1L’intonation, qui a longtemps été confondue avec l’un de ses paramètres privilégiés, la mélodie, est un système linguistique destiné à organiser et à hiérarchiser l’information que le locuteur entend communiquer à l’allocutaire ou aux allocutaires dans son message, et à linéariser la hiérarchie des structures syntaxiques. L’intonation est une partie de la prosodie qui est un ensemble constitué de l’accentuation, de l’intonation et du rythme. Nous entendons accentuation au sens de Garde (1965) : l’accentuation est constituée exclusivement de l’accent lexical, trait du morphème et des propriétés qui lui sont attachées. L’accentuation et l’intonation sont des structures prosodiques pluridimensionnelles (on dit pluriparamétriques) définies par un ensemble de traits. L’accentuation et l’intonation se manifestent dans un espace prosodique à trois dimensions. Ces dimensions objectives sont la fréquence fondamentale, l’intensité et le temps. Etant donné que l’important pour l’auditeur est ce qu’il entend et ce qu’il perçoit, les traits prosodiques doivent être fondés sur des dimensions définies à partir de la perception qu’on en a, ou qu’on est supposé en avoir ; ces dimensions perceptivement fondées sont respectivement la mélodie, la sonie, et pour le temps, l’allongement et la pause.
2Notre définition de l’intonation, et ce que nous venons d’en dire, laissent entrevoir que les primitives de l’intonation sont des signes à deux faces, des morphèmes intonatifs, dont le contenu est donné par les dispositifs supérieurs que sont la sémantique-pragmatique et la syntaxe, et dont l’expression, sont les intonèmes définis par des traits construits sur l’espace à 3 dimensions auquel nous venons de faire allusion. Notre approche de l’intonation dérive par conséquent d’une conception hiérarchique de la prosodie où les catégories sont le résultat d’une association étroite entre le module intonatif et les modules linguistiques supérieurs. Elle se range dans la classe des théories morphologiques de l’intonation ; elle se distingue par là des théories dites phonologiques dont les partisans affirment l’autonomie de l’intonation conçue comme une représentation de la mélodie définie en termes de phonèmes tonals (voir en particulier les théories de Pierrehumbert 1980, de Hirst et Di Cristo 1984, Di Cristo et Hirst 1997, voir également Ladd 1996 et Rossi 2000 pour une évaluation de ces théories).
3Notre propos montre qu’en fin de compte l’intonation est le résultat d’un compromis entre (i) les forces sémantiques mises en jeu par la pragmatique, (ii) les contraintes imposées par la syntaxe, et (iii) les principes de bonne formation de l’intonation qui sont étroitement liés aux contraintes rythmiques et phonotactiques. Cette conception de l’intonation dicte le plan de cet article. Après un préambule sur le statut et la place de l’intonation nous proposons, dans une première partie, une description : de la grammaire pragmatique de l’intonation, suivie dans une seconde partie d’un aperçu de la grammaire syntaxique de l’intonation ; dans une troisième partie nous présenterons brièvement les contraintes rythmiques qui contrôlent la bonne formation des syntagmes intonatifs ou unités intonatives et qui font émerger les proéminences d’origine lexicale et rythmique. Ce qui va suivre est une présentation schématique, nécessairement incomplète, de notre ouvrage L’intonation (Rossi 1999) auquel nous renvoyons le lecteur pour une plus ample information.
4Il est généralement admis, du moins dans les courants issus du générativisme, que l’intonation, et plus largement la prosodie, est une composante de la phonologie, celle-ci étant conçue comme un module autonome, relié d’une façon ou d’une autre aux niveaux cognitifs que sont la syntaxe et la sémantique (Chomsky 1964 ; Liberman 1975 ; Selkirk 1984 ; Nespor et Vogel 1986).
5Selon cette conception, la phonologie est un dispositif qui opère sur une représentation syntaxique de surface et fournit sa prononciation. La représentation syntaxique de surface est dérivée de deux grammaires : une grammaire de la phrase et une grammaire lexicale (Selkirk 1984, 3 sv.) ; elle se compose alors d’une séquence de mots et de morphèmes organisés en syntagmes dont les étiquettes et le parenthésage reflètent la sortie du module syntaxique. La phonologie proprement dite, comme dispositif autonome, dite encore phonologie postlexicale, opère sur la séquence de segments et de frontières ainsi déterminée afin de la convertir en une représentation phonétique apte à être correctement prononcée.
6Ce dispositif phonologique est doté entre autres d’une organisation prosodique hiérarchique (Selkirk 1984 : 7 sv.) dont certaines strates, en particulier le syntagme intonatif (intonational phrase), contiennent et structurent la séquence des segments intonatifs. Ceci étant admis, les théories du plan de l’expression (Pierrehumbert, Hirst et Di Cristo, etc.) qui considèrent l’intonation comme un paramètre dont elles calculent une représentation autonome, indépendante de tout contenu, devraient être théoriquement admises au rang des théories phonologiques ; devraient y être admises plus généralement les théories qui voient l’intonation comme « la façon dont une séquence de mots est dite », pour reprendre une expression de Liberman (1975, 4 et 201). Mais ne peuvent être phonologiques que les théories qui mettent en œuvre les principes adéquats : (i) représentation de l’intonation comme une séquence de segments, (ii) autonomie des segments intonatifs de tout contenu sémantique ou autre.
- 1 L = Low ; H = High ; l'astérisque indique que le ton est associé à l'accent lexical.
7Les modèles phonologiques satisfont dans leurs principes aux critères adéquats. Toutefois, dans ces modèles, il y a quelque paradoxe à maintenir l’intonation dans le module de la phonologie et à faire intervenir le sens, malgré les pétitions de principe, soit dans l’analyse, soit dans les axiomes du modèle. En ce qui concerne l’analyse, l’interprétation phonologique des séquences de tons est souvent fondée par référence au contenu. Ainsi, chez Pierrehumbert (1980, 89), la séquence1 L* H est interprétée comme un accent L* suivi d’un ton de groupe H, là où le ton Haut n’a pas le contenu expressif qu’a normalement l’accent de hauteur (« pitch accent ») L*+H ; on pourrait multiplier les exemples (voir également Ladd 1996, 98). En ce qui concerne les axiomes, la plupart des auteurs (Bolinger 1965 ; Pierrehumbert 1980 ; Gussenhoven 1983 ; Ladd 1996, etc.) admettent les morphèmes intonatifs comme catégories primitives ou dérivées. D’ailleurs comment identifier un ton Haut ou Bas, ou une séquence de tons, comme un accent de hauteur, sinon par référence à leur statut de morphème intonatif, c’est-à-dire par rapport au sens ? Dans la théorie linéaire-hiérarchique de Hirst et Di Cristo, l’unité intonative est une primitive ; or, contrairement à la procédure de Pierrehumbert, cette primitive n’est pas identifiée de façon autonome par des critères exclusivement intonatifs, elle est présentée comme un homologue des constituants immédiats de la phrase.
8Enfin la mise en place de l’intonation, dans la perspective phonologique, on l’a vu, présuppose une représentation de l’organisation syntaxique de surface. Cette partie de l’analyse n’étant jamais fournie dans les travaux de l’école ou des écoles dites phonologiques, on ne sait pas s’il s’agit d’une représentation modifiée par le contenu pragmatique. Quoi qu’il en soit il y a quelque paradoxe à considérer l’intonation comme un module à la fois indépendant du contenu et lié à la syntaxe, fût-ce la syntaxe de surface modifiée ou non par la pragmatique. En d’autres termes la théorie du sens intonatif est largement répandue chez les intonologues (Ladd 1996, 40).
9Cette pratique pose en réalité le problème de la place et du rôle de l’intonation. Si on admet la conception chomskienne de la phonologie comme un système de règles aptes à transformer une représentation abstraite en une représentation phonétique prononçable, il n’y a pas de place pour le sens dans ce dispositif ; la phonologie ne peut créer du sens ; or l’intonation, telle qu’elle est conçue – et comment la concevoir autrement ? – crée du sens. Dans ces conditions, on doit reconnaître que l’intonation ne fait pas intégralement partie du module phonologique.
10Si on admet que certaines catégories intonatives constituent des morphèmes, l’intonation possède un lexique ; il serait par conséquent logique que la représentation de ce lexique soit parallèle à celle des mots issus de la « grammaire lexicale » dans le composant syntaxique. Mais alors que les mots du lexique, qui constituent l’ultime étage de représentation avant le module phonologique, ont un contenu sémantique fixé par la « grammaire lexicale », les morphèmes prosodiques ont un contenu déterminé soit par la syntaxe des constituants (frontières intonatives), soit par le module sémantique qui inclut le contenu pragmatique étranger à la syntaxe et à la « grammaire lexicale », soit par le lexique ; la prosodie en effet a le lexique pour domaine par l’accent interne, d’où la dénomination d’accent lexical, et la syntaxe et la pragmatique pour domaine par l’intonation.
11Ainsi une grammaire de l’intonation aurait pour rôle de déterminer la structure des catégories et des unités intonatives liées d’une façon ou d’une autre à la syntaxe et à la sémantique-pragmatique, en d’autres termes d’identifier les formes intonatives gouvernées par les dispositifs cognitifs supérieurs. Le dispositif phonologique aurait pour rôle strict de convertir la sortie de la grammaire de l’intonation en une représentation susceptible d’être prononcée à l’aide des outils prévus à cet effet et incorporés au modèle de Selkirk (1984) : structure autosegmentale, grilles ou arbres rythmiques, techniques d’association et d’alignement, contraintes phonotactiques. La représentation du plan de l’expression de l’intonation prendrait sa place naturellement dans l’organisation prosodique hiérarchique modélisée par Selkirk sans interférences avec le sens, ni avec les niveaux profonds de la syntaxe et de la sémantique, normalement opaques pour le dispositif de la phonologie.
Figure 1. Hiérarchie des modules qui nous servira de modèle pour la construction d’une grammaire de l’intonation.
12La place d’une grammaire de l’intonation sur le même plan que les autres niveaux cognitifs (Fig. 1) permettrait d’avoir accès aux niveaux profonds de la syntaxe dont a besoin la composante prosodico-syntaxique pour déterminer certaines structures intonatives. Notre propos est de présenter, dans les pages qui suivent, une grammaire de l’intonation, en accord avec les principes que nous venons de définir et avec les principes fondateurs des théories morphologiques.L’élaboration d’une grammaire de l’intonation exige que soit prise en compte ce que Berrendonner (1981, 30) définit comme « la totalité de l’événement de communication verbale ». Bouquet (1997, 309), dans son commentaire de l’idée de grammaire chez De Saussure, affirme que le fait sémantique implique, en son essence, une approche globale. Cette totalité inclut tout ce qui donne du sens à l’énoncé : le lexique, les relations syntaxiques et l’interaction avec la situation. La situation, objet de la pragmatique, réfère à l’interaction entre le locuteur et l’allocutaire et à toute l’information d’arrière-plan qui contribuent à compléter ou à déformer le sens apporté par les objets du lexique et la syntaxe.
- 2 Soit par exemple la phrase Paul fait ses devoirs en cachette ; la séquence Paul fait ne peut en auc (...)
13La pragmatique, telle que nous venons d’en esquisser schématiquement les contours, devrait venir après la syntaxe. Mais nous sommes confrontés à un paradoxe. D’un côté l’intonation pragmatique, parce que les limites de ses constituants coïncident avec celles des constituants syntaxiques2, semble avoir accès à la représentation syntaxique de surface, et viendrait après, conformément au rôle qui est le sien. Mais d’un autre côté il est bien établi que dans l’ontogenèse la première grammaire relève de l’intonation pragmatique : l’enfant en effet, à l’âge du protolangage (Konopczynski 1998), lorsqu’il a acquis une partie du lexique mais n’a encore à sa disposition ni la morphologie, ni la syntaxe, commence à communiquer avec des séquences apparemment parataxiques, structurées en fait par une grammaire intonative pragmatique ; dans ce cas le lien entre syntaxe et grammaire intonative de la Fig. 1 n’est pas encore établi. La prégnance de cette grammaire pragmatique, dont les deux constituants de base traditionnellement reconnus sont le thème et le rhème est si forte, qu’à l’âge adulte, elle informe substantiellement la parole spontanée.
14Nous devons donc admettre que le module pragmatique est parallèle à la syntaxe et qu’il est alors inclus dans le module sémantique (Fig. 1) : le module de la grammaire intonative reçoit parallèlement l’information de la syntaxe et du module sémantique-pragmatique dont la primauté ontogénétique conserve une force suffisante pour modifier et déformer la structure syntaxique. La pragmatique, partie de la sémantique, agit au plus haut niveau ; elle est programmée très tôt dans la production.
15A ce sujet, un argument intéressant est celui des lapsus. Certains lapsus en effet (Rossi et Peter-Defare 1998) sont déclenchés par anticipation de mots qui sont programmés mais non encore produits ; le plus souvent, ces mots, une fois produits, constituent un focus. Le contenu pragmatique est la cause majeure de l’anticipation lexicale. Ce qui veut dire que les mots sont déjà investis de leur fonction pragmatique lorsque le lexique est programmé pour la production, bien avant que leurs marques prosodiques soient réalisées dans l’énoncé. (1) est un exemple de ce type de lapsus :
16(1) Le cinéma, pardon le sida, comment ça se transmet ? ça se transmet avec une histoire de CINEMA, voyez plutôt…
17Dans (1) cinéma a été anticipé et se substitue à sida ; l’anticipation est favorisée par le fait que le mot anticipé est un focus.
18Confronté à un énoncé spontané, notre tâche est de découvrir les diverses strates de l’intonation, en particulier l’intonation pragmatique, l’intonation syntaxique et les modifications apportées par les contraintes rythmiques. Le premier enjeu est d’identifier la composante pragmatique de l’intonation, de l’isoler afin de retrouver ensuite le noyau de la composante syntaxique ; cette tâche est relativement aisée dans la mesure où les catégories de la composante pragmatique sont produites volontairement comme l’expression d’un message à communiquer et de ce fait sont censées être marquées. Une fois cette tâche accomplie, nous serons en présence d’un squelette dont nous pouvons penser qu’il contient l’intonation syntaxique, éventuellement modifiée par la composante rythmique de la phonologie.
19Ce processus de production, et la stratification qui en résulte, nous dictent l’ordre des modules dans une grammaire de l’intonation :
20– l’intonation pragmatique,
21– l’intonation syntaxique,
22– les contraintes rythmiques.
23L’intonation pragmatique a essentiellement une triple fonction : établir le lien avec le ou les allocutaires (fonction appellative), exprimer un contenu de nature expressive (fonction expressive) et hiérarchiser l’information du message (fonction représentative). Nous ferons allusion naturellement aux deux premières fonctions, qui interfèrent fortement avec la troisième, sans toutefois en présenter une étude systématique ; un exposé complet des deux premières fonctions du point de vue de l’intonation exigerait des résultats qui sont encore loin d’avoir vu le jour, malgré les jalons qui ont été posés (Fonagy et al. 1979 ; Fonagy 1986 ; Sherer 1986 ; Léon 1993). Je développerai essentiellement la fonction de hiérarchisation. Cette fonction, pour reprendre une distinction opérée par Sperber et Wilson (1995, 202 sv.) dans le cadre de leur théorie de la pertinence, vise à organiser le contenu du message en information d’arrière-plan et en information de premier plan. Soit l’exemple :
24(2) ça manque un peu d’panache ↑ j’suis pas d’cet avis-là ↓
25où ↑ note de façon informelle l’intonème du morphème intonatif spécifique du topique et ↓ l’intonème conclusif de fin d’énoncé. L’intonation indique que ce qui précède ↑ n’est pas une information nouvelle apportée par le locuteur sur ses croyances, mais le rappel de ce que l’un des interlocuteurs vient d’asserter. Il s’agit d’une information d’arrière-plan qui représente un donné, mais qui n’est pas forcément présupposée par les auditeurs si le locuteur se contente de dire j’suis pas d’cet avis-là ; en effet, ça manque un peu d’panache est le rappel de l’assertion de l’un des interlocuteurs, qui n’est peut-être pas le dernier à avoir donné son avis sur les courses à Auteuil avant la prise de parole ; ce rappel contribue donc, bien qu’indirectement, à la pertinence du message, en permettant de diminuer l’effort de traitement de la part des auditeurs ; l’information de premier plan j’suis pas d’cet avis-là est directement pertinente au sens où elle modifie le contexte des connaissances de l’allocutaire (ibid., 217).
26La distinction proposée par Sperber et Wilson est intéressante car elle définit deux aspects essentiels du processus d’interprétation du message et implique que tout élément de ce dernier est dans une certaine mesure porteur d’information. Ainsi le constituant ça manque un peu d’panache a une certaine pertinence car il extrait une information utile pour la compréhension d’un contexte non homogène (présence de plusieurs interlocuteurs). De ce fait cette distinction suggère que l’information n’est pas organisée de façon binaire, comme le supposent les dichotomies sujet psychologique-prédicat psychologique, thème-rhème, topique-commentaire, donné-nouveau, support-apport, présupposition-focus, présuppposé-donné, mais selon une hiérarchie plus complexe (Galmiche 1992 ; Sperber et Wilson 1995, 203 ; Nølke 1994, 105). Elle est utile pour comprendre le rôle de l’intonation pragmatique.
27L’intonation pragmatique, dans son rôle de hiérarchisation de l’information, comporte quatre opérations : la topicalisation, la thématisation, la rhématisation et la focalisation. Les trois premières définissent les constituants ou unités pragmatiques, leurs rôles et leurs marques prosodiques ; la fonction de la dernière vise à hiérarchiser les éléments d’un constituant en mettant au premier plan le mot ou la séquence essentiels.
28(3) Ces maisons, mon grand-père les a achetées pas cher
29(4) Les maisons ont été achetées pas cher
30(5) Deux maisons, il a acheté
- 3 « Les IC (“Constituants Immédiats”) des constructions prédicatives sont caractérisés par les termes (...)
31Le constituant de tête ces maisons en (3), représente ce dont on parle, c’est un topique au sens de Hockett3 ; le commentaire qui suit ajoute une information à ce qui est déjà connu du topique chez l’allocutaire. Mais la construction syntaxique indique que ces maisons est forcé dans l’arrière-plan ; selon la situation, ce constituant de tête peut jouer deux rôles qui s’excluent mutuellement. Il peut jouer le rôle de déictique, le locuteur montre ce dont il va parler ; dans cette hypothèse, l’arrière-plan apporte une information à l’allocutaire et ne coïncide donc pas exactement avec le donné tel qu’il est défini par Chafe (1976) ; dans ce cas nous dirons que le topique est chargé d’une valeur contextuelle référentielle, car l’allocutaire prend connaissance du référent avant de recevoir l’information qui le concerne. Dans une seconde hypothèse, le locuteur répond à une question explicite ou implicite de l’allocutaire, par exemple : Et ces maisons ? (7). Dans ce cas le constituant de tête, écho de la question, coïncide avec le donné et il acquiert une valeur contextuelle inférentielle, puisque de la réponse on peut inférer qu’une question a été posée ou simplement que l’allocutaire attend une information sur ce sujet précis. Le constituant de tête de (3) a toujours une valeur contextuelle inséparable du contenu thématique au sens de Danes& (« ce dont on parle »).
32En (4) le constituant de tête les maisons est thématisé par le passif. Le sujet ici est un topique au sens de Hockett, mais il n’acquiert pas forcément de valeur contextuelle. Il fait partie intégrante de la phrase dont il constitue une partie du premier plan et de l’information. Le sujet en (4) est le thème de l’assertion et réfère à un plan sémantique qui est l’image de l’organisation syntaxique, tandis qu’en (3), le constituant de tête est le thème de l’énoncé et réfère au plan énonciatif du message qui établit la relation du locuteur avec la chose dite et avec l’allocutaire. Plus généralement, le plan exclusivement thématique de l’assertion concerne les relations syntaxiques entre déterminé et déterminant, tête et complément, sujet et prédicat ; ainsi dans :
33(6) Les eaux de Versailles ont inondé la pelouse
34au sens strict des termes, Versailles est le commentaire du topique eaux, le sujet les eaux de Versailles est à son tour le topique du prédicat-commentaire ont inondé la pelouse et le complément la pelouse est le commentaire de la tête-topique inondé. Ce plan thématique relève de la syntaxe ; il en sera question dans le chapitre qui traitera de l’intonation syntaxique ; l’intonation pragmatique, elle, organise le message selon la perspective contextuelle.
35Le couple topique-commentaire n’est pas approprié pour désigner les relations syntaxiques que nous venons d’illustrer ; nous le réserverons pour le plan contextuel du message. Le topique désignera désormais le constituant de tête qui acquiert une valeur contextuelle référentielle ou inférentielle à laquelle s’ajoute, comme une conséquence nécessaire de sa valeur première et de sa place dans l’énoncé, une valeur thématique (« ce dont on parle »). En (3), le constituant de tête est bien un topique ; en (4) et (5), les constituants de tête respectifs les maisons et deux maisons ne sont donc pas des topiques ; en (5) en effet le constituant de tête représente le noyau informatif du message, autrement dit le rhème, dans une structure RT (Rhème + Thème).
36Le morphème intonatif CT0 (Continuatif de T0pique) qui clôt le topique est représenté par deux intonèmes :
37– L’intonème défini par les traits {Accent, Haut, Montant, Long, Pause}, signifiant du morphème intonatif de topique réalisé dans (3) et Fig. 2. Il est défini par les mêmes traits que ceux de l’intonème du morphème intonatif d’interrogation. Il confère au morphème de topique une valeur contextuelle référentielle. Nous donnerons alors à l’allomorphe correspondant le nom de morphème continuatif référentiel ou CTr. CTr est le procédé essentiel de topicalisation.
Figure 2. Analyse prosodique de l’énoncé : ces maisons, mon grand-père les a achetées pas cher. De haut en bas ligne A = fréquence fondamentale, ligne B = intensité. Sous la ligne mélodique, on a placé les mots clefs de l’énoncé : maisons, père de grand-père, pas et cher. Au-dessus des quatre premiers drapeaux qui sont placés aux limites des contours de maisons et de père sont indiquées les fréquences qui définissent les limites des glissandos ; la dernière valeur donnée 90 Hz à la fin de l’énoncé représente le bas de la tessiture du locuteur.
- 4 Où SA désigne le niveau intonatif Sur-Aigu ou niveau supérieur de la tessiture (voix de fausset), v (...)
- 5 Que nous appelions Continuatif appellatif dans nos précédentes publications par référence au sens (...)
38– L’intonème défini par les traits {Accent, SA, Montant, Long, Pause}4 est un intonème marqué, signifiant du morphème intonatif continuatif inférentiel5 ou CTi, réalisé sur maisons dans (7) et Fig. 3 :
39(7) Ces maisons ? mon grand-père les a achetées pas cher
- 6 Dans certaines langues qui possèdent des affixes énonciatifs, l’opérateur d’interrogation contie (...)
40En (7) l’intonème utilise la matière acoustique de l’interrogation avec appel de confirmation qui pourrait être paraphrasée « vous avez dit ces maisons ? », mais en inversant la valeur de son contenu : alors que l’interrogation a une valeur rhématique6, l’intonation dans (7) et sur la Fig. 3. topicalise le constituant de tête sur une valeur contextuelle inférentielle ; nous venons de voir également que l’intonème du morphème CTr était emprunté à l’interrogation neutre (rhématique) et associé à une valeur de contenu inversée (thématique).
Figure 3. Représentation acoustique de l’énoncé ces maisons ? mon grand-père les a achetées pas cher, avec l’intonème de l’allomorphe continuatif inférentiel CTi sur le topique. Le glissando atteint le niveau Suraigu dont le départ pour ce locuteur est situé entre 250 et 260 Hz. On comparera le contour mélodique sur le sujet grand-père à celui de la Fig. 2 : dans les deux cas il domine dans la phrase commentaire, mais contrairement à la Fig. 2, on n’observe ici aucun glissando perceptible.
41Ce fait, qui illustre la polyvalence des catégories intonatives, ne permet toutefois pas de confondre les morphèmes d’interrogation avec ceux de topique dont le plan du contenu est différent. La polyvalence des formes intonatives est liée au fait que les intonèmes constituent une classe fermée, la richesse de l’intonation est assurée par l’association de ces formes peu nombreuses à des contenus différents. Cette polyvalence justifie la conception morphémique de l’intonation ; elle confirme que la conception iconique des paramètres prosodiques ne se justifie que dans la description des faits motivés, par l’émotion par exemple, hors de l’intonation.
42CTi est obligatoirement accompagné d’une structure avec extraposition syntaxique du topique, comme le montre la présence de l’anaphorique les dans la phrase commentaire de (7). CTi est impossible sur le sujet ou sur un constituant de tête quelconque s’il n’est pas syntaxiquement extraposé :
43(8) Les maisons *CTi ont été achetées pas cher.
44CTi est une marque d’extraposition. Par conséquent, tout constituant de tête accompagné de CTi, même en l’absence d’extraposition syntaxique visible, comme c’est le cas avec les adverbes de temps ou de lieu par exemple, est en réalité syntaxiquement extraposé avec la valeur inférentielle que lui confère CTi.
- 7 Pour une vue d'ensemble des notions de thématisation, cf. Fuchs et Marchello-Nizia (1998).
45Un constituant peut être extraposé au début, à l’intérieur ou à la fin de l’énoncé. Nous avons défini l’extraposition initiale comme une topicalisation, nous réservons le terme thématisation pour les deux autres types d’extraposition : thématisation interne (9) et thématisation externe (10), respectivement pour l’extraposition à l’intérieur et à la fin de l’énoncé :
46(9) Jeanne, comme vous savez, est une amie charmante.
47(10) Je l’aime beaucoup, Jeanne.
48Etant donné que la topicalisation et ces deux procédés de thématisation visent à hiérarchiser les constituants de l’énoncé et ont pour effet de placer à l’arrière-plan l’information qu’ils contiennent, on peut légitimement se poser la question de savoir pourquoi nous ne les avons pas tous regroupés sous le terme traditionnel de thématisation, comme nous l’avions proposé nous-même dans de précédentes publications (Rossi 1981 ; 1985), suivant en cela la tradition européenne et plus particulièrement Danes& (1960). La réponse est donnée par le contenu et par les mécanismes mis en jeu sur le plan de l’expression pour chacune de ces opérations.
49En ce qui concerne le plan du contenu, le terme de topique, étant donné son origine, s’impose pour désigner le premier constituant de l’énoncé destiné à montrer ce dont on parle, que ce soit avec une valeur contextuelle référentielle ou inférentielle. Bien que forcé à l’arrière-plan, le topique, du haut de son balcon d’où il montre le contexte de l’énoncé, joue un rôle actif que ne jouent pas les extrapositions interne et externe. Ces dernières sont par comparaison cantonnées dans un rôle passif et soumises non seulement à l’énoncé mais aussi au topique. Un thème en effet ne peut jamais précéder un topique et par conséquent le commander ; et un topique peut contenir un thème. Sur le plan de l’expression, alors que le topique est marqué par un morphème intonatif propre et indépendant de l’intonation d’assertion, le thème n’a pas d’intonation propre, il copie celle de son entourage
50Soit :
51(11) — Tu l’aimes, le chocolat ?
— Oh ! oui, j’en mange énormément, du chocolat.
Figure 4. Représentation acoustique des énoncés Tu l’aimes, le chocolat ? j’en mange énormément, du chocolat. La courbe A représente l’évolution de Fo et B l’évolution de l’intensité. On remarquera (i) la montée mélodique sur le thème externe de l’interrogation le chocolat, moins importante que celle sur la syllabe finale de l’interrogation aimes ; (ii) la mélodie plate sur le thème externe du chocolat dans la réponse à la même hauteur (103 Hz) que la mélodie de fin de phrase sur la syllabe -ment ; (iii) la pente d’un demi-ton à la fin du thème du chocolat ; (iv) la différence de durée entre les voyelles accentuées finales de la phrase et du thème dans l’interrogation et dans l’assertion ; (v) l’abaissement significatif de l’intensité sur le thème.
52Comme le montre la structure syntaxique, le thème externe dans la question (le chocolat) et dans la réponse (du chocolat) est extraposé, il est toujours extraposé et par la syntaxe, et par l’intonation, ou par l’intonation seule. L’intonation montre en effet qu’il se situe à l’extérieur de la phrase proprement dite, (tu l’aimes et j’en mange énormément) qui se suffit à elle-même et qui est prosodiquement bien formée (Rossi 1973).
53L’assertion se termine par l’intonème du morphème conclusif majeur CC défini par les traits {Accent, Grave, Long, Pause}. Les propriétés du trait Grave, associées à l’allongement, et à l’abaissement de l’intensité induit la perception d’une pause (Fig. 4). Le morphème CC, marqueur de fin d’assertion, assure l’indépendance intonative de la phrase j’en mange énormément. Le thème en revanche est totalement dépendant et de ce fait ne possède pas de marqueur acoustique propre : il copie une forme réduite de l’intonème qui précède. La réalisation de l’intonème du thème est abaissée par rapport au ton Bas de CC (Fig. 4), par rapport au ton Haut de l’interrogation (Fig. 4) et par rapport au ton Sur-Aigu de l’expressivité. Cet abaissement structural ou downstep appelé aussi catathèse, est différent de la déclinaison mécanique (downdrift) physiologiquement conditionnée (Beckman et Pierrehumbert 1986). Le trait Abaissé rend bien compte de la réduction de toutes les propriétés acoustiques du thème, de la mélodie en particulier, dans tous les contextes. Nous poserons un opérateur d’abaissement ; cet opérateur, noté par le symbole , est responsable d’une catathèse locale.
54Nous réunirons les allomorphes de thème externe et de thème interne sous le morphème abstrait de thématisation Θε, qui, dans la transcription, précédera immédiatement le thème :
- 8 CI ou Conclusif interrogatif est le morphème d'interrogation.
- 9 Les petites majuscules notent la présence d’un accent de focalisation sur les deux syllabes central (...)
55(12) Tu l’aimes CI Θε (le chocolat) ?8
... j’en mange énormement CC Θε (du chocolat)9.
- 10 CD ou Continuatif Dominant est le morphème intonatif qui marque ici le sujet (voir plus loin).
56(13) Jeanne CD Θε comme vous savez) est une amie charmante10.
57Le morphème de thématisation Θε induit la présence de l’opérateur d’abaissement α sur le plan de l’expression ; l’opérateur d’abaissement, placé devant le thème, commande toutes les propriétés acoustiques du constituant et génère un trait Abaissé sur la partie interne du thème et une frontière abaissée en clôture. D’où la dérivation (14) où cc (conclusif mineur) est la copie abaissée de CC :
58L’organisation intonative nous fournit une solution à un problème que nous avions laissé en suspens. Il s’agissait de la structure RT (Rhème + Thème) où R était considéré comme un constituant déplacé dans la position de topique (voir (5)), en toute conformité avec les principes qui régissent le déplacement de l’opérateur interrogatif (Cinque 1990). S’il en est bien ainsi, dans (15) :
59(15) Tout le chocolat CC Θε (j’ai mangé)
60nous devrions interpréter le premier constituant Tout le chocolat CC, qui est le cœur de l’information donc le rhème, comme une unité déplacée sous l’effet de la règle syntaxique « Déplace α » en tête de la phrase j’ai mangé t. En toute rigueur, nous devrions proposer la même analyse pour le premier constituant dans j’en mange énormement CC Θε (du chocolat). Or cette interprétation est contredite en particulier par le comportement de l’intonation. En effet, l’organisation canonique de (15) est J’ai mangé CT-2 tout le chocolat CC, où le morphème CT-2 représente l’intonation continuative syntaxique qui sépare la tête verbale de son complément (voir plus loin). Si le complément est déplacé, « topicalisé » selon la théorie à laquelle nous faisons allusion, il devrait être clos par une intonation continuative puisqu’il est, selon cette théorie, déplacé au sein de la phrase. On ne voit pas alors où il prendrait son intonation CC. On pourrait à la rigueur considérer que le complément tout le chocolat se déplace avec le marqueur CC contigu ; mais deux difficultés se présentent :
61– Dans cette hypothèse le complément « topicalisé » n’est qu’un topique et il doit être suivi de l’assertion ; mais j’ai mangé n’est qu’un thème, privé, on l’a vu, d’intonation autonome ; il ne peut constituer l’assertion ou rhème ;
62– Si on admet que l’entité « topicalisée » est déplacée avec son intonation, on ne peut plus rendre compte du comportement de l’intonation dans (12) dont la forme canonique sans thématisation est :
63(16) Je mange énormément CT-2 de chocolat CC.
64En effet, si le constituant Je mange énormément en (16) se déplace dans la position de topique avec son intonation, il devrait être accompagné de CT-2 et on ne comprendrait plus ni la présence de CC dans J’en mange énormément CC, ni comment CC qui demeurerait in situ après chocolat se transformerait pour devenir une intonation de thème.
65La structure intonative de l’énoncé nous force à admettre que dans tous les cas :
66(17) J’ai mangé CT-2 tout le chocolat CC
67(18) Je mange énormément CT-2 de chocolat CC
68le constituant à thématiser (souligné dans les exemples ci-dessus) est extraposé hors de la phrase à droite de CC et laisse son intonation in situ. Dans la position d’extraposition, le thème, privé d’intonation, copie les propriétés acoustiques du morphème intonatif qui précède. Cette analyse vaut également pour le topique, qui est un élément extraposé à gauche : il laisse in situ le morphème intonatif qui le caractérise dans la phrase de base et prend automatiquement dans sa position de tête, où il est suivi de matériau linguistique, une intonation de topique analogue (ou empruntée) à celle de l’interrogation ou de la question. Cette interprétation met au jour un principe qui sera fondamental également pour rendre compte du comportement de l’intonation syntaxique :
69Les morphèmes intonatifs de frontière marquent une position, ils ne se déplacent pas.
70Cette interprétation des opérations de topicalisation et de thématisation nous conduit à la définition du rhème. Nous avons à plusieurs reprises fait allusion à la notion de rhème. Il a été défini par Mathesius (1929) comme le noyau de l’énoncé, par Danes& (1960) comme l’information nouvelle ou ce qui est asserté du thème ; nous même avons admis provisoirement, et de façon informelle, ces acceptions et avons également apparenté le rhème à l’assertion ou au contenu propositionnel. Nous avons vu que les éléments extraposés, quels qu’ils soient, peuvent dans une plus ou moins grande mesure être porteurs d’information. Il n’est donc pas permis d’asseoir la notion de rhème sur le critère informatif seul, au risque de fournir une définition circulaire. On aura remarqué d’autre part que le rhème n’est pas une donnée première extraite de l’énoncé, il est constitué par l’opération de réduction :
71Le rhème est constitué des éléments syntaxiques qui demeurent devant le morphème intonatif conclusif majeur CC, lorsqu’on a extrait toutes les dislocations représentées par le topique et les thèmes.
72CC est le marqueur de fin d’assertion et l’opérateur de rhématisation, il n’est pas un marqueur de fin d’énoncé ; l’énoncé, Il ne l’a pas gagnée CC, cette course cc, terminé par un thème externe, n’est pas clos par CC mais par une copie de ce morphème. CC clôt l’information nouvelle. Le rhème est en quelque sorte un noyau nucléaire doté d’une force répulsive qui rejette hors de son domaine les satellites qui rappellent le contexte. Le noyau ainsi isolé représente le cœur informatif de l’énoncé, siège de l’opération de véridiction et par voie de conséquence foyer du contenu propositionnel. Le rhème ainsi défini contient l’information qui est censée être ignorée de l’allocutaire et agit sur ce dernier pour modifier ses croyances. Au sein de ce noyau, le taux informatif est fonction de sa proximité à CC.
- 11 La ou les syllabes porteuses de AF sont notées en capitales dans les exemples suivants.
73Si on entend par focalisation, comme dans les publications des intonologues anglophones, les procédés par lesquels l’information du message est hiérarchisée et une information x mise au premier plan, alors le terme recouvre et la rhématisation telle que nous venons de la décrire et la focalisation au sens étroit par une proéminence locale. C’est en ce sens étroit que nous l’entendons ici. L’accent de focalisation (AF) qui est, dans une certaine mesure, l’analogue français du « pitch accent » de l’anglais est un morphème dont la valeur générique du contenu est la proéminence sémantique. AF est donc partie intégrante de l’intonation puisqu’il contribue à l’actualisation de la fonction de hiérarchisation qui est la sienne11.
74Le terme « accent » est ambigu car il peut faire accroire – et la confusion est plus répandue qu’on ne l’imagine – que AF est un élément de l’accentuation. Or AF n’est pas une catégorie de l’accentuation laquelle est strictement définie par l’accent lexical. L’accent lexical est une propriété virtuelle du morphème lexical, dont le domaine est la syllabe et dont l’organisation syntagmatique crée un cadre intégrateur du mot (Rossi 1979b). L’accent lexical en ce sens est un accent interne (Rossi 1979a). Nous désignerons la virtualité positive de l’accent lexical par as (accent sous-jacent). as se réalise soit en amalgame avec l’intonation, soit comme une entité indépendante (voir plus loin) ; nous transcrivons par AC la représentation abstraite de as autorisée à se manifester par la règle accentuelle. En revanche AF, qui affecte généralement une syllabe, peut en recouvrir plusieurs ; il n’est pas une propriété du morphème, c’est un accent externe ; en ce sens il est libre alors que as est lié ; AF n’est pas un intégrateur du mot ; il est, comme nous venons de le dire, un moyen de hiérarchisation de l’information sémantique contenue dans l’énoncé au même titre que les autres morphèmes intonatifs. Enfin, comme nous le verrons plus bas, la réalisation de son intonème diffère de celle de AC de façon significative par ses propriétés acoustiques.
75La focalisation par AF est en français en concurrence avec la rhématisation. La rhématisation, très utilisée en français, laisse à la focalisation une place moindre qu’en anglais par exemple ou même en italien. En italien pourtant la rhématisation et la focalisation sont utilisées sans contraintes. L’exception française ici provient du fait que AF peut être bloqué s’il doit coïncider avec un morphème de frontière. D’où le recours à la rhématisation, dès que le contexte le permet. C’est dire que la distribution de AF connaît en français un certain nombre de contraintes.
761. Avec les variantes de haut niveau du morphème continuatif ;
77– Le morphème de topique CT0 : la focalisation par amalgame avec l’intonème de topique est impossible ; AF est repoussé vers la gauche, comme on peut le voir sur maintiens de (19) :
78(19) moi j’maintiens CT0 que si c’est le bon Jorki ↓ CT Θε (que nous avons demain) il va gagner cette épreuve CC
79– Les morphèmes Continuatif CT et Continuatif Dominant (CD) : le sujet est normalement marqué par CD, dans une phrase matrice et par CT dans une phrase enchâssée ; sa focalisation entraîne naturellement la rhématisation dans une structure RT. A la question Qui a gagné l’épreuve ? on répond par :
80(20) Lutin d’Isigny CC Θε a gagné cette épreuve)
812. Avec les variantes de niveau inférieur du morphème continuatif.
82 A l’intérieur d’un topique ou d’un thème où la frontière continuative est obligatoirement représentée par la variante mineure ct, et entre la tête ; lexicale et son complément où la frontière est représentée par le continuatif de niveau inférieur CT-2 (voir plus loin), AF est normalement amalgamé avec as et efface le morphème continuatif.
83En somme on retrouve avec les variantes de niveau inférieur du morphème continuatif les mêmes conditions de réalisation que lorsque l’accent sous-jacent as n’est pas amalgamé avec l’intonème de frontière.
Figure 5. Représentation acoustique de la portion d’énoncé mais un véritable désaveu pour le passé. En haut courbe mélodique, en bas évolution de l’intensité. On notera la présence de AF sur la syllabe accentuée de véritable ; l’abaissement et l’inversion de l’intonème sur désaveu. AF est réalisé par un pic d’intensité (+ 6 dB), et de Fo dans le haut du niveau Infra-aigu ; AF ne contribue pas à modifier significativement la durée de la syllabe dont l’allongement est dû normalement à as. L’intonème continuatif sur désaveu est réalisé dans la niveau Médium inférieur.
84Si AF est amalgamé avec as, sa portée est circonscrite au mot, domaine de l’accent lexical ; dans (21) et (22) par exemple ce sont les mots début et véritable qui sont focalisés. Dans cette hypothèse, AF peut également affecter la totalité du mot depuis son initiale (voir dans (19) il va gagner cette épreuve). L’intonème du morphème continuatif qui suit immédiatement AF est abaissé et inversé comme dans (22) :
85Si cet intonème est de niveau supérieur (CT0, CD, CT) l’inversion est facultative. On comparera à ce propos (19) où l’intonème de topique n’est pas inversé et (22) où CT a été inversé (Fig. 5). L’intonème continuatif susceptible d’être inversé marque la limite droite du domaine d’influence de AF. Dans (22) par exemple, le domaine de AF est représenté par la séquence véritable désaveu. L’abaissement et l’inversion, que nous avons transcrits par ↓, rappellent le phénomène de thématisation. L’élément porteur de l’intonème inversé est placé au deuxième rang ; toutefois il ne s’agit pas d’une thématisation ; l’intonème inversé n’est pas une copie de AF.
Figure 6. Représentation acoustique de la portion d’énoncé mais un véritable désaveu pour le passé. En haut courbe de Fo, en bas évolution de l’intensité. AF sur la syllabe initiale de véritable est suivi d’un écho sur la syllabe subséquente (ri) ; AF est ici réalisé dans le haut du niveau Médium ; la durée (98 ms) de la syllabe initiale ve, est brève ; la durée (152 ms) de la syllabe porteuse du continuatif est longue ; le continuatif se réalise dans le haut du niveau Médium.
86Dans toutes les conditions examinées jusqu’ici, AF a la faculté de se réaliser sur la syllabe initiale du mot. Si tel est le cas, et si l’intonème qui clôt son domaine est inversé, alors AF assume une valeur contrastive. Prenons l’exemple (22). AF y est amalgamé avec as et le morphème CT qui clôt son domaine est inversé ; véritable est porté au premier plan, on insiste sur le fait qu’il s’agit d’un désaveu très important ; si dans ces mêmes conditions, AF est déplacé sur la syllabe initiale, véritable est alors un contraste qui met simplement en jeu le choix de l’adjectif. En revanche si AF se réalise sur l’initiale et si l’intonème continuatif qui clôt son domaine n’est pas inversé, AF a une valeur focalisatrice pleine (Fig. 6) ; dans ce cas la portée focalisatrice de AF est le domaine circonscrit par AF et le continuatif. La portée de AF se confond alors avec son domaine et détermine un focus étendu.
87Ce domaine est inclus dans un arc prosodique déterminé par deux maxima, de Fo et d’intensité, aux bornes du domaine, comme on le voit sur la représentation de véritable désaveu sur la Fig. 6. Toute frontière prosodique à l’intérieur de cet arc est effacée. Cette notion d’arc prosodique est différente de celle d’arc accentuel proposée par Fonagy (1979), et de celles de mot prosodique ou d’unité rythmique qui en découlent, respectivement chez Vaissière (1991) et chez Di Cristo et Hirst (1994) ou Di Cristo (1999). L’arc prosodique en effet est le résultat de la propriété d’inversion de AF, que celui-ci soit initial ou non, entre deux maxima mélodiques, tandis que l’arc accentuel est l’empan délimité par un « accent » initial et l’accent final. L’arc accentuel peut être inclus dans l’arc prosodique tel que nous le définissons. Ainsi dans l’exemple de la Fig. 6, VEri`table, « arc accentuel » selon Fonagy, « unité rythmique » selon Di Cristo et Hirst ou mot prosodique selon Vaissière, est inclus dans l’arc prosodique VEritable désaveu. Le contenu de l’arc prosodique est intégralement focalisé.
88AF se réalise par une augmentation brusque de Fo et de l’intensité. Le déplacement de Fo varie en fonction de la proéminence accordée à l’item qui le porte, mais n’atteint pas le niveau Suraigu, domaine de l’expressivité AF n’a pas pour effet d’allonger la syllabe sur laquelle il porte, du moins pas de façon significative (Rossi 1981 et 1985, Pasdeloup 1990, Astesano 1999). Le trait d’allongement permet également de faire la différence entre AF et l’expressivité dont la réalisation nécessite une durée longue. En conséquence, AF n’est pas défini par la présence d’un glissando perceptible : ce qui le caractérise est un déplacement rapide et brusque de Fo et/ou de l’intensité. En résumé AF est défini par le trait {Haut}. Ce trait, généralement réalisé par Fo et l’intensité, peut n’être réalisé que par un pic d’intensité : lorsque AF est présent devant un intonème dont l’inversion et l’abaissement sont interdits, la contrainte de proximité, qui ne permet pas la succession immédiate de deux sommets de Fo, efface la proéminence mélodique de AF au profit de l’intensité.
89Au cours de cette première partie de notre exposé, nous avons tenté de formaliser la grammaire de l’intonation pragmatique. Nous avons défini quatre opérations qui participent à la hiérarchisation des parties de l’énoncé : la topicalisation, la thématisation, la rhématisation et la focalisation. Nous avons identifié cinq unités : le topique, le thème interne, le thème externe, le rhème et le focus. Nous avons vu que le rhème, unité de premier plan qui contient l’information nouvelle susceptible de modifier les croyances supposées de l’allocutaire, était la résultante d’opérations d’extraction, la topicalisation et la thématisation, qui rejettent à l’arrière-plan les parties qui ont un lien avec le contexte et sont de ce fait supposées être connues de l’allocutaire. L’arrière-plan n’est pas toujours redondant, il contribue à assurer la pertinence de l’information nouvelle du rhème. C’est la raison pour laquelle la focalisation peut être présente et dans le rhème et dans le topique et dans le thème interne pour mettre en surbrillance les éléments sur lesquels l’allocutaire doit porter prioritairement son attention.
90La grammaire pragmatique de l’intonation comprend ainsi un nombre très limité d’unités et de catégories intonatives qui suffisent à rendre compte d’une description exhaustive : cinq unités (rhème, focus, thème interne, topique, thème externe), quatre morphèmes intonatifs du niveau des constructions abstraites (CC, AF, CT0, Θε) et deux opérateurs, l’opérateur d’abaissement α pour la thématisation et l’opérateur d’inversion ↓ pour la focalisation.
91On vient de voir que l’intonation pragmatique assumait fondamentalement une fonction de hiérarchisation des parties de l’énoncé. Hockett (1958, 154 sv.) avait considéré l’intonation comme un constituant immédiat, c’est-à-dire comme un morphème qui est partie intégrante de la structure hiérarchique de la phrase.
92Le problème est de savoir si l’intonation reçoit de la syntaxe cette information. L’hypothèse de l’homomorphie entre les niveaux de frontières intonatives et le degré de profondeur dans l’indicateur syntagmatique est maintenant abandonnée. A tel point que Gussenhoven (1983, 1) a pu parler de « banqueroute » de l’intono-syntaxe. Cette « banqueroute » serait provoquée (i) par l’inadéquation de la théorie aux faits empiriques : selon Cruttenden (1970, 42 sv.), en effet, les fonctions grammaticales des tons de frontière sont trop rares et soumises à trop d’exceptions pour que nous puissions les prendre en considération ; (ii) par la nécessaire autonomie de l’intonation : en vertu de cette autonomie, l’intonation n’a pas le statut qui lui octroierait le privilège d’être un signal de la structure syntaxique (Ladd 1996, 236) ; et l’hypothèse de congruence, c’est-à-dire de correspondance stricte entre les hiérarchies intonative et syntaxique, mettrait un terme, selon Martin (1981, 249), à l’existence de la structure intonative qui n’aurait alors plus de raison d’être.
93Nous avons déjà évoqué plus haut le problème de l’autonomie de l’intonation et de son association nécessaire avec les modules sémantique et syntaxique. Nous n’y reviendrons pas. En fait la « banqueroute » dont on a parlé est liée à l’absence d’une grammaire pragmatique de l’intonation dans les études d’intono-syntaxe. Mais elle est liée également à une conception étroite et mécanique des relations entre l’intonation et la syntaxe, la conception selon laquelle la hiérarchie intonative est l’image du principe de dominance dans l’arbre. Or les partisans des théories phonologiques de l’intonation, qui affirment l’autonomie stricte de l’intonation, critiquent l’intono-syntaxe avec le présupposé que si l’intonation est associée à la syntaxe elle devrait l’être précisément pour être un indice du principe de dominance. C’est dire que leurs critiques sont motivées par les résultats empiriques des travaux concernés, non par les raisons théoriques et profondes de la « banqueroute ». Malgré ces critiques, les mêmes théoriciens, tout en affirmant que l’intonation est autonome et possède ses propres règles et sa propre organisation, concèdent qu’elle est liée dans une certaine mesure à la syntaxe, qu’elle marque en particulier les frontières syntaxiques importantes (Grønnum 1992 ; Gussenhoven 1983, 1 sv.) et qu’on doit avoir recours à la syntaxe quand c’est nécessaire (Cruttenden 1970, 42 sv.). Pouvons-nous nous contenter de telles concessions informelles ?
94On ne peut admettre, sans laisser inexpliqués des faits fondamentaux de compréhension du langage, que l’intonation soit indépendante de la syntaxe. Prenons un exemple d’ambiguïté cité par Pollock (1997, 24 sv.) :
95(23) Pierre a parlé de ses frasques avec Marie
96qui peut avoir deux lectures : l’une où Pierre nous entretient de ses frasques avec Marie, l’autre où il fait des confidences à Marie concernant ses frasques. Comme le dit justement Pollock, l’ambiguïté n’existe pas chez le locuteur qui associe à chacune de ces interprétations une structure syntaxique particulière. Elle n’existe pas non plus chez le récepteur. Or la structure appropriée que le locuteur associe à l’énoncé qu’il prononce ne peut pas être reproduite dans la structure linéaire de la parole qui ne connaît que la relation de précédence. La structure syntaxique doit donc être nécessairement associée à une structure qui rende possible sa linéarisation, qui autorise sa reconnaissance sur l’axe syntagmatique afin que la réception du message soit autant que possible dénuée d’ambiguïté. Cette structure est l’intonation et ne peut être que l’intonation. Il est facile d’imaginer dans l’exemple précédent les niveaux de frontière utilisés pour actualiser chacune des structures sous-jacentes. Mais cette association de l’intonation à la hiérarchie syntaxique ne peut pas être limitée aux cas d’ambiguïté, qui d’ailleurs sont plus fréquents qu’on ne l’imagine. Si associer une structure syntaxique hiérarchisée à tout énoncé est bien une propriété de la langue interne des locuteurs, un percept comme le suppose Pollock (ibid.), alors on doit admettre que l’intonation est automatiquement associée elle-même à ce percept afin d’en permettre la linéarisation. L’intonation est un mécanisme de linéarisation de la structure hiérarchique de l’énoncé qui inclut la pragmatique et la syntaxe. Cette hypothèse n’enlève rien au fait que l’intonation possède ses règles et contraintes propres ; en fin de compte l’actualisation de la structure hiérarchique de la syntaxe par l’intonation est le résultat d’un compromis.
97Il convient dès lors de définir les règles d’association entre l’intonation et la syntaxe.
98Se pose dès l’abord le choix d’un modèle syntaxique. Le choix doit se porter sur un modèle explicite dont les principes et les règles sont définis en dehors de tout critère prosodique afin d’éviter de tomber dans un cercle vicieux. Cette dernière contrainte exclut toute grammaire de la langue parlée qui assoit partiellement son analyse sur des données prosodiques. Pour ces raisons et pour d’autres qui sont explicitées dans Rossi (1999), notre choix s’est porté sur ce qu’on a appelé la « Nouvelle syntaxe » de Chomsky (1987) ; cette syntaxe, avec ses trois composantes principales que sont la théorie X-barre, la théorie thématique et la théorie du gouvernement et du liage, est plus connue sous le titre de « théorie du gouvernement et du liage » à cause de l’importance décisive de ce module. Etant donné les mutations rapides que connaît cette syntaxe, nous avons arrêté notre choix à l’état de la théorie telle qu’elle est décrite par Haegeman (1994). Nous avons cependant veillé à ce que la conception et la rédaction des principes et des paramètres puissent également rendre compte des faits dans le cadre de la théorie « minimaliste », récente, de Chomsky telle qu’elle est présentée et appliquée par Pollock (1997) et par Radford (1997). Pour plus de détails sur l’intérêt de cette théorie dans la détermination des liens entre l’intonation et la syntaxe nous renvoyons à notre ouvrage (Rossi 1999).
99Le principe de projection lexicale de la théorie stipule que l’information lexicale doit être syntaxiquement représentée. Tout prédicat est doté d’une structure qui détermine ses arguments. Ainsi le verbe peindre (Fig. 7) a une structure à deux arguments : Léonard et La Joconde ; il attribue à Léonard le rôle d’agent et à La Joconde le rôle de patient ou thème ; de même le nom tableau, dans le tableau de la Joconde de Léonard de Vinci, a une structure à deux arguments : la Joconde avec le rôle de patient et Léonard de Vinci le rôle d’agent. Or la structure thématique des prédicats, dite encore sous-catégorisation lexicale, est projetée sur la structure syntaxique. La projection syntaxique de la structure thématique joue un rôle fondamental dans la détermination des frontières intonatives. Pour illustrer brièvement ce point prenons l’exemple de la Fig. 7 :
Figure 7. Schéma de base d’une catégorie dans la théorie X-barre. Pour des raisons typographiques on a coutume de représenter les barres suscrites par des apostrophes ou un o en exposant. Plus simplement aujourd’hui X” (X double barre) est noté par SX (syntagme X : SN, SV, etc.). Seule la catégorie intermédiaire X’ conserve son diacritique. Spéc = Spécificateur.
100Les constituants Léonard et La Joconde sont les deux arguments du prédicat peint. La Joconde est l’argument interne du verbe, car il est inclus dans la catégorie qui domine immédiatement la tête verbale (V’), il est sœur de la tête V (peint) et donc proprement gouverné par V. L’argument Léonard, en revanche, est externe à V’ qui domine la tête verbale peint et de ce fait il n’est pas proprement gouverné par la tête verbale. Le sujet Léonard est pour cette raison un argument externe du verbe.
101Or il est indéniable que les niveaux des frontières intonatives situées entre l’argument externe et le verbe d’une part, et le verbe et l’argument interne d’autre part sont significativement différents. La tête et son complément, qui sont étroitement liés par la relation de gouvernement, ne peuvent pas admettre de séparation forte par l’intonation, en revanche, l’argument externe est susceptible d’être séparé de la tête verbale par une frontière de haut niveau (Fig. 8) :
Figure 8. Représentation acoustique de la phrase Léonard a peint la Joconde. A = mélodie ; B = intensité. L’intonème de frontière sur la syllabe nard du sujet domine par l’essentiel de ses traits l’intonème qui sépare le verbe de son complément : glissando 4 UP vs 0 UP ; allongement 4 UP vs 2 UP ; niveau Haut Médium vs Dynamique de base (La dynamique de base est la ligne médiane qui correspond à la fondamentale usuelle du locuteur). Seule l’intensité, dont l’augmentation caractérise tout intonème continuatif, ne différencie pas ces deux frontières. L’UP est une unité de perception définie à partir du seuil de perception du paramètre considéré.
102La relation Tête / complément est représentée par la même structure pour chaque catégorie (Nom, Adjectif, etc.). Ce point est important car les faits montrent que les niveaux de frontières intonatives sont liés aux relations structurales au sein du schéma inter-catégoriel, non au degré d’emboîtement de ce schéma dans la phrase.
103Ce qui nous conduit à préciser le premier Principe intono-syntaxique :
104Pis1. Les niveaux de frontières prosodiques dépendent des relations structurales déterminées par la base.
105Le principe de préservation de la structure implique donc que ces mêmes niveaux puissent être retrouvés dans les structures dérivées. Le déplacement d’un constituant ne peut modifier l’organisation des niveaux prosodiques induits par la structure intercatégorielle dans l’exemple précédent, le constituant La Joconde, lorsqu’il devient sujet de la phrase passive, ne se déplace pas avec la frontière prosodique qui était la sienne dans la position d’origine de complément du verbe, il prend la frontière de la position sujet ; où il est déplacé ; ce qui nous conduit à poser un deuxième principe, parallèle à celui que nous avions défini sur des base indépendantes de celles-ci dans la grammaire pragmatique, à savoir que les morphèmes intonatifs de frontière marquent une position, ils ne se déplacent pas :
106Pis2. Un constituant déplacé prend la frontière du site d’arrivée.
107La structure syntaxique induit quatre niveaux de frontières intonatives (pour la détermination technique de ces frontières voir notre ouvrage, Rossi 1999). Le constituant sujet, qui, dans une structure dérivée, doit se déplacer à gauche sous le spécificateur d’une catégorie phrastique, le Syntagme Inflectionnel SI qui domine le syntagme verbal (Fig. 9), prend la frontière affectée à ce site, c’est-à-dire CD (Continuatif Dominant) dans une phrase matrice, sinon CT. Le morphème CD marque tout constituant (sujet, adverbe de phrase, etc.) dominé immédiatement par une catégorie phrastique, non lexicale par conséquent, SC (syntagme complémenteur) ou SI (Syntagme Inflectionnel).
108Le niveau le plus bas, l’allomorphe Continuatif CT-2, sépare la tête de son complément, dominés par une catégorie lexicale (syntagme verbal, etc., Fig. 7). Toute adjonction à droite du schéma de base intercatégoriel, adjonction qui détermine les circonstances du procès, est séparée du constituant auquel elle s’adjoint par une frontière immédiatement supérieure à la frontière précédente. Ainsi dans :
109(24) Ils laisseront CT-2 la place CT-1 pour deux agricultures CT sur les marchés mondiaux CC
110La première adjonction pour deux agricultures est séparée de l’argument interne la place par une frontière immédiatement supérieure à CT-2 c’est-à-dire CT-1, etc.
111Comme nous y avons déjà fait allusion, les paramètres qui déterminent les niveaux de frontières ne disent rien sur le degré d’emboîtement de la structure ; ces niveaux de frontières apparaissent dans les configurations que nous venons d’évoquer quelle que soit leur profondeur dans l’arbre. Nous avions dit plus haut en effet que l’homomorphie entre l’intonation et la hiérarchie déterminée par l’emboîtement des constituants dans la phrase n’était pas avérée. L’intonation, comme mécanisme de linéarisation de la structure hiérarchique, autorise l’actualisation des relations structurales du schéma intercatégoriel ; par-là elle est associée à l’actualisation de certaines fonctions syntaxiques puisqu’elle est liée aux configurations qui déterminent les relations de gouvernement et de commandement.
Figure 9. La catégorie SC (Syntagme Complémenteur) domine la catégorie SI (Syntagme Inflexionnel). La tête C (Complémenteur : que, qui, parce que, etc.) de SC prend la catégorie SI comme complément. La tête I de SI qui contient entre autres les marques morphologiques de temps et d’accord prend SV comme complément. [Spéc, SC], i.e. le spécificateur de SC, est le lieu d’arrivée du syntagme interrogatif ; [Spéc, SI] est le site de SN sujet dans la phrase dérivée.
112Les frontières CTn sont des allomorphes intonatifs dont le contenu est défini par les principes et les paramètres. Ce sont des unités dont la hiérarchie n’est pas déterminée par les propriétés acoustiques, mais par leur association à la structure syntaxique. Nous voulons dire par là que les morphèmes intonatifs ne sont pas dotés de propriétés acoustiques fixes et constantes. Naturellement ils seront réalisés par des propriétés qui permettront de les distinguer ; mais ces propriétés pourront varier dans une large mesure en fonction des contextes démarcatifs à court et à long terme. Les morphèmes intonatifs sont des catégories dont les intonèmes ont une valeur relative. Si par exemple CT-1 se trouve à proximité de CT-2, sans CT adjacent, il aura toute latitude de se réaliser plus haut que s’il était suivi de CT. Dans une séquence complète où tous les niveaux intonatifs sont présents, de CD à CT-2, chaque intonème connaîtra un empan étroit de réalisation. C’est dans un tel contexte qu’il est possible d’identifier les propriétés canoniques des intonèmes en question.
113Nous renvoyons à Rossi 1999 pour une détermination plus complète des morphèmes intonatifs de nature syntaxique et une approche circonstanciée des modifications de frontières à l’intérieur des syntagmes nominaux sous l’influence de la contrainte nominale, de la contrainte de consistance prosodique et de l’effet énonciatif, p. 146-173.
114Avec la grammaire de l’intonation pragmatique et la grammaire de l’intonation syntaxique, nous étions dans le module prosodique du niveau supérieur, parallèle à la syntaxe et à la sémantique. Avec le module rythmique nous nous trouvons dans le dispositif phonologique. Ce dernier dispositif ne reçoit pas l’information syntaxique et sémantique, qu’il ne voit pas. Il ne peut traiter que l’information qui ressortit à son domaine.
115Le module rythmique est composé de trois sous-modules :
116– un sous-module de génération de l’accent,
117– un sous-module de règles phonotactiques,
118– un sous-module de génération de l’ictus mélodique.
119Nous avons déjà fait allusion dans le chapitre précédent à l’actualisation sous la forme d’accents AC, dans une structure intermédiaire de l’accent sous-jacent as. AC n’est pas la réalisation concrète de l’accent lexical sous-jacent as ; il n’est pas non plus une pure potentialité comme as. Il représente une catégorie abstraite intermédiaire, il est l’accent interne autorisé à s’actualiser par les règles accentuelles de nature rythmique.
120Les règles phonotactiques formulent des contraintes d’ordre rythmique qui interviennent sur les frontières intonatives syntaxiquement déterminées.
121Ces deux premiers sous-modules doivent nécessairement avoir produit leurs effets avant que le dernier module puisse générer un accent d’origine purement rythmique dont l’appellation phonétique d’ictus mélodique (IC) que nous lui prêtons indique clairement qu’il n’est l’apparition d’aucune catégorie sous-jacente.
122Après l’application des paramètres qui introduisent les frontières entre les constituants dominés par une projection phrastique, et devant les catégories maximales dominées par une projection lexicale, certaines séquences, parfois longues, demeurent privées de marqueurs intonatifs. Il s’agit en particulier des syntagmes adjectivaux et adverbiaux branchés à gauche. Or ces séquences sont susceptibles de contenir des as qui peuvent être autorisés à se réaliser comme des proéminences non amalgamées à l’intonation si certaines conditions sont remplies.
123La condition générale d’émergence de as peut être formulée sous la forme d’un principe très général Pis3 :
124Pis3. Tout as est un AC autorisé à être phonétiquement produit si les conditions du filtre phonotactique sont vérifiées.
125Le filtre phonotactique contient deux conditions :
126Filtre phonotactique : Respecter la contrainte de proximité et l’équilibre rythmique.
127La contrainte de proximité (Rossi 1979a), dite encore condition de non contiguïté (Dell 1984, 89), ou « stress clash » (Martin 1987), interdit l’adjacence de deux marqueurs prosodiques quels qu’ils soient (morphèmes intonatifs ou accents). Cette contrainte paraît être universelle. Dans les pages qui précèdent nous pouvons déjà noter un fait qui relève de cette première condition du filtre phonotactique : l’effet d’inversion de AF ; AF, qui est une proéminence tonale, abaisse et inverse les tons qui sont en compétition avec lui afin d’éviter l’adjacence de tons hauts successifs dont la proximité annulerait la valeur contrastive. Nous pouvons ajouter un autre fait dont nous n’avons pas parlé faute de place : la deuxième condition du paramètre de consistance prosodique qui efface toute frontière de type CTn devant moins de trois syllabes.
128L’équilibre rythmique, qui est également une condition universelle de bonne formation prosodique, règle la longueur des séquences ou unités prosodiques et leur équilibre relatif. Toutefois les modalités de cet équilibre sont des paramètres qui dépendent de la structure rythmique des langues particulières. Nous exprimons la longueur des unités et leur équilibre en nombre de syllabes ; pour d’autres langues (ou même pour le français) peuvent entrer en jeu d’autres critères comme la durée, la notion d’arc prosodique ou d’arc accentuel, etc.
129La longueur des unités prosodiques concerne les unités accentuelles définies par AC ou IC. L’équilibre des séquences concerne surtout les unités intonatives ; le principe d’équilibre sera mis en œuvre par les règles phonotactiques.
130Les conditions d’émergence de as sont traduites sous la forme d’un algorithme. Pour ne pas accabler le lecteur nous tenterons de les présenter plus simplement sous la forme de la « Règle d’Emergence de AC ou REAC » :
131as est autorisé à se réaliser (as = AC) s’il est séparé du premier marqueur à droite par deux syllabes et du marqueur de gauche par une syllabe.
132L’exemple (25) illustre l’application de cette règle simplifiée :
133Les principes phonotactiques ou eurythmiques doivent être pris en compte avant la réalisation concrète des intonèmes des morphèmes intonatifs, ou du moins de ceux qui sont sensibles aux contraintes rythmiques. Les morphèmes intonatifs sémantiques (d’expressivité, de topicalisation, de thématisation, de rhématisation et de focalisation) sont libres et ne sont pas soumis aux règles phonotactiques ; la frontière intonative dominante CD d’origine syntaxique est également un morphème libre ; ne sont soumis à l’action de ce module que les frontières de type CTn. Le module phonotactique rappelle « la condition d’eurythmicité » que Martin (1987) propose pour équilibrer les structures prosodiques. Toutefois, chez Martin, la condition d’eurythmicité conditionne le mécanisme d’association a posteriori de l’intonation à la syntaxe, alors que dans notre approche, le module phonotactique ne fait qu’ajuster l’association a priori de ces deux structures. Le module phonotactique est gouverné par la deuxième condition du filtre phonotactique :
134Pis4. Les unités intonatives sont rythmiquement équilibrées.
135Une unité intonative est une séquence fermée par une frontière intonative, de quelque origine qu’elle soit. Comme on vient de le dire seules les unités intonatives closes par CTn entrent dans le domaine d’application du module phonotactique. Cependant la frontière CD, qui est une potentialité, peut ne pas se réaliser si l’unité qu’elle clôt est trop courte ; le principe précédent est donc à l’œuvre partout, même si dans le cas de CD, en français, son action n’est que facultative.
136Les modalités de l’équilibre rythmique relèvent de paramètres propres à chaque langue ; pour le français le paramètre retenu ici est le poids syllabique des unités intonatives.
137L’équilibre rythmique est mis en œuvre par une règle (RER : Règle d’Equilibre Rythmique). On se contentera ici d’en illustrer le fonctionnement par un exemple :
138Le module syntaxique place les frontières intonatives CT et CT-2 respectivement devant le SP (d’vant lui) dominé par une catégorie phrastique dans une phrase enchâssée, et dans les configurations de gouvernement. CT est effacé en vertu du principe de consistance (d’vant lui = deux syllabes). La frontière à l’intérieur du syntagme nominal est abaissée et effacée (CT‑2 → CT-3) par la contrainte nominale. La règle REAC ne permet pas l’émergence de AC sur compétition (une seule syllabe à droite devant le frontière) mais fait émerger AC sur années à la place de la frontière intonative CT-3. Les deux frontières intonatives restantes CT-2 séparent des unités intonatives prosodiquement déséquilibrées :
139Le seul moyen d’équilibrer ces constituants est le rattachement du constituant médian au premier ; nous aurions ainsi deux unités, respectivement de 7 et 9 syllabes. Le moyen d’y parvenir consiste à rehausser la frontière qui sépare le super-constituant ainsi créé de l’unité intonative sœur, c’est-à-dire sur encore, qui deviendrait CT-1. Cette frontière sépare de l’unité sœur à droite le super-constituant dont nous avons supputé la formation (mais j’veux dire qu’il a encore).
140Le bref commentaire de cet exemple permet d’illustrer de façon très informelle le fonctionnement de RER dont on lira les conditions complètes d’application dans Rossi 1999.
141Les principes, les paramètres et les règles que nous avons examinés jusqu’ici sont susceptibles de laisser des séquences de 5 syllabes et plus sans marqueurs prosodiques. Or les contraintes rythmiques que nous avons examinées dans le module accentuel visent à la production d’atomes prosodiques de trois syllabes en moyenne.
142Les séquences orphelines longues au regard des contraintes rythmiques ont des origines diverses. Ainsi le critère de consistance prosodique, particulièrement si le matériau linguistique qui précède cette frontière ne contient pas d’accent lexical sous-jacent efface la frontière : dans C’est celui que je vois CT, la frontière CT-2 a été effacée devant la relative car celui ne possède pas d’accent interne ; cet effacement laisse une séquence de cinq syllabes prosodiquement orpheline devant la frontière présente sur vois. La règle accentuelle REAC actualise ou efface des AC sans tenir compte de la longueur des mots ou des séquences dépourvues d’accent ainsi dans elles sont irrésistiblement drôles, as de la syllabe ment n’est pas actualisé comme AC car il est contigu à la frontière subséquente (loi de proximité), mais les sept syllabes qui précèdent sont dénuées de as et de frontières intonatives ; un autre exemple est représenté par des années AC d’compétition d’vant lui CC, dans lequel la règle REAC n’a pas pu faire émerger AC sur compétition après l’effacement de la frontière CT, en raison de la proximité du marqueur CC. Enfin des frontières intonatives sont générées dans le dispositif prosodique supérieur sans regard sur les contraintes rythmiques qui relèvent du niveau phonologique ; aussi les unités intonatives qui en résultent peuvent ne pas contenir de as en dehors de celui qui est amalgamé avec la frontière : elles sont alors susceptibles de contenir des séquences longues prosodiquement vides ; ainsi en est-il du constituant : CT-2 qui sont tout aussi majestueuses CC contenant une séquence prosodiquement vide de huit syllabes.
143L’ICtus mélodique (IC) n’est pas la réalisation d’une catégorie sous-jacente comme l’est AC. IC est imposé par des contraintes purement rythmiques. Ses paramètres de réalisation sont totalement différents de ceux de l’accent lexical. Rossi (1979a ; 1985), et Pasdeloup (1990) dans une recherche systématique sur l’accent « secondaire », ont montré que le paramètre premier de l’accent lexical en français est l’allongement alors que celui de l’ictus est la proéminence mélodique. La proéminence mélodique de l’ictus, le plus souvent accompagnée d’un pic d’intensité, n’entraîne aucun allongement significatif. L’ictus se réalise par les mêmes paramètres que l’accent de focalisation ; la seule différence entre IC et AF est l’extension de la proéminence : la proéminence de IC est de l’ordre de celle de AC ; celle de AF est de l’ordre de celle des intonèmes de haut niveau ; le seul trait significatif qui différencie IC et AC d’une part, AF et l’intonème d’autre part est le trait /Non Long ~ Long/.
144Une expérience de Rump et Collier (1996) sur le hollandais a montré que les différences sur la dimension de Fo sont catégorielles : au-delà d’un certain seuil qui est défini comme la cible du focus tous les auditeurs perçoivent AF, en deçà de cette valeur la proéminence n’est plus perçue de façon significative comme une focalisation ou ne l’est plus du tout. Ces résultats confirment une analyse que nous proposons depuis plusieurs années à partir de faits avérés.
145La nature de l’ictus telle que nous venons de la définir nous conduit à construire une grille métrique fondée sur le critère de hauteur. Le dispositif phonologique dans lequel nous nous trouvons pour traiter des contraintes rythmiques est sémantiquement et syntaxiquement aveugle ; il ne voit pas l’information des niveaux supérieurs, il ne peut manipuler que des catégories ou des propriétés qui relèvent de son domaine. Aussi l’entrée de la grille que nous avons construite à cet effet ne peut pas être constituée de l’analyse syntaxique censée être utilisée à cet effet (Liberman and Prince 1977 ; Pierrehumbert 1980 ; Selkirk 1984 ; Dell 1984 ; Hirst et Di Cristo 1984 ; Ladd 1996). Les traits Haut (H) et Bas (B) seront distribués en fonction de critères qui relèvent exclusivement du plan de l’expression. Nous identifions les syllabes susceptibles de porter le trait Haut en français : il s’agit des syllabes porteuses de as, et des syllabes, initiale, antépénultième et finale des polysyllabes (Pasdeloup 1990). Concrétisons la procédure par un exemple dans lequel l’intonème qui clôt le constituant est défini par le ton H :
146Cette séquence est bornée par deux intonèmes définis par le trait Haut ; par contraste (loi de proximité) tout marqueur Haut situé aux bornes de la séquence (ici H de CD et de CT) est suivi ou précédé du trait Bas quelle que soit la nature de la syllabe qui reçoit ce trait : dans (27) on place donc le trait B sur c’est et sur je. Les autres syllabes reçoivent le trait qui correspond à leur place dans le mot et à la présence éventuelle de as : le monosyllabe que dénué de as prend le trait B, le polysyllabe celui prend le trait H sur son initiale et sur sa finale.
147On forme ensuite des groupes rythmiques sur la séquence de tons de façon à ce que chaque groupe contienne un trait Haut et un seul : n’oublions pas que le trait H a vocation à être l’ictus et qu’un groupe ne peut pas contenir plus d’un ictus (loi de proximité). Comme pour AC, on part de la droite ; les tons sont réunis en groupes rythmiques qui ne contiennent qu’un ton H et un nombre indéterminé de tons B ; si le premier ton à droite est H, on inclut dans le premier groupe rythmique ce ton H et tous les tons B jusqu’au ton H suivant exclu. On répète l’opération jusqu’à épuisement à gauche ; le dernier ton à gauche, ici H, qui ne fait pas partie de la séquence n’est pas pris en compte. En (27) nous obtenons de la sorte les trois groupes rythmiques (1re étape) : (BH), (H), (BBH). Le premier motif à droite est de type ïambique BH. A la deuxième étape on répète ce motif de la façon suivante : à partir de la droite chaque groupe rythmique est transformé en un ton emprunté aux atomes du motif, ici le motif ïambique. On répète l’opération de la deuxième étape jusqu’à n’avoir plus qu’un seul motif ïambique (BH) qui est inversé (3e étape). L’opération d’inversion est justifiée par la contrainte de proximité : dans l’exemple étudié la cadence trochaïque tend à éloigner du ton H final le ton H du dernier motif obtenu. Il reste à sommer pour chaque syllabe les tons H qui appartiennent à son domaine. L’ictus correspond à un maximum local : ici sur la première syllabe de celui.
148Le module rythmique est soumis aux contraintes du filtre phonotactique.
149Quatre règles mettent en œuvre ces contraintes de bonne formation rythmique :
150– REAC, pour l’émergence de l’accent lexical ou accent interne as sous la forme d’un accent abstrait AC autorisé à se réaliser (1re condition du filtre phonotactique) ;
151– RER, pour l’équilibre des unités intonatives (2e condition du filtre),
152– RIM pour la génération de l’ictus mélodique IC (les deux conditions du filtre).
153Les critères qui interviennent dans les conditions des règles ne font aucunement appel à l’information syntaxique ou sémantique qui est à l’œuvre dans l’élaboration de la grammaire de l’intonation du module supérieur de la prosodie. Les critères sont d’ordre prosodique ou phonologique ; nous avons vu en particulier que ce sont les traits du plan de l’expression et parfois les propriétés acoustiques de ces traits qui contraignent l’apparition de l’accent et de l’ictus mélodique.
154La modularité d’un modèle est en effet soumise à des contraintes méthodologiques ; la première de ces contraintes, que nous nous sommes efforcé de respecter est ainsi formulée par Nølke (1994, 77) :
155Chaque module doit fournir une description du dispositif dont il traite qui soit exhaustive, cohérente, maximalement économique et notionnellement indépendante des autres modules.
156Nous voici parvenu au terme de ce périple dans les méandres de la prosodie, et de l’intonation en particulier. Nous avons été conduits à considérer, contrairement à ce qui est couramment admis aujourd’hui par les tenants du courant phonologique, que l’intonation relève en premier lieu d’un niveau supérieur parallèle à la syntaxe et à la sémantique, dont elle reçoit l’information pour se constituer. En effet si les catégories prosodiques ont le statut de morphèmes, comme le reconnaissent d’ailleurs les épigones de l’école phonologique, elles ne peuvent être intégralement manipulées dans le module phonologique qui ne voit pas le plan du contenu. Nous pensons que l’intonation est un dispositif qui relève de deux niveaux différents. Dans le module prosodique de niveau supérieur sont élaborées et la grammaire de l’intonation pragmatique et la grammaire de l’intonation syntaxique dont nous proposons une interprétation. Au sein du dispositif prosodique du module phonologique est traité ce qui relève en propre du plan de l’expression, notamment l’organisation phonotactique et rythmique.
157La grammaire syntaxique de l’intonation et le module rythmique qui en permet l’actualisation produisent un cadre, pragmatiquement neutre, qui est appelé à linéariser les structures hiérarchiques de la syntaxe dans les limites des contraintes propres à la prosodie. Le bouleversement de ce cadre intervient sous la poussée pragmatique et sémantique, libre de toute contrainte autre que les contraintes de bonne formation syntaxique.
158L’ordre de présentation que nous avons choisi est en conformité avec les étapes de la procédure de découverte que doit suivre l’analyste. L’information pragmatique n’est pas prédictible, sauf à la marge, à partir d’une phrase de base ; elle constitue un donné premier, véhiculé par les procédés de topicalisation, de thématisation et de focalisation, que tout auditeur sait reconnaître. A cette fonction de hiérarchisation de l’information sémantique, l’intonation ajoute celle de linéarisation des structures syntaxiques ; cette dernière fonction est illustrée, dans la grammaire de l’intonation syntaxique, sur des séquences rhématiques ou sur des énoncés supposés neutres, par conséquent dénués de foncteurs pragmatiques. Vient enfin le module phonologique dont les règles prosodiques ajustent, selon le principe de bonne formation rythmique, toute séquence qui entre dans leur domaine d’application. La comparaison du résultat de la sortie du modèle avec les données d’un corpus de parole spontanée permet à l’analyste d’identifier éventuellement ces fameux effets énonciatifs, codés au plus haut niveau, mais qui, sans la procédure de découverte que nous proposons, ne pourraient pas être correctement appréhendés.