1. Présentation
Texte intégral
- 1 Seul manque ici l'écho direct des communications de Daniel Hirst et de Pierre Encrevé. Mario Rossi (...)
1En 1998 et 1999, André Joly, Annie Boone et Dairine O’Kelly organisèrent à la Sorbonne une série de colloques ayant pour thème commun l’histoire de la linguistique en France au xxe siècle. Ils me demandèrent d’assurer la coordination de la séance du 17 janvier 1999 consacré à l’histoire de la phonétique et de la phonologie. Pour illustrer la complexité et la richesse du champ français où chacun des grands paradigmes phonologiques du xxe siècle est parvenu à faire souche, j’avais d’emblée conçu cette journée comme un moment de confrontation et de débats entre des chercheurs issus de traditions et de problématiques parfois fort différentes. Le programme entrecroisait ainsi des présentations historiques d’écoles ou de modèles phonologiques, avec des exposés synthétiques portant sur des questions théoriques ou descriptives transversales et des présentations biographiques d’un certain nombre de grandes figures de la phonétique ou de la phonologie de ce siècle. Ce numéro de Modèles linguistiques est directement issu des travaux de cette journée1
2En France, l’histoire et épistémologie de la linguistique est, on le sait, une discipline extrêmement vivante et en pleine expansion. Mais jusqu’à une date relativement récente son horizon historique le plus récent se limitait à la période moderne, et pour des raisons très faciles à saisir, la période proprement contemporaine restait encore relativement extérieure à son champ d’investigation. Si l’avant-guerre avait bien fait l’objet de quelques travaux, cette situation préjudiciable était plus particulièrement vraie de l’après-guerre, c’est à dire des périodes d’expansion et d’enracinement des structuralismes puis du transformationalisme et du générativisme.
- 2 Dans le domaine de la linguistique anglo-saxonne, la situation est assez différente, et presque inv (...)
3Plus que d’autres peut-être, le champ linguistique français des années cinquante aux années quatre-vingt apparaît en effet comme profondément divisé contre lui-même. La plupart des courants linguistiques internationaux trouvent en France un enracinement profond et productif, mais la division entre écoles, la lutte des tendances et les affrontements théoriques y prennent un tour souvent plus aigu qu’ailleurs. Ceci a pour conséquence une cartellisation certaine d’un domaine où la communication, les échanges et les débats inter-théoriques restent rares et difficiles. L’accumulation de données descriptives et la confrontation d’analyses contradictoires de ces données n’est pas plus facile. Pendant tout un temps, contribuer à l’histoire de la linguistique contemporaine était nécessairement ressenti comme une prise de position partisane dans une polémique dont les braises étaient loin d’être éteintes. Ce qui ne favorisait ni le dégagement de perspectives historico-critiques, ni la mise en évidence d’une réelle accumulation de connaissances ou l’existence d’un progrès méthodologique. Faut-il y voir l’effet d’un changement de génération ? En tout cas cette situation est en train de changer et l’histoire de la linguistique des années cinquante à nos jours est enfin en train de devenir un objet d’investigations scientifiques au sens plein du terme2. Il faut s’en réjouir, tant il est vrai que, comme l’a souvent rappelé Bourdieu, l’analyse historique critique interne d’une science fait partie intégrante de cette science et constitue une des conditions déterminantes de son développement futur.
- 3 Les usages de Saussure et de Grammont, par exemple, restent encore fluctuants à cet égard.
- 4 Cf. par exemple Durand Jacques et Laks Bernard (eds.), 2001, Phonology : from Phonetics to Cognitio (...)
4« Un siècle de linguistique en France : Phonétique et phonologie » – tel est donc le titre de la collection d’articles présentée ici. Ce titre n’est pas totalement satisfaisant. L’usage de la coordination laisse en effet supposer des histoires, sinon parallèles ou communes, du moins convergentes. Or, s’il est un sujet de débat polémique au début du xxe siècle, c’est bien celui de la distinction, de la séparation, de la coupure nécessaire de la phonologie d’avec la phonétique. C’est contre la phonétique, ses impasses, son positivisme et ses insuffisances empiricistes que se dégage progressivement la phonologie. Le terme phonologie lui-même est pendant tout un temps d’usage incertain3. Au tournant des années vingt, c’est contre l’illusion descriptiviste que se construit la science des systèmes que devient la phonologie. La lutte pour la distinction et l’opposition entre phonétique et phonologie structurera tout le champ et ce n’est que très récemment que l’on a pu penser une convergence nouvelle entre ces sœurs ennemies4.
5Le titre adopté est donc légèrement trompeur car il laisse supposer l’existence d’une histoire commune entre phonétique et phonologie. Ce qui est loin d’être le cas. Il l’est également sous un autre rapport. Il laisse en effet sous-entendre que l’histoire de la phonétique et celle de la phonologie seront ici traitées avec la même finesse et en quelque sorte, sur un même plan. Or la phonétique est une science beaucoup plus ancienne et à couverture beaucoup plus large que la phonologie. En relation étroite avec les champs de la physique, de la mécanique, de l’acoustique, de la physiologie, de la phoniatrie et de la neurophysiologie au moins, c’est une science de la nature dont la relation avec la science du langage n’est que très partielle. De fait, au xxe siècle, les polémiques qui entourent la naissance de la phonologie d’une part, mais surtout le formidable développement des sciences de la nature et des techniques d’analyse et de modélisation de tous ordres ont contribué à une autonomisation croissante de la phonétique, qui s’est de plus en plus pensée et construite comme une science expérimentale, une science pour l’ingénieur ou une science physique, mais en tout cas fort peu, et très rarement, comme une science humaine. Dans le champ des études phonétiques au sens large, les phonéticiens linguistes, pour reprendre la belle expression – en elle-même distinctive et polémique – de Georges Boulakia, sont devenus fortement minoritaires.
- 5 Sans oublier les machines de laboratoire et les logiciels d'analyse.
6Cette évolution était en germe depuis Fourier, Bell, Helmholtz, et même Rousselot, mais elle s’est singulièrement accélérée dans la seconde partie de ce siècle. Pour autant, les domaines d’interface forte entre phonétique et phonologie restent importants. Ils sont bien connus et délimités. Il y a tout d’abord tout ce qui concerne l’aspect proprement descriptif et typologique du travail linguistique pour lequel la phonétique fournit le vocabulaire, l’alphabet et les outils de transcription indispensables5. Du « Maître phonétique » et de l’API de Passy et Jones, à la phonétique de Straka ou de Malmberg, aux travaux de Fant ou à ceux des Laboratoires Haskins, cette relation entre phonétique et phonologie ne s’est jamais distendue. Il y a ensuite tout ce qui concerne la pédagogie, la phonétique corrective et l’enseignement des langues étrangères. On oublie en effet trop souvent quel a été, en France avec Faure, en Grande-Bretagne avec Armstrong, ou aux Etats-Unis avec Delattre – pour ne prendre que ces quelques exemples – le rôle fondamental des enseignants de langues vivantes dans le développement de la phonétique expérimentale et dans le maintien d’un lien étroit entre cette dernière et la phonologie. Il y a enfin les grandes questions pour lesquelles ni la phonétique ni la phonologie ne sont jusqu’alors parvenues à articuler des réponses satisfaisantes et à propos desquelles l’élaboration de modèles adéquats passe, sans conteste, par une coopération renforcée. Prosodie, accentuation et suprasegmentaux au sens large, constituent des questions transversales aux deux champs qui nous intéressent.
- 6 Cf. Laks Bernard, 2000, « Phonologie et cognition », in Yves Michaux (ed.) Université de tous les s (...)
7Le tournant cognitif des années soixante-dix en linguistique à également exercé des effets profonds en reconfigurant l’interface entre phonétique et phonologie. Dès que l’on se pose la question des traitements cognitifs du matériel sonore, que cela soit en production ou en réception, la distinction entre phonétique et phonologie se trouve singulièrement affaiblie. En effet les processus cognitifs structurent l’ensemble du schéma de communication, depuis le travail cochléaire jusqu’à l’activation de représentations mentales et depuis l’intention significative jusqu’à la coordination musculaire articulatoire6.
- 7 C'est la différence essentielle entre le paradigme behavioriste classique dans lequel sont prises l (...)
- 8 Cf. Par exemple, Ohala John, 1990, « There is no Interface between Phonology and Phonetics : A Pers (...)
- 9 Cf. Laks Bernard, 1998, « Le connexionnisme et la question des niveaux », Praxiling 31 149-76.
- 10 Cf. Bromberger Sylvain et Halle Morris, 1989, « Why phonology is different », Linguistic Inquiry 20 (...)
8On pourrait défendre que, dans ce schéma, la phonétique s’intéresse aux processus de bas niveau, tandis que la phonologie se concentre sur les représentations et les processus cognitifs de haut niveau. Mais cette distinction, encore opératoire lorsque l’on examine des systèmes phonologiques abstraits à la façon des Pragois, ne peut plus aujourd’hui être maintenue. Toute hypothèse sur les représentations phonologiques implique nécessairement une hypothèse sur leur type d’implémentation et sur les processus susceptibles de les manipuler. Toute hypothèse sur les traitements impliqués débouche logiquement sur un formatage des représentations et sur une définition de leurs fonctionnalités. Enfin toute hypothèse, phonétique comme phonologique, se trouve en définitive gagée par une théorie du stockage et des représentations lexicales. Bref, le point de vue cognitif, parce qu’il s’organise autour de la notion unitaire de traitement interne à un organisme7, impose de considérer simultanément les aspects phonétiques et phonologiques. La seule question qui demeure est en définitive celle de la solution de continuité existant, ou pas, entre ces instances. Certains ont récemment défendu l’idée que la phonétique pouvait à elle seule parcourir l’entièreté du chemin8, d’autres que dans les approches dynamiques et subsymboliques la distinction n’avait plus de sens9, d’autres enfin maintenaient l’étanchéité de la coupure10.
9Au total, la relation entre phonétique et phonologie apparaît aujourd’hui plus problématique qu’on aurait pu le penser lorsque au début du siècle cette distinction était thématisée comme fondatrice de deux approches distinctes de la face sonore du langage. Outre que dans la pratique, relations et échanges entre les deux domaines se sont maintenus, l’évolution récente de la recherche conduit sans aucun doute à repenser leur articulation. C’est également à une telle réflexion que ce numéro souhaite contribuer en présentant quelques matériaux pour une histoire de la phonétique et de la phonologie au xxe siècle selon les lignes de questionnement que nous venons d’évoquer.
10Dans un article consacré à la figure singulière d’André-Georges Haudricourt, Jean-Claude Rivierre montre comment la notion structuraliste de système a pu non seulement révolutionner la phonologie mais également ouvrir des communications avec d’autres disciplines. L’intérêt tout particulier d’Haudricourt pour la typologie et l’étude des changements linguistiques dans un cadre quasi-évolutionniste l’a conduit, non seulement à mener à bien un travail descriptif aussi géographiquement varié que quantitativement considérable, mais également a dégager des lois générales de l’évolution des systèmes. La notion même de loi panchronique qu’il met en avant permet de penser une interface entre dynamique des systèmes et dynamique sonore, entre phonologie et phonétique.
11C’est à l’analyse historique de la diffusion de la phonologie pragoise en France que s’attache Pierre Swiggers en étudiant les œuvres de Georges Gougenheim et de Georges Straka. On sait que le premier est l’auteur de ce qui apparaît à la fois comme la première analyse phonologique structurale du français et comme l’une des toutes premières description structuraliste complète de la phonologie d’une langue. Straka pour sa part occupe une place centrale dans l’histoire du domaine qui nous intéresse. Il n’est pas seulement en effet le diachronicien et le grand romaniste attaché à l’analyse des lois d’évolution phonétique des langues romanes que l’on connaît, il est aussi la figure de proue du développement de l’enseignement et de la recherche en phonétique, à Strasbourg directement dans le laboratoire qu’il fonde, mais également indirectement, par ses élèves et son influence, à Grenoble et à Aix.
- 11 Je tiens à remercier Ives Trevian pour son aide dans le travail d'édition de l'article de Guierre.
12J’ai souligné tout à l’heure l’importance de l’interface entre phonétique et phonologie d’une part, et enseignement des langues vivantes d’autre part. C’est cet aspect qu’éclaire plus particulièrement Lionel Guierre en analysant l’histoire des analyses phonologiques de l’anglais, tant du point de vue des différents modèles proposés que de leur reprise dans l’enseignement de l’anglais langue étrangère11.
13L’article que je présente propose une relecture critique de l’histoire de la phonologie au cours du siècle passé en analysant un certain nombre de notions et de concepts centraux, tels ceux de phonème ou de système. Il apparaît au-delà des divergences de cadre théorique une grande permanence de la pensée phonologique. La phonologie est ainsi cumulative non seulement au plan descriptif et méthodologique mais également au plan théorique. Au travers des réflexions sur les systèmes, les processus et les représentations, c’est bien une réflexion sur les traitements cognitifs et leur double réalité, mentale (phonologique) et physique (phonétique) qui transparaît.
14Mario Rossi conclut ce numéro avec un article qui aborde l’une des grandes questions transversales évoquées plus haut. Transversale, la question de l’intonation l’est à plus d’un titre. Tout d’abord parce que l’interface entre modèle et réalisation, c’est à dire entre phonologie et phonétique, est dans ce domaine particulièrement complexe. Transversale, elle l’est encore parce que les différents marqueurs phonétiques interagissent d’une façon non triviale pour déterminer une forme. Transversale, elle l’est enfin, parce que l’intonation met en jeu tous les niveaux de l’organisation linguistique : phonologie, syntaxe, sémantique, pragmatique. Mario Rossi livre ici un modèle synthétique, articulé à chacun de ces niveaux, qui se présente comme l’aboutissement d’un courant de recherches particulièrement important, et particulièrement fécond en phonétique française.
15J’espère que les matériaux réunis dans ce recueil contribueront à l’avancement de la recherche dans le domaine de l’histoire de la phonétique et de la phonologie en France au xxe siècle.
Notes
1 Seul manque ici l'écho direct des communications de Daniel Hirst et de Pierre Encrevé. Mario Rossi qui n'avait pu participer au colloque, nous offre l'important article qu'il avait préparé à cette occasion.
2 Dans le domaine de la linguistique anglo-saxonne, la situation est assez différente, et presque inversée. L'analyse historique et épistémologique des courants les plus récents y est très développée, bien plus en tout cas que l'analyse des périodes plus anciennes. Cf. par exemple Newmeyer Frederick J., 1986, Linguistic Theory in America : The First Quarter-century of Transformational Generative Grammar. New-York, Academic Press. 2e édition ; ou encore Goldsmith John et Huck Geffrey, 1995, Ideology and linguistic theory : Noam Chomsky and the deep structure debates. New York, Routledge. Pour ce qui concerne la phonologie, cf. Anderson Stephen R, 1985, Phonology in the Twentieth Century : Theories of Rules and Theories of Representations. Chicago, The University of Chicago Press ; également Goldsmith John et Laks Bernard (eds.), 2000. On the history of phonology. Folia Linguistica 34/12 Special issue.
3 Les usages de Saussure et de Grammont, par exemple, restent encore fluctuants à cet égard.
4 Cf. par exemple Durand Jacques et Laks Bernard (eds.), 2001, Phonology : from Phonetics to Cognition. Cambridge, Cambridge University Press.
5 Sans oublier les machines de laboratoire et les logiciels d'analyse.
6 Cf. Laks Bernard, 2000, « Phonologie et cognition », in Yves Michaux (ed.) Université de tous les savoirs : Qu'est ce que l'humain ? Vol 2, Editions Odile Jacob. 69-84
7 C'est la différence essentielle entre le paradigme behavioriste classique dans lequel sont prises les phonologies structurales, et les différents paradigmes cognitifs actuels (cognitivisme et subsymboliques) auxquels s'adossent les phonologies contemporaines. Cf. Laks Bernard, 1996, Langage et cognition : l'approche connexionniste. Paris, Hermès.
8 Cf. Par exemple, Ohala John, 1990, « There is no Interface between Phonology and Phonetics : A Personal View », Journal of Phonetics 18/2, 153-71.
9 Cf. Laks Bernard, 1998, « Le connexionnisme et la question des niveaux », Praxiling 31 149-76.
10 Cf. Bromberger Sylvain et Halle Morris, 1989, « Why phonology is different », Linguistic Inquiry 20 1, 51-70.
11 Je tiens à remercier Ives Trevian pour son aide dans le travail d'édition de l'article de Guierre.
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Référence papier
Bernard Laks, « 1. Présentation », Modèles linguistiques, 43 | 2001, 3-8.
Référence électronique
Bernard Laks, « 1. Présentation », Modèles linguistiques [En ligne], 43 | 2001, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/1454 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.1454
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