9. Table ronde
Texte intégral
1Michel Arrivé : C’est la première fois depuis bien longtemps – depuis l’agrégation, sauf oubli : je n’ose compter les années… – que je suis invité à parler sur un sujet imposé. Je le dis d’emblée : je n’ai pas trouvé cette contrainte désagréable. Elle m’a fait revivre des souvenirs anciens, pas tous déplaisants. J’ai retrouvé par exemple le plaisir d’improviser, en tout cas de présenter un exposé hâtivement préparé – et de ce fait, sans doute, riche d’erreurs et d’imprécisions. J’ai retrouvé aussi le plaisir de pester contre l’initiateur du sujet : geste immédiat du candidat, chacun s’en souvient, à l’égard du sujet de leçon, quel qu’il soit, qu’il tire du chapeau. On l’a compris : il n’est pas exclu que je me laisse aller à une ombre de critique à l’égard du sujet proposé et de la manière dont il est proposé. Mais avant d’en venir à ces éventuelles critiques, il convient d’en faire les éloges qu’il mérite.
2Premier éloge, fondamental : l’objet sur lequel on nous demande de nous interroger est bien réel. L’héritage linguistique saussurien sous les espèces de l’axe Paris-Genève (ou Genève-Paris ? Il faudrait s’interroger sur la direction de l’axe, même si le train de Paris est aussi bien celui qui en vient que celui qui y va) est une réalité massive. Je n’énumère pas de noms, c’est inutile, même si sans doute on oublie trop vite certains d’entre eux : je pense à Gougenheim et Wagner, moins notoires, en raison sans doute de leur spécialisation, que Benveniste, Guillaume ou Martinet. Tesnière, saussurien de la première heure, est parfois aussi passé sous silence : est-ce parce qu’il n’est guère « parisien » ? Je dirai cependant quelque chose qui n’a pas été dit : le poids de Saussure est tel que même les opposants – d’ailleurs toujours partiels – jugent indispensable de se situer par rapport à lui. C’est le cas de Damourette et Pichon, sur plusieurs points de doctrine centraux, notamment l’arbitraire du signe. C’est également le cas de Pierre Guiraud, également sur le problème de l’arbitraire du signe, sur lequel il prend explicitement position contre Saussure (Structures étymologiques du lexique français, 1967-1986, p. 92). Seule exception notable : celle de Ferdinand Brunot qui, sauf erreur, ne se réfère jamais à Saussure dans La Pensée et la langue, ouvrage de 1926 dont la méthodologie se situe effectivement aux antipodes du saussurisme. Cas intéressant d’aveuglement volontaire.
3Second éloge : il est incontestable qu’il existe une divergence entre les types de lecture pratiqués à Paris et à Genève. A partir de la fin des années cinquante (le livre de Godel date de 1957) Genève (et, de façon plus extensive, la Suisse) se spécialise dans la philologie saussurienne. Aux trois noms cités par Bouquet pour le CLG (Godel, Engler, Amacker) il faut évidemment en ajouter un quatrième, pour les Anagrammes et la recherche sur la légende : celui de Starobinski, tout aussi genevois que les trois autres.
4On aura compris que c’est en ce point que se glisse, au sein même des éloges, un premier regret en forme de question : pourquoi diable avoir limité l’héritage saussurien à l’héritage du CLG ? N’aurait-il pas fallu y adjoindre non seulement les Anagrammes et la recherche sur la légende, mais aussi le Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indoeuropéennes ? Ce texte fondateur prend une place très variable selon les auteurs dans la construction du « mythe de Saussure », pour parler comme Étiemble : ce serait l’objet d’une enquête intéressante. Quoi qu’il en soit, la prise en compte de ces groupes de textes aurait sans doute pour effet de modifier assez sérieusement le rapport entre Paris et Genève.
5Mais je reviens, provisoirement, aux éloges : c’est vrai que les chercheurs genevois ont été les premiers à se spécialiser dans les « études philologiques du corpus saussurien ». Depuis les années soixante-dix, ils ne sont plus les seuls : Français, Italiens, Allemands, Japonais et Coréens se sont mis de la partie, et même un ou deux Anglais. Mais cela n’inverse pas l’histoire. Car à Paris, c’est encore vrai, on s’est longtemps désintéressé de l’histoire du texte du Cours. Mais c’est peut-être régler un peu trop vite le problème que de parler d’une « nouvelle alliance : Freud, Marx, Saussure ». Le moins qu’on puisse dire est que cela ne couvre pas exactement toutes les lectures.
6On l’a compris : je suis venu au terme de mes éloges. Restent maintenant non pas les critiques, mais les interrogations. Elles sont au nombre de trois.
7Je m’interroge en premier lieu sur la tonalité conflictuelle donnée par Bouquet à sa problématique « Paris contre Genève ? ». Pour ma part, je vois les faits sous l’aspect de la divergence. Cette divergence me paraît dans la plupart des cas vécue de façon assez pacifique : je n’ai pas le souvenir d’avoir lu de la part de qui que ce soit à Paris des propos nettement polémiques à l’égard des travaux genevois. Un seul exemple : Barthes, dans les Éléments de sémiologie (1964), se réfère fréquemment aux travaux de Godel, d’une façon qui marque à la fois une grande familiarité avec eux et une totale confiance dans leur validité. Il est vrai que chez d’autres les travaux genevois sont plus ou moins volontairement ignorés : je n’ai pas le souvenir que Greimas, pourtant si soucieux d’exactitude textuelle, se soit jamais référé à Godel ou à Engler. Mais d’une certaine façon cette ignorance trouve sa justification : pendant 41 ans, de 1916 à 1957, le CLG a exercé son influence sur le développement de la linguistique et de quelques autres sciences humaines uniquement sous la forme de l’édition standard. Encore a-t-il fallu du temps pour que s’institutionnalise la référence aux Sources Manuscrites, puis, à partir de 1968, à l’édition critique d’Engler. Je comprends que certains puissent regretter que ce soit le texte de 1916 qui ait fait connaître Saussure. Mais il faut tenir compte du fait comme d’une donnée incontournable dans l’histoire de la linguistique. Je n’hésite pas à le dire sans ambages : dans le cas général d’un travail de linguistique, il me paraît absolument inutile de se référer au Cours directement et exclusivement par l’édition critique d’Engler. C’est pourtant ce qui se pratique désormais assez communément, à des fins sans doute pour l’essentiel décoratives (en dernier lieu : Swiggers, Pierre, « Pour une systématique de la terminologie linguistique », Mémoires de la Société de linguistique de Paris, tome VI, 1999, p. 14. Le résultat assez cocasse est que le Cours se trouve daté de 1968-1974 !). Cette règle négative supporte évidemment deux exceptions : il faut se reporter à Engler non seulement quand on travaille spécifiquement sur Saussure, mais aussi chaque fois qu’il existe une divergence importante entre le texte de l’édition standard et celui des sources manuscrites – la difficulté étant évidemment d’apprécier l’importance de la divergence…
8Quant aux travaux des Genevois, je n’en connais guère que les principaux résultats : le livre de Godel, l’édition critique d’Engler (et certains de ses articles). Il me semble bien qu’ils se caractérisent l’un et l’autre par une grande sérénité à l’égard des lectures « parisiennes ». Il faudrait sans doute affiner l’analyse pour ces deux auteurs, et d’un autre côté faire un dépouillement exhaustif des Cahiers Ferdinand de Saussure. On nuancerait sans doute légèrement mon impression hâtive. La changerait-on fondamentalement ? J’en serais étonné.
9On l’a compris : ce qui retient mon approbation dans la formule « Paris contre Genève ? », c’est le point d’interrogation. Et je suis plutôt tenté de répondre négativement à la question qu’il pose.
10Je regrette en deuxième lieu que l’héritage saussurien ait été limité à l’aspect linguistique. Pour rester dans les sciences du ou des langages, il aurait été utile de citer la sémiologie et la sémiotique, dont l’enracinement saussurien, par exemple chez Barthes et Greimas (sans parler de quelques autres), est fondamental. Mais il aurait aussi été souhaitable d’alléguer au moins quelques autres disciplines. Un seul exemple : la psychanalyse lacanienne, qui fournit l’un des exemples les plus achevés de lecture non linguistique du CLG – et, pour une part faible mais non absolument nulle, du travail anagrammatique, que Lacan a connu dès les premières publications de Starobinski.
11Enfin, dernier regret, non plus historique, mais géographique : l’axe Genève-Paris est une réalité évidente dans l’héritage saussurien. Mais il est loin d’être le seul. Là encore je ne me lance pas dans l’énumération : elle serait longue, et inclurait l’Amérique (Bloomfield, Sapir, Chomsky…) et l’Asie : on se souvient que la première traduction du Cours est la traduction japonaise, et on sait l’importance que prennent aujourd’hui au Japon les travaux d’édition saussurienne. Pour rester en Europe, je cite deux exemples : l’axe Genève-Copenhague d’abord, avec la glossématique de Hjelmslev et Uldall, d’une part, la réflexion de Brondall, d’autre part, l’une et l’autre imprégnées de l’enseignement du Cours. Et d’autre part un axe plus discret, presque invisible, en tout cas indirect, et propre à s’inverser : l’axe Genève-Vienne. Je fais allusion à la relation établie médiatement entre Saussure et Freud par l’intermédiaire de Raymond de Saussure, analysé par Freud et préfacé par lui. A ce titre, Raymond de Saussure est sans aucun doute le premier à avoir envisagé explicitement une relation entre la psychanalyse freudienne et la linguistique saussurienne.
12On l’a compris : le sujet de la table ronde, par son caractère volontairement incomplet, au point d’en paraître presque provocateur, est par là-même au plus haut point incitatif, et invite à des interrogations plus étendues et plus approfondies.
13La très utile distinction proposée par Christian Puech entre la revendication de l’héritage saussurien et la manière dont l’enseignement de Saussure a été effectivement reçu suscite la remarque suivante de M.-C. Capt-Artaud :
14Marie-Claude Capt-Artaud : Il y a des linguistes qui se réclament de la pensée de Saussure et dont certains travaux sont encore très loin d’avoir pris en compte les aspects les plus neufs de l’enseignement du maître genevois. C’est le cas d’André Martinet, par exemple, dans son – très bel ouvrage au demeurant – Economie des changements phonétiques. L’introduction à la « théorie générale » exposée dans ce livre aborde le délicat problème de l’explication en linguistique diachronique ; l’auteur trouve éclairant d’avoir recours à la comparaison suivante, citée ici in extenso :
- 1 A. Martinet, Economie des changements phonétiques, Berne, Francke S. A., 1955.
Pour que se produise une avalanche, il faut que se réalise un certain concours de circonstances : une certaine déclivité, une certaine masse de neige, un certain degré de réchauffement de cette masse, tous phénomènes absolument normaux à haute altitude à certaines périodes de l’année. Il arrive qu’un skieur imprudent, filant à flanc de montagne, rompe la cohésion des masses de neige et détermine une avalanche, qui, sans lui, n’aurait pas eu lieu. Mais la plupart des avalanches n’attendent pas un skieur pour se mettre en mouvement ; sur une pente donnée la neige commencera à glisser lorsqu’elle aura atteint une certaine masse et une certaine consistance, sans qu’intervienne aucun skieur imprudent. La déclivité toujours présente, les chutes de neige chaque hiver, et le réchauffement de l’atmosphère chaque printemps rappellent le conditionnement constant des changements phonétiques : moindre effort, besoin de s’exprimer et de communiquer. La masse et la consistance de la neige représentent l’état instable du système qui va changer. Le skieur, le cri du montagnard, représentent les causes fortuites, les chocs, qui existent certes et avec quoi il faut compter, mais qui ne sont pas indispensables pour que se produise le phénomène. L’attention du diachroniste se concentrera donc sur le comportement des unités et des systèmes dans le cadre du conditionnement constant1.
15On le voit, cette comparaison insiste sur le recours à une explication de même type que celle qui préside aux phénomènes naturels : les transformations sont toujours le résultat d’inéluctables enchaînements de cause à effet. L’analogie ainsi conduite entre changements phonétiques et transformations du milieu naturel, rapportant ces différents événements à une même forme de causalité (« la causalité naturelle »), ne laisse plus place à une explication d’un autre type. Certes, le terme de « fortuit » a été utilisé par Saussure, mais la fortuité est pour ce dernier le facteur essentiel du changement, fortuité inhérente aux évolutions, imprudentes ou non, des skieurs (« Rien ne rentre dans la langue qui n’ait d’abord été essayé dans la parole. »).
Pour citer cet article
Référence papier
Michel Arrivé et Marie-Claude Capt-Artaud, « 9. Table ronde », Modèles linguistiques, 41 | 2000, 108-112.
Référence électronique
Michel Arrivé et Marie-Claude Capt-Artaud, « 9. Table ronde », Modèles linguistiques [En ligne], 41 | 2000, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/1450 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.1450
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