1Je m’attarderai, pour commencer, sur les tout premiers travaux de linguistique d’Haudricourt, en particulier sur deux articles qu’il rédige avant la guerre, alors qu’il a entre vingt-cinq et vingt-sept ans. Le premier de ces deux articles est intitulé « Quelques principes de phonologie historique », il est d’abord paru dans les Travaux du Cercle Linguistique de Prague en 1939. Quant au deuxième, « Méthode pour obtenir des lois concrètes en linguistique générale », il est paru l’année suivante, en 1940, dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris. Il s’agit d’articles de jeunesse, mais Haudricourt tenait à ce qu’ils figurent en ouverture du livre Problèmes de phonologie diachronique (Haudricourt 1972), ouvrage dans lequel il a regroupé ses principaux articles de phonologie pour l’obtention de sa thèse.
2On peut se demander pourquoi Haudricourt tenait à ces deux petits textes, pas spécialement originaux à première vue, qui semblent s’inscrire avec application dans le courant phonologique de son époque. Dans ces deux articles, il manie les notions de système phonologique, de faisceau de corrélations et de case vide. Il s’intéresse aux lois de l’évolution, parle des effets de différentes tendances : l’inertie, l’intégration des systèmes, le maintien des distinctions, etc.
3En fait, il faut se rappeler que si la phonologie pragoise développe, durant les années trente, ses principaux concepts et sa doctrine, elle tarde à en tirer les conséquences sur le plan de l’histoire et de l’évolution phonique des langues ; à cette époque les principales contributions, en phonologie historique, restent celles de Jakobson. En France, seul Martinet commence à défricher ce domaine et une chaire s’ouvre pour lui, à l’Ecole pratique des hautes études, en 1937. Il se trouve que c’est l’année où Haudricourt fait sa rencontre et suit son enseignement. Les deux articles d’Haudricourt témoigneraient donc de ses débuts en linguistique, dans le sillage et aux côtés de Martinet.
4Les choses ne sont pas si simples, et on le comprend à la lecture du livre Les pieds sur terre, paru en 1987, où Haudricourt, en collaboration avec Pascal Dibie, retrace les principales étapes de sa vie et de sa pensée. Je voudrais montrer qu’à cette époque, juste avant la guerre, Haudricourt n’est pas, loin s’en faut, un simple épigone de Martinet. Les deux articles cités reflètent un itinéraire beaucoup plus personnel ; il y affirme d’emblée son originalité, des préoccupations qui lui sont propres et, déjà, balise le chemin vers les études de panchronie.
5On peut d’abord noter qu’au détour de son deuxième article, « Méthode pour obtenir des lois concrètes en linguistique générale », Haudricourt déclare :
Je n’ai pas la prétention dans ce qui suit de réaliser ce programme qui ne peut être rempli que par un linguiste professionnel.
6A cette époque, Haudricourt se présente donc comme un amateur qui se mêle de linguistique et il est bien vrai que si l’on consulte l’année 1940 de sa bibliographie, cet article, paru dans le BSLP, figure parmi une dizaine d’autres titres (des traductions, pour la plupart) parmi lesquels : « Les bases de la sélection de la pomme de terre », « Existe-t-il des hormones de tubérisation ? », « L’origine du maïs », « Contribution à l’étude du moteur humain », etc.
7En effet, Haudricourt est agronome de formation ; il est sorti de l’Institut Agronomique à vingt ans, en 1931, puis il s’est tout de suite spécialisé en génétique des plantes. Outre qu’il connaît fort bien la botanique, il s’intéresse aussi à ce que Marcel Mauss englobe sous le nom de technologie : aussi bien les techniques du corps, les façons de porter, de se vêtir, que les outils et leur histoire. Dès 1936, il fait paraître dans la revue Les Annales un article remarqué sur l’origine de l’attelage. Sa curiosité l’entraîne dans de multiples directions et sa correspondance – celle notamment qu’il adresse à Marcel Mauss – contient aussi bien de vastes fresques sur l’histoire des sciences et des civilisations que des considérations très pointues de philologie romane.
8En effet, les langues, les alphabets et les systèmes d’écriture l’intéressent depuis toujours. Avant de passer son bac, il a déjà lu Meillet pour comprendre les particularités de la langue russe. Son premier article, consacré à l’histoire de l’attelage, s’appuie sur une documentation qui lui permet, à partir de l’histoire phonétique des mots, de repérer les emprunts de vocabulaire, de dater les contacts, d’élucider l’histoire de cette technique sur laquelle textes et illustrations font pourtant défaut.
9En 1934 et 1935, il est à Léningrad, dans le laboratoire de Vavilov, pour étudier les méthodes de la génétique appliquée à la culture des plantes. Pour les besoins de sa mission, il visite aussi les régions asiatiques de l’urss ; il en profite alors pour étudier les langues, n’omet jamais de noter phonétiquement le nom des plantes qu’il recueille, même au Caucase et quand bien même ses interlocuteurs parlent un dialecte tcherkesse. Sur le géorgien il écrit ces lignes qui montre qu’à 24 ans il ne s’en laisse pas conter en linguistique :
En me reposant ici, je me renseigne sur la langue géorgienne ; elle est très intéressante, surtout pour comprendre comment on peut se tromper à son sujet. Il y a une foule de coïncidences qui peuvent donner le vertige à quelqu’un qui ne connaît pas très bien les bases de la linguistique moderne et le calcul des probabilités. Par exemple l’accusatif en -m, le pluriel en -eb (cas obliques pluriels latin -ibus) les prépositions se suffixent… D’après la morphologie on a la première impression de se trouver devant un proche parent de l’ancêtre de l’indo-européen. Au contraire après réflexion on voit que c’est une langue située pendant des millénaires sur le même substrat phonique, de sorte que l’analogie l’emportant de beaucoup sur les changements phonétiques a dû effacer beaucoup de traces du passé. (Haudricourt et Dibie 1987, 43.)
10Durant toute la décennie des années trente, Haudricourt passe donc en permanence des sciences exactes aux sciences humaines, que ce soit pendant ses études supérieures, ses voyages, dans les lettres qu’il écrit ou, comme je l’ai déjà dit, dans les articles qu’il publie. Dès sa sortie de l’Agro, alors qu’il est encore en spécialisation de phytopathologie et de génétique, il suit des cours d’anthropologie physique, puis de géographie et d’ethnologie à la Sorbonne. Lors de ces rencontres avec ces maîtres s’établissent des relations fortes, d’admiration mais parfois aussi de rejet, qui ne font qu’accroître encore son effervescence intellectuelle. En génétique, en histoire, en ethnologie il a ses idoles…, mais il a aussi ses têtes de Turc. Et c’est exactement ce qui se passe lorsqu’il fait de la linguistique.
11Côté idoles, on trouve bien entendu Antoine Meillet, mais Haudricourt se déclare trop intimidé pour fréquenter le Collège de France où Meillet donne son enseignement. Par contre, entre 1932 et 1934, il suit assidûment les cours de phonétique de Pierre Fouché, lui-même disciple de Grammont. Or c’est justement en 1933 que Maurice Grammont publie son imposant Traité de phonétique. Pour Grammont, qui a une conception un peu impérialiste de sa discipline, la description des sons n’est qu’une sorte de préambule à l’étude de l’évolution phonétique des langues et la partie la plus importante de son Traité s’intitule « La phonétique évolutive ou phonétique proprement dite ». Or Haudricourt est autant captivé par la phonétique articulatoire que par l’histoire des langues et il tient à obtenir le Certificat de phonétique ; malheureusement les choses ne tardent pas à se gâter entre lui et ses maîtres en phonétique.
12Grammont s’est en effet rendu célèbre par l’étude et le classement des changements dits « conditionnés », déterminés par un segment voisin de la chaîne parlée. Le Traité de phonétique contient donc de longs développements sur l’assimilation, la différenciation, la dilation, etc. Tous les autres changements, ceux que les néo-grammairiens considèrent comme inconditionnés, Grammont les appelle des changements « indépendants », qui surviennent sans que les phonèmes du voisinage « y soient pour rien », pour reprendre son expression.
13Bien que son enseignement soit parfois entrecoupé de professions de foi d’inspiration structuraliste, Grammont s’en tient comme les néo-grammairiens à l’évocation de vagues « tendances évolutives contractées par les langues au cours de leur histoire. » Les changements sont des phénomènes « purement physiologiques » et la phonétique se doit de les expliquer en décrivant minutieusement les mouvements des organes phonateurs qui les accompagnent, ce qui évidemment ne constitue qu’une sorte de paraphrase où interviennent des « causes fermantes », des « causes ouvrantes », « différenciantes », etc.
14Pour expliquer les mutations du germanique, Grammont soutient que
les Germains, par suite d’influences diverses […] et après le consolidement héréditaire de nombreuses générations, se trouvèrent avoir leurs organes émetteurs de sons tenus dans telle attitude qu’il leur fut impossible de faire commencer les vibrations glottales avant l’explosion d’une douce ou immédiatement après l’explosion d’une forte, d’où le passage de [d] à [t] et de [t] à [th] (1933, 167).
15Cet enseignement est dispensé avec autorité et le style dans lequel est rédigé le Traité n’invite guère à la contradiction :
Qu’il suffise de dire que la phonétique ne paraît plus guère aujourd’hui avoir de mystères ; il reste beaucoup de choses à faire, beaucoup de choses à trouver, mais ce sont des détails.
16C’est contre cet enseignement, qu’il juge mandarinal et quelque peu obscurantiste, qu’Haudricourt finit, deux ans plus tard, par rédiger une note à l’intention de Marcel Cohen. Et c’est cette note qui deviendra l’article de 1939, le premier texte d’Haudricourt en linguistique.
17On est en 1936, après le voyage en urss. Gravement malade, Haudricourt séjourne dans un sanatorium d’où il ne sortira qu’un an et demi plus tard. Il rédige ses idées et théories sur les sujets qui l’intéressent, puis il envoie ses différents pensums à ses différents maîtres. Voici ce qu’il dit de cette note consacrée à la phonétique, dans une lettre datée de février 1937 :
En ce qui concerne la phonétique, j’y suis dans une position pire qu’en biologie. La note que j’ai confiée à Marcel Cohen tend à démontrer que les « phonéticiens français » (M. Grammont, P. Fouché, etc.) sont une bande de perroquets qui parlent pour ne rien dire ; or vous savez que je suis résolu à ne pas attaquer les gens en place tant que je n’aurai pas de situation stable. Enfin, circonstance aggravante, j’ai été recalé deux fois à l’écrit du Certificat de phonétique, je n’ai donc aucune espèce d’autorité en la matière et suis dépourvu de tout diplôme. M. Cohen peut l’utiliser comme bon lui semble, et même la publier pourvu que je n’y sois pas nommé.
18Après cette lettre qui est reproduite dans Les pieds sur terre, Haudricourt ajoute :
Marcel Cohen jugea mon article recevable et le fit paraître sous le titre “Quelques principes de phonologie historique” dans les Travaux du Cercle Linguistique de Prague, juste avant que les Allemands n’envahissent la Tchécoslovaquie, si bien que je n’ai su qu’il avait été publié qu’après la guerre. (Haudricourt et Dibie 1987, 72.)
19Ainsi, ce qu’on peut prendre maintenant pour un article assez sagement structuraliste se veut plutôt à l’origine un texte vengeur ; il émane d’un étudiant plusieurs fois recalé à l’examen, qui ignore encore tout de Martinet et de la phonologie pragoise. Son correspondant Marcel Cohen lui révèle bien sûr qu’il fait de la phonologie sans le savoir ; il lui procure quelques revues et s’arrange sans doute pour que le texte ait un aspect linguistiquement correct, par sa terminologie et par ses références. C’est ainsi que ce texte, écrit en 1936, paraît en 1939 avec des références à Martinet et à Maurice Grammont, lequel peut s’étonner qu’un étudiant lui fasse la leçon dans un domaine qu’il considère comme sa spécialité. La leçon est assortie de règles un peu scolaires du genre : « Règle 1 – Un phonème isolé d’une langue, s’il n’est pas trop fréquent, viendra occuper la case vide la plus proche », etc.
20Cependant, on vient de le voir, Haudricourt ne sait pas que sa note est publiée, alors… il récidive ! On peut dire même qu’il aggrave son cas puisque, dans ce deuxième article qui paraît en 1940, il est question, dès l’introduction, d’établir des lois en linguistique, « valables pour toutes les langues et pour toutes les époques ». Le linguiste doit en effet rechercher « des lois concrètes », s’appliquant à des faits précis d’évolution, dans le cadre de ce structuralisme dont Haudricourt se réclame une seconde fois. Exemple de ce que pourrait être une « loi concrète » :
Dans toute langue et à toute époque, st- initial de mot devient voyelle + st- lorsque les conditions suivantes sont réalisées.
21Suit l’énumération des conditions prosodiques, syllabiques, de fréquence et de distribution qui sont nécessaires pour que ce fait particulier se réalise. Pour les besoins de sa démonstration, Haudricourt prend des exemples dans les différents groupes de la famille indo-européenne, mais aussi en turc et en hongrois. Puis il ajoute :
Cette tentative montre comment on peut essayer empiriquement d’établir les conditions d’un phénomène en cherchant ce qu’il y a de commun dans chaque état de langue où le phénomène se produit.
22Son article se conclut enfin par ces quelques lignes :
C’est seulement par la recherche et la vérification des lois générales que l’on pourra distinguer les changements qui ont leurs causes dans la structure même de la langue et ceux qui ont des causes extérieures au système de la langue.
23Donc, en récapitulant, durant toutes ces années trente, Haudricourt est d’abord un généticien spécialiste des plantes cultivées qui fait des incursions brillantes dans différents domaines des sciences humaines. En linguistique, ses critiques contre l’enseignement de Grammont l’amènent à élaborer, seul dans son coin, ce qu’il appelle des « principes rationnels » permettant de comprendre le fonctionnement et l’évolution des langues, principes tout à fait proches de ceux que proposent au même moment les tenants de la phonologie pragoise. En 1937, il fait la connaissance de Martinet mais, comme nous venons de le voir, son article de 1940 engage immédiatement la recherche vers les universaux de la diachronie.
24On ne s’étonnera pas que sa culture et sa pratique des sciences exactes l’amènent à critiquer ce que les linguistes de son époque appellent des « lois ». On sait que ces « lois » présentées comme « absolues » ou « ne supportant aucune infraction », comme dit M. Grammont, ne désignent que des régularités de changement en un lieu et une époque déterminés. Ne peut-on pas, demande Haudricourt, faire de la linguistique une « science normale », comportant de véritables lois et capable même de faire des prédictions sur le changement ? C’est certainement son ambition en cette époque où le fascinent les avancées de la génétique, les idées de Vavilov dont il a été en Russie un proche collaborateur, qu’il traduit et dont il diffuse les théories.
25Or Vavilov est précisément le savant qui, en génétique, théorise les changements indépendants et parallèles, explique pourquoi, en des lieux très éloignés les uns des autres, surgissent les mêmes variétés d’une espèce particulière, appliquant avec succès le précepte : « établir les conditions d’un phénomène en cherchant ce qu’il y a de commun dans chaque état où se produit ce phénomène ». Mieux encore : Vavilov démontre l’homologie des variations entre espèces voisines ou entre genres voisins, ce qui lui permet de prédire l’existence de variétés de céréales non encore recensées et même le type d’écosystèmes où on a toutes chances de les trouver. Et on les découvre effectivement !
26Bref, entre les résultats de la génétique et ceux de la linguistique, l’écart reste considérable et Haudricourt dissimule mal son impatience devant le manque d’audace et de rigueur dont les linguistes font preuve. D’autant qu’avec la théorie phonologique naissante, la linguistique dispose d’outils nouveaux pour repenser d’anciens problèmes. Après tout, les développements indépendants – parallèles à l’intérieur d’une même famille, ou homologues entre familles diverses – existent aussi en linguistique et ne demandent qu’à être théorisés.
27Ces deux articles de jeunesse constituent donc un véritable « programme » comme le dit explicitement Haudricourt, puisqu’ils posent tout à la fois :
28– Des objectifs : il s’agit de chercher à établir des lois panchroniques ;
29– Des principes d’évolution, tels que la tendance à l’harmonie des systèmes, la conservation des oppositions utiles, etc. ;
30– Enfin quelques règles de méthode, dont la suivante :
31Il faut se fonder, pour établir ces lois, sur les dialectes actuels dont on connaît la phonétique, la phonologie et la morphologie, et confronter les résultats avec ce que l’on sait de l’histoire des langues mortes. (Haudricourt 1972, 51)
32Bref, il s’agit de vérifier que les changements récents, observables dans les dialectes actuels, permettent de comprendre des changements bien plus anciens.
33Comme je l’ai dit en commençant, Haudricourt semble destiner ce programme aux linguistes professionnels et ne pense certainement pas le remplir puisque c’est précisément vers cette époque, en 1939, qu’il est recruté au CNRS, mais comme botaniste, affecté au Laboratoire d’agronomie coloniale du Muséum.
34Et pourtant maintenant, à considérer sa carrière rétrospectivement, elle semble s’ordonner en vue de la réalisation de ce programme de recherche. En effet, on peut dire, en gros, que les années quarante vont être pour lui la période des langues romanes, avec déjà des incursions vers l’Indochine ; les années cinquante sont la décennie des langues d’Extrême-Orient ; les années soixante la décennie des langues océaniennes. C’est enfin au cours des années soixante-dix qu’il fait paraître, en collaboration avec Claude Hagège, La phonologie panchronique, sous-titrée Comment les sons changent dans les langues.
35Bien sûr, cette vue panoramique de sa carrière est schématique, ce découpage chronologique de ses activités est arbitraire puisque Haudricourt n’abandonne jamais vraiment un sujet qui l’intéresse, puisqu’il confronte les différentes familles qu’il étudie, pratique bien sûr l’approche pluridisciplinaire, publie aussi, pendant toute cette période, plusieurs ouvrages spécialisés en botanique, en technologie, etc.
36Je vais passer rapidement sur les circonstances qui l’amènent d’abord à réorienter sa carrière, à passer de la génétique appliquée à la linguistique, puis, dans un second temps, à quitter la linguistique romane pour enfin trouver sa voie dans l’étude des langues d’Extrême-Orient et de l’Austronésie.
37Alors qu’au Muséum, il voudrait faire des expériences, cultiver les plantes et les croiser, il doit se contenter de travailler sur des herbiers, dans un environnement scientifique et matériel médiocre. Lorsque, juste après la Guerre, on veut lui affecter un parrain de recherche ignare en génétique, la coupe est pleine. Il change de commission et trouve refuge chez les linguistes. Malheureusement, on signifie à ce transfuge dépourvu de diplôme qu’il doit confirmer sa vocation et ses talents dans cette spécialité.
38Il entreprend donc, sous la direction de Martinet, un diplôme de l’École pratique des hautes études. Par goût de convaincre les contradicteurs, ou par provocation, imprudemment en tout cas, il choisit de faire son diplôme sur les parlers gallo-romans. Entre 1945 et 1947, il analyse, classe les patois français et présente une explication structurale de leur histoire. La partie historique de ce travail constitue l’ouvrage de référence connu maintenant sous le titre Essai pour une histoire structurale du phonétisme français, publié en collaboration avec Alphonse Juilland. L’ensemble de ce travail, synchronique et diachronique, qui devrait lui valoir le diplôme de l’EPHE, c’est-à-dire l’équivalent de la licence, est tout simplement refusé par son jury, Albert Dauzat et Mario Roques. Le jury salue l’ingéniosité du travail, mais lui dénie toute solidité et ne voit pas « l’utilité scientifique de la voie qui est ouverte ».
39Comme si cela ne suffisait pas, la commission du cnrs n’accepte de le voir continuer ses recherches qu’en dehors du domaine européen. C’est ainsi que dès 1948, on le retrouve à Hanoï, détaché à l’école française d’Extrême-Orient, à distance des spécialistes qui s’opposent à ses orientations, à pied d’œuvre pour entreprendre ce qui l’intéresse. Il s’engage dans le travail de reconstruction de différentes familles de langues : karen, thaï, chinois, miao-yao. Comme dans les sciences de la nature, il fait des hypothèses et peut parfois les vérifier : certains proto-phonèmes qu’il reconstruit par déduction, en thaï ou en karen, sont découverts ensuite, conservés dans des dialectes archaïques.
40Mais surtout, la diversité des familles de langues présentes dans le sud-est asiatique va lui permettre de se consacrer aux universaux de la diachronie.
41En effet, les évolutions de systèmes ou de portions de systèmes phonologiques, attestées dans un grand nombre de ces langues et de ces familles, doivent selon lui être systématisées, classées, de manière que se dégagent sinon des lois, du moins des régularités, exprimant, par exemple pour une corrélation donnée, le cours normal et attendu de l’évolution. Étant bien entendu que pour des raisons diverses, où interfèrent des faits d’ordre social et historique, ce cours normal et attendu n’est pas un cours inéluctable.
42Dans cette quête d’universaux, ou de quasi-universaux, sont étudiées de façon privilégiée ce que Jakobson appelle les transphonologisations. En effet, principe fondamental qui guide l’évolution des langues, les distinctions phoniques importantes par leur rôle dans le lexique et la grammaire tendent à se maintenir. Lors de l’évolution interviennent donc des réaménagements qui préservent l’opposition de rendement élevé
par déplacement d’un des deux termes, ou de l’opposition entière, un trait pertinent continuant, de toute manière, à distinguer ces termes. (Hagège-Haudricourt 1978, 75)
43Ainsi, dans la corrélation qui oppose des consonnes douces sonores à des occlusives sourdes, l’étude des langues d’Extrême-Orient permet de dégager :
44– Un type d’évolution dit « germanique », bien connu en Occident, mais limité ici à quelques langues mon-khmer : les sourdes se renforcent, deviennent des aspirées, cependant que les sonores douces perdent leur sonorité ;
45– Un autre type d’évolution voit au contraire les sonores se confondre avec les sourdes, mais l’assourdissement des consonnes sonores est compensé par une nouvelle série de voyelles ou, s’il s’agit de langues tonales, par le dédoublement des tons, de sorte que les distinctions restent partout maintenues.
46Autre corrélation : celle qui oppose des fortes glottalisées sonores aux sonores simples. Là encore, l’examen de leur évolution montre qu’elles ne se confondent pas et, comme l’écrit Haudricourt,
la présence d’occlusives sonores à attaque dure, c’est-à-dire fortes au point de vue laryngal, contribue à faire relâcher l’articulation laryngale des sonores ordinaires, c’est-à-dire à les assourdir. (Haudricourt 1972, 129-130.)
47L’opposition sonore glottalisée / sonore simple est donc régulièrement transphonologisée en une opposition sonore simple / consonne sourde.
48Ces régularités tirent leur valeur d’universal, ou de quasi-universal, du fait qu’on les observe dans un grand nombre de langues relevant de familles diverses et Haudricourt expose ces faits, ainsi que bien d’autres, dans une série d’articles mémorables parmi lesquels « Les consonnes préglottalisées en Indochine » paru en 1951, « De l’origine des tons en vietnamien » paru en 1954, « Bipartition et tripartition des systèmes de tons dans quelques langues d’Extrême-Orient » paru en 1961, etc. Ces types d’évolution permettent parfois de suivre sur une longue période, pour une corrélation donnée, à la fois d’où elle tire son origine et ce à quoi, par transphonologisation, elle donne naissance.
49Toujours par référence aux sciences exactes, Haudricourt écrit :
De même qu’en physique le principe de la conservation de l’énergie suppose qu’une énergie observée actuellement provient d’une énergie antérieure, de même qu’en biologie tout être vivant provient d’un être vivant antérieur, de même en linguistique, toute différence phonique significative doit remonter à une différence phonique précédente. (Haudricourt 1972, 17-18.)
50C’est dire que les tons des langues d’Extrême-Orient ne sont pas des créations artificielles ou ne sortent pas de la nuit des temps, comme Maspero le pensait, « ils sont le produit du changement de certaines consonnes ».
51Le linguiste est donc en position d’apprendre de manière tout empirique, auprès des langues, selon quelles lois elles se transforment. Il lui incombe de vérifier ces lois, de les tester, bref d’importer dans une famille de langues quelconque des principes d’explication trouvés ailleurs, pour voir si là aussi ils sont opératoires.
52C’est précisément ce qu’Haudricourt fait dès ses premiers travaux en Indochine, en revenant, on pourrait dire clandestinement, sur le domaine indo-européen d’où on s’efforce de l’éloigner. Il est d’accord, bien sûr, quand Jakobson déclare : « […] les théories qui opèrent avec les trois phonèmes /t/ - /d/ - /dh/ en proto-indo-européen doivent reconsidérer le problème de leur essence phonologique » ; en effet, un tel système paraît suspect d’un strict point de vue typologique. Mais Haudricourt essaie d’aller plus loin et, dans les Mélanges linguistiques offerts à Émile Benveniste, il nous explique :
En 1948, à Hanoï, lorsque je pris connaissance de la différence entre occlusives sonores et occlusives préglottalisées […] et de l’importance de cette distinction dans les mutations consonantiques, je voulus l’appliquer pour résoudre le paradoxe phonologique des restitutions indo-européennes, mais au lieu de considérer seulement la typologie statique […] comme le fait Jakobson […], je considérais la typologie dynamique : les possibilités d’évolution. En définitive, j’arrivai à considérer l’arménien classique, dans sa prononciation orientale : /th/ - /t’/ - /d/ comme représentant le stade proto-indo-européen ; Jules Bloch, à qui je communiquai ce résultat, l’envoya à J. Kurylowicz qui le réfuta en concluant : « Il nous semble que dans un domaine aussi minutieusement labouré comme l’indo-européen, seul un groupement inattendu de faits particuliers pourrait pousser les linguistes à revenir sur les opinions courantes. » Or je pense, au contraire, comme Jakobson, que ce sont les faits généraux (les universaux) qui doivent commander l’interprétation des faits particuliers.
53Et il ajoute :
Quels sont les faits d’évolution phonique (les universaux diachroniques) que nous enseignent les langues d’Extrême-Orient ? (Haudricourt 1975.)
54Et dans cet article consacré aux langues indo-européennes, on trouve d’abord un exposé, assez compact, sur les langues d’Extrême-Orient. Puis il en tire quelques universaux qui cadrent avec les faits indo-européens, si l’on veut bien admettre toutefois que la série (2) indo-européenne était glottalisée et que la série (3) était une sonore simple (et non une sonore aspirée). Et d’ajouter comme argument supplémentaire, en référence à la typologie statique :
Beaucoup de phonéticiens et de linguistes ne se sont pas rendu compte que la majorité des langues à trois séries d’occlusives actuellement attestées comportent une série glottalisée, en Ethiopie, au Caucase ou dans les langues indiennes de l’ouest de l’Amérique du Nord.
55Pour passer vite sur le domaine austronésien, je dirai qu’il délaisse, dans cette immense famille de langues, les problèmes de reconstruction de vocabulaire, de classification des langues en groupes et en sous-groupes qui mobilisent toute l’énergie des spécialistes. Ce qui l’intéresse, ce sont les « Variations parallèles en mélanésien », titre d’un de ses articles consacré à l’évolution des ordres consonantiques. C’est le devenir, vérifié maintes fois, d’un système proto-océanien à trois séries, construit sur une opposition graduelle de la nasalité, où l’opposition semi-nasale / orale perdure en tant qu’opposition consonne orale / spirante. À la lumière des faits néo-calédoniens, mais aussi amérindiens et asiatiques, apparaissent les conditions panchroniques du passage des consonnes nasales vers les consonnes orales. L’évolution des postnasalisées néo-calédoniennes permet de comprendre certaines correspondances bien énigmatiques attestées dans les langues thaï, etc.
56Je ne voudrais pas, un seul instant, laisser l’impression qu’Haudricourt fait de ces régularités panchroniques l’objet exclusif de ses recherches. La façon dont le changement est orienté, infléchi, par le contact et par le bilinguisme, l’amène à exposer aussi de nombreux cas déviants, si l’on peut dire, dont la complexité prend sens par référence aux conditions sociales et historiques. En voici deux exemples qu’il aimait bien citer, et que je rappelle schématiquement :
57– On constate que les préglottalisées du vietnamien se changent en consonnes nasales, c’est-à-dire qu’elles disparaissent en tant que telles ; mais cette évolution se produit quand les lettrés parlant le viet se trouvent sous l’influence, ou la domination, de l’occupant chinois qui ignore (on pourrait dire qui méprise) les préglottalisées.
58 Corrélativement, les consonnes sourdes viennent redonner ces préglottalisées qui existaient toujours dans les dialectes montagnards, mais il s’agit ici d’une deuxième phase qui a valeur d’affirmation identitaire et n’aboutit qu’après l’indépendance, aux alentours du xiie siècle… (Haudricourt 1978, 153-154)
59– Autre exemple : l’évolution des géminées dans le domaine francien combine tout à la fois le modèle celtique (la lénition des consonnes simples) et celui du germanique (l’isochronie), puisqu’en effet le superstrat de ces dialectes est germanique, avec des voyelles longues et brèves. Dans le dialecte toscan, en revanche, la transphonologisation ne va pas jusqu’à son terme ; les géminées tardent à se simplifier sous l’influence de parlers voisins méridionaux qui ont aussi des géminées (Haudricourt 1970b).
60Enfin, bien sûr, dans bien des cas, les oppositions utiles ne se maintiennent pas et là encore, il faut examiner les faits à la lumière de la sociologie et de l’histoire. Dans La phonologie panchronique, Hagège et Haudricourt renvoient par exemple aux confusions de sourdes et de sonores en castillan, telles qu’elles sont exposées de façon convaincante par Martinet, qui les met en relation avec le substrat basque.
61Si la panchronie a donc un intérêt, c’est bien parce que, comme l’écrit en 1940 le jeune chercheur en génétique des plantes, elle doit permettre de
distinguer les changements qui ont leurs causes dans la structure même de la langue et ceux qui ont des causes extérieures au système de la langue.
62Juste un mot pour terminer. Au début des années soixante-dix, Haudricourt se voit reprocher de ne pas avoir de thèse ; alors il regroupe quelques articles et, en guise de résumé de son œuvre, il se contente d’écrire :
Le principe directeur de mes recherches a été de substituer au classement formel de Grammont un classement plus fonctionnel, entre les changements qui conservent les distinctions utiles et les changements qui les suppriment. (Haudricourt 1972, 17.)
63Il n’en écrit guère plus, mais cette fois sa thèse n’est pas refusée par le jury… Ceci pour rappeler qu’Haudricourt s’exprime souvent de manière très elliptique, qu’il n’est pas facile à lire, mais que son œuvre vaut la peine d’être revisitée.