1Sous le titre « De Prague à Strasbourg », il m’a paru utile et justifié de rassembler l’œuvre de deux auteurs – l’un presque exclusivement francisant, l’autre romaniste, mais avec une forte spécialisation dans le domaine gallo-roman (où ses études francoprovençales resteront une référence incontournable) –, qui par le biais d’une formation philologique (dont l’empreinte se réaffirmera à la fin de leur carrière avec des études philologiques et lexicologiques) en sont venus à s’occuper de phonétique et de phonologie françaises. Leurs liens avec le Cercle linguistique de Prague sont bien différents : si Gougenheim s’est explicitement réclamé de la phonologie pragoise, Straka a préféré la phonétique (telle qu’il l’avait apprise chez son maître pragois J. Chlumsky) à la phonologie, mais ses recherches en phonétique historique du français et des langues romanes constituent un apport essentiel à une phonologie diachronique (ou évolutive) qui se propose d’étudier les transitions entre systèmes.
2Dans ce qui suit, je me concentrerai sur leurs travaux phonétiques et phonologiques, qui dans le cas de ces deux auteurs ne représentent qu’un aspect de leur œuvre riche et variée.
- 1 L’ouvrage a bénéficié des remarques de deux collègues strasbourgeois de Gougenheim : Ernst Hoepffn (...)
- 2 Gougenheim observe toutefois qu’il serait préférable de parler de « phonétique significative » ou (...)
- 3 Ceux-ci sont identifiés d’abord aux sons (Gougenheim 1935 : 1). Par la suite, Gougenheim (1935 : 1 (...)
3C’est en 1935 que Georges Gougenheim publie ses Éléments de phonologie française, dans la collection « Initiation – Méthode » de la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg, où l’auteur était maître de conférences1. L’ouvrage porte comme sous-titre « Étude descriptive des sons du français au point de vue fonctionnel » et l’auteur situe d’emblée son approche dans le cadre du structuralisme pragois. En effet, s’il renvoie à la notion saussurienne d’opposition comme base constitutive du système linguistique (et en particulier du sous-système phonologique) il s’écarte du sens que Saussure et Grammont (1933 : 9) avaient donné au terme de phonologie – en tant que phonétique générale et superposée aux langues concrètes –, et adopte la définition du Cercle linguistique de Prague2 : l’étude des phonèmes3 en tant qu’ils ont une valeur significative ou fonctionnelle. Il est quelque peu étonnant que l’auteur fasse ensuite la distinction entre opposition et nuance, non à partir d’une discrimination entre [+ fonctionnel] et [– fonctionnel], mais en termes de perception publique, « normale » vs perception sélective et « spécialisée », comme il le dit lui-même :
- 4 Comme exemples, il cite la nuance séparant le [k] plus appuyé de coque à celui, moins appuyé, de co (...)
Il est essentiel, dans l’étude phonologique d’une langue, de distinguer l’opposition, nettement perçue par tout individu parlant et entendant normalement dans le groupe social envisagé, de la nuance, sensible seulement aux appareils enregistreurs ou aux observateurs spécialement attentifs. Seules les oppositions peuvent entrer en ligne de compte dans la phonologie. Les nuances sont souvent des vestiges d’anciennes oppositions (Gougenheim 1935 : 2)4.
4Dans son étude, Gougenheim propose la première description phonologique complète du français : celle-ci s’inspire des principes exposés par Troubetzkoy dans son article « Zur allgemeinen Theorie der phonologischen Vokalsysteme » (Troubetzkoy 1929a) et appliqués par Vilém Mathesius dans ses descriptions du système phonologique de l’anglais et du tchèque (Mathesius 1929a, b). Signalons toutefois que si Gougenheim adopte l’essentiel de la terminologie proposée par le Cercle linguistique de Prague (Travaux du Cercle linguistique de Prague, vol. IV, p. 309 sv.), il adopte son propre système de transcription, un « alphabet phonologique » qui est en fait un alphabet de symboles phonétiques avec des signes diacritiques (essentiellement des accents), les symboles étant imprimés en italiques.
5À sa description phonologique, Gougenheim ajoute une deuxième partie intitulée Morphologie, qui, conformément à la définition de Troubetzkoy (1929b), étudie les phonèmes en tant que ceux-ci entrent dans le système morphologique d’une langue.
6L’approche étant celle d’une phonologie systématique (ou « stabilisante »), on comprendra que la langue décrite est un français de référence non variationnel :
- 5 Il aurait été préférable d’écrire ici la description ou la systématisation phonologique.
- 6 L’auteur mentionne aussi la variation stylistique : par ex. la prononciation du théâtre (r apical a (...)
Nous avons pris pour base la prononciation parisienne moyenne, celle que décrivent les traités de phonétique et qui est la nôtre propre. Si l’on considérait les prononciations provinciales, les faits apparaîtraient sous un jour assez différent : les régions qui ont gardé l’l mouillé ou l’h aspiré n’ont pas le même système phonologique des consonnes que le parisien. En Normandie et ailleurs, il y a une véritable opposition, dont le système phonologique5 doit tenir compte, entre l’é de chanté et celui de chantée. Dans le français régional de Lorraine, où il n’existe pas de consonne sonore en fin de mot, l’opposition consonne sourde – consonne sonore n’a pas le même caractère que dans le français commun » (Gougenheim 1935 : 4)6
7La description phonologique du français que propose Gougenheim se divise en deux parties : la description des voyelles et celle des consonnes. À la différence de Troubetzkoy, Gougenheim ne fait pas appel à la notion de finalité et on notera aussi que l’auteur ne fait pas usage de la division tripartie, inspirée de Bühler (1934) entre fonction de représentation, fonction d’appel et fonction d’expression (par ex. pour deux intonations différentes du même mot). Mais la principale innovation de l’auteur par rapport à la terminologie du Cercle de Prague est l’introduction d’oppositions phonologiques binaires et ternaires, distinguées des corrélations et des oppositions phonologiques de phonèmes disjoints. Pour comprendre ceci, il faut présenter le cadre terminologique global de l’analyse.
8L’auteur distingue, au préalable, les variations extraphonologiques et les oppositions phonologiques. Les premières sont non fonctionnelles. Elles sont soit prédictibles en fonction du contexte – et alors elles sont « combinatoires » – ou elles sont dues à des alternances stylistiques (par ex. la réalisation du e instable dans la diction de vers classiques) ou à des flottements individuels. Enfin, l’auteur y range aussi certains phénomènes de jonction, comme la réalisation du e instable en contexte d’élision ou devant h de non-liaison : il s’agit là, dans sa terminologie, de variations extraphonologiques concomitantes.
9On a donc :
10– variations extraphonologiques combinatoires : par ex. fermeture de o en finale absolue ;
11– variations extraphonologiques stylistiques : réalisation du e instable dans la diction ;
12– variations extraphonologiques individuelles : par ex. sept [sεt] ou [sε] ; fait [fεt] ou [fε] ;
13– variations extraphonologiques concomitantes : l’être vs le hêtre.
- 7 « Sous l’influence de la graphie et d’un enseignement primaire mal digéré, certaines personnes mult (...)
14Les variations extraphonologiques ne font pas, à proprement parler, partie de la description phonologique, mais il est évident que l’analyse en phonèmes présuppose leur reconnaissance comme variations extraphonologiques. De plus, les variations extraphonologiques combinatoires et concomitantes relèvent de la phonologie de groupes phonétiques et devraient faire partie de la description phonologique proprement dite. On notera à ce propos que les phénomènes de liaison – que Gougenheim considère comme une forme de la variation extraphonologique combinatoire – reçoivent une analyse sommaire et d’ailleurs fort ambiguë. En effet, après avoir signalé les liaisons les plus fréquentes (en [°Z], en [°T], en [°N] – avec ou sans dénasalisation de la voyelle précédente), il reconnaît que les détails du fonctionnement des liaisons sont « assez complexes ». Et tout en maintenant leur statut de variations combinatoires, il signale le conditionnement « locutionnel » (pot au feu vs pot à tabac), stylistique et individuel7. Mais le manque de rigueur descriptive se manifeste le mieux quand l’auteur reconnaît que la liaison peut avoir une valeur « phonologique » (un savant anglais – un savan° T Anglais) et même une valeur morphonologique (liaison des formes du pluriel, par ex., en opposition avec le singulier). En fait, les deux cas sont bel et bien des cas de variation morphophonologique (à moins qu’on veuille poser savant adj. et savant subst. comme deux formes différentes).
15Le concept opératoire central est celui d’opposition. Gougenheim divise les oppositions phonologiques en 4 types :
16– les corrélations ou les oppositions de phonèmes corrélatifs ;
17– les oppositions phonologiques binaires ;
18– les oppositions phonologiques ternaires ;
19– les oppositions phonologiques de phonèmes disjoints.
20Les corrélations sont, dans les systèmes phonologiques ayant une certaine symétrie, les oppositions de base (et les oppositions les plus nombreuses). Elles sont constituées par des traits binaires : l’absence ou la présence de « caractères ». On s’attendrait à trouver ici seulement les caractères de type polaire (la corrélation étant celle d’un pôle x avec le pôle complémentaire), et non des caractères d’ordre scalaire. Gougenheim adopte une position ambiguë à ce propos : d’une part, il note que la corrélation ne peut résider dans une différence de point d’articulation ou d’ouverture du phonème, mais il considère d’autre part les oppositions a vélaire –a palatal, ε – e, œ – ø, ᴐ – o comme des corrélations, parce que ces « phonèmes sont sentis par les sujets parlants comme étroitement apparentés, et ils entrent dans la composition des archiphonèmes A, E, Œ, O » (Gougenheim 1935 : 15).
21Les oppositions phonologiques binaires sont constituées par les oppositions de phonèmes entre lesquels existe
une opposition phonologique de caractère binaire, sans qu’ils puissent entrer dans la composition des archiphonèmes (Gougenheim 1935 : 16).
22Il convient de noter d’emblée que la définition de Gougenheim présente deux défauts :
231. Elle utilise la notion de caractère binaire, ce qui nous ferait penser à une corrélation réalisée par des traits à manifestation binaire. Or, Gougenheim a en vue ici un type de relation oppositive qui n’est pas (dans sa terminologie) une corrélation ;
- 8 À part le fait que la notion d’archiphonème soulève un sérieux problème théorique (abandon du princ (...)
242. La condition ajoutée « sans qu’ils puissent entrer dans la composition des archiphonèmes » sert à étayer le traitement de relations oppositives binaires pour le domaine des voyelles, mais il n’y a rien qui nous interdit d’appliquer la notion d’archiphonème (si du moins on veut l’utiliser)8 à l’ensemble des consonnes.
25On voit d’ailleurs qu’il manque un terme primitif dans cette axiomatique, à savoir celui de structure hiérarchique de traits (ou de caractères), par rapport auquel on peut définir ce qui est corrélation (à savoir opposition minimale au niveau hiérarchique le plus bas) et ce qui est opposition binaire ou ternaire. Cela supposerait une hiérarchie du type suivant :
261. traits de dimension articulatoire : par ex. selon le mode d’articulation ;
272. traits de position articulatoire : par ex. selon le point d’articulation ;
283. traits de réalisation articulatoire par position p.
29Faute d’une telle hiérarchisation, on doit accepter les distinctions entre oppositions binaires et ternaires telles que les établit Gougenheim. Ainsi, comme oppositions binaires il mentionne œ – o, œ – ᴐ, ø – o, ø – ᴐ (voyelle palatale vs voyelle vélaire), mais aussi p – f (consonne occlusive vs consonne fricative).
- 9 L’autre exemple fourni par Gougenheim est discutable : f – s– S est une opposition (ternaire) sur u (...)
30Les oppositions phonologiques ternaires sont constituées par les oppositions de phonèmes entre lesquels il y a une opposition de caractère ternaire : comme exemples Gougenheim mentionne l’opposition a – e / ε – i (en fait une opposition de double niveau) et l’opposition p – t – k (une opposition à un seul niveau, mais sur une échelle de trois positions, du moins pour le français)9.
31Finalement, il y a les oppositions phonologiques de phonèmes disjoints, qui sont constituées par l’opposition de phonèmes n’entrant pas dans les oppositions précédentes (comme exemples Gougenheim mentionne les oppositions ε – u, p – g, et aussi ε – l, comme dans pays – pli !).
32Ce qui me paraît particulièrement malheureux, c’est que Gougenheim – en cela il est fidèle à un principe du structuralisme pragois – retient aussi les oppositions du type phonème vs zéro (blanc / lent, mais aussi chantais / chante) : vu que zéro y change toujours de valeur (comme l’élément établit des oppositions à chaque fois différentes), une telle « mise en contraste » ne permet jamais de dire que ce qu’on oppose à zéro est un phonème (il pourrait aussi s’agir d’un allophone) ; de plus une telle démarche ne permet jamais de décider jusqu’où s’étend le champ de zéro (ou en d’autres termes : a-t-on à faire à un, deux, trois… zéros ?).
33Le dispositif des corrélations et des oppositions est appliqué ensuite au système des voyelles et des consonnes françaises. Dans le cas des voyelles, Gougenheim (1935 : 17) procède à partir d’un tableau d’archiphonèmes :
34C’est à partir de ce tableau qu’on obtient, par le jeu des corrélations [et secondairement et tertiairement, par celui des oppositions binaires et ternaires – qui sont en fait des oppositions construites sur un ensemble de corrélations], le tableau suivant des voyelles fondamentales :
35Comme le note Gougenheim, les voyelles fondamentales ne subissent pas, en principe, de variation extraphonologique : elles sont « indépendantes des conditions extraphonologiques (phonèmes environnants, rythme de la phrase, etc.) » et ne constituent jamais des variations concomitantes d’une opposition phonologique.
36Les corrélations phonologiques qui structurent le système vocalique français sont les suivantes (seule la première concerne un seul archiphonème) :
371. a palatal – A vélaire
382. voyelle ouverte – voyelle fermée
393. voyelle brève – voyelle longue
404. voyelle orale – voyelle nasale
415. voyelle – voyelle-consonne
426. voyelle nue – voyelle couverte
437. voyelle atone – voyelle tonique
448. voyelle intense – voyelle non intense (sans accent d’intensité).
45On notera que la dernière corrélation n’est en fait pas une opposition de phonèmes et que l’avant-dernière corrélation affecte non un phonème, mais un constituant d’un groupe rythmique (en fait, le problème est plus complexe : il s’agit d’une configuration intonative sur des constituants et des sous-constituants de phrase : cf. l’exemple souvent cité de Grammont : « Et vous le vendez ? »).
- 10 La raison pour laquelle Gougenheim préfère ce terme réside dans le fait que si la plupart des cas s (...)
46Quant à la corrélation « voyelle nue – voyelle couverte », il s’agit d’une corrélation à contexte réduit, vu qu’elle n’apparaît qu’à l’initiale du mot. La marque de corrélation réside dans le fait qu’un mot « à voyelle initiale couverte10 se comporte comme un mot à consonne initiale » et empêche donc la liaison. Il n’y a que quelques cas où la corrélation existe à l’intérieur du mot : dehors, enhardie, rehausser. Gougenheim observe que l’opposition en question est parfois de l’ordre de la variation extraphonologique, mais les exemples qu’il donne sont tous des cas de variation morphophonologique (ou lexicale, dans un modèle lexicaliste).
- 11 Le terme est utilisé par Gougenheim (1935 : 22 sv.).
- 12 Sauf la corrélation « voyelle orale – voyelle nasale ».
47Les autres corrélations ne posent en général pas de problème du point de vue de leur statut, mais certaines d’entre elles (comme par ex. la corrélation a palatal – a vélaire) ont un rendement11 très faible12. Plusieurs d’entre elles sont accompagnées d’ailleurs de variations phonologiques concomitantes (par ex. ò ∞ ó, avec variation o bref ∞ o long : cote, cotte – côte ; hotte – hôte, haute, ôte).
- 13 Gougenheim utilise les symboles y, ẅ, w.
- 14 Gougenheim (1935 : 26) : « Les oppositions i ∞ ḭ, ü ∞ ṷ, u ∞ ṷ présentent dans leur ensemble le car (...)
- 15 À la p. 26, Gougenheim a tort de présenter la semi-voyelle dans trois, froid comme la semi-voyelle (...)
48La corrélation « voyelle – voyelle-consonne » mérite toutefois qu’on s’y arrête. Gougenheim traite sous cette rubrique des trois semi-voyelles (dont Martinet avait nié le statut phonologique) [j], [ɥ], [w]13. Notons d’abord que Gougenheim s’en tient ici, de façon traditionnelle, à trois semi-voyelles (rattachées aux voyelles fondamentales fermées i, y, u)14, alors qu’il y a lieu de distinguer une quatrième semi-voyelle, celle correspondant à O (roi, croix, trois – roua, cloua, troua)15. Ensuite, on notera que Gougenheim est amené à distinguer deux types de [j] :
- 16 Sauf dans louions, païen, noyer (Gougenheim 1935 : 25-26).
49– un élément [j] consonne, caractérisée par sa position postvocalique (et parfois intervocalique)16 ;
50– un élément [j] semi-voyelle, uniquement antévocalique, comme le sont [ɥ] et [w].
51La corrélation « voyelle – voyelle-consonne » est sujette à des variations extraphonologiques individuelles (groin : [gRuἕ] ou [gRwἕ] ; quiet : [kɥiε] ou [kjε] ; gruyère : [gRɥijεR] ou [gRɥjεR]) et individuelles ou stylistiques (et rythmiques) quand le mot fait partie d’un paradigme (lier ; suer ; tuer, jouas ; rouas : réalisation avec voyelle ou semi-voyelle [la « voyelle-consonne » chez Gougenheim] ; et la diction dans les vers classiques : estropi-é ; passi-onné ; pi-eux ; générati-ons).
52On peut maintenant passer aux oppositions phonologiques.
53Quant aux oppositions phonologiques binaires, le système français en connaît trois :
54a. voyelle palatale arrondie ∞ voyelle palatale non arrondie (à noter qu’il ne s’agit pas d’une marque de corrélation ; cf. Gougenheim [1935 : 33 n.1] : le non-arrondissement n’est pas un caractère négatif) : par ex. sœur – serre ; nœud – nez ; brun – brin ;
55b. voyelle arrondie palatale ∞ voyelle arrondie vélaire : par ex. beurre – bord ; cœur – corps ; allons – alun ;
56c. [uniquement pour les voyelles nasales] : voyelle prononcée avec le maximum d’ouverture du canal buccal ∞ voyelle prononcée avec une ouverture moindre du canal buccal : par ex. pan – pain ; tendre – teindre ; an – un ; allant – alun.
57Les oppositions phonologiques ternaires sont au nombre de deux :
58a. voyelle palatale non arrondie ∞ voyelle palatale arrondie ∞ voyelle vélaire arrondie (cette opposition résulte des deux premières oppositions binaires) : père – peur – port ; mère – meurt – mort ; scie – sue – sou ;
59b. voyelle prononcée avec une ouverture maximale du canal buccal ∞ voyelle prononcée avec une ouverture intermédiaire du canal buccal ∞ voyelle prononcée avec une ouverture minimale du canal buccal : bas – baie – bis ; gars – gai – gui ; bât – bœufs – bout ; pas – pot – pou (oppositions ternaires dans la notation de Gougenheim : a – e – i ; a – œ – ü ; a – o – u).
60Les oppositions phonologiques de voyelles disjointes comprennent les oppositions non corrélatives, non binaires et non ternaires (par ex. [ε – y] ; [y – o]).
61Enfin, il importe de signaler que sous la rubrique « opposition phonologique entre voyelle et zéro phonique » (dont le fondement méthodologique même nous paraît erroné), Gougenheim traite d’un phénomène complexe, à savoir le statut du e instable (ǝ). Le ǝ ne figure pas dans son tableau de phonèmes et Gougenheim en parle en termes de variation extraphonologique. Mais il est clair qu’il faut postuler un ǝ « stable » (et un phonème /ǝ/) pour rendre compte par ex. du contraste entre
nous fonderions – nous fondrions
nous monterions – nous montrions
haquenée – acné
belette – blette
- 17 Cf. Pichon (1936 : 171) : « De même, l’[(oè)] instable (e muet des grammaires scolaires) est sûrem (...)
62Il nous semble que Gougenheim aurait dû partir d’une distinction, dans l’étude d’un corpus, entre des ǝ stables et des ǝ instables, ces derniers étant soumis à des variations à conditionnement syntaxique (par ex. prends-le), syntactique (la loi des trois consonnes) stylistique et individuel17.
- 18 Pour le n palatal et pour le s et z alvéo-palataux Gougenheim utilise les symboles n, s et z.
63On peut alors examiner la deuxième partie de la description phonologique chez Gougenheim : l’analyse du système consonantique français. Ici, Gougenheim (1935 : 41) ne part pas d’une série d’archiphonèmes, mais pose directement les unités phonologiques18 :
64 occlusives [(p ∞ b) ∞ m] – [(t ∞ d) ∞ (n ∞ ɲ)] – [k ∞ g]
65 fricatives [f ∞ v] – [s ∞ z] – [ʃ ∞ ʒ] – j
66 liquides l
67 r
68Ce système est également constitué par des corrélations et secondairement et tertiairement par des oppositions phonologiques binaires et ternaires.
69Les corrélations phonologiques sont au nombre de quatre :
701. consonne sourde – consonne sonore ;
712. consonne orale – consonne nasale [à notre avis, ceci est plutôt une opposition binaire] ;
723. consonne non mouillée – consonne mouillée ;
734. consonne simple – consonne géminée.
- 19 Comme le note Gougenheim (1935 : 43), la « corrélation en position finale mérite d’être relevée : e (...)
74Si la première corrélation ne pose pas de problèmes (vu qu’elle est récurrente à travers la série des occlusives et celles des fricatives et qu’elle a un haut rendement fonctionnel en raison de sa pertinence en position initiale, intérieure et finale19), les trois autres appellent quelques remarques. Ainsi la corrélation « consonne orale – consonne nasale » n’est-elle pas à proprement parler une corrélation : c’est une opposition binaire, comme l’est celle des consonnes occlusives et des consonnes fricatives. De plus, elle ne saurait être qualifiée de « corrélation » pour la simple raison qu’elle implique trois unités : l’occlusive orale sonore, l’occlusive orale sourde et la nasale (que Gougenheim fait figurer parmi les occlusives).
75Quant à la corrélation « consonne non mouillée – consonne mouillée », elle n’existe que pour le couple n –ɲ, le couple l – λ n’ayant plus de pertinence en français parisien. Ici il faut toutefois se demander si la systématisation phonologique de Gougenheim n’aurait pas gagné à poser une série de nasales à côté des occlusives et des fricatives, et d’y intégrer alors m, n, ɲ, et aussi ƞ (ce dernier élément n’est pas mentionné par Gougenheim).
76Enfin, la corrélation « consonne simple – consonne géminée » a souvent, comme le reconnaît Gougenheim, le statut d’une variation extraphonologique stylistique ou individuelle. L’auteur y reconnaît une corrélation phonologique à cause de son emploi dans les futurs et conditionnels des verbes courir, mourir et à cause de certains contrastes qui s’établissent à la suite de la chute d’un ´ instable : il se taira – il se terrera. Mais il s’agit là de contrastes qui impliquent une alternance morphophonologique pour l’un des membres de la paire, tout comme on a des cas analogues en contexte syntactique : tu lis – tu le lis, il aime – il l’aime. Il nous semble incorrect d’y voir des oppositions phonologiques corrélatives.
77Le système consonantique du français repose sur 3 oppositions binaires :
781. consonne occlusive – consonne fricative ;
792. consonne labiale – consonne dentale ;
803. liquide l – liquide r.
81La deuxième opposition ne s’applique qu’aux consonnes nasales et, comme on l’a vu, en établissant une série de nasales m, n, ɲ, (ƞ), on pourrait faire l’économie de la corrélation « consonne mouillée – consonne non mouillée », de même que de l’opposition phonologique binaire sous discussion (consonne labiale – consonne dentale). On pourrait alors l’intégrer à la seule opposition ternaire que Gougenheim reconnaît : l’opposition « consonne labiale – consonne dentale – consonne vélopalatale » (un léger désavantage de la description de Gougenheim est que de cette façon la consonne [j] reste hors système).
82On observe qu’en général le rendement fonctionnel des corrélations et des oppositions dans le système des consonnes françaises est très élevé.
- 20 L’auteur a commis la même erreur dans son traitement des semi-consonnes (avec ou sans gémination ; (...)
83Il nous reste un mot à dire de l’opposition phonologique « consonne – zéro phonique ». S’il nous semble erroné de poser comme paires dame – âme, forme – orme, marge – mage, il est certainement faux de dire que l’opposition consonne – zéro phonique a une importance « morphonologique » dans nous perdons – nous perdrons : ici le r a statut de morphème !20
- 21 Voir Gougenheim (1935 : 51) : « Les noms de nombre cinq, huit, six, dix, parfois sept, sont prononc (...)
84L’intérêt réel du paragraphe consacré à l’opposition « consonne – zéro phonique » réside d’une part dans la discussion (beaucoup trop sommaire, il est vrai) des phénomènes de liaison (cf. supra) et d’autre part dans les observations sur la différenciation (lexicale et/ou grammaticale) « de deux emplois différents d’un même mot » (Gougenheim 1935 : 50), comme plus ([plys] ou [ply]), tous, soit et dans le repérage de nombreux cas de variation extraphonologique (individuelle, stylistique ou combinatoire : fait, but, donc et les numéraux21 cinq, six, dix, huit).
- 22 Quelques années après, l’auteur appliquera la méthode pragoise au « système grammatical » du franç (...)
85En conclusion, les Éléments de phonologie française de Gougenheim sont la première tentative de description phonologique du français ; c’est aussi une des premières descriptions phonologiques « complètes » s’inspirant des principes du Cercle de Prague22.
- 23 Cf. les remarques de Meillet et de Pichon : « Le petit livre de M. Gougenheim répond à un besoin ; (...)
86Le travail de Gougenheim, s’il fait preuve d’une pensée cohérente et originale à certains points de vue, n’est toutefois pas exempt d’erreurs de méthode et d’imprécisions définitionnelles. L’emploi de la notion d’archiphonème est assez malheureux (la notion aurait pu d’ailleurs être utilisée pour les consonnes), mais c’est surtout l’établissement d’oppositions phonologiques avec zéro qui constitue une sérieuse faille méthodologique. Du point de vue descriptif, l’ouvrage se caractérise par une concentration trop forte sur une variété archaïsante23 du parisien, qui ne correspondait pas exactement au parisien commun.
- 24 Sur Straka et son œuvre, voir Swiggers (1993 ; éd. 1993 ; 1994).
- 25 Il retournera ensuite à Prague pour y enseigner dans des lycées ; en 1940, il s’établira définitive (...)
87Fils d’un philologue et linguiste (et historien de la langue tchèque), Georges Straka, né à Tabor en Bohême, a fait des études de philologie slave et de philologie romane à l’Université Charles IV de Prague ; il poursuivra sa carrière en France (où il étudiera à l’École Normale Supérieure, à l’École Pratique des Hautes Études, au Collège de France et à l’École des Langues Orientales)25. Il fut surtout marqué par l’enseignement de Vladimír Buben, de Max Krepinsky et de Joseph Chlumsky, l’ancien assistant de Rousselot.
Krepinskm’a introduit dans le romanisme néo-grammairien et, plus spécialement, dans l’œuvre du grand Meyer-Lübke, et ses recherches sur la chronologie relative des changements phonétiques en français et dans les langues ibéro-romanes m’ont plus tard incité à aller plus loin et se trouvent à l’origine d’une partie de mes futurs travaux. Chlumsky ! m’a fait connaître et comprendre l’abbé Rousselot comme si j’avais été son élève direct, m’a largement familiarisé avec la phonétique, m’a initié au maniement des appareils, dont la radiographie des organes de la parole encore peu pratiquée à l’époque, et m’a donné le goût de chercher à expliquer, comme j’ai essayé de le faire par la suite, les causes physiologiques des cheminements phonétiques dans le passé. (Straka 1991 : 226).
88Il faut encore y ajouter l’influence, particulièrement importante pour la perspective comparatiste et diachronique, de Karel Skála (alias Rocher), qui avait rédigé des manuels d’introduction au français, à l’ancien français, à l’espagnol et à l’italien, à partir du latin.
89La phonologie pragoise n’avait guère d’attrait pour le jeune Straka, même s’il a pris connaissance des travaux de Troubetzkoy :
Je n’ai pas fréquenté le Cercle Linguistique de Prague, pourtant réputé dès cette époque : son orientation ne m’attirait guère, la phonologie était pour moi une “phonétique de l’orée du bois” (Gardette), et même plus tard, je n’ai jamais pu me défaire entièrement de ce sentiment. (Straka 1991 : 226).
- 26 L’intérêt de cette étude dépasse le domaine de l’albanais. D’une part, Straka relativise l’explicat (...)
90Pourtant, parmi ses premières publications en phonétique générale, on retiendra une tentative de redéfinir le phonème (Straka 1941a) – en interprétant le concept comme une entité phonétique –, une étude sur la prononciation cacuminale de l et n en albanais (dans laquelle il corrige les observations de G. Lowman ; Straka 1939)26 et une intéressante analyse sur la différence phonologique entre voyelles et consonnes (Straka 1941b). S’inspirant d’une remarque de Bogorodickij (1907), Straka s’est intéressé au rapport entre renforcement et affaiblissement articulatoire et leurs effets sur les voyelles et les consonnes : sous le renforcement, la voyelle s’ouvre et la consonne se ferme, alors que sous l’affaiblissement l’inverse se produit. Straka en conclut que l’essentiel du travail articulatoire fourni pour les voyelles et de celui fourni pour les consonnes est exécuté par deux groupes de muscles articulatoires antagonistes, pour les voyelles par les muscles abaisseurs et pour les consonnes par les muscles élévateurs (Straka 1942a ; 1963).
- 27 On trouvera la plupart de ces études réunies dans Straka (1979).
- 28 «Si la naissance des palatales reflète, dans la langue et à l’époque où celles-ci apparaissent, un (...)
- 29 Comme le fait remarquer Straka (1964a), dans l’histoire phonétique du français, l’amuïssement de (...)
- 30 Il s’agit plus particulièrement des transformations du r apical en r apical dévibré, r prédorso-alv (...)
- 31 Pour Straka, la nasalisation est l’expression typique de l’affaiblissement physiologique de l’orga (...)
91Dans une longue série de travaux27, s’échelonnant entre 1942 et 1965, Straka a appliqué à l’histoire des langues romanes et tout particulièrement à l’histoire du français des hypothèses ancrées dans des observations de phonétique expérimentale. Plus particulièrement, Straka s’est efforcé d’expliquer par l’augmentation ou la diminution de la fermeté articulatoire un certain nombre de processus, comme les palatalisations (Straka 1965b)28, l’apparition de yod transitoire (Straka 1954), les diphtongaisons (Straka 1961), la vocalisation de l (Straka 1942b, 1968), l’amuïssement de s implosif (Straka 1964b)29, les traitements de r30 (Straka 1965a) et les nasalisations et dénasalisations (Straka 1955)31.
92La grande synthèse sur ce point de doctrine est l’article de 1964, « L’évolution phonétique du latin au français sous l’effet de l’énergie et de la faiblesse articulatoires » (Straka 1964a). L’auteur y dresse un tableau complet des changements dus à l’énergie ou à la faiblesse articulatoires, depuis l’époque latine archaïque jusqu’au xiiie siècle. Straka, qui dans son essai d’explication se montre un néogrammairien souscrivant à l’uniformitarianisme, y constate le regroupement, à l’intérieur d’une période, de changements dus soit à l’énergie soit à l’affaiblissement des mouvements musculaires.
Cependant, dans le cas où, au cours d’une période donnée, on remarque, comme dans l’évolution du français du IVe au viie siècle et du XIe à la fin du xiie siècle, des séries de changements aussi bien parallèles que successifs provenant tous de l’affaiblissement des mouvements organiques ou de leur désorganisation, il semble qu’il faille y voir plutôt une conséquence d’un fait physiologique collectif, à savoir d’un amoindrissement des mouvements articulatoires et d’une certaine inaptitude neuro-musculaire à exécuter complètement et à coordonner ces mouvements dans toute la masse de la population de l’aire linguistique et de l’époque en question. Or, cet amoindrissement de l’activité musculaire ne peut pas être attribué à une différence dans la constitution de l’organisme entre générations. En revanche, un état de fatigue prolongé dû à des conditions matérielles difficiles de la vie quotidienne, et surtout des déficiences multiples et prolongées de la nutrition ne peuvent pas rester sans répercussions sur le fonctionnement des circuits neuro-musculaires dans la masse de la population. (Straka 1964a : 87-88)
- 32 Voir aussi « Observations sur la chronologie relative et les dates de quelques modifications phoné (...)
93L’apport méthodologique le plus important de Straka, lié directement à ses recherches en phonétique, est la mise au point de la théorie de la chronologie relative, appliquée aux langues romanes (cf. Straka 1953, 1956, 1959, 1964a, b, 1968). Déjà dans sa thèse de doctorat (Straka 1934), Straka s’était appliqué à suivre, de façon détaillée, la chronologie de l’amuïssement des consonnes finales en ancien français. Mais c’est dans les années 1953 à 1966 que la problématique de la chronologie relative des changements phonétiques occupe l’avant-plan dans les recherches de Straka : en témoignent les nombreux articles parus au cours de ces années, parmi lesquels se dégagent « La dislocation linguistique de la Romania et la formation des langues romanes à la lumière de la chronologie relative des changements phonétiques » (1956) et « L’évolution phonétique du latin au français sous l’effet de l’énergie et de la faiblesse articulatoires » (1964a)32.
94Depuis Meyer-Lübke (Grammaire des langues romanes, vol. I, 1890 et Historische Grammatik der französischen Sprache, 1908), le rapport chronologique entre les différents changements phonétiques survenus dans l’histoire des langues romanes a reçu l’attention des linguistes et philologues. Cependant, à quelques exceptions près (Elise Richter, Max Krepinsky, les recherches diachroniques portaient le plus souvent sur la datation des changements à partir des documents écrits, alors que les rapports entre ces changements n’étaient pas étudiés en détail. Or, l’analyse des relations chronologiques entre les différents changements phonétiques présuppose une solide base phonétique et linguistique. Georges Straka s’est rendu compte de la nécessité et de l’importance cruciale des travaux de chronologie relative ; il a ouvert de nouvelles perspectives en fixant le cadre méthodologique de ce type de recherche (cf. Swiggers 1993 ; Chambon 1997).
95C’est ainsi que l’auteur, en se basant sur un examen attentif des possibilités de changement phonétique et des évolutions réelles, propose la chronologie relative suivante pour l’évolution du latin depuis le premier siècle de notre ère :
961. allongement des voyelles accentuées en syllabe libre ;
972a. diphtongaison de E accentué (cf. tεpedu > tjεpedu ) ;
982b. affaiblissement des voyelles finales des proparoxytons en [\o (e ; ] (cf. tjεpedu> tjεpedė) ;
993. syncope de la voyelle posttonique entre m et t (cf. kōmetė > kōmtė) ;
1004. abrègement, devant l’entrave secondaire mt, des voyelles accentuées, antérieurement allongées (cf. kōmtė > kǒmtė) ;
1015. diphtongaison de ᴐ libre (cf. mᴐla > mwᴐla vs. kǒmtė : diphtongaison bloquée) ;
1026. syncope de la voyelle posttonique entre v et ta (cf. debita > debeta > deveta > devta) ;
1037. sonorisation des consonnes intervocaliques t, p… (cf. kōvetė> kōvedė);
1048. affaiblissement de b intervocalique secondaire en w ; ensuite w > v (cf. tjεpedė > tjεbedė > tjεvedė) ;
1059. syncope de la voyelle posttonique entre w et de %, et entre n et ve % (cf. kōvedė > kōvdė) ;
10610. abrègement, devant l’entrave secondaire vd et nv, des voyelles accentuées, antérieurement allongées (cf. kōvdė > kǒvdė) ;
10711. diphtongaison des voyelles fermées et de a en syllabe accentuée et libre :
108 a. ē > ej
109 b. ō > ow
110 c. ā > ae > aj (+ développement jaj dans contexte de palatalisation) ;
11112. effacement des voyelles finales suivies d’une consonne.
112Cette chronologie permet non seulement de dissocier dans le temps la diphtongaison des voyelles ouvertes et celle des voyelles fermées, mais d’attribuer aussi une ancienneté plus grande à la diphtongue jε qu’à la diphtongue wᴐ. Straka situe la diphtongaison en jε au milieu du troisième siècle, et celle en wᴐ à la fin du troisième siècle (ou au début du quatrième). Le roumain connaît la première diphtongaison, mais ignore la seconde, ce qui s’explique par le fait que la première diphtongaison a encore atteint la Dacie avant son isolement causé par l’évacuation en 271, alors que la seconde ne pouvait plus atteindre cette région. Le sarde ne connaît ni la première ni la seconde diphtongaison : c’est que déjà à la fin du second siècle la Sardaigne ne participait plus aux évolutions générales de la Romania.
113À côté de la classification chronologique des phénomènes phonétiques susmentionnés, quelques autres conclusions des recherches de Straka doivent être signalées :
1141. La chronologie de l’évolution opposition de longueur vocalique en latin passant à une différenciation en timbre dans les langues romanes ;
1152. La palatalisation des groupes ty et ky (début du second siècle) ;
1163. La palatalisation de k appuyé et intervocalique devant e et i ;
1174. L’évolution particulière du gallo-roman septentrional en ce qui concerne la syncope des voyelles posttoniques et prétoniques ;
1185. La particularité de la coupe syllabique en espagnol et en roumain (te-sta ; po-rtu ; se-pte).
- 33 Cf. le dépliant qui accompagne l’article sur « La dislocation linguistique… »; ce schéma fournit un (...)
119Quant au gallo-roman septentrional, Straka a réussi à déterminer la position du françois [« francien »] (et des dialectes apparentés) à l’égard du provençal et à l’égard du normand et du picard, par une étude chronologique des phénomènes de palatalisation. Sa conclusion est que dès le début du ve siècle, le Sud et le Nord de la Gaule ne formaient plus de communauté linguistique, et que dans le Nord une différenciation dialectale commençait à se profiler33.
120En 1993, Straka est revenu sur le problème méthodologique de la chronologie relative. Dans ce texte (Straka 1993), qui présente à la fois une synthèse et une mise au point de ses travaux dans ce domaine, il commence par définir la chronologie relative :
La chronologie relative des changements, qui est d’essence purement linguistique, est basée sur l’analyse et la confrontation des changements eux-mêmes. Étant donné que, très souvent, ceux-ci ne peuvent se produire que dans des conditions déterminées, leur réalisation dépend fréquemment de celle de certains changements antérieurs qui, en revanche, peuvent empêcher diverses autres modifications attendues. La chronologie relative, fondée sur les interdépendances de différents changements dans un idiome donné, est ainsi en mesure d’éclairer mieux que la chronologie absolue fondée sur des attestations, la succession des transformations de cet idiome dans le temps et, partant, sa formation, même s’il ne s’agit pas d’une langue écrite (Straka 1993 : 49-50).
- 34 Il y a en effet des rapports de chronologie relative qui ne se laissent pas réduire à un schéma imp (...)
121Quels sont les types de rapports chronologiques entre les changements phonétiques ? Il y a essentiellement34 quatre types :
1221. Deux changements sont liés par un rapport de « si p, alors q » : le premier changement est la condition du second, qui ne peut commencer qu’après l’accomplissement ou, au moins, le commencement, du premier. Straka reconnaît deux sous-types :
123C’est le rapport, en français et en espagnol, entre la sonorisation du /t/ intervocalique en /d/ et la spirantisation, voire l’amuïssement de ce dernier, par ex. PORTATA > fr. portede > fr. porteđ e > portée, AMATU > esp. amado > amađ o, etc. :
124 voytvoy > d ║ voydvoy >đ (>0)
125De même, c’est, en français, le rapport entre la nasalisation des /i/ et /y/ devant consonne nasale en /ĩ/ et /ў/ et l’ouverture de ces /ĩ/ et /ў/ en /ȇ/ et /ǿ/, puis /ἓ/ et // :
126 inas, ynas > ĩ, ў ║ ĩ, ў > ȇ, ǿ ║ ȇ, ǿ > ἓ,
127Dans les deux cas, tout simplement, c’est le résultat du premier changement qui a continué à évoluer.
128Dans d’autres cas, le second changement n’est pas une continuation du premier, mais il s’agit de l’évolution d’un autre phonème, conditionnée par le résultat du premier changement, ainsi dans CAELUM → ciel, il y a eu d’abord la monophtongaison de AE en /ε/, et puis seulement la palatalisation de K :
129 ae > ε ║ kε → pal.
130C’est aussi le rapport entre la palatalisation du /k/ devant /a/ et le changement de /a/ accentué en /ie/ dans CARU → chier, CAPRA → chievre, etc. :
131 ka → palatalisation ║ pal a [ → ie (Straka 1993 : 50-51).
1322. Un second rapport est de l’ordre « si p, alors non-q » : un changement qui s’est produit a empêché un autre de se réaliser.
133C’est ainsi que, dans COMITE → comte, SEMITA → sente, DEBITA → dette, AMITA → ante, il n’y a pas eu de sonorisation du /t/ intervocalique, parce que /i/ posttonique s’était syncopé avant l’époque de la sonorisation et a ainsi empêché celle-ci de se produire dans les mots en question :
134L’examen de ces mêmes mots nous permet de constater en même temps que la syncope y est antérieure à l’époque des diphtongaisons des voyelles en syllabe libre qui, de ce fait, n’ont pas eu lieu dans ces mots :
1353. Le troisième type de rapport est de l’ordre « si non-p, alors non-q » : un changement n’a pas eu lieu parce qu’un autre ne s’était pas encore produit.
136Ainsi dans RUPTA → rote, route, APTU → ate (FEW 25, 62a) ou dans DEBITA → *devta → dette, GABATA → *javte → jatte, il n’y a pas eu de sonorisation du /t/, ni de diphtongaison des /o/, /e/, /a/, parce que la simplification des groupes consonantiques primaires et secondaires /pt/ > /t/ et /vt/ (ou /ft/) > /t/ a été postérieure à l’époque de la sonorisation et à celle des diphtongaisons des voyelles en syllabe libre :
137et
138e → ei ║
139o → ou ║ pt > t
140a → ae ║ vt > ft > t
141Le même raisonnement est valable pour le rapport entre la sonorisation des consonnes intervocaliques et les diphtongaisons des /e/, /o/ et /a/ d’un côté et la simplification des consonnes géminées de l’autre :
142Ainsi FISSA → fesse, GUTTA → gote, goute, CAPPA → chape, etc., sans diphtongaison et avec la consonne intervocalique sourde. Là, il est vrai, d’aucuns font valoir que les deux changements auraient pu se produire parallèlement, simultanément :
143t > d
144tt > t
145mais alors, on se serait attendu à ce que l’un des deux l’emporte dans tel mot et l’autre dans tel autre, ce qui se passe généralement, quand deux changements sont contemporains, or ce n’est pas le cas ici » (Straka 1993 : 52).
- 35 Ou plus explicitement : « si p, alors q et que non-p au seuil temporel T°, alors q ».
1464. Enfin, le dernier type de rapport correspond à la formule « si non-p, alors q »35 : un changement a pu se réaliser parce qu’il s’est produit avant un autre qui en aurait empêché la réalisation.
147Ainsi, dans FEMITA → fiente ou FREMITU → friente, il y a eu diphtongaison de /E/ parce que l’/i/ posttonique n’était pas encore syncopé :
36148ou, dans DEBET → *deivet → *deift → deit « il doit », il y a eu celle de /e/ fermé en /ei/ parce que l’/e/ final entre /v/ et /t/ se prononçait encore à l’époque de cette diphtongaison :
149ou encore, dans CAUSA → chose, CAULEM → chol « chou », /k/ devant /a/ a dû commencer à se palataliser dès avant la monophontongaison de /au/ en /ᴐ/, cette dernière voyelle ne pouvant avoir d’influence palatalisante sur la vélaire précédente (cf. corps) :
150 ka → palatalisation ║ au > ᴐ (Straka 1993 : 53).
151Comme on le sait, ces quatre types de rapports ont reçu des termes métaphoriques dans la théorisation générative ; Paul Kiparsky (1968 ; 1982) parle respectivement de :
1521. feeding, « alimentation » ;
1532. bleeding, « écoulement de sang (ou de sève) » ;
1543. counterfeeding, « contre-alimentation »;
1554. counterbleeding, « contre-saignée ».
- 37 Straka s’appuie à ce propos sur les observations de Gauchat concernant le temps que nécessite l’act (...)
156Comme l’a fait remarquer Straka (en répondant à une interprétation erronée de Pensado Ruíz [1983, 1984] de la théorie de la chronologie relative), la chronologie relative ne peut être transformée en une chaîne chronologique absolue et les rapports de succession doivent être couplés avec des générations de locuteurs37. Corrigeant ainsi ses propres travaux des années 1950 et 1960, Straka en est arrivé à une harmonisation d’une technique diachronique et comparatiste d’une part et d’enseignements qu’on peut tirer de la dialectologie et de la sociolinguistique d’autre part :
De même, on observe que les changements ne se produisent pas toujours à un même moment chez tous les locuteurs, ni sur le plan diatopique (il y a des différences géographiques), ni sur le plan diastratique (les changements commencent généralement dans la langue populaire avant d’être adoptés par tout le monde), ni même chez tous les locuteurs d’un même niveau et à un même endroit. Enfin, les changements n’atteignent pas nécessairement tous les mots concernés à un même moment ; ainsi, il a pu y avoir des différences chronologiques entre la diphtongaison dans FREMITU et dans PEDEM, dans MOVITA et dans MOLA, sans que ces différences puissent évidemment être démontrées (Straka 1993 : 59-60).
- 38 Voir à ce propos l’évaluation judicieuse de Chambon (1997 : 116) : « La phonologie classique, ce (...)
157Avec l’œuvre de Georges Straka on est confronté à une orientation spécifique à partir de la linguistique pragoise (qui ne se limitait pas à la seule phonologie). Alors que Gougenheim s’intéressait au système, Straka s’est toujours intéressé à l’histoire de processus phonético-phonologiques et à leur restructuration par les sujets parlants (cf. ses études sur le langage des femmes et sur la prononciation parisienne). Historien des processus phonétiques et historien de la prononciation française (Straka 1981, 1985), Straka a voulu faire de la phonologie diachronique une véritable phonétique évolutive38. Son « opposition » à la phonologie (abstraite) découlait en premier lieu d’une volonté de l’enrichir empiriquement, par des données expérimentales et par les acquis de la phonétique historique.