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AccueilNuméros435. Un siècle de phonologie :Quelq...

Texte intégral

1Lorsque l’on jette un regard rétrospectif sur la phonologie, et lorsque l’on adopte pour ce faire le point de vue de la longue durée cher aux historiens, on ne peut man­quer d’être frappé par la permanence d’un certain nombre d’interrogations qui, bien qu’elles aient reçu au cours du siècle qui s’achève de nombreuses réponses, conti­nuent d’organiser le débat théorique le plus contemporain. Nous reprendrons ici trois de ces grandes questions qui, en même temps qu’elles ont puissamment con­tri­bué à struc­turer le champ de la recherche en phonologie restent, sous de nombreux rap­ports, d’une très grande actualité.

1. Phonétique et phonologie : etic / emic

2Historiquement, mais également comme nous le verrons synchroniquement, l’une des questions les plus fondamentales posées par l’émergence de la phonologie reste celle de sa séparation d’avec la phonétique. La nécessité de postuler une distinction nette entre phonétique et phonologie organise le débat linguistique des trente pre­mières années du xxe siècle. Définitivement acquise au travers des travaux du Cercle Linguistique de Prague (CLP), cette distinction sera thématisée autour des années cinquante par la phonologie structuraliste américaine comme une distinction entre deux niveaux de représentation différents : un niveau dit etic (phonetic) et un niveau dit emic (phonemic). Dans un cadre qui distingue nettement les niveaux etic et emic, la phonologie a en particulier pour tâche d’interroger la relation entre les réa­lisations phonétiques observables et les unités systématiques abstraites qui les conditionnent. Le système phonologique sous- jacent étant ainsi construit, la pho­no­lo­gie doit éga­le­ment préciser la façon dont les deux niveaux de représentation s’arti­culent en spé­ci­fiant notamment la façon dont s’organise la relation grammaticale entre phonèmes et allophones. Ce résultat, qui pour beaucoup de phonologues contem­po­rains possède la force de l’évidence, n’a pas été acquis sans mal.

1.1. L’émergence de la phonologie

  • 1 Cf. par exemple Baudouin de Courtenay (1895).
  • 2 A propos des influences ayant pesé sur la formation de la doctrine phonologique de Jakob­son et de (...)

3Au tournant du xxe siècle, suite aux travaux Baudouin de Courtenay1 et de l’école de Kazan, le dégagement de la perspective phonologique apparaît en effet comme le résultat d’une double réflexion : une réflexion critique, souvent extrêmement viru­lente, sur les insuffisances théoriques et méthodologiques d’une phonétique limitée à l’analyse empirique d’une part, une réflexion théorique sur la nature sociale et co­gnitive de l’objet linguistique d’autre part. L’influence croisée de Baudouin, Saus­sure et de Sechehaye2 sur un certain nombre de jeunes slavistes qui vont former le Cercle Linguistique de Prague débouche sur l’affirmation d’une discipline nouvelle, la phonologie. Cette nouvelle approche de la face sonore des sons du langage se présente d’emblée comme une alternative à l’empirisme naturaliste de la phonétique et permet, selon ses promoteurs, d’échapper aux culs-de-sac descriptivistes auxquels la phonétique conduit immanquablement.

  • 3 « […] l’étude autonome de la phonation décompose les sons qu’elle analyse en une multi­tude déconce (...)
  • 4 « Cela empêche de classer la phonétique et la phonologie sous une même rubrique, bien que ces deux (...)

4En effet, comme le souligne par exemple Jakobson (1942)3, l’autonomisation de l’étude phonétique par rapport à l’analyse du système de la langue (i.e. la grammaire saussurienne) empêche de saisir le principe d’invariance, principe qui seul permet de remonter de la description du son « en chair et en os » à l’analyse de l’image acous­tique systématique en tant qu’elle fait support d’un signifié. Comme le rappelleront très souvent Jakobson et les structuralistes, pour échapper à l’atomisation descrip­tive que produit nécessairement la phonétique, il faut prendre en compte la loi de la valeur différentielle qui structure le système linguistique autour de sa fonction : la communication. Ainsi, c’est parce qu’elle n’a pas de point de vue – à nouveau au sens saussurien du terme – que la phonétique ne peut avoir d’autre programme que l’accumulation compulsive de détails acoustiques ou articulatoires. Ces détails, elle est incapable de les hausser au niveau de généralisations pertinentes car elle ne possède aucun critère théorique permettant de distinguer le variant de l’invariant et de les construire comme des catégories pertinentes pour l’analyse. Jakobson et Troubetzkoy en concluent, on le sait, que la phonétique, toute entière tournée vers la description phénoménale, n’est pas une science, et qu’en tout cas elle n’appartient pas au domaine de la linguistique stricto sensu4.

  • 5 « C’est pourquoi il convient d’instituer non pas une seule, mais deux “sciences des sons du langage (...)
  • 6 Sur la relation entre le CLP et Saussure cf. infra.
  • 7 La fameuse proposition 22 par l’accent qu’elle met sur l’analyse du système des oppositions a été p (...)
  • 8 Correspondance Troubetzkoy - Jakobson citée par Anderson (1985, 88).

5Ce point de vue, synthétisé par Troubetzkoy dans son ouvrage fondateur de 1939 est largement repris et partagé par les phonologues pragois5. Le travail de fondation de la phonologie accompli par le Cercle Linguistique de Prague à partir de 1926 à travers une relecture de Saussure6 trouve ainsi une expression publique et polé­mi­que au Premier Congrès International des Linguistes de La Haye de 1928 avec la fameu­se proposition 22 rédigée par Jakobson et signée par Troubetzkoy et Karchev­sky7. La question posée par les organisateurs du congrès pourrait, rétrospec­ti­ve­ment, sembler anodine : « Quelles sont les méthodes les mieux appro­priées à un exposé complet et pratique de la grammaire d’une langue quelconque ? » Les Pragois y répondent par un exposé programmatique complet, méthodologique et théorique, et par une défense et illustration de la phonologie naissante articulée au­tour du concept phare de phonème. Pour les promoteurs de ce qui allait s’appeler linguistique structurale, le phonème et la conception structurale qu’il implique constituent un véritable principium divisionis. Ils permettent non seulement de dis­tinguer parmi les types d’analyse et de descriptions possibles, mais également, selon le mot de Troubetzkoy, de distinguer « ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous » dans la bataille scientifique8.

  • 9 Pour une histoire du Cercle Linguistique de Prague, cf. Fontaine (1974).

6Plus développées que la proposition faite au congrès, les thèses, rédigées en 1929 et connues sous le nom de thèses de Prague, constituent la plate-forme à laquelle doivent souscrire tous ceux qui rallient le CLP. Véritable programme détaillé d’une phonologie en train de se construire, les thèses entérinent l’arrachement définitif de la phonologie à la phonétique. En même temps qu’elles signent une réorganisation très profonde du champ disciplinaire, les thèses marquent ainsi l’avènement sur la scène internationale de ce qui se pense explicitement autour de Prague comme une science du langage radicalement nouvelle9.

1.2. De la phonologie à la grammaire : Le statut des éléments sonores

  • 10 Dans le champ anglo-saxon, il semble que l’origine du terme « phonology » soit beau­coup plus ancie (...)
  • 11 Rappelons que la fin du xixe siècle est marquée par un développement très important des travaux de (...)

7On aurait pourtant garde d’oublier que la distinction définitive entre phonétique et phonologie n’a pas été produite uniquement à Prague. Sous des formes différentes, et à partir de prémices différentes, elle est en germe chez la plus part des linguistes au début du siècle xxe siècle10. La question rémanente qui se pose en effet est celle du statut linguistique des éléments sonores. La précision descriptive et le raffine­ment taxinomique autorisés par les développements récents de la science phoné­ti­que11 conduisent de nombreux linguistes à interroger le rôle des éléments phoné­ti­ques que ces nouvelles techniques permettent d’isoler, de décrire et d’analy­ser. C’est en définitive cette interrogation commune sur la pertinence linguistique et la « grammaticalité » des unités dégagées par la phonétique qui assurera, au-delà des divergences parfois fondamentales, l’unité du paradigme structuraliste naissant dans ses différentes versions régionales. Ce qui apparaît en effet central à ces jeunes lin­guistes engagés dans des travaux de description et d’analyse synchroniques de lan­gues vivantes, c’est la nécessité de postuler un autre niveau d’analyse du son que celui où s’organisent ses propriétés articulatoires et acoustiques, un niveau pro­prement linguistique, celui où le son ne vaut que par ses propriétés distinctives, les­quelles sont posées comme seules fonctionnelles.

  • 12 Nous avons montré ailleurs (Laks 1996) que la notion générative de règle et plus géné­ra­le­ment ce (...)

8De la distinction des niveaux de représentation ainsi construite découle logique­ment la distinction des principes formels qui les organisent : principe réaliste pour le niveau phonétique, principe abstrait de distinctivité purement relationnelle pour le niveau phonologique. De plus, à partir du moment où deux niveaux de repré­sen­tation sonore sont distingués, celui de la matérialité et celui de la systématique ab­straite, la question de leur interrelation se trouve posée. C’est pour­quoi, au-delà de la distinction de deux niveaux de représentation nettement distincts, l’apport spécifique du paradigme structuraliste a consisté à mettre en évidence l’existence de processus spécifiquement phonologiques reliant ces niveaux hétérogènes. Analysés au travers du prisme des relations allophoniques qui permet­tent de passer de l’unité abstraite fonctionnelle et invariante à ses réalisations concrètes contextuellement variables, les divers phénomènes phoniques connus et depuis longtemps repérés, notamment par la phonétique historique, (assimilations, harmonies, syncopes, épenthèses etc.) changent de nature et acquièrent le statut nouveau de processus phonologiques réguliers. Leur pertinence du point de vue du système de la langue peut être alors être questionnée, et cela change la vision que l’on peut en avoir12. Ce qui était auparavant essentiellement conçu comme des mécanismes plus ou moins aléatoires du changement historique peut dorénavant être rapporté à une véritable économie interne des systèmes de communication. La struc­ture abstraite de ces systèmes et la logique de leur organisation interne acquièrent ainsi un statut explicatif.

9On aura noté au cours de cette brève esquisse historique l’importance toute parti­culière de la nouvelle posture synchronique adoptée par ces jeunes linguistes en­gagés dans l’analyse de langues encore vivantes et effectivement parlées. Les do­maines couverts, celui de la slavistique chez les premiers Pragois ou celui des langues américaines natives chez les premiers structuralistes américains, imposent l’adoption de méthodologies nouvelles. L’existence de relations structurales fortes entre des langues apparentées conduit à mettre l’accent sur les similitudes et les différences qui les séparent synchroniquement et donc à s’intéresser à ce qui dis­tingue leurs systèmes phonologiques. Un des effets déterminants du nouveau com­paratisme synchronique légitimé par une relecture du Cours de Linguistique Générale consiste à mettre au premier plan la fonctionnalité des éléments sonores. La notion de fonction interne à un système de communication saisi dans sa syn­chronie devient alors un véritable opérateur de l’analyse scientifique.

1.3. Le contenu des éléments sonores : Le retour du phonétique

10Au terme de ce premier moment de l’histoire de la phonologie moderne, la coupure avec les méthodes de la phonétique paraît donc consommée. Pour autant la question de la relation entre les unités fonctionnelles et leur expression matérielle reste posée. L’indépendance postulée d’un système abstrait de relations différentielles ne peut en effet faire oublier que les oppositions phonologiques sont gagées par l’existence de différences matérielles aisément productibles et reconnaissables. Dès cette époque, une détermination partielle de l’organisation des systèmes par la nature concrète des éléments sonores est reconnue. La logique interne qui structure les systèmes phono­logiques ne peut être conçue comme radicalement autonome par rapport à la ma­té­ria­lité sonore et si l’on interroge la naturalité des contrastes phonologiques on est conduit à interroger la naturalité de la relation existant entre les sons dans les­quels ils s’incarnent. En d’autre termes, la phonétique est encore présente, mais cette fois dans la phonologie elle-même. L’analyse de la fonctionnalité sonore ne peut s’affranchir de l’analyse de la matérialité sonore. On pense bien entendu aux travaux de Troubetzkoy et à la théorie de la marque. Comme on le voit, après s’être appa­remment totalement détachée de la phonétique, la phonologie dès lors qu’elle fait porter son interrogation sur la naturalité et l’universalité des éléments phonologiques est conduite à réintégrer, mais d’une toute autre façon, la perspective phonétique. La radicalité du discours jakobsonnien sur la distinction entre phonétique et phonologie masque ainsi le fait qu’il s’agit bien plus d’un renversement de primauté métho­do­lo­gique et théorique que d’un abandon réel de toute perspective phonétique. Dans le cadre structuraliste, la phonétique constitue un accessoire de la phonologie, parce que seule la phonologie est conçue comme pouvant atteindre au niveau des généralisations explicatives.

  • 13 Cf. Jakobson et Halle (1956), Jakobson, Fant et Halle (1952).

11La très grande actualité de cette construction ne peut manquer d’être soulignée. L’architecture jakobsonienne trouve en effet son aboutissement ultime dans la pho­nologie générative et notamment dans l’élaboration à partir des années cinquante d’une phonétique systématique et universelle, entièrement interne pourrait-on dire à la perspective phonologique et théoriquement soumise à elle.13

  • 14 On pense bien entendu aux débats à propos des traits vocaliques et syllabiques, ou plus récemment à (...)

12Comme on l’a bien vu pendant toute la période où le cadre standard est resté actif, en phonologie générative, ce qui légitime in fine la définition d’un trait pho­né­tique, c’est moins son fondement empirique dans la matérialité sonore que sa capa­cité à permettre une description compacte, formalisée et explicativement adé­quate d’un certain nombre de processus phonologiques14. Ceci souligne, si besoin était, que la phonétique systématique loin d’être une construction autonome par rap­port à la phonologie, n’en est qu’une partie logiquement et formellement dépendante.

  • 15 « Nombre de problèmes discutés dans ce chapitre ont été abordés pour la première fois par les phono (...)

13C’est également cette perspective pragoise, plus spécialement celle de Troubetz­koy, qui est au cœur de la réflexion épistémologique et formelle du chapitre neuf de Sound Pattern of English (Chomsky et Halle 1968), chapitre d’aboutissement, de couronnement et d’interrogation critique fondamentale de toute la démarche phono­logique générative15.

  • 16 Cf. Laks (1997).

14C’est enfin la réflexion sur la naturalité des processus telle que l’on peut l’ex­primer au plan phonétique et sur les difficultés théoriques et formelles qu’il peut y avoir à la formaliser au plan phonologique qui ouvre la contestation du cadre stan­dard de SPE, aussi bien celle conduite par les phonologies génératives naturelles, que par la phonologie autosegmentale ou les approches non linéaires les plus contemporaines16.

15A chacun des stades les plus récents de l’histoire de la phonologie, l’asymétrie entre etic et emic et la nature de la relation qui unit ces deux niveaux d’analyse est ainsi au cœur du débat scientifique. Soulignons pour conclure que cette relation asy­mé­trique entre phonétique et phonologie n’est pourtant pas de nature. Elle est histo­ri­quement fondée et entièrement conditionnée par la capacité explicative de l’une et l’autre perspective, à un moment donné de l’histoire des sciences. On com­prend dès lors que la maturation de nouveaux paradigmes explicatifs internes à la phonétique, liés par exemple à une perspective formelle nouvelle ou à des avancées majeures dans les domaines cognitifs, neuroacoustiques et neuroarticulatoires, puisse conduire certains chercheurs contemporains à contester cette hiérarchie méthodologique et à rechercher dans la matérialité sonore elle-même la source de généralisations expli­ca­tives directement phonétiques, plus puissantes que celles que la phonologie peut proposer. Les chercheurs engagés dans une telle perspective pos­tulent volontiers un dépérissement de la composante purement phonologique des analyses et des explications au profit d’un nouvel empirisme phonétique cognitive­ment fondé (cf. par exemple Coleman à paraître).

2. Le phonème : analyse descriptive / analyse cognitive.

16La deuxième grande question, source de clivages historiques, mais aussi d’inter­roga­tions toujours vivantes, est celle du phonème, de son rôle, de son statut, et pour tout dire de son existence même en tant qu’unité pertinente d’analyse au plan systémique comme au plan cognitif.

  • 17 « Certains linguistes estiment que le concept de phonème peut rendre des services dans une discussi (...)
  • 18 « Un phonème est une famille de sons d’une langue donnée qui sont apparentés en caractères et utili (...)
  • 19 Sweet (1877, 103) distingue ainsi une transcription étroite qui se limite à transcrire de façon dis (...)

17S’agissant du phonème, on peut pour aller vite suivre Sapir17 et opposer les réalistes encore très proche d’une conception étroitement phonétique pour qui le pho­nème est avant tout un instrument descriptif, un outil d’analyse empirique et un principe taxinomique de transcription d’une part et les partisans d’un statut abstrait, pleinement systémique et psychologique, et pour tout dire cognitif, de ce concept, d’autre part. Si ce sont bien naturellement les seconds qui retiendront notre atten­tion, on aurait garde d’oublier que ce sont les premiers qui se sont d’abord imposés et ont longtemps dominé le champ phonologique en réduisant le concept de pho­nème à sa partie purement instrumentale et taxinomique18. Une telle conception était notamment déjà sous-jacente à la distinction entre transcription étroite et trans­cription large élaborée dès avant 1900 par les phonéticiens de l’IPA et du « Maître phonétique » (Sweet, Jones, Passy)19.

  • 20 Cf. également Anderson (1985, 38). En fait Dufriche-Desgenettes est un parfait inconnu. Si Lepschy (...)
  • 21 C’est la thèse défendue par De Mauro (1972, 386-394).
  • 22 « Par un certain son qualitativement déterminé en opposition à un autre nous n’entendons pas un son (...)

18Si c’est avec les Pragois que la conception systémique du phonème acquiert la définition précise et stable que nous lui connaissons, la notion chemine en fait, plus ou moins souterrainement, chez les linguistes et les philologues depuis le milieu du xixe siècle. Lepschy (1968, 76) note ainsi que le terme phonème fût proposé à par A. Dufriche-Desgenettes devant la Société de Linguistique de Paris le 24 mai 187320. Plus sérieusement sans doute, le concept, et pas seulement le terme, connaît une première élaboration chez Winteler (1876), Sweet (1877), Jespersen (1904) et Noreen (1903). Il semble que sa reprise et sa nouvelle élaboration par Saussure trouve son origine dans cette lignée21. Le parallélisme entre la conception saussu­rienne et celle de Noreen est d’ailleurs particulièrement frappant22.

2.1. Aux origines du phonème : La conception saussurienne et sa postérité

  • 23 Sur la radicalité de la critique par Saussure du vocabulaire technique de la linguistique, cf. par (...)
  • 24 Cf. par exemple Jakobson (1931) ou Troubetzkoy (1931) republiés en annexes à la traduction français (...)

19La filiation saussurienne du concept de phonème est tout sauf simple et appelle quelques commentaires particuliers. Comme on le sait, le terme phonème est en effet chez Saussure d’un usage fluctuant, et dans le cours au moins, tout à fait idio­syncratique. Si le Mémoire (Saussure 1878) fait un usage du terme assez proche de celui qui sera mis en œuvre par les structuralistes en désignant ainsi l’unité abstraite du système reconstruit, dans ses leçons genevoises Saussure adopte une position ra­dicalement différente. Dans un souci de (re)définition critique des termes et des concepts de la linguistique23, il réserve tout d’abord le terme phonétique à l’analyse diachronique des changements et de l’évolution des systèmes (cf. CLG, 55-56). Or pour Saussure, et c’est là la substance même de sa leçon néogrammairienne, l’évolution n’est jamais conditionnée par la physique ou l’acoustique du matériel sonore, mais toujours par les (dés)équilibres des systèmes, par les lois internes qui les structurent, les déstabilisent et les rééquilibrent. Ainsi, bien loin de l’usage circu­lant du terme, la phonétique correspond pour lui à ce qui sera plus tard thématisé comme phonologie dynamique ou phonologie historique24.

20A l’opposé, le terme phonologie ressortit totalement, pour le Saussure du Cours, à l’analyse de la parole (cf. CLG 56) et correspond à ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler phonétique ; à ceci près qu’il s’agit alors d’une analyse simul­tanément articulatoire et acoustique. Dans cette construction, le concept de phonème dont Saussure interdit explicitement l’usage lorsque l’on se situe au plan du système de la langue (cf. CLG 98), désigne alors une unité du plan sonore. C’est un moment de la chaîne parlée, un tronçon phonétique, certes relativement abstrait du point de vue phonétique puisqu’il subsume des caractéristiques acoustiques et des carac­té­ris­tiques motrices, mais ce n’est rien d’autre qu’une unité de réalisation. Comme l’a bien compris De Mauro (1972, 474), le phonème saussurien est donc très proche de l’unité de segmentation des structuralistes américains. A la manière du segment de Pike, il s’agit pour Saussure avec ce concept de permettre une divi­sion de la chaîne sonore en temps, non pas égaux, mais homogènes du point de vue de l’impression acoustico-motrice (cf. CLG, 64). Cette division fournit une « écriture phono­logique » (i.e. une transcription phonétique) :

  • 25 Cette conception « segmentale » du phonème unité phonétique n’a semble-t-il été que fort peu repris (...)

Les premières unités qu’on obtient en découpant la chaîne parlée seront composées de b [temps acoustique] et b’ [temps articulatoire] ; on les appelle phonèmes ; le pho­nème est la somme des impressions acoustiques et des mouvements articulatoires, de l’unité entendue et de l’unité parlée, l’une conditionnant l’autre : ainsi c’est déjà une unité complexe qui a un pied dans chaque chaîne. (CLG, 64)25

21Dans cette approche, le phonème unité de parole, reste étranger au système de la langue et aux unités psychoacoustiques qu’il ne fait qu’évoquer.

  • 26 Cf. De Mauro (1972, 436).

22Comme on le voit, la terminologie, sinon la conception du Saussure genevois est extrêmement différente de celle véhiculée par la vulgate construite à partir du Cours, entre autres par Jakobson dès 1929. Cela est sans nul doute dû au caractère compo­site de l’ouvrage et aux nombreuses interpolations des éditeurs. A l’exception en effet du chapitre consacré à la théorie syllabique, construit par Bally et Sechehaye à partir d’une sténographie des conférences correspondantes, les parties consacrées à la phonétique et à la phonologie ne sont pas exemptes d’importantes erreurs de transcription ou d’interprétation, reconnues d’ailleurs par Bally lui-même en 193326. Dans la postérité phonologique du Cours, il convient donc de distinguer les erreurs d’interprétation du CLG liées à la non prise en compte de la terminologie très spécifique forgée par Saussure pour son cours, et la reprise de ses orientations théoriques plus fondamentales. Si du point de vue terminologique la reprise pragoise est ainsi indubitablement erronée, du point de vue théorique au contraire, l’in­terprétation jakobsonienne, et plus largement l’interprétation structuraliste qui en découle, s’avèrent fondamentalement correctes et correspondent parfaitement à ce que visait Saussure. Pour rendre compte de ce paradoxe qui voit la théorie phonolo­gique de Saussure se déployer et se diffuser massivement dans un vocabulaire conceptuel qu’il a très précisément réfuté, à partir des erreurs terminologiques mani­festes et des interprétation erronées d’un texte problématique, De Mauro (1972, 436) a fort justement parlé d’une « comédie des équivoques ».

2.2. Le phonème et la langue : Une analyse mentaliste

23Il reste que si la pensée phonologique structuraliste était en grande partie présente dans la pensée saussurienne, les raisons qui ont conduit le Saussure de Genève à forger un nouveau vocabulaire théorique à contre-emploi, sont particulièrement intéressantes pour notre propos. Outre la volonté de maintenir l’usage néo­gram­mai­rien de « phonétique » pour la phonologie historique, Saussure cherche avec sa redé­fi­nition des termes à établir une coupure théorique forte avec les usages circulants et théoriquement flous des termes phonèmes et phonologie. La nécessité de cette coupure est motivée par une conception radicalement nouvelle de l’objet langue.

  • 27 Ce n’est clairement que sur le plan du fonctionnement mental et abstrait qu’un « facteur négatif pe (...)

24Les systèmes sonores, comme les langues auxquels ils appartiennent ne corres­pondent ni à des réalités motrices, ni à des réalités acoustiques, ce sont des systèmes abstraits de relations n’existant que dans les cerveaux des locuteurs. En d’autres termes, tout ce qui ressortit pleinement à la langue et aux systèmes linguistiques correspond à des réalités mentales ; telle est la thèse autour de laquelle s’organise la pensée du Saussure du CLG. La question fondamentale qui se pose alors est celle des relations entre linguistique et psychologie et Saussure y répond de deux façons différentes. Tout d’abord, confronté à une psychologie débutante encore peu con­cep­tualisée et essentiellement centrée sur l’étude des comportements, il cherche à toute force à s’en distinguer et à autonomiser le point de vue linguistique. Mais dans le même temps, la science du langage comme sémiologie généralisée qu’il tâche à construire prend pour objet le fonctionnement du signe en tant que construc­tion strictement mentale27 et se rapproche ainsi d’une psychologie cognitive. En d’autres termes, la linguistique de Saussure se distingue de la psychologie existante, non seulement parce que cette dernière se révèle incapable de prendre en compte le phénomène langagier, mais aussi parce que la perspective saussurienne est grosse d’une autre approche des phénomènes mentaux, d’une autre psychologie.

  • 28 « Peu à peu la psychologie prendra pratiquement la charge de notre science, parce qu’elle s’apercev (...)
  • 29 Toutes ces citations correspondent à des sources manuscrites et sont reprises de Bouquet (1997, 103 (...)

25Comme l’a bien montré Bouquet (1997) la rupture épistémologique saussurienne consiste sur ce point à repenser la psychologie en pensant la linguistique, c’est à dire non pas à intégrer la pensée linguistique à une psychologie restreinte telle qu’elle existait à l’époque, mais, en déployant le programme de la nouvelle science du lan­gage, à tracer les limites de ce que l’on appellerait volontiers aujourd’hui une véri­ta­ble science de la cognition28. De cette motivation fondamentale de la pensée saus­su­rienne par une nouvelle théorie de l’esprit et par une conception proprement cognitive du langage que ne renierait pas Chomsky, les signes, pour ce qui concerne l’approche phonologique, sont surabondants : « Tout ce qui est dans le langage est un fait de conscience » ; « [la partie sociale de la langue] est purement mentale, pu­rement psychique » ; « Tout est psychologique dans la linguistique, y compris ce qui est mécanique et matériel (changements de sons etc.) » ; « [l’image acoustique] est aussi psychique que le concept qui lui est attaché » ; « [l’impression acoustique] n’est pas plus définissable que la sensation visuelle du rouge ou du bleu, laquelle est psy­chique, est complètement indépendante en soi du fait que ce rouge dépend de 72 000 vibrations qui pénètrent dans l’œil ou du nombre qu’on veut. »29 On voit donc que la conception du phonème et de la phonologie (désormais non plus au sens de Saus­sure mais au sens moderne de ces termes) développée par Saussure marque une rupture très profonde avec l’empirisme phonétique. Il s’agit d’une conception abs­traite, mentale et pour tout dire cognitive des systèmes sonores. Au-delà des problèmes philologiques évoqués ci-dessus, c’est bien cette conception qui a été reprise en phonologie moderne.

  • 30 « Je propose de nommer phonème une unité phonétique (c.-à-d. qui est phonétiquement indivisible) pa (...)
  • 31 « Phonem = eine einheitliche, der phonetischen Welt angehörende Vorstellung, welche mittelst psychi (...)
  • 32 Cf. Fontaine (1974, 79).
  • 33 Cf. Troubetzkoy (1939, XXVII-XXIX).
  • 34 Sur l’influence déterminante de Sechehaye, notamment Sechehaye (1908), sur la pensée de Troubetzkoy (...)
  • 35 Dans une lettre de 1968 à De Mauro Jakobson écrit : « Troubetzkoy acquaintance with Baudoin’s ideas (...)

26L’influence de Saussure, et spécialement de la phonologie du Saussure du Mémoire, sur Baudouin de Courtenay et l’école de Kazan, pour indirecte qu’elle ait été, n’en fût pas moins précise et déterminante. Il semble que ce soit Nicolas Krus­zewki qui ait servi de médium, d’abord par sa recension du Mémoire puis par sa reprise directe du concept de phonème30. Mais très rapidement, Baudouin reprend la suggestion de son élève et élabore ce qu’il appelle une psychophonétique forte­ment articulée autour d’un concept de phonème abstrait et très mentaliste, explici­tement repris de Saussure31. Cette conception sera initialement reprise par Trou­betzkoy et les premiers Pragois. Jusque dans les années trente en effet, Troubetzkoy adhère à la position de Baudouin pour qui « le phonème est l’équivalent psychique du son du langage »32. Ce n’est au début de la rédaction des Grundzüge qu’il pren­dra nettement ses distances avec ce qu’il juge être une position associationniste trop psychologisante33. Dans cette prise de distance avec le système de Baudouin, l’influence de Sechehaye34, et surtout celle de Jakobson qui théorise alors sa propre relecture du CLG seront déterminantes35.

27Comme on vient de le voir, le dégagement progressif du concept de phonème, en phonologie saussurienne et pragoise, les discussions sur son statut et sur le niveau de représentation auquel il renvoie, ne mettent pas seulement en cause la nécessaire dis­tinction entre niveau phonétique et niveau phonologique, elles mettent également centralement en jeux la relation entre psychologie et linguistique, entre grammaire et cognition. C’est pourquoi, on peut à juste titre y voir les linéaments d’une pro­blé­ma­tique mentaliste qui reste étonnement moderne et d’actualité. Dès que l’on aban­donne en effet le terrain proprement descriptif pour aborder celui beaucoup plus crucial de l’explication des phénomènes langagiers, la question cognitive ne peut plus être ignorée. L’histoire de la phonologie et de ses concepts opératoires, que l’on a souvent voulu voir comme l’exemple paradigmatique d’une pensée du système désincarné de son instanciation mentale, illustre au contraire la nécessaire dimension cognitive de toute théorie phonologique dès lors que son projet ne la cantonne plus à la simple description phénoménale. Nous y reviendrons.

3. Phonème et traits distinctifs

28La troisième question que l’on est logiquement conduit à aborder dans une rétro­spective phonologique est celle de l’unité du phonème, de son caractère décom­posable et des conséquence qu’une telle décomposition peut avoir sur la conception que l’on peut se faire des processus phonologiques eux-mêmes.

29Dès l’origine, l’analyse des propriétés distinctives dont le phonème est pensé comme la somme conduit à le considérer comme un composé complexe de nature acous­tique. Pour Saussure en effet, il ne saurait y avoir d’autre base de l’analyse phonologique qu’acoustique :

Beaucoup de phonologistes s’attachent presque exclusivement à l’acte phonatoire […] Cette méthode n’est pas correcte : non seulement l’impression produite sur l’oreille nous est donnée aussi directement que l’image motrice des organes, mais encore c’est elle qui est la base naturelle de toute théorie. (CLG, 63-64).

La donnée acoustique existe déjà lorsqu’on aborde les unités phonologiques ; c’est par l’oreille que nous savons ce qu’est un b, un t, etc. (CLG édition Engler, 100).

30La donnée acoustique est en effet la seule qui soit symétrique, à disposition simultanément à la fois du locuteur et de l’interlocuteur. Elle exerce un contrôle actif et rétroactif sur le mécanisme articulatoire. De plus, et c’est là pour Saussure le point clé, la dimension acoustique saisie comme impression psychique, est la seule, contrairement à la dimension motrice, qui soit d’emblée mentale :

Il est en effet capital de remarquer que l’image verbale ne se confond pas avec le son lui-même et qu’elle est psychique au même titre que le concept qui lui est associé (CLG, 29)

31C’est ainsi dans l’association d’un concept (réalité mentale) et d’une impression acoustique (réalité mentale) que réside le principe actif du signe, principe qui consti­tue proprement la langue comme code et comme système.

  • 36 « […] le phonème reste intact dans tous ses représentants, le phonème n’est rien d’autre qu’un fais (...)

32On sait que Saussure (cf. CLG, 30) distingue nettement dans le circuit de parole trois instances, l’instance physique (celle des ondes sonores), l’instance physiolo­gique (celle de la phonation et de l’audition), et l’instance psychique (celle des images verbales et des concepts). Ce n’est qu’à ce dernier niveau que le signe fonc­tionne comme tel, mais c’est l’image acoustique qui lorsqu’elle est saisie comme une impression acoustique, permet d’y accéder. Il est ainsi d’une grande cohérence saussurienne de construire l’unité psychique sonore (i.e. le phonème) sur une base non pas articulatoire mais bien acoustique. C’est la position qu’a soutenu dès les années trente Roman Jakobson. Si en effet le phonème est bien un principe abstrait de catégorisation qui permet d’extraire l’invariant systémique de la variabi­lité des réalisations articulatoires et acoustiques dans lesquelles il s’incarne36, c’est seu­lement au niveau de la catégorisation comme identiques d’impressions acous­tiques physiquement et physiologiquement différentes que cet invariant peut être construit.

3.1. Catégorisation acoustique et traits distinctifs

  • 37 Cf. par exemple, Rosch (1978), Laks (1995 a, b, 1996, 1997, 1998).

33En reformulant la thèse saussurienne du primat de l’acoustique comme une thèse sur la catégorisation mentale des différences phoniques, on met en lumière son extraor­dinaire modernité. En effet, que cela soit sur le terrain de la perception visuelle, olfac­tive ou acoustique, une grande partie des sciences cognitives actuelles prend précisément pour objet le problème cognitif de la catégorisation, c’est à dire celui de la construction mentale d’ensembles homogènes et disjoints à partir d’ensembles de stimuli hétérogènes et variants. Les débats les plus aigus portent alors sur les modèles, symboliques ou subsymboliques, et sur les architectures computation­nel­les, cognitivistes ou connexionnistes, les plus aptes prendre en charge la relation invariant / variation et à rendre compte de la construction spontanée de catégories cognitives nettement délimitées37.

  • 38 Sur les origines de l’algébrisation de la phonologie dans le programme de Sechehaye, cf. Jakobson ( (...)
  • 39 L’apparent abandon des traits acoustiques au profit de définitions articulatoires est lié, comme l’ (...)

34En systématisant la notion d’opposition dans la perspective acoustique de Saussure, c’est dans une dynamique très semblable que s’inscrivait déjà Jakobson, Fant et Halle (1952) et Jakobson et Halle (1956). L’énorme travail empirique et ana­lytique de Troubetzkoy et du CLP sur les oppositions phonologiques prenait alors place dans un programme d’algébrisation de la phonologie dont Jakobson soulignait dès les années trente qu’il était directement issu de Sechehaye (1908)38. L’analyse comparée de la structure du système logique des oppositions dans un très grand nombre de langues avait déjà conduit Troubetzkoy à mettre au premier plan, non plus le phonème conçu comme unité indivisible, mais les dimensions oppositives et négatives qui le constituaient. La construction d’une phonétique systématique basée sur un ensemble universel de traits distinctifs acoustiques binaires, accomplie dans les années cinquante, qui découle directement de cette démarche analytique, débou­che sur une algébrisation concomitante des processus phonologiques mise en œuvre par la phonologie générative (Chomsky et Halle 1968)39. On voit à nouveau que loin de présenter des ruptures incompréhensibles, l’histoire de la phonologie moder­ne est marquée par une grande cohérence et par la constance d’interrogations qui trouvent leur origine chez Saussure, Baudouin, Sechehaye et les Pragois.

  • 40 « Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul ». (CLG, 103).

35On a voulu voir dans la nouvelle conception jakobsonienne des traits qui sous-analyse le phonème en un ensemble de propriétés différentielles co-occurrentes une rupture avec la thèse saussurienne de stricte linéarité du signifiant et d’unicité du pho­nème40. (cf. De Mauro 1972, 447). En fait, l’analyse du phonème en propriétés distinctes s’organisant sur des dimensions séparées et co-occurrantes en un point de la chaîne sonore est déjà très clairement présente chez Saussure, dans la partie pho­nologique du CLG la moins sujette à caution, la théorie de la syllabe. L’expiration, l’articulation buccale, la vibration du larynx et la résonance nasale y sont présentées comme des dimensions autonomes auxquelles viendront s’ajouter lorsqu’il sera ques­tion de la phonologie des groupes, l’aperture et l’implosion/explosion. L’unité sonore est alors explicitement conçue comme une combinatoire de ces propriétés différentielles. Comme l’a bien montré Coursil (1998) il s’agit d’une véritable algèbre de Boole phonologique, et si les Pragois ont recherché chez Sechehaye l’origine de leur projet d’algébrisation de la phonologie, la théorie programmatique de l’élève n’était sûrement pas sans rapport avec les leçons qu’il avait reçu du Maître.

  • 41 De longs développements seraient ici nécessaires. Notons seulement pour en indiquer la direction qu (...)
  • 42 « In Bloomfield’s conception, the phonemes of a language are not sounds but merely sound features l (...)
  • 43 Cité par Jakobson (1980, 28).
  • 44 Après avoir critiqué les partisans de l’introduction de la logique en phonologie (p. 68), Martinet (...)

36Cet aspect pratiquement autosegmental de la phonologie saussurienne41 est as­surément d’une très grande modernité. On en trouve par exemple des échos très di­rects chez Carvalho et Klein (1996) et chez Carvalho (1997). Mais il est resté inaperçu de Jakobson et des Pragois. Pourtant la dynamique interne de l’analyse du système logique des oppositions était à l’œuvre, et dès 1930 (Conférence Internatio­nale de Phonologie de Prague) « la dissociation méthodique du phonème en ses composants simultanés constituait une tâche indispensable » (Jakobson 1980, 28). C’est en 1933 que le terme « trait distinctif » apparaît, simultanément chez Sapir et chez Bloomfield42, et c’est Harris qui souligne que le centre d’intérêt des phono­logues européens s’est déplacé vers « la découverte des différences au sein des phonèmes en termes de catégories de traits linguistiques relatifs »43. L’aboutisse­ment de ce processus consistera à renverser complètement la définition du phonème, à n’en faire rien d’autre qu’un faisceau de traits distinctifs, un composé dérivé des primitives que sont les traits ; un agrégat de ce que Jakobson appelle désormais les quanta de la langue. Le binarisme, déjà présent chez Saussure et les Pragois dans la logique des oppositions, profite de ce renversement et passe, avec les traits distinc­tifs universels, au premier plan de l’axiomatique phonologique44.

  • 45 « Des considérations théoriques ont conduit certains linguistes à essayer de réduire toutes les opp (...)
  • 46 « In recent years it has become widely accepted that the basic units of phonological representation (...)

37Certes, ce cours nouveau n’est pas suivi par tous, et pour une part la rupture entre Jakobson et Martinet y trouve sa source45. Mais il finira par s’imposer, au travers d’abord de sa reprise en phonologie générative, puis de façon plus contem­poraine dans la réflexion sur la géométrie des traits phonétiques par exemple46. L’analyse en traits distinctifs qui débouche directement sur une nouvelle conception des représentations phonologiques et des processus qui s’y appliquent représente ainsi l’ultime étape d’un processus de maturation conceptuelle qui, inauguré au début du siècle continue d’inspirer les recherches les plus récentes.

3.2. Processus phonologiques et niveaux de représentation

38L’autonomisation progressive de la notion de phonème que nous avons vue à l’œuvre à la fin du xixe et au début du xxe siècle pose un problème fondamental à la phonologie, celui du locus des processus phonologiques. Dans la perspective de la grammaire historique et comparée d’abord, puis dans celle de l’école néogram­mai­rienne ensuite, les processus phonologiques qui marquent l’évolution phonétique n’étaient que très rarement conçus comme le remplacement d’un phonème par un autre. La typologie même des principaux processus analysés (fortition, lénition, nasalisation, oralisation, friction etc.) indique assez qu’il s’agit en général de chan­gements graduels se déployant sur une dimension phonétique par­ticulière, parfois deux. Les effets de ces changements pouvaient également affecter l’équilibre d’un système d’unités en opposition distinctive et conduire à une modifi­cation profonde de sa structure, comme c’est par exemple le cas dans le passage du système vocalique à trois degrés d’aperture du latin classique à celui à quatre degrés du latin vulgaire, consécutivement à la perte de la quantité. De façon générale donc le phonème n’était pas conçu comme un locus privilégié des processus de change­ment.

39En phonologie synchronique, l’analyse phonématique permet, on le sait de réduire l’allophonie et les variations phonétiques non pertinentes en postulant un ni­veau intermédiaire abstrait de représentation où les variantes sont représentées par le type unique qui subsume leur classe d’équivalence, le phonème. Mais en dehors du traitement de l’allophonie, les processus phonologiques synchroniques ne substi­tuent que très rarement l’entièreté d’un segment à un autre. Si l’on considère par exemple un processus aussi classique que la neutralisation de l’opposition de voise­ment en position finale de mot en allemand, il est clair pour tout phonologue qu’il n’y a pas là d’alternance entre deux segments, a fortiori entre deux phonèmes, mais qu’une des dimensions phonétiques qui structurent le système consonantal de l’al­lemand est simplement localement mise hors-jeu. Ce qui a des conséquences sur l’ensemble de ce système. La nécessité de postuler ici une catégorie d’archiphonème dit assez qu’il ne s’agit pas d’une alternance entre deux unités et que le processus n’a pas pour locus les phonèmes, mais à la fois bien moins, à savoir une dimension phonétique, et bien plus : l’ensemble du système des phonèmes où cette dimension est active.

  • 47 « C’est seulement en recourant aux traits qu’il est possible, dans la théorie phonologique, de cara (...)

40Ainsi, si en tant qu’unité fondamentale de description et de classement le phonème occupe bien une place centrale dans l’analyse du système de la langue, - ce que l’on pourrait appeler la phonologie statique-, dès que la dynamique entre en jeu, c’est à dire dés que l’on s’intéresse aux processus phonologiques qui affectent les représentations, le phonème n’apparaît plus comme l’unité pertinente en jeu. Dès le milieu des années cinquante, la décomposition du phonème en faisceau de traits dis­tinctifs a permis de repenser totalement la phonologie dynamique, qu’elle soit syn­chronique ou diachronique en termes de processus s’appliquant à des ensembles de sons : les classes naturelles. La théorie des traits distinctifs propose en effet in­trinsèquement une algèbre ensembliste, qui permet de définir de façon simple et di­recte des objets cohérents, naturels et de taille extrêmement variable : l’ensemble des consonnes alvéolaires [t, d, s, z, n, r, l], l’ensemble des consonnes bilabiales oc­clusives [p, b], l’ensemble des voyelles hautes [i, ü, i, ü, u, ï], l’ensemble des voyelles hautes non labialisées d’avant [i] etc. Ce que montre aussi bien l’analyse du système logique des oppositions que l’analyse des processus phonologiques les plus réguliers et les plus courants, c’est que ce sont ces ensembles qui entrent en jeu parce qu’ils possèdent une grande naturalité. En d’autres termes, le système des traits distinctifs assorti d’une logique ensembliste, permet de définir comme locus des processus phonologiques les deux types d’objets qui y semblent effectivement impliqués, des objets infraphonémiques : les traits distinctifs, et des objets supra­phonémiques : les classes naturelles47.

3.3. Des traits aux processus

  • 48 « […] segments (e.g., phonemes or morphophonemes) have no general independent status and are simply (...)
  • 49 « I could stay with transformationalists pretty well until they attacked my darling the phoneme. » (...)
  • 50 L’argument classique est présenté par Halle dans son étude sur la palatalisation en russe in Halle (...)
  • 51 Pour un éclairage très polémique sur la querelle de l’autonomie du niveau phonémique, cf. Postal (1 (...)

41La théorie des traits distinctifs favorise ainsi la réorientation fondamentale de la phonologie des systèmes vers la phonologie des processus, réorientation qui aboutira au début des années soixante à la phonologie générative. La contestation de l’exis­tence même du phonème et d’un niveau phonématique autonome par Chomsky et Halle48 induisait une rupture très profonde et très violente dans la communauté des phonologues49. Avec le phonème elle emportait en effet toute l’architecture en trois niveaux (phonétique, phonémique et morphémique) de la phonologie structuraliste. Puisque les processus n’ont jamais accès au phonème en tant que tel et ne manipu­lent jamais que des éléments infraphonémiques (les traits distinctifs) permettant de mettre en jeu des éléments supraphonémiques (les classes naturelles)50, l’existence d’un niveau phonémique autonome ne se justifiait plus et ne subsistaient plus que deux niveaux, le niveau phonétique et le niveau morphophonologique51. Il s’ensuit que la notion de phonème n’a plus ni réelle existence ni pertinence phonologique.

42On a voulu voir dans cette rupture de la phonologie générative naissante avec le modèle accepté de la phonologie structurale une innovation radicale. Or, comme nous l’avons montré ci-dessus, cette évolution s’inscrit parfaitement dans la logique du programme phonologique inauguré au début du siècle. On en prendra pour preuve supplémentaire le parrainage explicite sous lequel Chomsky place son nou­veau modèle phonologique :

Pour autant que je puisse voir, il n’y a pas d’autre niveau significatif de représentation qui puisse être isolé dans la composante phonologique [que le niveau de la phonétique systématique]. L’entrée vers la composante phonologique est, en effet le niveau le plus bas de représentation syntactique (« l’étage inférieur de la morphologie » de Saussure), où l’on classifie les segments en termes de ce qui sera en fin de compte des caractéristiques phonétiques (« caractères phonétiques » de Saussure). La sortie de cette composante est essentiellement la « phonologie » de Saussure, ou « la transcrip­tion étroite » des phonéticiens britanniques. Le niveau de la phonémique systématique est essentiellement, l’orthographe phonologique de Sapir (1933), ses « sons idéals » et ses « vrais éléments du patron phonétique » (voir 1925 note 2) ; tandis que la pho­nétique systématique est son « orthographe phonétique » (1933) ou ses « phonèmes objectifs » (1925). Chomsky (1964, 68, trad. P. Léon).

  • 52 Faut-il y voir autre chose qu’une différence d’époque ? Il n’est pas sûr en effet que le genevois, (...)

43En réduisant les niveaux à deux, l’architecture générative peut mettre l’accent sur la notion de niveau de représentation au sens cognitif du terme. En phonologie générative, le niveau de représentation profond, qui rend disponible l’ensemble des informations morpholexicales et morphosyntaxiques sous la forme d’une chaîne parenthétisée et étiquetée de matrices unicolonnes de traits distinctifs, se trouve en effet relié au niveau superficiel de la représentation phonétique qui rend possible le pilotage moteur, par un ensemble de processus dérivationnels. Ces processus relient donc deux niveaux de représentation mentales différents, celui où se structure la représentation linguistique purement abstraite (psychique) et celui où s’organise le contrôle de l’image acoustique, qu’il s’agisse d’un contrôle auditif ou d’un contrôle articulatoire. On se situe donc très précisément au niveau que Saussure (CLG 28-29) appelle psychique, celui ou se structure la relation « C(concept) I(image acous­tique) ». Chez Saussure, ce niveau est proprement celui de la faculté de langage et la double relation qui s’y établit est tout simplement celle qui structure le signe, cette barre qui fait fonctionner l’unité biface et qui n’est rien d’autre que ce qu’il nomme « langue » et Chomsky « grammaire ». On voit l’extrême parallélisme qui existe entre ces deux conceptions, la seule différence, mais elle est de taille, consiste dans le fait que là où Saussure situe un « centre d’associations » comme support de la faculté de langage, Chomsky postule, un système génératif et dérivationnel52.

  • 53 On sait que Hockett par exemple était extrêmement en pointe dans le travail de forma­li­sa­tion de (...)

44La mise en question de l’existence d’un niveau phonémique autonome implique une désautonomisation de la phonologie par rapport à la morphologie et la syntaxe, et va de pair avec une nouvelle conception de la grammaire qui voit la composante syntaxique comme unique composante générative dont les sorties sont seulement in­terprétées par les composantes périphériques que sont la sémantique et la phonolo­gie. C’est cette nouvelle architecture de la grammaire, beaucoup plus que sa concep­tion dérivationnelle et l’utilisation des règles, qui entraînera l’opposition d’un cer­tain nombre de phonologues structuralistes parmi les plus enclins à la formalisa­tion de la phonologie53.

3.4. Règles et dérivations

  • 54 A propos de règle générative et loi néogrammairienne, cf. Laks (1996).

45La notion de règle et de processus dérivationnel n’est en effet pas nouvelle en pho­nologie. Elle correspond explicitement (cf. Halle 1962) à une reprise, dans un cadre synchronique, de la « loi du changement phonétique » des néogrammairiens, c’est à dire à ce que Saussure voyait déjà, comme le lieu même de la dynamique phono­lo­gique54. L’une des toutes premières interprétations synchronique de la no­tion de règle est due à Bloomfield (1939). Il propose (p. 105) deux niveaux de représentation pour rendre compte de la phonologie du ménomini :

The process of description leads us to set up each morphological elements in a theo­retical basic form, and then to state the deviation from this basic form which appear when the element is combined with other elements. If one starts with the basic forms and applies our statements in the order in which we give them, one will arrive finally at the forms of words as they are actually spoken.

  • 55 Sur la relation problématique de Chomsky à l’histoire de la linguistique, cf. Encrevé (1997).

46Bloomfield précise que « our statements are not historical but descriptive » et il n’est pas besoin de souligner en quoi son analyse constitue la source absolument directe de la conception dérivationnelle chomskyenne55.

  • 56 Cf. Durand et Laks (1995).

47Ce qui changera dans les années soixante c’est l’identification de ces deux niveaux de représentation, reliés par un processus dérivationnel ordonné, comme des niveaux de représentation mentale. Comme le disait précisément Chomsky ci-dessus il s’agit donc bien d’une réinterprétation Saussurienne, c’est à dire mentaliste et co­gnitive de ce dispositif descriptif. Il va sans dire que ceci aura de nombreuses con­sé­quences théoriques et formelles, et que la phonologie générative, comme la pho­no­lo­gie contemporaine, n’est pas toute entière contenue dans la phonologie structurale, pra­goise ou saussurienne. Nous avons seulement voulu développer ici la thèse que nous avions déjà annoncée ailleurs56 : l’histoire de la phonologie est une, et loin de correspondre à un champ de bataille où chaque école construirait sur les ruines des précé­dentes, cette histoire apparaît rétrospectivement comme pro­fondément homo­gène et unitaire.

4. Phonologie et cognition

48Du point de vue de la longue durée qui est le nôtre ici, l’histoire de la phonologie apparaît donc fondamentalement comme cumulative. Malgré les ruptures, malgré les discontinuités, au-delà des querelles théoriques ou formelles, au-delà de l’opposition des modèles, le champ de la réflexion phonologique est depuis un siècle d’une cohérence et d’une constance remarquable. La phonologie s’organise ainsi autour d’un programme scientifique qui n’a finalement que fort peu varié. Une des lignes organisatrice de ce programme correspond à la différence de statut entre décrire et expliquer. En tant que science du langage, depuis Saussure, la linguistique se construit du côté de l’explication et c’est cette même différence de statut scientifique entre description et explication que les phonologues reformulent comme une opposi­tion entre phonétique et phonologie. Ce qu’ils opposent ainsi, c’est donc en définitive une conception statique, externe et purement constative, et conception dynamique, internalisée, cognitive et mentaliste.

49De cette conception explicative et mentaliste avec laquelle se confond pour une grand part la phonologie, nous avons vu l’expression première et tout à fait directe chez Saussure et chez Baudouin. On objectera que par la suite, la phonologie pra­goise, et plus généralement la phonologie structuraliste qui la prolonge, seront au contraire fortement marquées par un antipsychologisme apparemment, mais très affirmé. Avant d’en conclure trop rapidement à un rejet d’une conception mentaliste de la phonologie, il faut rappeler les raisons qui motivent cet antipsychologisme, et notamment préciser ce que l’on entend à cette époque par conception psychologi­sante. Au début du siècle, psychologie et cognition ne vont nullement de pair, tout au contraire. La psychologie reste fortement marquée par une description des atti­tudes, des capacités et des comportements, c’est à dire par un point de vue descriptif radicalement externe. Aussi, pour de nombreux linguistes, postuler une motivation des phénomènes linguistiques par des ressorts psychologiques ne possède aucun caractère explicatif et ne relève tout simplement pas d’une analyse scientifique. Ce qui est ainsi réfuté c’est donc beaucoup moins le caractère mental des mécanismes linguistiques que la capacité de la psychologie naissante à en rendre compte d’un point de vue réellement scientifique. C’est d’ailleurs l’existence d’une orientation majoritairement descriptive et comportementaliste de la psychologie qui explique la violence des tensions dont la discipline est le siège lorsque, dans les années cin­quante et soixante, se dégagent progressivement psychologie cognitive et sciences de la cognition.

  • 57 Il est par exemple plus que symptomatique que pour illustrer son rejet d’explications psychologisan (...)

50Pour ce qui concerne la phonologie proprement dite, on a rappelé ci-dessus l’orientation résolument mentaliste de Baudouin et de Saussure. S’agissant de la phonologie pragoise et structuraliste, on ne saurait également conclure trop vite d’un rejet de pseudo explications psychologisantes à un rejet de toute conception menta­liste. De façon symptomatique, on ne trouvera ni chez Troubetzkoy ni chez Jakob­son, ni chez aucun phonologue structuraliste majeur de critique de la notion de phonème comme catégorie abstraite mentale (i.e. représentée dans l’esprit du locu­teur). Ce qui est toujours en jeu dans leurs analyses c’est la critique du mécanisme simpliste d’une psychologie associationniste et comportementale dont les concepts, les raisonnements et les outils théoriques sont beaucoup trop flous et trop peu as­surés pour fournir à la science phonologique le soubassement dont elle a besoin57. En d’autres termes ce qui est en jeu c’est bien le champ scientifique et non le champ conceptuel, et nous sommes dans une logique saussurienne qui le conduisait, pour les même raisons, à récuser les motivations externes pour se concentrer sur l’analyse du système de la langue, et pour se tenir exclusivement sur le terrain de la langue considérée « en elle-même et pour elle-même » (CLG, 317).

  • 58 « It is indifferent what system of psychology a linguist believes in », Bloomfield (1926, 71).
  • 59 On rapprochera cet argument de la notation suivante de Goldsmith et Huck (1995, 22) à propos de l’i (...)
  • 60 Troubetzkoy (1939, 42) écrit par exemple : « Il faut éviter de recourir à la psychologie pour défin (...)
  • 61 « La différence psychologique entre les oppositions constantes et les oppositions neutra­li­sables (...)

51Cette position est également partagée par Bloomfield pour qui, puisque la psy­chologie ne saurait fournir d’explications linguistiques, la conception de la psycho­logie à laquelle adhérent les linguistes est indifférente58. Pour autant, il ne combat pas la conception radicalement mentaliste de Sapir (1933). En phonologie structu­rale, ce qui est en cause, on le voit à nouveau, c’est bien le type d’explications mécanistes et comportementalistes que peut proposer la psychologie en guise de modèle du fonctionnement mental. Notons, pour prendre un nouvel exemple, que lorsqu’il s’agit de trancher un débat phonologique technique aussi abstrait et en ap­parence aussi peu mentaliste que « un ou deux traits pertinents », l’argument ultime de Martinet (1960, 71) consiste à invoquer la notion de « choix unique du locu­teur »59. Enfin, pour répondre à l’argument classique qui consiste à évoquer les pages les plus violemment antipsychologiques de Troubetzkoy60 (1939, 42), rappe­lons que jusque dans les années trente ce dernier avait fait sienne la conception psy­chophonétique de Baudouin et que dans les Grundzüge, le caractère mental du phonème est toujours nettement réaffirmé. Mais surtout, tout comme on l’a vu chez Martinet ci-dessus, lorsque Troubetzkoy analyse le système phonologique des corrélations, l’argument du rendement mental des oppositions, ou celui du support psychologique des relations d’oppositions revient en force61. Bref, si la conception qui va dominer la phonologie jusque dans les années soixante est certes anti­psy­cho­lo­gique, on ne saurait en conclure qu’elle est, eo ipso, anticognitive. Tout au contraire, le socle saussurien comme la filiation précise des concepts le prouvent, la phonologie a pour objet le système des catégories mentales abstraites qui dans une langue donnée font support du signifiant, le réseau des différences et des oppositions sonores fonctionnelles qui partagés par deux locuteurs leur permet d’échanger des signes.

52Il faut pour conclure rappeler que c’est précisément cette histoire conceptuelle, en quelque sorte incarnée et sédimentée dans la personne de Roman Jakobson, qui conduira à la recomposition chomskyenne de la phonologie générative, recom­po­si­tion qui peut aussi se lire, nous l’avons montré, comme un retour revendiqué à une conception cette fois purement mentaliste et quasi saussurienne de la langue (Chomsky 1966, Chomsky 1972). On voit ainsi que sur le terrain de la définition de la phonologie et du concept de phonème comme sur celui de sa mise en œuvre, les arguments et les conceptions développées loin de n’avoir qu’une portée historique dépassée et en quelque sorte muséale, se révèlent d’une très grande actualité et d’une très grande modernité.

53Avec la conception abstraite, systématique, fonctionnelle et mentale de la phono­logie, nous avons ainsi à faire aux prodromes de ce qui se thématise aujourd’hui comme un débat directement cognitif. Rien n’exprime mieux cette actualité et ne contredit plus l’idée d’un structuralisme viscéralement anticognitif que ce commen­taire - programme de Hockett (1948, 279-280) :

The analytical process thus parallels what goes on in the nervous system of a language learner, particularly, perhaps, that of a child learning his first language. […] The essential difference between the process in the child and the procedure of the linguist is this: the linguist has to make his analysis overtly, in communicable form, in the shape of a set of statements which can be understood by any properly trained person, who in turn can predict utterances not yet observed with the same degree of accuracy as can the original analyst. The child’s « analysis » consist on the other hand, of a mass of varying synaptic potentials in his central nervous system. The child in time comes to behave the language; the linguist must come to state it.

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Notes

1 Cf. par exemple Baudouin de Courtenay (1895).

2 A propos des influences ayant pesé sur la formation de la doctrine phonologique de Jakob­son et de Troubetzkoy, et de l’importance toute particulière des conceptions défendues par Sechehaye, cf. Patri (1998).

3 « […] l’étude autonome de la phonation décompose les sons qu’elle analyse en une multi­tude déconcertante de détails, sans pouvoir nous donner elle-même une réponse à la ques­tion essentielle, à savoir la valeur assignée par la langue à chacun de ces détails innom­bra­bles. En analysant les divers sons d’une langue ou de diverses langues, la phonétique motrice nous offre une multitude écrasante de variations et il lui manque le critère pour distinguer les fonctions et les degrés d’importance de toutes ces variantes observées, et pour nous montrer de cette façon les invariants à travers la variété », Jakobson (1976 = 1942, 28).

4 « Cela empêche de classer la phonétique et la phonologie sous une même rubrique, bien que ces deux sciences s’occupent apparemment de choses semblables. Pour reprendre une comparaison frappante de R. Jakobson, le rapport existant entre la phonologie et la pho­né­ti­que est le même que celui qui existe entre l’économie nationale et l’annuaire du com­mer­ce ou entre la science financière et la numismatique », Troubetzkoy (1939, 12).

5 « C’est pourquoi il convient d’instituer non pas une seule, mais deux “sciences des sons du langage”, l’une devant avoir pour objet l’acte de parole et l’autre la langue. Leur objet étant différent, ces deux “sciences des sons du langage” doivent employer des méthodes de travail tout à fait différentes : la science des sons de la parole, ayant affaire à des phé­no­mènes physiques concrets, doit employer les méthodes des sciences naturelles, la science des sons de la langue doit au contraire employer des méthodes purement lin­guis­tiques, psychologiques ou sociologiques. Nous donnerons à la science des sons de la parole le nom de phonétique et à la science des sons de la langue le nom de phonologie », Troubetzkoy (1939, 3).

6 Sur la relation entre le CLP et Saussure cf. infra.

7 La fameuse proposition 22 par l’accent qu’elle met sur l’analyse du système des oppositions a été perçue comme une véritable ligne de clivage entre l’ancienne conception et la nouvelle. « Proposition 22 : Toute description scientifique de la phonologie d’une langue doit avant tout comprendre la caractéristique de son système phonologique c.-à-d. la caractéristique du répertoire, propre à cette langue, des différences significatives entre les images acoustico-motrices. Une spécification plus détaillée des types de ces diffé­ren­ces est très désirable. Il est surtout utile d’envisager comme une classe à part de diffé­rences significatives les corrélations phonologiques. Une corrélation phonologique est constituée par une série d’oppositions binaires définies par un principe commun qui peut être pensé indépendamment de chaque couple de termes opposés. » Actes du premier Congrès International des Linguistes, La Haye 1928, p. 33.

8 Correspondance Troubetzkoy - Jakobson citée par Anderson (1985, 88).

9 Pour une histoire du Cercle Linguistique de Prague, cf. Fontaine (1974).

10 Dans le champ anglo-saxon, il semble que l’origine du terme « phonology » soit beau­coup plus ancienne. De Mauro (1972, 430), après Abercrombie, la fait remonter à 1817 chez P.S. Duponceau.

11 Rappelons que la fin du xixe siècle est marquée par un développement très important des travaux de phonétique tant instrumentale que descriptive ou taxinomique (Rousselot, Sweet, Jespersen, Passy, Jones, Grammont, etc.). Pour une présentation des travaux de Rousselot, Passy et Grammont, cf. Bergounioux (1994, 38-44, 235-78)

12 Nous avons montré ailleurs (Laks 1996) que la notion générative de règle et plus géné­ra­le­ment celle de processus phonologique trouvait son origine chez les néogrammairiens avec les lois d’évolution phonétique. cf. par exemple Ostoff et Brugman (1898).

13 Cf. Jakobson et Halle (1956), Jakobson, Fant et Halle (1952).

14 On pense bien entendu aux débats à propos des traits vocaliques et syllabiques, ou plus récemment à propos du trait ATR. De façon plus générale, il a souvent été souligné que la mesure d’évaluation interne des grammaires phonologiques est entièrement tributaire d’une mécanique particulière de traits, puisqu’aussi bien, c’est le nombre de traits néces­sai­res pour formaliser un processus qui est pris en compte.

15 « Nombre de problèmes discutés dans ce chapitre ont été abordés pour la première fois par les phonologues du Cercle de Prague et notamment par Troubetzkoy et Jakobson. Après un début prometteur, cependant, le travail de recherche sur ces questions s’inter­rompit […] », Chomsky et Halle (1968, 402 n, trad. Encrevé).

16 Cf. Laks (1997).

17 « Certains linguistes estiment que le concept de phonème peut rendre des services dans une discussion linguistique abstraite […], mais qu’il n’a pas grand-chose à voir avec la réalité linguistique. Ce point de vue réaliste me paraît aussi peu réaliste que possible. […] Au point de vue de la réalité physique, le locuteur et l’auditeur émettent et reçoivent des sons, mais ce qu’ils croient prononcer et ce qu’ils croient entendre ce sont des "phonè­mes". [Les erreurs] démontrent assez nettement la réalité psychologique de la notion de structure phonémique », Sapir (1933, 248).

18 « Un phonème est une famille de sons d’une langue donnée qui sont apparentés en caractères et utilisés de manière que pas un des membres n’occupe jamais dans un mot le même contexte phonétique qu’aucun des autres membres », Jones (1950, 6) ; cf. éga­le­ment note 24 infra.

19 Sweet (1877, 103) distingue ainsi une transcription étroite qui se limite à transcrire de façon distincte uniquement les sons employés pour distinguer un mot d’un autre, et une transcription large qui distingue graphiquement y compris les sons ne servant pas réaliser des différences de sens. Cf. également Passy (1891).

20 Cf. également Anderson (1985, 38). En fait Dufriche-Desgenettes est un parfait inconnu. Si Lepschy (op. cit.) le traite comme un personnage sérieux, ce n’est pas le cas d’An­der­son. Bergounioux (communication personnelle), spécialiste de cette période, a analysé les archives de la SLP et nous livre quelques informations inédites sur le personnage. Médecin de province intéressé par la phoniatrie débutante, A. Dufriche-Desgenettes n’est resté que peu de temps membre de la SLP. De 1873 à 1875 il y intervient à plusieurs reprises (« Sur la lettre R et ses diverses modifications », « Sur la lettre L et ses diverses modifications », « Sur les voyelles qui n’appartiennent pas au français »). Le 24 mai 1873, dans une intervention « Sur la nature des consonnes nasales », il forge le néologisme « phonème » et son dérivé « phonologie ». Présent à la séance, Michel Bréal, qui avait quelques temps auparavant introduit le terme « phonétique », lui répond que, construit sur la racine grecque, « phonologie » ne saurait désigner autre chose que la science du meurtre et recommande à la Société, qui l’approuve, de s’en tenir dorénavant au terme de « science phonétique »… (Rousselot 1897, n. 2, rapporte la même anecdote.)

21 C’est la thèse défendue par De Mauro (1972, 386-394).

22 « Par un certain son qualitativement déterminé en opposition à un autre nous n’entendons pas un son semblable à lui-même dans tous les cas […] Nous entendons au contraire, par exemple pour le son i suédois moderne une quantité de variantes qui sont tellement semblables les unes aux autres, acoustiquement ou en général génétiquement, qu’elles ne sont pas distinguables par celui qui parle ou écoute, du moins pas sans grandes difficultés, et que leurs différences qualitatives, même si elles étaient perceptibles à l’oreille, ne sont de toute façon pas exploitées à des fins linguistiques, c’est-à-dire qu’elles ne forment pas des différences de sens. Sur cette base un simple groupe de sons distincts minimums peut être considéré avec raison comme entièrement homogène, et chaque individu phonique de ce groupe peut ainsi porter le même nom (par ex "son i") sans inconvénients, nom qui est un nom de genre et non pas un nom propre », Noreen 1903, 407 (trad. De Mauro 1972, 392).

23 Sur la radicalité de la critique par Saussure du vocabulaire technique de la linguistique, cf. par exemple l’analyse de Bouquet (1997, chap. 1) et les nombreuses sources qu’il com­mente. Bouquet (op. cit. p. 69) cite en particulier les deux fragments suivants, le premier d’un brouillon de lettre et le second d’une lettre de 1984 à Meillet : « Toute théorie claire, plus elle est claire, est inexprimable en linguistique ; parce que je mets en fait qu’il n’existe pas un seul terme quelconque dans cette science qui ait jamais reposé sur une idée claire » ; « […] j’expliquerai pourquoi il n’y a pas un seul terme employé en linguis­tique auquel j’accorde un sens quelconque ».

24 Cf. par exemple Jakobson (1931) ou Troubetzkoy (1931) republiés en annexes à la traduction française de Troubetzkoy (1939), le second curieusement noté dans la table des matières de Cantineau comme « Phonologie géographique et historique » alors que l’article lui-même est correctement intitulé « Phonologie et géographie linguistique ». Il faut s’en doute y voir l’écho du regret exprimé par Martinet dans la préface à l’édition de Cantineau concernant l’absence dans les Grundzüge de présentation des travaux pragois de « phonologie diachronique » et de « théorie des aires ».

25 Cette conception « segmentale » du phonème unité phonétique n’a semble-t-il été que fort peu reprise. Cf. néanmoins Vendryes (1923) qui utilise le terme en un sens proche, et Grammont (1933) qui le réfère directement à Saussure.

26 Cf. De Mauro (1972, 436).

27 Ce n’est clairement que sur le plan du fonctionnement mental et abstrait qu’un « facteur négatif peut avoir plus d’importance pour la classification qu’un facteur positif » ou que les unités systématiques peuvent être définies « avant tout [comme] des entités oppo­si­tives, relatives et négatives » (CLG, 69 et 164).

28 « Peu à peu la psychologie prendra pratiquement la charge de notre science, parce qu’elle s’apercevra que la langue n’est pas une de ses branches, mais l’ABC de sa propre activité. » Saussure, source manuscrite citée par Bouquet (1997, 208)

29 Toutes ces citations correspondent à des sources manuscrites et sont reprises de Bouquet (1997, 103-104) que l’on consultera pour des références précises.

30 « Je propose de nommer phonème une unité phonétique (c.-à-d. qui est phonétiquement indivisible) par opposition à son, unité anthropophonique », Kruszewki 1881, 18, cité par Patri (1998, 326).

31 « Phonem = eine einheitliche, der phonetischen Welt angehörende Vorstellung, welche mittelst psychischer Versschmelzung der durch die Ausprache eines und desselben Lautes erhaltenen Eindrücke in der Seele entsteht = psychischer Aequivalent des Sprachlautes. Mit der einheitlichen Vorstellung Phonems verknüpft sich (associert sich) eine gewisse Summe einzeelner anthropophonischer Vorstellung », Beaudouin de Courtenay 1895, 6, cité par De Mauro (1972, 431).

32 Cf. Fontaine (1974, 79).

33 Cf. Troubetzkoy (1939, XXVII-XXIX).

34 Sur l’influence déterminante de Sechehaye, notamment Sechehaye (1908), sur la pensée de Troubetzkoy et de Jakobson, cf. Patri (1998).

35 Dans une lettre de 1968 à De Mauro Jakobson écrit : « Troubetzkoy acquaintance with Baudoin’s ideas is very late and likewise with Saussure. I must confess that the early influence of Saussurian and Baudoin’s or rather Serba’s views were received by Troubetzkoy through me. On the dependence of my conception and term “phonology” (then accepted by Troubetzkoy and the Prague Circle), from Sechehaye’s Programme et méthodes, see my review of Wijk’s Phonology, reprinted in my Selected Writings vol. 1 » L’antécédence de Jakobson en matière de phonologie est indéniable. Dès 1923 il écrivait : « Par système phonologique j’entends ce que désignent par-là les linguistes français contemporains, à savoir “une collection d’idées de sons” ; voir par exemple Sechehaye 1908, 151 », Jakobson (1923, 21 n. 24, traduction de Patri 1998).

36 « […] le phonème reste intact dans tous ses représentants, le phonème n’est rien d’autre qu’un faisceau d’éléments différentiels constants. Le phonème n’est ni identique au son, ni extérieur au son, mais nécessairement présent dans le son, il lui demeure inhérent et superposé : c’est l’invariant dans les variations. » Jakobson (1976, 94).

37 Cf. par exemple, Rosch (1978), Laks (1995 a, b, 1996, 1997, 1998).

38 Sur les origines de l’algébrisation de la phonologie dans le programme de Sechehaye, cf. Jakobson (1971 ; 743-750).

39 L’apparent abandon des traits acoustiques au profit de définitions articulatoires est lié, comme l’a souvent rappelé Jakobson, à la plus grande complexité des définitions acous­ti­ques, mais aussi au fait que dès 1953 un équivalent systématique entre acoustique et articulatoire est construit. La traductibilté du système de Jakobson dans un système à base articulatoire devient alors simple directe et biunivoque. On se souviendra que Jakobson et Halle (1956) proposent une double définition, acoustique et génétique (i.e. mode de pro­duction) pour chacun de leurs traits et que Chomsky et Halle (1968, 304) présentent leur système, qui est plutôt articulatoire, comme une simple révision du système de Jakobson.

40 « Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul ». (CLG, 103).

41 De longs développements seraient ici nécessaires. Notons seulement pour en indiquer la direction que la phonologie des groupes distingue les unités ponctuelles (les phonèmes) et les dimensions implosives ou explosives qui s’y surajoutent. L’explosion, comme l’im­plo­sion peuvent occuper plus d’une position et on aura alors des chaînons implosifs ou explosifs. Ce sont ces chaînons qui structurent la relation syntagmatique que Saussure appelle syllabe.

42 « In Bloomfield’s conception, the phonemes of a language are not sounds but merely sound features lumped together “which the speakers have been trained to produce and recognize in the current of speech sounds – just as motorists are trained to stop before a red signal, be it an electric signal-light, a lamp, a flag, or what not, although there is no disembodied redness apart from these actual signals” (1933, 79f) The speaker has learned to make sound-producing movements in such a way that the distinctive features are pre­sent in the sound waves, and the listener has learned to extract them from these waves. » Jakobson et Halle (1956, 19).

43 Cité par Jakobson (1980, 28).

44 Après avoir critiqué les partisans de l’introduction de la logique en phonologie (p. 68), Martinet (1965, 75) concède : « On pourrait sans doute s’amuser à décrire le système pho­no­logique d’une langue sans utiliser le concept de phonème, en considérant simplement les possibilités combinatoires simultanées et successives des traits pertinents ; le nombre des unités du système serait considérablement réduit, mais celui des unités dans la chaîne enflerait de façon disproportionnée, et il est vraisemblable que la netteté des contours structuraux y perdrait. C’est pourquoi le concept de phonème qui est très utile nous paraît devoir être conservé ».

45 « Des considérations théoriques ont conduit certains linguistes à essayer de réduire toutes les oppositions phonologiques au type qui semble prévaloir à l’intérieur des ordres, c’est-à-dire au type binaire. […] Cependant dépouillée de l’appareil physico-mathématique dont on l’a revêtue pour l’agrément d’esprits avides de rigueur abstraite, cette théorie appa­raît plus comme une vue de l’esprit que comme un effort pour coordonner les résultats d’observations préalables », Martinet (1964, 13).

46 « In recent years it has become widely accepted that the basic units of phonological representation are not segments but features, the members of a small set of elementary categories which combine in various ways to form the speech sounds of human lan­guages. While features are normally construed as psychological entities, they are defined in terms of specific patterns of acoustic and articulatory realization which provide the crucial link between the cognitive representation of speech and its physical mani­fes­tation », Clements et Hume (1995, 245) ; « Trubetzkoy’s conception can be viewed as an important precursor of [our] model. » (ibidem, 248).

47 « C’est seulement en recourant aux traits qu’il est possible, dans la théorie phonologique, de caractériser d’une manière intéressante la notion de classe naturelle. […] La notion de classe naturelle a toujours joué un rôle fondamental, puisque les règles morpho­pho­no­lo­giques, phonotactiques et phonétiques ont toujours été, autant que possible, faites en termes de classes de sons plutôt qu’en termes de sons individuels », Schane (1967, 5).

48 « […] segments (e.g., phonemes or morphophonemes) have no general independent status and are simply to be regarded as sets of features. More generally, a lexical item can be represented phonologically as a certain set of features, indexed as to position ». Chomsky (1966, 2).

49 « I could stay with transformationalists pretty well until they attacked my darling the phoneme. » Archibald A. Hill cité par Harris (1993) que l’on consultera pour une analyse historique détaillée des « guerres linguistiques » (sic) de la période 1950-1970.

50 L’argument classique est présenté par Halle dans son étude sur la palatalisation en russe in Halle (1959).

51 Pour un éclairage très polémique sur la querelle de l’autonomie du niveau phonémique, cf. Postal (1968).

52 Faut-il y voir autre chose qu’une différence d’époque ? Il n’est pas sûr en effet que le genevois, dont on connaît par ailleurs les notes sur la mathématisation de la linguistique, n’ait pas adhéré à la nouvelle modélisation computationnelle rendue possible par les pro­grès de la logique et de l’algorithmique des années cinquante.

53 On sait que Hockett par exemple était extrêmement en pointe dans le travail de forma­li­sa­tion de la phonologie. Il ne peut néanmoins faire sienne l’architecture grammaticale qui conteste l’autonomie de la phonologie par rapport à la syntaxe : « […] we should reject any proposal to replace the phonological stratum – reasonably regarded as a ‘bridge between the grammatical stratum and that of articulation – by something else. Certainly it is possible to delete all reference to phonology from a description of language replacing morphophomemic and allophonic statements by more complex rules that describe directly the programming of morphemes into articulatory motions. The trouble with this logically possible procedure is just exactly that it leaves out the phonological stratum, which on empirical grounds I believe to be objectively a part of language design. Part of the evidence (or basis) for this belief is my continuing conviction, with Smith and Tragers - and despite charges of irrelevance from Chomsky an d Lees and expression of skepticism from Pike - that the phonological system of a language can be discovered and described without any critierial use of grammatical facts. No other imaginable intervening stratum between grammar and articulation has that property. » Hockett (1961, 49).

54 A propos de règle générative et loi néogrammairienne, cf. Laks (1996).

55 Sur la relation problématique de Chomsky à l’histoire de la linguistique, cf. Encrevé (1997).

56 Cf. Durand et Laks (1995).

57 Il est par exemple plus que symptomatique que pour illustrer son rejet d’explications psychologisantes, Troubetzkoy (1939, 19) rejette des explications par le poids, la taille, le sexe, le caractère, le comportement ou le vêtement des individus. Il reconnaît par contre qu’une analyse ethnographique des types de vêtement, notamment de leur catégorisation et de leurs principes de différentiation peut être scientifique et peut être en accord avec la méthode structurale.

58 « It is indifferent what system of psychology a linguist believes in », Bloomfield (1926, 71).

59 On rapprochera cet argument de la notation suivante de Goldsmith et Huck (1995, 22) à propos de l’interprétation dans un cadre aussi peut mentaliste que la linguistique bloomfieldienne. « In Bloomfield’s linguistics the speaker was never very far away from the center of things, and utterances were never taken as bearing no relations to those who uttered them. »

60 Troubetzkoy (1939, 42) écrit par exemple : « Il faut éviter de recourir à la psychologie pour définir le phonème : en effet le phonème est une entité linguistique et non pas psychologique ». Mais la fin du même paragraphe éclaire ce qu’il entend par psychologie et corrobore notre propos : « Toute référence à la conscience linguistique doit être écartée en définissant le phonème. Car la conscience linguistique est ou bien une appellation métaphorique de la langue, ou bien une notion tout à fait vague qui doit être définie à son tour et qui peut-être ne peut pas l’être du tout ».

61 « La différence psychologique entre les oppositions constantes et les oppositions neutra­li­sables est très grande. Les oppositions phonologiques constantes sont nettement perçues, même par les membres sans éducation phonétique de la communauté. […] mais on ne doit pas croire que la différence entre opposition phonologique constante et neutralisable n’ait un sens que pour la psychologie. Cette différence est extrêmement importante pour le fonctionnement des systèmes phonologiques » Troubetzkoy (1939, 81). « La projection des oppositions phonologiques (et par suite aussi des corrélations) […] est justement l’aboutissement psychologique des rapports de parenté qui existent entre les marques de corrélation. » Troubetzkoy (1939, 90, nous soulignons).

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Pour citer cet article

Référence papier

Bernard Laks, « 5. Un siècle de phonologie :
Quelques questions permanentes
 »
Modèles linguistiques, 43 | 2001, 75-102.

Référence électronique

Bernard Laks, « 5. Un siècle de phonologie :
Quelques questions permanentes
 »
Modèles linguistiques [En ligne], 43 | 2001, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/1462 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.1462

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Bernard Laks

Université Paris X - Nanterre,
MODYCO (CNRS FRE 2329)

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