1. Que et quelles sont les grammaires scientifiques du français au xxe siècle ?
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1Pour répondre à la question posée, j’ai tenté d’établir un tableau d’ensemble de ces grammaires. Cette tentative m’a conduit à aligner un certain nombre de réflexions préalables. Ce sont ces réflexions, parfois un peu désordonnées, parfois un peu primaires, que je présenterai ici.
1. Qu’est-ce qu’une grammaire ?
2Des masses d’ouvrages très variés se présentent sous ce titre depuis deux millénaires. Comme première approche, on peut dire que c’est un ouvrage qui concerne l’organisation signifiante des lettres et des mots permettant de construire des ensembles, mais les visées de l’opération sont très variables.
3Cette différence de visées est marquée dans les titres. Apollonius Dyscole appelle le sien Suntaxis (que J. Lallot traduira par La Construction), Pricien les Institutions grammaticales, Donat parlera d’Ars (major et minor) (voir M. Baratin) ; au Moyen-Age, Alexandra de Villedieu proposera le Doctrinale et Evrard de Bethune le Grecisme. A la Renaissance, les premières grandes grammaires du français seront intitulées Lesclarcissement de la langue françoise (J. Palsgrave) ou le Tretté (L. Meigret), mais conjointement, on verra paraître la Grammatica latino-gallica de Jacques Dubois dit Sylvius.
4Cette multiplicité des titres répond sans doute à une multiplicité des visées ; mais on peut proposer de les ordonner sous une division fondamentale : les unes cherchent plutôt à donner une vue d’ensemble, un système cohérent, les autres plutôt une analyse aussi abondante que possible des diverses réalisations de la langue. Division permanente. Un exemple moderne : dans les années 1936-37, on verra s’opposer le Bon usage de M. Grevisse qui vise à identifier les multiples facettes de l’usage et le Système grammatical de la Langue française de G. Gougenheim qui le définit ainsi en Préface : « Ce n’est pas une grammaire complète de la Langue française, mais un aperçu assez poussé du système de la langue française actuelle. »
5Depuis le xixe, une opposition courante est établie entre des Grammaires historiques qui justifient les tours, si étranges soient-ils, par l’histoire de la langue et les grammaires structurales qui définissent l’organisation de la langue à un moment donné. Les premières sont ordonnées par le principe de causalité (pourquoi telle règle, telle bizarrerie ?) les secondes par le principe de finalité (quelle est la fonction des ensembles dégagés ?).
6Le modèle d’exposition occidental a sa source chez Aristote et chez les Stoïciens : à la base, les sons, puis les mots qui deviennent signifiants selon un système binaire : le sujet et le prédicat, marqués par des éléments variables, le nom et le verbe ; et par ailleurs des éléments de liaison, généralement invariables. En raffinant sur les schémas, les grammairiens successifs proposent un tableau de parties du discours dont le nombre varie au cours des siècles, tout en restant assez stable : leur assemblage (métaphore fréquente de l’architecte) conduit à former des oraisons ou discours interprétables. Ce système un peu rigide, incapable de rendre compte de toutes les variations de discours, est assoupli par un jeu de figures (figures de mots, de pensée) dont le nombre et la signification ont varié au cours des siècles, tout en restant lui-même assez stable (B. Colombat). Beaucoup de réformateurs ont tenté de faire éclater ce tableau – ou de s’en passer ; sans succès, comme on le voit depuis une cinquantaine d’années : les parties du discours, souvent éliminées dans une première présentation, finissent par revenir sous une forme ou une autre dans un état second de la théorie. Forme récurrente de la pensée occidentale.
7La grammaire, comme art de la parole, du logos, est difficilement isolable dans l’organisation du savoir. Elle est liée à l’organisation de la pensée et donc à la logique ; elle est liée conjointement à l’art de la persuasion et donc de la rhétorique. La division en ces trois domaines a donné lieu, depuis l’antiquité, à beaucoup de discussions et de contestations contenues dans une philosophie de la langue ; il est fréquent que des développements entiers passent de l’un à l’autre domaine ou soient occultés ; en chaque occasion, pour des raisons fortes. Ainsi à Port Royal, le privilège donné au couple : Grammaire - Logique et l’occultation – seulement quelques traces – de la rhétorique sont de grande signification ; on peut penser que la tâche confiée à Pascal dont il nous reste les Pensées visait à remplir et ordonner la place du champ laissé vide. On interprétera dans ce même cadre le retour contemporain de la réflexion linguistique à l’énonciation et à la pragmatique comme une extension forcée de la grammaire.
8Cette solidarité des champs est spécialement sensible dans l’apprentissage des langues où des grammaires jouent leur partie. Elle est particulièrement frappante au Moyen Age et jusqu’à la Renaissance. Trois éléments sont alors généralement ordonnés, souvent regroupés sous la même reliure :
9– D’abord des listes de mots, bilingues, trilingues, puis multilingues, rangées par ordre alphabétiques ou par centres d’intérêt (les nominalia) et par combinaisons intermédiaires reposant sur l’étymologie (voir les travaux de B. Merrilees) ; conjointement, des jeux de substitutions de mots ou de tours entiers ; la visée est soit logique (éviter les sophismes reposant sur des confusions de langage) soit rhétorique (assurer la copia verborum) ;
10– Ensuite des grammaires, plus ou moins étendues, parfois réduites à quelques règles (l’ensemble est souvent appelé « Règles ») qui sont comme des mises en œuvre de ces vocabulaires déjà structurés, des arts de composition ;
11– Ces grammaires induisent à des réalisations de type épistolaire ou diplomatique, aussi à des colloques exploitant les commutations ou bien encore à des modèles poétiques. Bref, ce que nous, nous appelons « grammaire » est alors un ensemble beaucoup vaste, inscrivant les règles dans des instructions de discours.
12L’exemple le plus remarquable de ce regroupement des trois champs est sans doute Lesclarissement de John Palsgrave (1530) qui doit être considéré comme un aboutissement des traités médiévaux autant et plus qu’une première grammaire du français, comme on dit souvent. On retrouvera plus tard chez des structuralistes américains le même rôle exhibé des listes de vocabulaire et des constructions. Il faudra attendre Ramus (1562, 72) pour toucher une grammaire systématique, de type morphosyntaxique, capable de surplomber les règles d’assemblage des discours.
13Mais la Grammaire générale et raisonnée de Port Royal ramène aux anciens types de regroupements, bien que la constitution des discours, comme on l’a dit, en ait été soigneusement éliminée, acte de « morale provisoire » tant que le domaine n’était pas maîtrisé. Ensuite, pièce par pièce, le modèle ancien sera recomposé, systématisé et enrichi. On fonde donc la grammaire sur la définition logique des structures de base, puis, au début du xviiie siècle sera légitimée la notion de « phrase » comme unité de base de discours (P. Buffier 1709). L’édifice sera peu à peu recomposé par le jeu des synonymes et groupes synonymiques d’une part (G. Girard), par le jeu des tropes de l’autre qui autorisent des conversions d’un champ à l’autre (C. Du Marsais). Ainsi se constitue une grammaire apte à pénétrer la rhétorique, qui fournira les outils nécessaires aux développements divers de l’apprentissage du français, langue désormais dominante dans les établissements d’enseignement à partir de la fondation des Ecoles centrales, puis des lycées (1802). Le manuel de référence pour l’ensemble sera alors les deux tomes des Elémens d’Idéologie de Destutt de Tracy (1801). Dans ce cadre, ce qu’on a appelé la « grammaire traditionnelle », peaufinée au xixe s., est un compromis entre le formalisme nécessaire pour la rédaction des thèmes latins et l’appareil sémantique et logique (la logique de la proposition) destiné à la rédaction des « compositions françaises » dominant l’enseignement du français jusqu’à l’installation de la dissertation à la fin du siècle. On y ajoutera, pour plaire à Chervel, une inscription de règles nécessaires pour l’observation stricte de l’orthographe. Ces quelques exemples sont destinés à montrer que tout auteur de « grammaire » découpe son champ dans un domaine beaucoup plus vaste qui le surplombe ; il l’ordonne pour des raisons épistémologiques et didactiques.
2. Qu’est-ce qu’une grammaire scientifique ?
14Chaque école nouvelle de grammairiens prétend représenter une scientificité qu’elle refuse à ses prédécesseurs. L’explosion de la grammaire générative a été qualifiée en son temps de « révolution copernicienne » par E. Bach qui renvoyait dans les ténèbres médiévales les grammaires précédentes. Même éclat, un siècle plus tôt, chez les spécialistes de grammaire historique. A témoignage cette citation de C. Ayer, un des premiers vulgarisateurs de la grammaire historique à l’usage des lycées :
« Aujourd’hui la révolution est faite et tout le monde est d’accord que l’on peut et que l’on doit traiter la grammaire comme une science et non comme un art » (Grammaire de la Langue française, 1870, Préface).
15J.-C. Milner datait les débuts d’une grammaire scientifique dite galiléenne du commencement du xixe siècle quand la confrontation systématique des formes (sons et mots) permettait de dégager des unités de base combinables qui, de proche en proche, conduisent à construire l’ensemble. Cela fait, quelques années après cette déclaration (1989), il a signé l’arrêt de mort à l’« école de Cambridge » et abandonné lui-même toute recherche, laissant entendre que c’en était fini d’une grammaire scientifique. Première raison à alléguer : les dérivées de la grammaire chomskyenne qui conduisent à abandonner le formalisme des premières propositions (voir surtout Principes et paramètres). Deuxième raison qui va dans le même sens : l’échec de la description scientifique du français entreprise avec R. Kayne. Il en ressortait que les descriptions théoriques apportées jusqu’ici étaient surtout locales (la détermination, les clitiques, les verbes psychologiques, etc.) et que leur jonction faisait problème. Manifestation forte de ce que Milner avait depuis longtemps exposé.
16Raison parmi d’autres de souligner que toute étude de langue a un statut ambigu : elle peut être envisagée comme une approche formaliste (c’est le côté « système »), variable selon les époques et les critères de scientificité – et le domaine envisagé ; alors, elle est même tenue par certains exaltés pour justiciable des mêmes critères de validité que les sciences dures dont elle est complaisamment rapprochée – et le choix de la « science dure » autant que la validité du rapprochement sont sujets à disputes et évaluations. Mais l’opération ne peut prétendre fonctionner qu’au prix d’une coupure avec les réalisations de langue dont la justification est très généralement difficile à établir. Ces opérations de coupure sont d’un intérêt évident, mais le prix demandé à l’énonciateur est trop fort : exiger du grammairien une objectivité complète est un impossible. Chaque grammairien investit dans ses réalisations grammaticales ses fantasmes, son système de vie, le message qu’il transmet à l’autre, son lecteur : ce qui apparaît avec évidence quand on examine le choix et le dispositif des données (des exemples), mais ne ressort pas moins de l’appareil conceptuel qui régit l’œuvre.
17Pour sérier les difficultés, j’opposerai les critères internes de scientificité (linguistiques) et les critères externes (sociologiques, etc.).
Critères internes
181.- Depuis une cinquantaine d’années, il est admis que le grammairien scientifique définit un système cohérent de règles explicites produisant des phrases françaises reconnues par la communauté ; toute entorse identifiée conduit à modifier le système des règles ; on reconnaît là les exigences poppériennes. L’expérience a montré les difficultés de l’entreprise :
19– Le jugement de grammaticalité dépend le plus souvent du choix des témoins et de leur capacité à juger. Prétendument descriptive, cette grammaire se révèle normative ; elle privilégie certains groupes sociaux, universitaires essentiellement ;
20– Elle n’inventorie que les domaines et données prévus par la machinerie à l’œuvre. Elle se donne sa propre norme.
212.- Ces mêmes grammairiens ont favorisé les règles explicites et récusé les grammaires de compilation. Ce n’est là souvent qu’une illusion. Les grammaires de compilation peuvent répondre à des règles, explicites ou non, simples et efficaces. C’est la tradition positiviste. Le grammairien positiviste s’abstenait d’édifier des théorisations de linguistique générale, mais il se sentait tenu de justifier, dans les notes surtout, la validité de ses raisonnements. Saussure représente assez bien cette position par ses hésitations à formuler des principes généraux et sa hardiesse à ordonner les données grâce à des hypothèses efficaces. Sandfeld, qui a été pillé par les générativistes, aussi bien que Jespersen, pillé lui aussi, avaient une solide formation qui rendait leurs analyses, historiques et empiriques, aptes à des formalisations, éventuellement aventurées, même.
22Encore faut-il identifier correctement le propos du grammairien (finalité et choix du domaine). Le conflit qui opposa Ch. Bally à F. Brunot après la publication de la Pensée et la Langue (1922) est significatif : dans un long compte rendu du Bulletin de la Société de Linguistique de la même année, Bally reproche à Brunot de ne pas observer les principes de classement du structuralisme et récuse sa démarche. Il s’interdisait par-là de comprendre que l’objectif de Brunot était autrement ordonné : dans la tradition des Idéologues, à lui transmise par Ch. Thurot, Brunot prétendait articuler le fonctionnement de la langue dans le système social. Depuis 1950, on retrouvera des parentés à cette interprétation chez les pragmaticiens et même chez certains sociolinguistes. Bally lui-même dans Linguistique générale et Linguistique française (1932), découvrant les principes de l’énonciation, retrouvait, par un biais, ce qu’il avait marginalisé en 1922 comme non scientifique.
23C’est dire que se pose le problème du modèle de référence, ce qu’avait bien compris Milner. On expliquera ainsi le renouveau de l’importance accordée aux grammairiens médiévaux dits modistes et l’éclairage qu’ils apportent aux théories contemporaines. D’une part, ces grammairiens ont été inscrits dans un modèle logico-philosophique qui, depuis quelques dizaines d’années, impressionne les linguistes, de l’autre ils ont tiré de ce prestige des traits de ressemblance évidents avec la Grammaire Générative : en particulier, la construction de formules abstraites et d’un métalangage approprié explicite. Le qualificatif « scientifique » suppose donc la prise en compte d’un modèle d’ensemble toujours très difficile à construire ; comme il repose sur des opérations de transposition, la validité du jugement est toujours récusable. En somme, on se trouve devant un paradoxe : les linguistes sont volontiers d’accord pour accorder à tel ou tel le qualificatif de scientificité (ou, du moins, le critère de « sérieux ») ; c’est ce qu’on appelle le jugement des pairs ; mais ils ont de la peine à énumérer les composantes de cette notion. Aujourd’hui les composantes théoriques ont été multipliées à un tel point qu’il semble bien que ne restent en présence que deux solutions raisonnables :
24– Ou bien embrasser l’ensemble des démarches à un niveau très élevé de généralité qui tend à freiner toute tentative de réinvestissement empirique (cf. S. Auroux) ;
25– Ou bien comme le proposait un des meilleurs linguistes contemporains, interdire pendant un temps toute réflexion théorique explicite. Comme elle avait autrefois interdit l’expression de toute recherche sur l’origine des langues (tabou aujourd’hui levé), la Société Linguistique de Paris pourrait interdire tout exposé théorique en son sein. Ce serait une nouvelle et éclatante application du principe cartésien de la « morale provisoire » déjà souligné.
26On va du moins tenter de fixer quelques points d’amarrage :
271.- Les grammaires scientifiques sont des grammaires explicites (et ici c’est une dérivation du principe poppérien) qui suivent un chemin déterminé (elles sont méthodiques). A l’inverse de certaines grammaires d’usage qui ne contentent de joindre à une « règle » approximative un ensemble d’exemples variés, ces grammaires savantes énumèrent les données comme autant d’arguments – ou de propositions – fondés sur une donnée, elles énumèrent méthodiquement des variables conditionnées, une à la fois, qui permettent de dégager de nouvelles propositions. Le premier livre de Gross (1968) sur les constructions du verbe a illustré avec éclat cette démarche.
282.- Les grammaires scientifiques sont des grammaires de découverte. La découverte peut concerner la solution élégante d’un problème difficile déjà connu (ainsi le traitement des auxiliaires dans Syntactic structures) ou l’identification de problèmes occultés jusque-là. Dans la préface à sa Syntaxe du français (1975), R. Kayne prétendait « apporter des solutions à des problèmes qui n’ont pas été résolus ou n’ont même pas été notés ». Il est certain que la recherche méthodique des arguments et contre-arguments a pu faire naître des champs d’analyse comme ceux qui concernent les clitiques dans le livre de Kayne. Ce point est néanmoins discutable.
29En outre les inventaires statistiques, très souvent décriés par les commentateurs (par exemple, S. Auroux), semblent dégager des problèmes jusque-là négligés par les grammairiens. En réalité, les inventeurs du Français fondamental, par exemple, ont remis en selle des problèmes qui semblaient méconnus parce qu’ils avaient été occultés par des générations de grammairiens pour des raisons précises, comme la multiplicité des auxiliaires ou les phrases à c’est, voilà, il y a, etc. Ainsi, les grammairiens du xvie s. étudiaient de près les très nombreux auxiliaires du verbe et le rôle des phrases segmentées (par ex. L. Meigret dans son Tretté, 1550). Ces domaines ont été reversés dans le cadre sémantique et même rhétorique des grammaires à partir du xviiie s. ; les grammaires scolaires du xixe s., préoccupées de l’élaboration des discours, ont consacré cette mise à l’écart. Au xxe s., ils ont été réintégrés dans le système de base. Même remarque pour les auxiliaires du verbe.
303.- Le choix des matériaux de corpus. L’éloge des exemples inventés a partie liée avec le structuralisme. C’était une opération de nettoyage nécessaire si on voulait identifier le jeu des structures en français et les dégager de la gangue rhétorique. Aussi ce recours à un « matériel propre » apparaissait comme un réquisit fondamental dans la construction de nouvelles grammaires de type « scientifique ».
31Mais, peu à peu, les grammaires modernes ont souligné l’importance du composant sémantique, tant dans les opérations de paraphrase que dans les opérations de restructuration (Gross, Méthodes en Syntaxe), tant dans les équivalences de la sémantique générative que dans l’insertion des théta-rôles par exemple. Les données inventées sont alors apparues comme insuffisantes pour explorer ces terrains. Et on ne s’étonnera pas qu’un des derniers articles grammaticaux de Ruwet ait été consacré à la nécessité de recourir aux exemples littéraires qui permettaient de « forcer » les tentatives de classement (l’expression et de M. Gross).
324.- Le choix d’une terminologie adéquate. Toute prétention à la scientificité conduit à « inventer » une terminologie convenable. Les termes inventés bloquant la diffusion d’une analyse nouvelle (voir la célébrité fâcheuse de la terminologie de Damourette et Pichon), le grammairien innovateur est contraint au bricolage :
33– Ou bien il emprunte des termes anciens pour des sens nouveaux et ces doublons conduisent à de multiples confusions : « complément » a été inventé au milieu du xviiie s. pour définir une analyse de type sémantique (face à « régime » qui entrait dans les analyses morphosyntaxiques) ; depuis lors ces termes sont souvent employés l’un pour l’autre au prix de toutes les confusions. De même la notion de « cas », définie dans une analyse morphologique de langues à cas, a été utilisée par les linguistes modernes pour désigner des entités fonctionnelles – etc.
34– Ou bien il emprunte les termes de sciences voisines. Ici encore de multiples cas de confusion : l’exemple le plus remarquable est sans doute celui de « modèle », mais le recours à « système » et à sa famille (« systématique », etc.), couplés à « structure », n’a pas été moins fâcheux.
35Ces confusions dans les vocables sont souvent la marque explicite de confusions théoriques, ou plutôt de glissement entre les domaines – comme on l’a déjà souligné – marque que la plupart des « théorie » amalgament des fragments relevant de divers domaines. Ce qui rend toute analyse d’ensemble délicieusement irréelle et conduit la « philosophie de la linguistique » à multiplier les apories.
365.- On peut envisager enfin que la valeur scientifique d’une démarche linguistique se confirme des capacités d’application et d’exploitation comme en physique ou en biologie. Des essais ont été faits en ce sens en didactique ; ils n’ont jamais conduit qu’à des résultats marginaux. C’est surtout dans les domaines électroniques que les résultats ont été les plus saisissants : parole artificielle, documentation automatique, traduction automatique. Mais en ces domaines on a été conduit à limiter l’empan des analyses linguistiques. C’est néanmoins un des tests les plus intéressants pour valider certains types de recherche. Par exemple, en syntaxe même, on en est venu à privilégier le lexique et ses propriétés (les grammaires d’unification, A. Abeillé), ce qui conduit à des hypothèses sur la place de la sémantique dans la traduction automatique, mais aussi sur la genèse des langues. C’est dire qu’à côté de la scientificité, il faut envisager la technicité des opérations liée à des circonstances précises.
Critères externes
371.- La place de l’institution dans le jugement de scientificité. On est tenté de qualifier de « scientifiques » les travaux qui sont issus des groupes de recherche et, plus largement, des Universités pour les opposer aux grammaires d’usage. Ces dernières années, des grammairiens un peu échauffés opposaient leurs propres travaux « scientifiques » aux « grammaires traditionnelles », regroupant sous ce mot un agrégat de souvenir scolaires, fidèles ou inventés. Il est certain que les exigences d’éditeurs scolaires ou d’ouvrages destinés au grand public sont fortes et restrictives. Néanmoins, en France, les frontières sont souvent assez floues :
38– A partir des années 30-40, les recherches sur la langue française, bloquées par des concours d’agrégation sclérosés, à de rares exceptions près, sont tombées en déshérence, selon le mot d’un des maîtres de la Sorbonne des années 40-50, R. L. Wagner. Elles ont été relancées par l’enseignement pratique aux étrangers, regroupées autour de B. Quémada à Besançon. Les deux premiers ouvrages de réouverture aux techniques structurales ont été l’œuvre d’habitués de Besançon : R. L. Wagner et J.-C. Chevalier : elles étaient destinées au grand public. En ce domaine, la linguistique dite appliquée a précédé une linguistique théorique fantômale. Ces ouvrages de vulgarisation, joints à un autre ouvrage de vulgarisation, les Eléments de linguistique structurale (1960) d’A. Martinet ont ouvert à l’université le champ des linguistiques structurales et génératives. Néanmoins, elles ont été marginalisées de ce fait. Au moins, elles se sont bien vendues ;
39– Le cas de Grevisse. M. Grevisse avait écrit une grammaire pour les classes. L’éditeur a estimé qu’elle convenait mieux à un large public et l’a éditée sous le nom de Le Bon Usage. Il a mieux joué avec l’institution.
402.- Le jugement des pairs peut s’évaluer par critères externes, comme les citations dans des publications homologues scientifiques et internationales. Mais c’est un jugement ambigu. D’abord parce que les citations sont régies par des rapports de force institutionnels au moins autant que par des jugements de valeur. Ou par des soucis non théoriques : ainsi pendant longtemps les générativistes de Vincennes ont cité la grammaire de Clédat pour attester d’une culture historique qu’ils ne possédaient aucunement. Ensuite, parce que certains auteurs aiment brouiller les pistes. Ainsi O. Ducrot a souvent aimé, par humour et dérision, publier dans des revues exotiques, non linguistiques et mal repérées.
41On ajoutera que c’est aussi une question de mode et d’époque. Au début du siècle, les grammaires françaises se limitent volontiers au domaine français dans lequel elles trouvent leurs repères. Dans la Pensée et la Langue (1922)., Brunot ne cite à peu près personne (une seule fois Condillac), bien qu’il utilise largement la tradition des idéologues autant que les grammairiens psychologues de l’avant-guerre. G. Guillaume, dans Le Problème de l’article, ne nomme que Meillet et Saussure, maîtres des Hautes Etudes ; on serait bien étonné qu’il n’ait pas lu A. Sechehaye et J. V. Ginnekien, qu’il ne cite pas. Après la guerre de 14-18, la circulation des théories devient intense. Les Danois, les Tchèques, les Américains viennent à Paris, les idées, les bourses, les missions se diffusent selon l’axe : Pays Bas, Europe centrale, Suisse. Le congrès de La Haye en 1928 est l’aboutissement de cette explosion qu’il fédère en institutions, comme le Comité international permanent des linguistes. Les références deviennent alors obligatoirement internationales ; elles n’en sont moins piégées.
42On peut inventorier les citations dans les ouvrages du champ et leurs limites, avec beaucoup de précautions. Mais cette quête est rarement négligeable. Les pairs se reconnaissent ou non – dans un certain type de travaux. Ainsi, à une soutenance de thèse, A.J. Greimas reprochait à un excellent doctorant d’avoir publié des articles – au reste, de très bon niveau – dans une revue pédagogique mieux qu’honorable, Pratiques.
43On rejoint ici des critères internes : une communauté se reconnaît dans les formes de discours et dans les implicites qu’elles véhiculent. Ainsi l’implication de l’intertextualité définit un public compétent ou reconnu comme tel. Dans son Introduction à Méthodes en Syntaxe, M. Gross dessine surtout en creux une attaque contre les démarches de la Théorie standard étendue et de ses disciples français. L’implicite est certainement un élément d’unification plus fort que la référence explicite, car il admet la puissance et la présence de l’habitus intellectuel. De façon générale, il conduit à de multiples méprises entre écoles étrangères, incapables d’identifier le rôle et les composantes du discours implicite de l’autre.
44De façon générale, la communauté se reconnaît dans la constitution du discours. On retiendra comme traits : la difficulté assumée de l’exposé, l’imposition d’une argumentation spécifique, la terminologie choisie, les systèmes de métaphores, etc. La rhétorique du discours est elle-même signifiante : les grammaires pédagogiques sont plutôt de type explicatif, les grammaires scientifiques de type associatif. Par exemple, M. Gross associe les lecteurs à l’effort de recherche et présente dans l’espace de la page un dispositif expérimental ; manipulations et formulations successives de règles recherchent l’adhésion et la complicité du lecteur ; à l’inverse des grammaires pédagogiques qui imposent leur vérité.
3. Tableau des grammaires françaises au XXe siècle
45L’inventaire est considérable. Mais on privilégiera ici une remarque : les grammaires scolaires avancent par paquets homologues et ces groupements dénoncent des conditions institutionnelles et socio-économiques de publication. Au début du xixe siècle, ce ne sont que grammaires de compilation qui empilent les grammaires générales du siècle précédent. Titre-vedette : la Grammaire des grammaires de Girault-Duvivier. Elles exsudent des grammaires scolaires qui sont des grammaires de discours pour répondre aux exigences nouvelles de l’enseignement du français. Dans la deuxième moitié du siècle, une innovation : les grammaires historiques, fortement germanisées, avec la prétention d’être de la science. Elles échouent à être des grammaires scolaires ; on s’en lasse donc vite ; il ne reste que le vide. D’où Gaston Paris à Bréal : « Avez-vous remarqué une chose, on ne fait plus de grammaire française ? Et c’est nous et nos disciples, en privilégiant la grammaire historique, qui en sommes la cause ».
46Alors, après 1900, c’est la grammaire scolaire qui repart, positiviste et empirique, le je et le tu, un peu française et un peu suisse, tartinée de la psychologie d’inspiration allemande de Ribot à Wundt. C’est Brunot d’un côté et Bally de l’autre. Elle accouche de monstres curieux : le citoyen Brunot produit un paquet progressiste, La Pensée et la Langue qui trouve son complémentaire réactionnaire dans Des Mots à la Pensée de l’oncle et du neveu psychiatre, Damourette et Pichon. Avec l’avatar psychologisant : Le problème de l’article de G. Guillaume.
47Nouvel élan scolaire dans les années 30 : Tesnière qui veut apprendre le français aux petits étrangers, slaves de préférence, pousse son collègue de Strasbourg et disciple G. Gougenheim : et celui-ci, en normalien consciencieux, croise le plan structural avec les systèmes du xviiie s. pour en faire le Système grammatical de la Langue française (1938). L’après-guerre, avec quelque retard, lâchera le paquet structuralo-générativiste : Dubois, Gross, Ruwet, Kayne qui se désacralisera dans la liturgie freudienne de Milner, dénudée par son humour corrosif. Il en restera un effroi panique auquel Ruwet donnera sa bouche (Théorie syntaxique et syntaxe du français, 1982) :
« Il est difficile pour le spécialiste de se reconnaître dans la multitude des théories formalisées : grammaire relationnelle, hyperlexicaliste, théorie des traces. »
48Il n’est pas inintéressant d’en rechercher les causes qui ne sont pas toutes scientifiques : évolution de systèmes pédagogiques gouvernés par l’évolution sociale et l’idéologie, gonflement du nombre d’étudiants et corollairement du nombre de chercheurs et de laboratoires d’Université, fonctionnement des maisons d’édition dont la frilosité redoute les courants d’air du vide, synonymes de mévente, nouvelles modes scientifiques qui occupent les gazettes, etc.
49Ce sont que quelques pistes pour ouvrir le débat avant fermeture de l’exposé.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Chevalier, « 1. Que et quelles sont les grammaires scientifiques du français au xxe siècle ? », Modèles linguistiques, 42 | 2000, 5-13.
Référence électronique
Jean-Claude Chevalier, « 1. Que et quelles sont les grammaires scientifiques du français au xxe siècle ? », Modèles linguistiques [En ligne], 42 | 2000, mis en ligne le 01 mai 2017, consulté le 23 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ml/1423 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ml.1423
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