- 1 Barthes, de santé très fragile, a fait des études supérieures relativement tardives qui lui ont int (...)
- 2 Ces renseignements bio-bibliographiques viennent pour Barthes de Barthes 1975 et pour Greimas de Ch (...)
1Alexandrie, 1949. A l’Institut de Français de la Faculté des Lettres arrivent deux jeunes professeurs. Roland Barthes a 34 ans, Algirdas-Julien Greimas en a 32. Ils poursuivent l’un et l’autre une carrière universitaire qui, pour longtemps encore, sera semée de difficultés et d’embûches. C’est qu’entre plusieurs traits communs, ils en ont un fortement négatif : ils ne sont pas agrégés1. A l’époque, c’est un handicap à peu près insurmontable pour une carrière universitaire normale en France. Barthes vient de Bucarest, où il a exercé les fonctions très modestes d’aide-bibliothécaire à l’Institut Français, avant d’y donner quelques cours. Greimas vient de Paris, où il a exercé quelque temps au CNRS les fonctions, également très modestes, de stagiaire de recherches2.
2Barthes a déjà publié quelques brefs articles, notamment sur Gide et Camus : on peut y trouver l’embryon de ce qui deviendra, quelques années plus tard, Le degré zéro de l’écriture. Greimas, après avoir écrit quelques notules en lithuanien, vient tout juste d’obtenir le Doctorat d’Etat français, pour deux thèses soutenues en 1948 à la Sorbonne, sous la direction de Charles Bruneau et Robert-Léon Wagner.
3La rencontre aléatoire de ces deux jeunes professeurs dans une université égyptienne sera de la plus haute importance pour le développement de cette discipline au double nom – à moins qu’il ne s’agisse de deux disciplines ? – la sémiologie et la sémiotique. Je fais appel ici au témoignage de Greimas lui-même, tel que je l’ai entendu en 1983, lors du colloque qui lui était consacré à Cerisy-la-Salle. Je l’interrogeais sur la « date et les modalités de sa première lecture de Hjelmslev », et il me fit la réponse suivante :
On entre ici dans la chronologie, selon Ricœur, et je vous avoue que je suis très faible en la matière ! Je n’arrive pas à me souvenir du moment de ma rencontre avec Hjelmslev. Je ne sais pas si c’est Barthes qui m’a dit que c’était important, ou si c’est moi qui l’ai dit à Barthes. A l’époque, nous travaillions de conserve et nous nous communiquions tout ce qui nous semblait important, tout ce qui pouvait nous permettre de nous accrocher, de nous lancer dans l’analyse. C’est incroyable à quel point c’était difficile ! (Arrivé et Coquet, 1987a, p. 303).
4Je crois utile de m’arrêter quelques instants sur ce bref fragment d’autobiographie intellectuelle, pour en souligner trois traits :
51. Des deux amis de l’époque, Greimas sera, à ma connaissance, le seul à évoquer cette longue période de travail commun – car elle dépassera largement la période, très brève (l’année universitaire 1949-1950), de leur séjour commun à Alexandrie. Dès 1950, Barthes revient, en raison de sa santé fragile, à Paris, à la Direction Générale des Relations Culturelles. Greimas restera à Alexandrie jusqu’à 1958, date de sa nomination à Ankara. Mais ils se rencontrent périodiquement, pendant les vacances à Villefranche, plus rarement à Paris. Greimas évoque de façon très pittoresque leur visite à Martinet, sous la direction de qui Barthes songeait alors – aux alentours de 1956 ou 1957 – à élaborer sous la forme d’une thèse le livre qui allait finalement paraître, en 1967, sous le titre Système de la Mode (Greimas, 1987a, p. 303-304). Je n’hésite pas à citer ce fragment très caractéristique de l’attitude de Greimas, à la fois joviale et caustique – il avait une sainte horreur de Martinet – sans oublier la rigueur épistémologique ni l’insistance sur la genèse de la sémiotique :
- 3 On remarquera à quel point l’évolution de la mode féminine – avec la substitution généralisée du c (...)
Quand nous sommes allés chez Martinet, avec qui Barthes voulait inscrire sa thèse, Barthes lui a posé la question : « D’après vous, quel est le lieu le plus significatif de la mode féminine ? » Évidemment, pour Martinet, c’était les jambes. Cette histoire de jambes était tout un programme : comment une attitude sémiotique peut se détacher de l’observation. Barthes a dit : « Mais qu’est-ce que je peux faire avec la jambe, ça n’a que trois catégories sémiques : avec ou sans bas, avec ou sans couture, avec ou sans talon, c’est tout ?3 […] ». Le démarrage de la sémiotique, c’est dans de tels événements qu’il se produit.
- 4 Il le cite de loin en loin, par exemple dans les Éléments de sémiologie, dont une note (1964, p. 10 (...)
6 Avant 1983, Greimas avait déjà consacré à Barthes une brève notice nécrologique, à la fois lucide, ambiguë, et émouvante (Greimas, 1980). Inversement, Barthes, à ma connaissance, a constamment observé un silence à peu près total sur Greimas4. En tout cas, le nom de Greimas n’apparaît pas dans la liste de ceux qui ponctuent le tableau des « Phases » de Roland Barthes par Roland Barthes (1975, p 129). Barthes semble bien avoir privilégié les noms les plus « visibles », et, pour les vivants, les plus médiatiques : Greimas et Hjelmslev sont absents, Lacan et Saussure sont présents…
- 5 Greimas évoquera en quelques lignes amusantes et émues le souvenir de ce séjour à Alexandrie dans l (...)
72. L’« incroyable difficulté » évoquée par Greimas étonnera sans doute les chercheurs d’aujourd’hui, et surtout les plus jeunes d’entre eux. C’est qu’ils se représentent mal les conditions de la réflexion linguistique – car on ne parle encore qu’allusivement de sémiologie et pas du tout de sémiotique – en ces années d’immédiat après-guerre. Saussure, certes, n’est pas aussi inconnu que Greimas se plaira un peu plus tard à le dire (voir plus bas). Mais Hjelmslev est à peine un nom pour les linguistes français : l’article de Martinet (1942-1945) vient tout juste de le faire connaître aux membres de la Société de Linguistique de Paris. Traduits, assez confidentiellement, en anglais dès 1943, les Prolégomènes, après l’échec in extremis d’un premier projet réalisé par Togeby et supervisé par Martinet (Arrivé, 1982a et b, Hjelmslev 1985), ne seront finalement publiés en français – de façon d’abord très décevante – qu’en 1968, puis en 1971. Les revues françaises se comptent sur les doigts de la main. Les Colloques sont rarissimes, et il faudra attendre 1960 pour que la création de la SELF permette de fructueuses rencontres mensuelles entre les jeunes linguistes de l’époque : Greimas y fera la première communication, en octobre 1960, sur le syntagme nominal. Barthes attendra le 14 novembre 1964 pour parler de la rhétorique (Arrivé, 1982c). Ajoutez à cela le supplément de difficulté que constitue pour les deux jeunes professeurs leur exil égyptien : vous comprendrez l’immensité des efforts qu’ils ont consentis5.
- 6 J’en viens, aujourd’hui, à m’interroger sur cet « oubli ». Il tenait sans doute au fait que je cons (...)
- 7 Est-ce le même Hjelmslev pour Barthes et pour Greimas ? La question, naturellement, se pose. Mais c (...)
83. Conformément à la lettre de ma question – qui occultait Saussure6 – Greimas ne m’a répondu, en 1983, que pour Hjelmslev. Certes, le poids de Hjelmslev est déterminant, chez Greimas comme chez Barthes7. Mais Hjelmslev ne serait pas Hjelmslev sans celui qu’il désigne lui-même, de la façon la plus explicite, comme « le seul théoricien [qui] mérite d’être cité comme un devancier indiscutable : le Suisse Ferdinand de Saussure » (Hjelmslev, 1971, p. 14). Greimas lui-même, d’une façon qui risque d’étonner, hiérarchise, en un point de son exposé, les deux apports en faveur de Saussure :
Finalement, bien plus important, la découverte de Saussure que nous avons faite en commun avec Barthes – Saussure puis Jakobson, Levi-Strauss, et Hjelmslev ensuite (Greimas, 1987a, p. 304).
9Oui, la prééminence accordée en ce point à Saussure étonne. Car elle fait apparemment contraste avec d’autres propos tenus peu après dans le même entretien :
Ce que dit Saussure à propos de la sémiologie, c’est intéressant évidemment, mais c’est anecdotique ; ça fait deux phrases (1987 a, p. 306).
10Contradiction ? Sans doute pas. Greimas, à ma connaissance, n’a jamais prêté attention à la recherche sur la légende (d’ailleurs encore mal connue en 1983) et à la sémiologie qu’elle met en place. La sémiologie saussurienne qu’il vise, c’est celle du CLG : à peine plus de deux phrases, c’est vrai (précisément quatre). Et surtout des champs d’intervention modestes, trop modestes : les signaux militaires, par exemple, et quelques autres objets dont je parlerai tout à l’heure. Rien que de programmatique sur la méthode et sur les rapports de la future science avec la linguistique, la seule proposition que les lois qu’elle « découvrira seront applicables à la linguistique » (p. 33). En somme on comprend que Greimas puisse se laisser aller à ce propos négatif :
[…] on ne peut pas faire de la sémiologie avec ça, pas plus que de la sémiotique d’ailleurs (ibid.).
11Est-ce à dire que Greimas récuse à Saussure tout autre intérêt qu’anecdotique ? Que non pas. Mais il saisit son importance au plan de la linguistique, et revient pour cela au premier Saussure, celui du Mémoire sur le système primitif des voyelles en indo-européen :
Ce qui est capital dans l’œuvre de Saussure, c’est son Mémoire, et la façon dont il a résumé tout le xixe siècle dans le comparatisme linguistique : c’est son idée de traiter un système comme un ensemble de corrélations. C’était déjà de la sémiotique. Le grand Saussure, il est là (ibid.).
12Selon ce texte, Saussure est sémioticien quand il est linguiste et ne parvient pas tout à fait à l’être quand il se veut sémiologue. Au-delà du conflit terminologique entre sémiologie et sémiotique – je n’en parlerai pas ici – la dialectique est subtile. Le renversement a pour fonction de mettre la notion de système – ensemble de corrélations – au centre du noyau commun à la linguistique et à la sémiotique : là, et là seulement, Saussure est fondateur, mais par le Mémoire plutôt que par le Cours.
13Ne l’oublions pas : Greimas tient ces propos en 1983. La sémiologie-sémiotique a déjà derrière elle une longue histoire, certains diraient sans doute l’essentiel de son histoire. C’est sur cette histoire – et, j’ose le dire, sur sa préhistoire – qu’il faut maintenant revenir : le rôle effectivement tenu par Saussure n’y est peut-être pas exactement conforme à celui que Greimas lui assigne après coup. Il convient donc d’éclairer la façon dont Barthes et Greimas, avant même la mise en place de la discipline, ont reçu l’enseignement de Saussure et en ont tenu compte dans leurs réflexions, d’abord communes, puis de plus en plus divergentes.
14On l’a aperçu plus haut à deux reprises : Greimas avait horreur de la chronologie et de l’anecdote, formes à ses yeux dégradées de l’histoire. D’une façon générale, je partage cette aversion. Il m’apparaît cependant que pour étudier la question que nous nous posons, le seul moyen raisonnable sera de s’en tenir à la chronologie : elle nous permettra de suivre avec autant de précision que possible tant les approfondissements obstinés du travail de Greimas que les élégantes sinuosités de la réflexion de Barthes. Qu’on se rassure toutefois : je ne suivrai pas Saussure à la trace dans tous les travaux de Barthes et de Greimas, jusqu’à la fin de leur carrière – et de leur vie. J’insisterai sur les premiers : parfois peu connus, surtout pour Greimas, ils marquent de façon alternativement spectaculaire et ambiguë l’entrée en scène du saussurisme. Après, on entre dans un champ à la fois plus facile d’accès pour le lecteur et, pour les auteurs, plus explicite. C’est pourquoi j’ai décidé de ne pas poursuivre mon enquête au-delà de la période 1954-1957. Ce sont pour Barthes les années de l’élaboration de Mythologies et, pour Greimas, celles d’une longue méditation saussuro-hjelmslevienne qui le conduira, dès 1956, à la publication d’un article capital : « L’actualité du saussurisme ». Mais je ne m’interdirai naturellement pas de faire proleptiquement allusion à plusieurs travaux ultérieurs des deux auteurs.
- 8 Il semble bien qu’en réalité les deux thèses aient été effectivement « dirigées » – dans la mesure (...)
15Avant Barthes, Greimas s’était intéressé à la mode. Mais point à celle du présent : celle qui l’intéresse, c’est la mode de 1830. Sous la direction respective de Charles Bruneau et de Robert-Léon Wagner8, il prépare et soutient deux thèses, comme il était obligatoire à l’époque pour obtenir le titre de docteur ès lettres, ou docteur d’Etat. La thèse principale est intitulée La Mode en 1830. Essai de description du vocabulaire vestimentaire d’après les journaux de modes de l’époque. La thèse complémentaire porte sur Quelques reflets de la vie sociale en 1830. Elles restent l’une et l’autre inédites, jusqu’à ce que se réalise – sans doute assez prochainement – un projet d’édition qui leur joindra les articles sur le saussurisme (1956) et sur les indéfinis (1963).
- 9 On repère l’ombre d’une contradiction entre le témoignage de 87 (en réalité 83) cité plus haut et (...)
16Où en est l’imprégnation saussurienne de ces deux thèses ? On peut s’attendre à ce qu’elle soit faible : de son aveu même, Greimas, à cette époque pré-alexandrine ne lit pas Saussure, ou commence tout juste à le lire9. Et pourtant, son travail présente, de façon aussi explicite que possible dans la formulation et de façon aussi continûment rigoureuse que possible dans la mise en œuvre, un trait saussurien : la distinction entre les points de vue « historique » et « statique » :
- 10 Pour cet ouvrage de Greimas, les indications de pages renvoient à un exemplaire dactylographié en (...)
Évitant autant que possible le point de vue historique, et ne désirant réaliser qu’une description statique d’un état de langue donné, nous n’avons attaché qu’une importance secondaire au maniement des dictionnaires (La Mode en 1830, p. 9-10)10.
17De cette prise de parti découle immédiatement une pratique suivie de façon absolument homogène : à quelques rarissimes exceptions près, le corpus utilisé par Greimas comporte exclusivement des segments de la « saison de mode » 1829-1830. Rigueur qui lui sera reprochée, après coup, par Matoré lui-même (1953, p. 118).
18On l’a aperçu : si, sur ce point, Greimas campe déjà sur des positions rigoureusement saussuriennes, il n’utilise pas la terminologie spécifique du CLG – à laquelle recourra Matoré dans la critique qui vient d’être citée :
La délimitation de son sujet a posé un problème à M. A.-J. G. qui, ayant adopté la distinction introduite par Saussure entre la synchronie et la diachronie, a conçu son travail comme une œuvre statique (1953, p. 118).
19C’est un fait en tout cas que le nom de Saussure n’est, si j’ai bien lu, jamais cité dans aucune des deux thèses de Greimas. On peut, certes, s’ingénier à leur trouver une filiation saussurienne. Il faut pour cela marquer qu’elles s’inscrivent explicitement dans le projet de renouvellement méthodologique de la lexicologie auquel Greimas travaille alors avec Matoré : le lexique est une composante de « la langue, produit social » (p. 13). C’est là, sans doute, un écho des positions saussuriennes sur la « nature sociale » (CLG, p. 112) de la langue. Mais écho fortement indirect. Pas plus que Saussure, Meillet n’est cité dans la bibliographie, et certaines des références principales du travail (notamment Darmesteter, dont La vie des mots [1887] semble avoir fortement marqué le jeune chercheur) sont largement présaussuriennes.
20Sur d’autres points, certaines positions théoriques de l’auteur s’éloignent très fortement des postulats du saussurisme. Ainsi Greimas réclame hautement la prise en compte de ce qui ne s’appelle pas encore le référent :
En nous livrant à la description objective d’un domaine défini, compris presque complètement dans la notion de costume et recouvert par le concept d’« élégance vestimentaire », nous avons voulu nous tenir le plus près possible des choses : prendre pour point de départ le monde des réalités et non celui des mots (La mode en 1830, p. 8).
21On est là à l’opposé absolu de la théorie du référent, ultra-saussurienne, que Greimas produira – il est vrai trente ans après – dans le Dictionnaire (Greimas et Courtés, 1979 sv référent). Bien sûr, il ne serait peut-être pas impossible de s’interroger sur ce qu’il en est vraiment, dans l’une et l’autre thèses, de ces « choses » dont parle Greimas : ne sont-elles pas déjà structurées par les systèmes lexicaux qui les prennent en charge ? Mais Greimas lui-même, après coup, découragera cette interrogation. En 1983, il ne tirera de « [s]on passage par la lexicologie que la fonction stimulante de l’échec » (1987a, p. 302).
22Barthes publie en 1953 son premier livre, qui reste sans doute l’un des plus difficiles. En 1980, Greimas rappellera que, consultant le « dossier de presse » de l’ouvrage – ouvert, à sa demande, par Barthes – il s’est « aperçu que dans ce chœur discordant d’éloges, personne – à part peut-être Pontalis, et encore – n’avait compris le projet sous-jacent à son texte » (1980, p. 4). Ce projet, Greimas le décrit en deux mots : « la dichotomie de l’écriture et du style, homologable avec celle de culture/nature, constitue déjà l’un des principaux axes de sa réflexion » (ibid.).
23Il est vrai que le concept d’écriture n’est pas facile à cerner et moins encore à maîtriser. Entre les deux nécessités, au même titre naturelles (mais de façon différente) que sont pour l’écrivain la langue et le style, produits « naturels » du temps et de la personne, elle constitue une autre réalité formelle, fonction et non objet :
Elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes forces de l’histoire (1953-1972, p. 14).
- 11 A cette époque, Barthes se réclame explicitement du marxisme. A peine deux ans plus tard, en juill (...)
24Où trouver l’influence de Saussure dans ses mises en place théoriques où se repère plus aisément l’impact du marxisme11 ? A mes yeux, l’imprégnation saussurienne – non encore, à cette époque ancienne, relayée par la glossématique hjelmslevienne – est à la fois diffuse et profonde. Elle tient dans la duplicité même de la notion d’écriture. Fonction, certes, mais dans sa production, elle devient signe sitôt produite, et signe au sens précisément saussurien du terme :
L’identité formelle de l’écrivain [autre nom de l’écriture, MA] ne s’établit véritablement qu’en dehors de l’installation des normes de la grammaire et des constantes du style, là où le continu écrit, rassemblé et enfermé d’abord dans une nature linguistique parfaitement innocente va devenir enfin un signe total (ibid.).
- 12 Discret, comme à son habitude, sur ses sources linguistiques, Barthes se contente de faire allusio (...)
25Pour prendre un exemple, l’« écriture blanche » – autre nom du « degré zéro de l’écriture »12 – illustrée notamment par L’Étranger de Camus, constitue un signe total, pourvue d’une collection dispersée de signifiants (au premier rang desquels l’emploi exclusif du passé composé aux dépens du passé simple systématiquement effacé) et d’un signifié global que Barthes décrit comme « la façon d’exister d’un silence » (1953-1972, p. 56).
26Mais on voit en même temps que le « signe » dont il est question ici est déjà un signe de second niveau, pourvu à titre de signifiant des signes fournis par l’« horizon de la langue ». Pour ces signes feuilletés, Saussure – en tout cas le Saussure du CLG, le seul à être connu à cette époque – ne fournit pas immédiatement d’instrument de travail. C’est ce qui expliquera la migration progressive de Barthes vers Hjelmslev, qui lui livrera d’abord les métalangages, ensuite les langages de connotation. Je reviendrai sur cette chronologie.
27On aperçoit aussi que le concept d’écriture, d’abord défini en opposition au style, finit insidieusement par le rencontrer. En témoigne ce segment de l’analyse de L’Étranger :
Cette parole transparente, inaugurée par L’Étranger de Camus, accomplit un style de l’absence qui est presque une absence idéale de style (1953-1972, p. 56).
28On voit à quelle point la terminologie – et l’appareil conceptuel qu’elle recouvre – est glissante : la « parole transparente » semble bien, paradoxalement, désigner l’« écriture blanche » alléguée plus haut : pressentiment furtif de ce qu’il y a toujours d’écrit dans toute parole ? Ou d’oral dans tout écrit ? Surtout l’écriture « accomplit » le style, au point, on l’a compris, de s’accomplir en lui, et de retrouver par-là cette « voix décorative d’une chair inconnue et secrète » (p. 12). Ici, Greimas, légitimement, tendra l’oreille… (voir plus bas).
- 13 Ici, un petit mystère : pourquoi diable Gougenheim se réfère-t-il dans sa préface à l’enseignemen (...)
- 14 Il est amusant de constater que Greimas citera cette publication de Wagner, assez discrètement tou (...)
29La scène, désormais, est entièrement différente. Pour Greimas, Saussure a cessé d’être une vague référence plus ou moins suspecte : il se plaint au contraire du « peu de résonance qu’a eu la théorie saussurienne en France » (1956, p. 193). Ici Greimas exagère un peu, en tout cas joue avec la chronologie. En 1935, un jeune linguiste – très jeune en effet : il n’avait alors que 18 ans… – pouvait bien « considérer avec dédain les travaux des Écoles de Genève et de Prague » (1956, p. 191). C’était le reflet d’une attitude effectivement fréquente chez les philologues français de l’époque, par exemple le bon Antonin Duraffour, excellent dialectologue avec qui Greimas avait fait, à Grenoble avant la guerre, ses premières armes. Mais ce n’est évidemment plus le cas à Paris dans les années cinquante, et même avant. Dès 1938, Georges Gougenheim donnait à « l’enseignement de Saussure à l’Ecole Pratique des Hautes Études » (1938, p. 8) un rôle fondateur, pour la distinction entre la synchronie et la diachronie13. Robert-Léon Wagner, en 1953 dans un cours de Grammaire et philologie publié par le CDU – et certainement bien avant dans son enseignement oral à la Sorbonne – accordait une place centrale au CLG14. Il précisait dans ce cours des idées déjà présentes dans un article publié dès 1948 dans Les Temps modernes. Et on a aperçu tout à l’heure que Georges Matoré tient lui aussi, en 1953, le plus grand compte du CLG. L’originalité de Greimas n’est donc pas de faire découvrir le texte – beaucoup d’autres l’ont fait avant lui – mais d’en dégager l’effet possible sur les autres disciplines.
- 15 Je cite ici cette émouvante plainte de Greimas : « Même si maintenant les linguistes me rejettent (...)
30C’est que la stature du jeune professeur – il est toujours en poste à Alexandrie – a pris de l’ampleur. Il se sent et se veut toujours linguiste – il le sera jusqu’à la fin de sa vie, et ressentira avec amertume l’exclusion dont il sera victime de la part de certains milieux linguistiques15. Mais en même temps il envisage de façon de plus en plus précise la fonction modélisante de la linguistique parmi les sciences humaines. Pour le quarantième anniversaire de la publication du CLG, il publie dans Le français moderne un article intitulé « L’actualité du saussurisme » qui témoigne d’une très profonde imprégnation saussurienne. L’article, construit avec la souple rigueur qui caractérise les travaux de Greimas, fait intervenir alternativement les trois grandes dichotomies saussuriennes : langue / parole, signifiant / signifié, synchronie /diachronie. Plutôt que de rester à l’intérieur du champ de la linguistique, Greimas voudrait « plutôt montrer l’efficacité de la pensée de F. de Saussure qui, dépassant les cadres de la linguistique, se trouve actuellement reprise et utilisée par l’épistémologie générale des sciences de l’homme » (1956, p. 192). Avec Saussure, ce que Greimas vise fondamentalement, c’est l’extension d’une théorie de la connaissance et d’une méthodologie – elles-mêmes fondées sur ce qu’il appelle « une vision du monde » – aux autres sciences humaines.
31Deux exemples de cette « extrapolation » sont déjà en cours sous ses yeux : ceux de la phénoménologie de Merleau-Ponty et de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss.
- 16 Greimas se réfère ici à la Phénoménologie de la perception (1945) et surtout au chapitre « aLe c (...)
32On le sait, et l’article de Maria-Pia Pozzato (1997) y revient avec pertinence et profondeur, il existe, en dépit de certaines apparences, une profonde sympathie entre la réflexion de Merleau-Ponty et celle de Greimas. Elle se manifestera pleinement dans le dernier livre de Greimas, De l’imperfection (1987b). Dès 1956, Greimas perçoit très clairement l’importance du projet de Merleau-Ponty : il s’agit en effet d’« élaborer une psychologie du langage où la dichotomie de la pensée et du langage est abandonnée au profit d’une conception du langage où le sens est immanent à la forme linguistique »16 (p. 193).
33Il faut l’avouer : le linguiste saussurien, quand il feuillette les travaux de Merleau-Ponty, est parfois (souvent ?) surpris par certaines interprétations – faut-il les dire de détail ? Sans doute, pour la raison qu’on va à l’instant apercevoir. Ainsi, on s’étonne légitimement de le voir poser que « Saussure distinguait une linguistique synchronique de la parole et une linguistique diachronique de la langue » (1953-1960, p. 76). Mais bizarrement, ces imprécisions (ces « erreurs » ?) de détail sont surmontées, et l’interprétation globale du CLG qui est donnée par Merleau-Ponty « apparaît à bien des égards comme le prolongement naturel de la pensée saussurienne » : c’est ici Greimas qui reprend la parole (p. 193), de façon à mes yeux pleinement pertinente. De même, il faut, certes, plus d’un instant de réflexion pour accepter la suggestion de Merleau-Ponty selon laquelle « Saussure pourrait bien avoir esquissé une nouvelle philosophie de l’histoire » (1953-1960, p. 56) ; Greimas cite cette formule dès les premières lignes de son article (p. 191). On est, en tout cas, aux antipodes de la doxa traditionnelle des linguistes. On ne peut ici qu’admirer la divination qui a fait repérer au philosophe les pensées sous-jacentes du Cours, ici occultées par des éditeurs, pour une fois moins attentifs qu’à l’ordinaire, ou peut-être déjà guidés par une doxa en gestation. Pas plus que Merleau-Ponty en 1953, Greimas en 1956 n’avait accès aux sources manuscrites du CLG – Godel ne les révélera qu’en 1957 : le philosophe et le linguiste ont su lire sous les signes, pour reprendre l’expression (ludique ?) de Greimas.
34Pour Lévi-Strauss, les faits sont, selon Greimas, plus transparents. La spécificité de son travail est d’avoir transposé hors du champ proprement linguistique l’opposition saussurienne de la langue à la parole ou, en termes déjà hjelmsléviens – on voit que la hjelmslévisation greimassienne de Saussure est très précoce – celle du système au procès :
L’application du postulat saussurien lui [il s’agit du sociologue, car c’est ainsi que Greimas qualifie Lévi-Strauss] permet […] d’opposer valablement le « procès » de la communication des femmes aux structures de la parenté, l’échange des biens et des services à la structure économique (p. 195).
35Et l’on constate avec intérêt que Greimas ne s’étonne ni de l’étroite relation établie par Lévi-Strauss entre Freud et Saussure – en 1955, Lacan est déjà là, certes, mais vient tout juste de commencer à parler de Saussure – ni de l’emploi tout de même passablement déviant par rapport à la lettre du texte saussurien du concept de signifiant. Il cite avec délectation ce beau fragment de Tristes tropiques :
D’abord, au-delà du rationnel, il existe une catégorie plus importante et plus fertile, celle du signifiant qui est la plus haute manière d’être du rationnel, mais dont nos maîtres (plus occupés sans doute à méditer l’essai sur les données immédiates de la conscience que le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure) ne prononçaient même pas le nom (1956, p. 191 et 194).
36C’est que Greimas reprend à son compte cette substantivation globale du signifiant – séparé, on le remarquera au passage, de « son » signifié qui, dans le CLG, est littéralement empêché de le quitter. On verra dans un instant la fonction de cette extension – au sens topologique du mot – du concept de signifiant.
- 17 Je hasarde une remarque : il me semble bien que Greimas aimait le mot optimisme. Il était animé, j (...)
37Aux deux exemples de la phénoménologie et de l’anthropologie, Greimas est bien tenté d’en ajouter un troisième : celui de l’histoire. A vrai dire, il le fait, apparemment, sans grande conviction, et les deux historiens qu’il cite – Marc Bloch et Charles Morazé – ne lui fournissent que des déclarations programmatiques « optimistes », certes, c’est le mot de Greimas17 (p. 197, note 20), mais tout de même bien imprécises.
38Il n’a pas besoin d’eux : l’exemple de Merleau-Ponty et de Lévi-Strauss lui suffit pour envisager un projet grandiose :
Rien ne s’opposerait donc, en principe, à l’extension de méthodes structuralistes à la description de vastes champs de symbolismes culturels et sociaux, recouverts par le signifiant linguistique et saisissables à travers lui (p. 196).
39Parmi ces « champs de symbolisme », Greimas énumère, peu après, « les systèmes mythologiques, religieux ou cette forme de fabulation moderne qu’est la littérature » (p. 197).
40On le voit : l’extension envisagée présuppose deux conditions. La première est la définition du signifiant comme « plan du langage considéré dans son ensemble et recouvrant de ses articulations la totalité des signifiés ». Le lecteur assidu du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Greimas et Courtés, 1979) aura reconnu le contenu de l’article signifiant : plus de vingt ans avant, l’exigence est déjà posée. La seconde condition est de mettre en place un modèle apte à rendre compte de ces langages spécifiques qui se donnent comme signifiant un système de signes déjà constitué. A cette double condition le modèle du CLG ne satisfait pas immédiatement. C’est la raison pour laquelle, dès 1956, Greimas procède à une opération de substitution : au Saussure « authentique » – si ce mot a un sens, notamment à propos de Saussure… – il substitue un Saussure réinterprété par Hjelmslev. Là encore, la permanence de la réflexion de Greimas est exemplaire : en 1985, il rédigera un bref avant-propos au très suggestif « Retour à Saussure ? » de Claude Zilberberg. Et il énoncera l’« affirmation » – c’est son mot – suivante :
Une relecture de Saussure n’est possible qu’à travers Hjelmslev, seul héritier légitime, un Hjelmslev qui ne se trouve pas tout à fait à l’endroit où nous l’avons situé (1985, p. 3).
41Ainsi Hjelmslev – ou, plus exactement un Saussure hjelmslevisé – se substitue-t-il progressivement au Saussure du CLG.
42Et pourtant, Greimas n’est pas encore tout à fait familier avec l’appareil théorique de Hjelmslev : il vient tout juste de lire, en anglais, les Prolégomènes. Et – qu’on n’aille surtout pas croire à une vétilleuse critique de ma part – il n’évite pas une confusion, à vrai dire excusable en cette période de découverte : il confond les deux langages à plusieurs plans mis en place dans le chapitre 22 des Prolégomènes et donne le nom de métalangage à ce qui est de toute évidence les langages de connotation :
- 18 Il y aurait sans doute lieu de mettre en question cette « antériorité » des structures phonologiqu (...)
De même que la langue, pour se construire ses systèmes de signes, utilise des structures phonologiques qui, en droit sinon en fait, lui sont antérieures18, de même, pourrait-on dire, les métalangages se servent des signes linguistiques pour développer leurs formes autonomes (p. 198).
43Comme exemple de première « description du métalangage (souligné par M.A.) littéraire » (p. 198), Greimas cite le degré zéro de l’écriture. On ne s’étonnera donc pas de constater que Barthes fera l’année suivante, dans Mythologies, la même confusion que lui : j’y reviendrai.
44Le projet d’extension des méthodes de la linguistique ne s’arrête pas aux systèmes pourvus d’un signifiant verbal : Greimas va plus loin, et envisage de leur faire prendre en charge « les formes plastiques ou les structures musicales » (p. 199). Les références qu’il se donne ? Focillon et Malraux pour les formes plastiques, Boris de Schloezer pour la musique. C’est pour ces langages non verbaux que Greimas fait enfin surgir la sémiologie saussurienne :
[…] de l’extension du saussurisme à la musicologie [et à la description des formes plastiques] sortirait certainement, en même temps qu’une meilleure compréhension de problèmes propres à chaque domaine, une sémiologie générale pressentie et souhaitée par F. de Saussure (p. 199-200).
45En ce point je me pose une question : est-ce intentionnellement que Greimas cantonne la sémiologie saussurienne aux langages non-verbaux ? Car il ne l’a nullement alléguée tant qu’il s’agissait des mythes, des discours religieux ou littéraires. Une telle limitation n’est, de sa part, nullement impossible : elle ne serait que la conséquence des insuffisances qu’implicitement – par le choix de Hjelmslev – il lui reproche pour la description des systèmes à signifiant verbal.
- 19 C’est ici, me semble-t-il, le discret glissement de l’écriture vers le style – je l’ai signalé plu (...)
46Après une pointe critique – elle n’épargne ni Merleau-Ponty ni même Roland Barthes – sur la propension des chercheurs à prendre en compte surtout l’aspect individuel des faits étudiés19, Greimas aborde à la fin de son étude la troisième grande dichotomie saussurienne : celle de la synchronie et de la diachronie. Revenant alors à la linguistique stricto sensu, il envisage deux moyens de lever l’« incompatibilité » – c’est le mot qu’il emploie – entre les deux types d’approche :
471. Le premier est de les subsumer par le concept de panchronie (p. 201). Ici, une surprise : Greimas semble faire venir cette notion de l’école danoise, spécifiquement de Viggo Brondall. Mais il passe sous silence – pour quelle raison ? – son origine saussurienne. Certes, Saussure ne fait pas intervenir le point de vue panchronique pour « les faits particuliers et tangibles », mais seulement pour les « principes généraux » (CLG, p. 135). Est-ce, pour Greimas, une bonne raison d’effacer l’origine saussurienne de la notion ? On se souvient d’ailleurs que, plus tard, il en viendra à mettre en cause le concept même de synchronie, tout en sauvegardant, d’une façon qui, à vrai dire, fait problème, celui de diachronie (Greimas et Courtés, 1979, svv. achronie, diachronie et synchronie – panchronie est absent du Dictionnaire).
482. Le second moyen est d’établir une relation dialectique entre synchronie et diachronie. Greimas met ainsi en place « une nouvelle extrapolation du saussurisme qui ne serait du reste nullement une trahison de la pensée saussurienne » (p. 202). C’est ici le concept marxiste de praxis qui se trouve convoqué par l’entremise de Merleau-Ponty.
49On l’a compris : l’article de Greimas, par son ambition, sa hardiesse, sa profondeur, est, en dépit de quelques silences et ambiguïtés, un moment fort de l’histoire non seulement du saussurisme, mais encore de la linguistique et des sciences humaines. Le CLG, même s’il est déjà partiellement relayé par la glossématique hjelmslévienne, y apparaît pour ce qu’il est : le grand texte refondateur de la linguistique et fondateur de la sémiologie / sémiotique.
- 20 … et, pour deux textes, dans Esprit et France-Observateur.
50Deux mots d’histoire, d’abord, d’histoire aussi descriptive et événementielle que possible. A partir de 1954, Barthes publie régulièrement dans Les lettres nouvelles20, fondées en 1953 par Maurice Nadeau, de brèves chroniques. Chroniques : dans mon esprit, le mot est aussi neutre que possible : il précise seulement que les sujets traités par Barthes lui sont offerts par le temps qui passe, l’actualité en somme. Mais toute l’actualité : spectacle et sport, littérature, politique, vie quotidienne et « faits de société », comme on ne disait pas encore pour désigner les faits-divers. Dans tout cela, très peu de textes (« Adamov et le langage », p. 99). Mais pas mal d’objets (« Jouets », p. 63 – « Le vin et le lait », p. 83 – « Le bifteck et les frites », p. 67 – « La nouvelle Citroën », p. 169, etc), beaucoup d’images (« L’acteur Harcourt », p. 22 – « Iconographie de l’abbé Pierre », p. 57 – « Le visage de Garbo », p. 77, etc), quelques événements (« La croisière du Sang bleu », p. 33 – « Dominici », p. 53 – « Le procès Dupriez », p. 116, etc). Et des personnages : « Le Pauvre et le Prolétaire », p. 41 – « Un ouvrier sympathique », p. 74 – « Billy Graham au Vel’ d’Hiv’ », p. 112 – « Poujade et les intellectuels », p. 205, etc. En 1957, il publie en un volume l’ensemble de ces textes, désignés par le mot « Mythologies ».
- 21 Je ne donne pas ici dans l’érudition barthésienne : je n’ai pas cherché à vérifier si, par hasard (...)
51Ils sont encadrés, au début, par un très bref discours préliminaire non titré (une page) et, à la fin, par un assez long (54 pages dans l’édition originale) document théorique intitulé « Le mythe, aujourd’hui ». Ce texte est daté de septembre 1956, et est donc postérieur à toutes21 les « mythologies » rassemblées. Après la publication du volume, Barthes continuera jusqu’en 1959 à donner aux Lettres nouvelles un certain nombre de « Mythologies » : c’est dans le fascicule, désormais hebdomadaire, du 22 avril que paraîtra la dernière, consacrée à « Tragédie et hauteur ». Barthes lui-même ne reprendra en volume aucune de ces ultimes « Mythologies ».
52Qu’en est-il de la présence de Saussure dans ce livre ? Il convient, on s’en doute, de distinguer entre les « Mythologies » de la première partie et « Le mythe aujourd’hui » de la seconde.
- 22 Faut-il d’ailleurs rappeler que Saussure lui-même utilise signe avec deux valeurs considérablemen (...)
531. Dans les « Mythologies » on cherchera vainement, sauf erreur, le nom de Saussure. Non que les linguistes en soient totalement absents : le célèbre couple de duettistes Damourette et Pichon fait avec succès un bref numéro de « Grammaire africaine » (p. 155) : c’est l’illustre coup de l’« assiette notoire », propre à rendre compte des discours ministériels du temps sur « la mission de la France ». Mais de Saussure, point. Et pourtant, le signe prolifère. Il est vrai, pas toujours de façon précisément conforme à la lettre du CLG22. Le bon Georges Mounin – qui n’aimait pas beaucoup Barthes, non plus d’ailleurs que Hjelmslev, Lacan, Lévi-Strauss et quelques autres… – s’est amusé à faire un inventaire de ces emplois du mot signe (Mounin, 1970, p. 194), et en tire la conclusion que pour Barthes « tout ce qui a une signification serait un signe ». Il n’a sans doute pas tort. Mais il omet de tenir compte d’une donnée fondamentale, qu’il entrevoit pourtant, mais pour l’occulter aussitôt : c’est que les objets analysés par Barthes ne sont pratiquement jamais verbaux et que, nécessairement, le signe prend des apparences diverses selon la substance qui le manifeste. Je ne prendrai qu’un exemple, celui de l’abbé Pierre, ou plutôt de sa photo. Barthes remarque que la barbe de l’abbé « ne peut faire autrement que signifier apostolat et pauvreté » (p. 58). Elle est donc signe ? Oui, à condition de prendre signe avec le sens que, très tardivement dans l’élaboration du Cours, Saussure a donné à signifiant. Et comment s’étonner que ce signe soit substantiellement différent des mots de la langue ? Pour rester avec Mounin dans le saussurisme le plus orthodoxe, les quelques lignes du CLG sur la sémiologie semblent bien présupposer cette différence. Et les fragments épars de la recherche sur la légende germanique, révélés, à partir de 1964, par Starobinski (1970), expliquent clairement que l’unité sémiologique – d’ailleurs appelée symbole et non signe, quoique sans différence de sens appréciable – peut avoir, même dans une manifestation verbale, des supports tout différents de ceux qui lui sont affectés dans le CLG.
- 23 Faut-il rappeler que le texte a été écrit en 1956, et que les travaux de Godel – les premiers, à m (...)
542. Dans « Le Mythe, aujourd’hui », les choses sont du tout au tout différentes. La manière des chroniques est évidemment abandonnée, et le texte prend une allure assez austèrement théorique. La référence à Saussure, le Saussure qui pose la sémiologie, est fondatrice23 :
55Comme étude d’une parole, la mythologie n’est […] qu’un fragment de cette vaste science des signes que Saussure a postulée il y a une quarantaine d’années sous le nom de sémiologie (p. 217).
- 24 Pour certains peut-être, cette remarque réactivera une question que je me suis maintes fois posée (...)
56Toutefois, la nature discursive du mythe – « Le mythe est une parole » : c’est la définition donnée d’emblée par Barthes (p. 215), reprise dans le segment qu’on vient de lire – lui confère le statut de « système sémiologique second » (p. 221). Comme on l’a vu plus haut, le CLG, exclusivement programmatique à l’égard de la sémiologie, ne fournit pas immédiatement les concepts nécessaires à la mise en place d’une telle sémiologie24. Barthes, comme Greimas, est alors amené à se tourner, d’ailleurs sans le nommer, vers Hjelmslev. Et il fait à son égard la même « erreur » que Greimas dans l’article, tout récemment paru, qu’il vient sans doute de lire :
Il y a dans le mythe deux systèmes sémiologiques dont l’un est déboîté par rapport à l’autre : un système linguistique, la langue (ou les modes de représentation qui lui sont assimilés), que j’appellerai langage-objet, parce qu’il est le langage dont le mythe se saisit pour construire son propre système ; et le mythe lui-même, que j’appellerai méta-langage, parce qu’il est une seconde langue, dans laquelle on parle de la première (p. 222).
57Erreur, ai-je dit ? Il est vrai que, sept ans plus tard, Barthes la « corrigera » dans la dernière section (« Dénotation et connotation ») des Éléments de sémiologie (1964, p. 130-132). Et, philologiquement, elle reste bien, à l’égard de la théorie de Hjelmslev, une erreur. Mais cet acte manqué n’est peut-être, chez Barthes, pas dépourvu de sens. On se souvient en effet qu’en 1967, dans l’avant-propos au Système de la mode, il suggérera d’inverser, par rapport à l’enseignement de Saussure, la place réciproque de la linguistique et de la sémiologie :
L’homme est condamné au langage articulé, et aucune entreprise sémiologique ne peut l’ignorer. Il faut donc peut-être renverser la formulation de Saussure et affirmer que c’est la sémiologie qui est une partie de la linguistique (1967, p. 9).
58Il faut ici prendre les textes au sérieux, c’est-à-dire au pied de la lettre. Si la sémiologie est une partie de la linguistique, tout discours sémiologique est par nature métalinguistique, au même titre par exemple que le discours de la grammaire, autre « partie » de la linguistique. Or la mythologie est à son tour (1957, p. 217) donnée comme « un fragment de cette vaste science des signes que Saussure a postulée il y a une quarantaine d’années sous le nom de sémiologie ». Il s’ensuit donc que le discours mythologique est nécessairement un métalangage. Ce qui d’ailleurs ne l’empêche nullement – Barthes le dira en 1964 – d’être en même temps langage de connotation : comme si les deux formes de langage décalé se confondaient. Comme si, en quelque sorte, il n’y avait pas de métalangage. Pas plus d’ailleurs que de langage de connotation. On trouve là, peut-être, la préfiguration de ce qui, plus tard, dans S/Z, sera suggéré, il est vrai seulement à propos des « textes modernes » :
Il n’est pas sûr qu’il y ait des connotations dans le texte moderne (1970, p. 14).
59Nous sommes parvenus au terme que nous nous sommes raisonnablement assigné : l’année 1957. Après quoi vont venir d’autres textes fondamentaux : les Éléments de sémiologie en 1964, Sémantique structurale en 1966, pour nous en tenir aux plus éminents. Fondamentaux, certes, et en même temps plus transparents, moins énigmatiques sans doute que ceux que nous avons ensemble parcourus à la recherche de Saussure : les références théoriques s’y affichent généralement avec plus de précision et de constance. Rien de plus simple, par exemple, que de lire la place de Saussure dans les Éléments de sémiologie. Rien de plus tourmenté, en revanche, dans la suite du travail de Greimas comme de Barthes, que cet itinéraire facile à suivre : une route bien jalonnée, certes, mais riche en carrefours dangereux et en périlleuses épingles à cheveux. Et puis vient sans doute, chez l’un comme chez l’autre, le moment où la grand-route du départ finit par se ramifier en chemins de traverse. En viennent-ils même à se perdre complètement ? Je ne sais. J’ai parfois eu du mal à me retrouver dans les ultimes ramifications des sentiers saussuriens de Barthes et de Greimas.