées : [A] dite alpha réfère à une tête de bétail, [B] dite bêta réfère à une maison, et [Δ] dite delta réfère à l’entrée d’une tente, le tout évoquant la réunion des tribus d’Israël. On sait aussi qu’en arabe et en hébreux où de tels sens sont encore sensibles, la lettre est loin d’atteindre l’exubérance de la latine : les alphabets sémitiques ignorent partiellement les voyelles et n’ont pas de majuscules, ce qui – malgré la richesse de leurs calligraphies manuscrites ou monumentales – les prive de nombreux ressorts visuels.
25Ceci dit, dans l’alphabet latin, les motivations d’origine pictographique se sont perdues tandis que d’autres se sont mises en place, ce qui fait que l’on peut supposer un lien de cause à effet entre l’un et l’autre des deux mouvements.
La lettre sans nom des dictionnaires
26Dans les dictionnaires de langue, la lettre vaut donc d’abord comme unité dans une liste et comme élément du système alphabétique. Voici le « t » du Petit Robert (éd. 1971) :
T [te]. n. m. Vingtième lettre et seizième consonne, servant à noter une occlusive dentale sourde [t]. Barre de t. « Et, qui plus est, vous ne barrez point vos t. » (France). — T euphonique intercalé : entre le verbe et le sujet (ex. : arrive-t-on, aime-t-il). [etc.]
27La lettre – en l’occurrence le type
28ici à la fois écrit et nommé « T » (ou « t » lorsqu’il ne vient pas en tête de phrase) – est génériquement définie comme « nom masculin ». Elle vaut aussi pour le phonème qu’elle « sert à noter », ici une « consonne », dans une confusion graphème - phonème sur laquelle on ne s’attardera pas, faute de place, avant un exemple d’emploi de dicto qui vaut aussi de re, puisqu’il est question de commenter (de dicto) l’exécution du tracé (de re) de la lettre, suivi d’un excursus grammatical inattendu à propos de ce T euphonique – reliquat, comme on sait, d’une dissimilation de l’ issu d’illu[m] (homine[m]) – l’hom – où l’on arrive donne arrive l’on qui lui-même donne arrive-t-on. (Mais qui oserait dire aux enfants d’aujourd’hui que T est un article défini ?) On notera surtout que le Petit Robert ne nomme pas la lettre sinon par elle-même, l’autonymie de la lettre étant spécialement tautologique : il ne la met ni entre guillemets ni en italiques dans la phraséologie au pluriel sans s final empruntée à Anatole France : il s’agit d’une forme invariable.
29Le même Petit Robert précise ailleurs « S majuscule, s minuscule », là où on attendrait plutôt « en majuscule : S, en minuscule : s » pour éviter la redondance entre le dessin du glyphe et le qualificatif qu’on lui accole. Ce qui est intéressant ici, c’est que la redondance cache mal l’impossibilité de dessiner le type lui-même qui s’ajoute à l’impasse sur le nom de la lettre. Un dictionnaire qui aborderait de front la difficulté pourrait donc écrire :
30« Le type
31s’imprime ou s’écrit S (entre autres) en capitale,
32en majuscule manuscrite, s en bas de casse ou
33en minuscule manuscrite ».
Une esse de fléau, un té à dessin
34En revanche, toujours dans le Petit Robert, on trouvera pleinement lexicalisés deux noms de lettres :
35– L’esse
36d’une esse de fléau, « Crochet en S fixé à l’extrémité du fléau de la balance pour suspendre les plateaux », ou d’une esse de violoncelle, « Ouverture en S sur la table d’un violon ou des instruments du même genre » ;
37– Le té
38d’un té à dessin, « Nom donné à divers objets, instruments et pièces ayant la forme du T majuscule ou dont la section est en T. — Spéc., Règle plate, faite de deux branches en équerre, destiné au dessin sur la planchette. — Constr., Fer en té, à double té, employés en construction. — Menuis., Ferrure ou équerre permettant de consolider des assemblages ».
39Ces deux termes (techniques) n’ont rien à voir ni avec les emplois autonymiques des lettres prises en tant que types, ni avec les expressions dérivées des noms de types employés de re, comme « un virage en S », même si on y retrouve une métaphore. Mais seul l’oubli de la métaphore (comme dans le cas d’un pied de table ou d’une feuille de papier) provoque un développement orthographique et la lexicalisation complète, le nom de la lettre cessant de nommer la lettre en tant que type (où un signe égale une lettre pesant une syllabe) pour nommer un objet du monde formellement semblable au type.
40La néologie correspondante peut se schématiser comme suit :
De la remotivation à la phraséologie de la lettre
41Différant entre elles en tant que signes linguistiques, les lettres diffèrent aussi en tant qu’elles projettent ces différences arbitraires de forme (que l’on peut dire typiques) sur un plan iconique motivé – on peut parler à ce sujet de coïncidence –, ce qui détache les lettres de leur vocation linguistique première et leur confère le statut de pictogrammes. On peut penser que ce trait n’a été rendu possible que par le fait que les lettres n’ont plus d’autre nom ni d’orthographe qu’elles-mêmes.
42L’espace de cet article ne permet pas de reproduire le corpus relevé en langue dans le Robert et Collins (1987) et dans le Petit Robert (1971), qui compte plus d’une centaine de locutions : seules les lettres
- 18 Le cas de M est d’autant plus remarquable que Roselyne Koren a de son côté relevé plusieurs dizaine (...)
43n’entrent pas dans la composition d’expressions idiomatiques18.
44Pour en revenir à
45sa forme évoque une succession de courbes, d’où toute une série d’acceptions métaphoriques :
S, s [εs] nm (a) (lettre) S, s. (b) (figure) zigzag; (virages) double bend, S bend, Z bend. faire des s to zigzag; en s route zigzagging (épith) winding; barre S-shaped.
46Le Robert et Collins n’étant pas un dictionnaire de langue stricto sensu, il ne rend pas compte d’autres emplois de
47tels que « chuinter les s » et s’en tient aux métaphores, raison pour laquelle l’opposition entre (a) « lettre » et (b) « figure » n’a pas grand sens, dans la mesure où c’est ici uniquement la « figure » de la « lettre » qui est prise en compte. Cette opposition entre lettre et figure est plutôt destinée à faire le lit de celles des lettres de l’alphabet qui n’entrent pas dans la composition d’expressions verbales de plein sens, mais uniquement d’abréviations, où le type ne compte pas en soi.
- 19 Authier J., « Parler avec des signes de ponctuation… », déjà cité.
48Cette remotivation ouvre un domaine lexical de la langue dont les référents relèvent de l’écriture, à côté (entre autres, car je ne cherche pas ici à les recenser systématiquement) de celui qu’évoque de façon plus restreinte Jacqueline Authier19 à propos d’expressions telles que « la double virgule de ses moustaches » ou « des sourcils en point d’interrogation ». Il est toujours question de forme. Quand on parle des lettres ou avec des lettres – qu’il s’agisse des dessins (ou figures, ou types) ou des noms des lettres qui évoquent ces dessins (ou figures, ou types) – dans un certain contexte, les interlocuteurs comprennent qu’on fait appel à leur graphisme en tant qu’ensemble de motifs iconiques. Il est intéressant de noter que cet ensemble de motifs se réduit vite à deux ou trois, ou plutôt à un seul, par une décantation qui sélectionne, parmi la série de traits distinctifs propres à chaque lettre considérée dans le système alphabétique, celui qui permet d’établir une correspondance pictographique avec tel autre objet du monde, lui-même ramené au schème caractéristique du type : c’est ainsi que déjà en discours chez Verlaine, la pleine lune forme au-dessus du clocher « comme un point sur un i ».
49L’usage de la lettre que l’on peut relever en langue par l’entremise des dictionnaires montre l’existence de trois grandes classes d’emplois (non exclusives d’autres applications) :
50– les index (« le point C du segment AB », « démontrer par petit a et petit b ») ;
51– les abréviations par réduction acronymique (« 20° C », pour « Celcius », « XL » pour « Extra Large ») ;
52– les locutions d’origine métaphorique ou dérivées d’abréviation par composition (« un escalier en forme de C », « un film classé X »).
53Le dessin de la lettre y recoupe le critère du « sens plein » du nom de la lettre qui renvoie à d’autres choses, e.g. T à T-shirt, « tricot de coton à manches courtes, en forme de T », à la différence des abréviations qui valent, quant à elles, pour d’autres noms, e.g. C pour Celsius, K pour Kelvin, F pour Farenheit… La frontière sémio-linguistique est nette entre les abréviations, dont la valeur est universelle et qui – comme les chiffres arabes – fonctionnent largement sur le plan idéographique, dont la fonction est scripturale, et les expressions ou locutions qui ne font sens qu’en langue, idiomatiques, dont la fonction est verbale et qui (même si on peut traduire) ne valent que dans une langue donnée.

- 20 Petit Robert : Fer en T, table en T, immeuble en T, bandage en T, antenne en T, équerre en T, la pl (...)
Figure 3. A gauche, une minuscule qui n’offre pas d’analogie formelle avec un quelconque autre objet du monde et se contente d’abréger tonne et tutti ; à droite, la même lettre en capitale, motif dont le français et l’anglais se sont emparés pour former une quinzaine de locutions 20.
54L’anglais est plus fertile que le français en locutions composées sur une matrice de type S shaped ou S-shaped, et les emprunts du français à l’anglais sont ici nombreux, depuis G-man, vieilli, jusqu’au tout récent 3-D en passant par le T-shirt.
55Est évoquée visuellement (c’est l’emploi de visu du signe graphique, en supplément du de re et du de dicto) l’opposition entre majuscule et minuscule avec par exemple F = franc, g = gramme, K = degré Kelvin, l = litre, opposition qui fait sens dans les systèmes de notation à base d’abréviation dérivés de l’alphabet, notamment en mathématiques, en physique, en économie, pour l’expression des unités de poids, de mesures et de monnaies (c = cent, centime).
56On a plus fréquemment des abréviations à base de minuscules d’un côté, et des locutions à base de capitales de l’autre. Le phénomène se justifie lorsqu’on compare t et T (cf. figure 3) : la majuscule est généralement plus symétrique que la minuscule, et cette symétrie contribue à la construction de formes simples, donc remarquables (cf. notamment I, O et X).
57De façon générale encore, plus une lettre supporte d’abréviations ou notations, moins elle entre dans la composition de locutions. Mais on ne doit pas oublier que les locutions sont relevées en langue, et non en discours, un discours où la créativité est certainement bien supérieure à ce que peut retenir un dictionnaire.
« S comme Sylvie »
58Une quatrième classe d’entrées correspond aux emplois autonymiques dont le contenu désigne le type : « B comme Berthe : B for Baker », « D for dog : D comme Désirée » (mais l’expression anglaise peut aussi avoir le sens de « Me suis-je bien fait comprendre ? »).
59Dernier phénomène lié à la perte du nom de la lettre, cette pratique métalinguistique courante consiste à restaurer l’acronymie d’origine pictographique du système alphabétique dans les cas de « communication difficile » où il faut épeler pour se faire comprendre en discours.
60Au téléphone notamment, où l’image ne passe pas, cette restauration ne s’appuie pas sur le type mais sur le son (le sonum de Donat) qui y est associé.
61Si je parle d’une lettre, si je la nomme, je l’évoque – « “Passion” s’écrit avec deux “s” » ou « “s” comme Sylvie » – elle n’est pas écrite. Elle est en l’air, conceptuelle, indépendamment de toute forme graphique concrète, indépendamment de toute manière, de toute matière, support ou façon de la réaliser, de l’écrire, et peu importe comment elle pourrait l’être, que ce soit manuscrite, ou dactylographiée, ou imprimée. Lorsque je la nomme, mon interlocuteur comprend ce dont je parle ; il imagine cette lettre au sens propre du verbe ; il n’a pas besoin de l’écrire pour la voir, ou plus précisément, il n’a pas besoin de la voir pour qu’elle fasse sens, c’est-à-dire pour qu’elle fasse son office de lettre. En d’autres termes, cette lettre existe suffisamment par son nom dans la conversation pour qu’il soit nécessaire de la représenter, de la mimer.
62« “S” comme Sylvie » sert à épeler au téléphone : paraphrasant le Cratyle, je pourrais dire que l’addition d’y, de l, de v, de i, de e « n’a rien gâté » et n’empêche pas de comprendre
63bien au contraire puisqu’en bonne théorie de la communication, en allongeant le code, on diminue le taux de perte du signal au sein des bruits du canal. La situation de communication difficile recrée spontanément le nom long, celui qui remplissant la bouche et l’oreille, redonde efficacement ; l’alphabet des téléphonistes et celui de l’aviation se retrouvent : Ici Tango Alpha Charlie, ou T comme Thérèse, A comme Amélie, C comme Catherine – certains opérateurs dictent même directement Thérèse Amélie Catherine – ce qui revient à reconstituer un alphabet de noms de lettres par une formation acrophonique voisine du phénicien ou de l’araméen de l’alphabet consonantique, sémitique, d’origine.
64On remarquera que personne, même parmi les professeurs de Lettres classiques, ne s’aviserait d’épeler exclusivement en grec, disant « lambda » pour
65« sigma » pour
66etc. Ce n’est peut-être pas parce qu’on ne sait plus le grec mais bien parce qu’on a affaire, avec « S comme Sylvie », à un réinvestissement linguistique ludique sous lequel se reconnaît a posteriori le caractère de nom propre du nom perdu de la lettre.
En résumé…
67Tout se passe comme si la lettre avait perdu son nom pour mieux laisser le champ libre – sur le plan sémantique – à une extraordinaire diversification sémiotique du type : non seulement une lettre peut reprendre nom et devenir mot de la langue sur le fil linéaire du discours (une esse, un té), mais elle peut coder une énumération (l’alphabet permet d’indexer des listes de 26 items en allant de [a] à [z]), abréger d’autres noms par la réduction acronymique à l’initiale (devenant « symbole » d’une unité ou d’un élément : m, K…), nommer un point dans l’espace (le rectangle ABCD est célèbre), entrer en locution puis donner naissance à un nom par dérivation sémantique et par composition (un G-man et une B-girl sont vieillis, mais pas un film de série B ou classé X, ni un tee-shirt de taille XXL – d’où « Ce mec, il est ixe-ixe sympa »), ou servir à épeler par récupération provisoire d’un nom (« Sylvie » = [s]). Tous ces cas de figure débordent largement le cadre de l’autonymie référentielle d’origine phonographémique. Le type et le signe graphique qui va avec ont atteint une complexité exagérée par rapport à la mission purement linguistique dont on a pu être tenté de créditer la lettre, un peu naïvement, au départ. D’où une grande diversité d’usages en communication et par conséquent d’interprétation, dont le présent article, purement exploratoire, n’a donné qu’un bref aperçu.
Notes
1 Les noms de ε, υ, ο et ω, epsilon, upsilon, omicron et oméga ont été fixés par Priscien.
2 J. Authier-Revuz, « Parler avec des signes de ponctuation, ou de la typographie à l’énonciation », DRLAV, n° 21, 1979.
3 Cf. M. Arabyan, « De quoi est faite la lettre de l’alphabet », Actes du colloque Sémio 2001, Pulim, 2001 (à paraître).
4 Edition T. de Mauro (fac-similé de Payot 1922), Payot, 1987, 32.
5 Cf. (entre autres titres) J. Goody, La raison graphique, Minuit, 1979.
6 De Dialectica, in P. Garrigues et M. Arabyan, Les grammairiens romains : Anthologie bilingue, L’Harmattan, 2001 (à paraître).
7 Cette conception dure jusqu’au xviiie siècle, où littera, lettre continue à signifier à la fois lettre et phonème (cf. M. Arabyan, Du nouveau sur le mythe des origines de la lecture silencieuse, in A. Joly et M. de Mattia [éds], Mélanges Rivara, Ophrys, 2001). Selon une doctrine étymologique antique, la racine bilittère ɸ–ν de [signe] phénicien serait à l’origine de phonos : la lettre précède le son de la langue, l’écriture précède la parole (L. Bonfante, La naissance des écritures, Seuil, 1994 ; voir aussi S. Auroux, La révolution technologique de la grammatisation, Mardaga, 1994).
8 La République, 3, 2, d’après F. Desbordes, Idées romaines sur l’écriture, P. U. Lille, 77.
9 F. Desbordes, « La prétendue confusion de l’écrit et de l’oral dans les théories de l’Antiquité », in Catach N. [éd], Pour une théorie de la langue écrite, CNRS, 1988, 27-33.
10 Tout ce paragraphe est inspiré du Cratyle, déjà cité, dont on trouve sous le même angle une discussion approfondie dans le travail du philosophe Claude Gaudin, Platon et l’alphabet, PUF, 1990, 129-154.
11 Cf. A. Millet dans V. Lucci [éd], Des écrits dans la ville : Sociolinguistique des écrits urbains (l’exemple de Grenoble), L’Harmattan, 1998, 25-42, 43-53 et 55-98. Je dois à la vérité de dire que cette conception psychologisante, basée sur une opposition du type compétence / performance, me semble pouvoir être reformulée et approfondie dans le cadre d’un autre modèle sémiotique, qui reste à expliciter.
12 A. Zali et A. Berthier, L’Aventure des écritures : Naissances, BNF, 1997, 188-189. On notera que pour ces spécialistes paléographes, le nom de la lettre s’exprime en grec.
13 Le signe (au sens typographique du mot) se distingue du caractère en ce qu’il inclut les blancs interlittéral, interlinéal, interlexical, interparagraphique, etc. La lettre se distingue du caractère du fait qu’elle n’inclut ni chiffre, ni ponctuant, ni « symbole », mot que j’emploie sous toutes réserves pour regrouper #, @, $, £, %… et autres § ou &. La lettre en question ne recouvre donc pas tout le clavier de l’ordinateur mais 26 signes simples auxquels s’ajoutent en français 14 signes « diacritiqués » (cf. infra, figure 1).
14 M. Arabyan, « De quoi est faite la lettre de l’alphabet », déjà cité.
15 La distinction entre type et glyphe semble avoir déjà été faite par un grammairien romain tardif tel que Donat qui place entre le son et la lettre ce qu’on appellerait aujourd’hui un interface visuel, la figura (S. Auroux, La révolution…, déjà cité, 45 n. 21) :
sonum ↔ figura ↔ littera
Ce qui correspond, dans la notation proposée ici, à :
[s] ↔ /s/, /S/, /s/… ↔
16 Cette prononciation descend de la méthode pédagogique proposée par Pascal aux Petites Ecoles de Saint-Cyran. Sa première origine remonte aux propositions de réforme orthographique de Ramus. Cf. J.-Ch. Pellat, « La conception de l’écriture à Port-Royal », in J.-G. Lapacherie [éd], Propriétés de l’écriture, Publications de l’U. de Pau, 1998, 153 sv.
17 Cf. J. Anis, « Une graphématique autonome ? », in N. Catach [éd], Pour une théorie de la langue écrite, déjà cité, 213 sv.
18 Le cas de M est d’autant plus remarquable que Roselyne Koren a de son côté relevé plusieurs dizaines de remotivations en discours de cette seule lettre (cf. R. Koren, « Un cas de remotivation de la lettre : Les “signifiances” du M », Tralili, XXV, 1, 1987). Le mot « signifiance », repris dans Pour la poétique III, d’H. Meschonnic, est un néologisme créé par Balzac, dans Z. Marcas, pour commenter le sens de l’initiale du prénom de son héros (signalé par R. Barthes, S/Z, chapitre « Z »). On voit que M est entre autres poètes évoqué par Claudel comme l’initiale de Marie, acronyme d’Aimer [M-er] et symbole d’Amour, tiers-lettre mystique placée au milieu de l’alphabet à égale distance d’alpha et d’oméga. J’ajouterai que M est aussi associé à des individus malfaisants (M le Maudit, M for Murder, cf. aussi le M de La marque jaune dans le domaine de la bande dessinée), tandis que (comme me le signale Frédéric François), il évoque les seins de la mère ou la haute montagne de façon au contraire très positive. D’où l’on peut conclure que la valeur exprimée par le type en discours est neutre a priori, la valeur lui venant du contexte d’emploi – mais ce point demanderait à être étudié plus précisément pour confirmation.
19 Authier J., « Parler avec des signes de ponctuation… », déjà cité.
20 Petit Robert : Fer en T, table en T, immeuble en T, bandage en T, antenne en T, équerre en T, la place dessinait « une espèce de T » (Gérard de Nerval) ; et Robert et Collins : to dot one’s i’s and cross one’s t’s, T-bar, T-bone, T-junction, T-shaped, T-shirt, T-square, T-stop ; that’s it to a T, c’est exactement cela, it fits him to a T, comme un gant.
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Référence papier
Marc Arabyan, « Le nom de la lettre et son inscription », Modèles linguistiques, 43 | 2001, 139-150.
Référence électronique
Marc Arabyan, « Le nom de la lettre et son inscription », Modèles linguistiques [En ligne], 43 | 2001, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/1465 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.1465
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