- 1 Friedrich Schleiermacher (1999), Hermeneutik und Kritik, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, p. 101.
« Certains appellent signification ce que l'on pense en et pour soi dans un mot, et sens ce que l'on pense avec ce mot dans une certaine configuration. D'autres disent qu'un mot n'a qu'une signification, mais pas de sens, et que seule la phrase en a en et pour elle-même, mais ils ajoutent que la phrase n'a pas de compréhension, celle-ci ne revenant qu'au discours pleinement achevé. Mais on pourrait dire encore que ce discours n'est pleinement compris que rapporté au monde auquel il appartient »1.
- 2 Une telle théorie de la signification serait plutôt à rechercher dans les écrits dialectiques de Sc (...)
1Ce texte de Schleiermacher témoigne de la tendance de l'herméneutique à partir de l'expression langagière pour la dépasser. Il n'y a de compréhension complète en herméneutique que dans le rapport du phénomène langagier à son monde, et ce qu'un discours dit dépend d'une situation d'énonciation dans laquelle se détermine ce qu'un locuteur veut dire. Si l'herméneutique de Schleiermacher reconnaît la nécessité d'une herméneutique grammaticale s'appliquant spécifiquement à l'étude du langage, on ne peut parler ici d'une théorie de la signification du langage2.
2L'herméneutique suppose ainsi une théorie de la signification, et semble en même temps devoir en dépasser la seule application langagière. Le vouloir-dire, c'est-à-dire la signification telle qu'elle apparaît spécifiquement dans la compréhension du discours, n'est qu'un domaine restreint du vaste domaine de la signification, qui n'est pas enchaîné au langage. L'herméneutique veut comprendre dans un même mouvement le discours et son auteur en les intégrant dans une sphère qui les dépasse et qu'ils comprennent.
- 3 Jocelyn Benoist (2006), « Les sens du sens et l'illusion herméneutique » in Maxence Caron, Heidegge (...)
- 4 Cette faiblesse, particulièrement visible chez Bolzano, a été remarquée par Jocelyn Benoist qui sou (...)
3En ce sens, l'herméneutique ne peut que s'opposer à ce que Jocelyn Benoist appelle « l'objectivisme sémantique »3, cette théorie qui soutient l'autonomie des significations par rapport aux événements du discours, et dans laquelle il serait possible de retrouver tout à la fois Bolzano, Husserl et Frege. L'herméneutique ne peut accepter les idées d'une « proposition en soi », d'une signification idéale, ou d'un troisième monde des significations qui serait à part le monde des choses et le monde des mots. L'herméneutique commence son travail justement là où cet objectivisme sémantique peine à penser : dans la question des motivations du discours. Si les significations se présentent comme un catalogue de propositions en soi, comment expliquer que nous en prononcions certaines et pas d'autres4 ? Ne faut-il pas plutôt penser la signification des propositions en lien intime avec la motivation même du discours, et finalement déplacer la question de la signification du langage vers la situation des locuteurs ? Cela ne signifie pas qu'il faille abandonner toute perspective herméneutique sur le problème de la signification du langage. Au contraire, il est impératif de savoir de quelle manière le monde du locuteur – sa situation – conditionne la signification de son discours. On se proposera ici de découvrir comment l'herméneutique permet la compréhension du vouloir-dire comme expression d'une situation, en se concentrant tout particulièrement sur le tournant pris par l'herméneutique au début du siècle dernier. Sur ce chemin, ce n'est pas alors tant vers l'herméneutique romantique que nous nous tournerons, que vers la phénoménologie herméneutique proposée par Heidegger, et poursuivie par Hans Lipps dans la direction d'une véritable pragmatique existentielle. Il s'agira alors de partir des points de vue proposés par la phénoménologie dans le débat sur le statut de la signification au début du siècle, pour comprendre ensuite quels infléchissements l'herméneutique de Heidegger et de Lipps a pu apporter.
- 5 Sur ce point, voir Françoise Dastur (2007), « Les « recherches logiques » du jeune Heidegger » in H (...)
4Le tout jeune Heidegger a participé à la grande émulation qui s'est formée autour de la théorie de la signification au tournant du XXe siècle. Dans sa dissertation de 1913 sur le psychologisme, et dans sa thèse d'habilitation de 1916 sur le pseudo Duns Scot, il prend des positions précises sur le statut ontologique de la signification, le problème de la référence vide, et le psychologisme, si bien qu'on s'accorde généralement à regarder ces premiers travaux comme le pendant heideggerien des Recherches logiques de Husserl5. Or, pendant toute la durée qui sépare ces travaux de la période de Sein und Zeit, il semble que Heidegger ne cherche toujours qu'à extraire la question de la signification hors du domaine spécifique du langage. Sur ce point, la lecture des Recherches logiques de Husserl est capitale, mais elle est aussi immédiatement dépassée : Heidegger retient de Husserl que toute signification doit être référée à un acte intentionnel de la conscience. Mais il en tire la conséquence, non husserlienne, que tout acte de la conscience est production d'une signification et que celle-ci n'est pas spécifiquement bornée au vouloir-dire. Cette première distance vis-à-vis du langage pourrait trouver sa source dans la lecture faite par Heidegger d'Emil Lask. C'est dans ce jeu d'influences de Husserl et de Lask que Heidegger commence à construire une conception originale du vouloir-dire.
- 6 Edmund Husserl (2002), Recherches logiques, trad. Hubert Élie, Arion Kelkel et René Schérer, Paris, (...)
- 7 Edmund Husserl (2002), Recherches logiques, II-2, p. 256-257.
5Par une description phénoménologique de l'acte intentionnel, Husserl découvre la différence entre matière d'acte et qualité d'acte, celle-ci désignant la modalité de la relation à l'objet visé – judicative, optative, impérative – celle-là désignant ce qui, dans l'acte intentionnel, lui confère la relation à une objectité visée par cet acte. La matière de l'acte réunit en elle non seulement la visée d'objet elle-même, mais également ce en tant que quoi l'objet est visé6. Cette matière constitue la représentation à laquelle tout acte intentionnel doit se référer. Discutant alors la proposition de Brentano selon laquelle tout acte est soit une représentation, soit fondé sur une représentation, Husserl se demande si la représentation peut se présenter seule, c'est-à-dire si la matière d'un acte intentionnel peut se présenter à la conscience sans une qualité d'acte correspondante. Husserl pense alors la possibilité d'une simple présentation de la matière intentionnelle, dans laquelle il n'est rien affirmé, une modalité assomptive, sans doute reprise de Meinong, du rapport aux objets7. La simple appréhension assomptive constitue un moment de découverte de l'objet visé dans les actes intentionnels, un strict découvrement, qui ne statue pas sur les rapports logiques qui peuvent structurer l'objet visé.
6Mais l'unité de la qualité et de la matière ne suffit pas toujours, selon Husserl, à former un acte intentionnel complet :
« dans la mesure où il s'agit d'actes qui remplissent ou pourraient remplir la fonction d'actes signifiants dans les expressions – nous aurons à chercher ultérieurement si tous le peuvent – on doit parler de l'essence significative de l'acte »8.
7Il est des actes qui ne sauraient être complets si l'on n'en dégageait également l'essence significative qui constitue la source du langage. L'essence significative est l'identité qui surgit du fait qu'à des instants différents, et dans des actes différents, c'est bien toujours la même représentation qui constitue la visée de l'acte intentionnel9. Il faut une couche d'acte supplémentaire à certains vécus intentionnels, pour que ceux-ci soient complets. Cette couche d'acte identifie l'essence significative de l'acte et constitue à partir d'elle la signification proprement dite, laquelle est toujours seulement possible en tant que signification conférée à l'expression, c'est-à-dire dans le langage.
8Face à Husserl, le néokantisme de Lask semble beaucoup plus critique à l'égard du langage. Dans La logique de la philosophie et la doctrine des catégories, Lask produit une critique radicale de ce qu'il nomme « la théorie des deux mondes » d'origine platonicienne, qui consiste à séparer le domaine de la réalité sensible et le domaine de la vérité, pour les hypostasier en deux champs distincts et autonomes.
9À l'inverse, Lask propose de considérer l'intellectuel et le sensible comme deux moments interdépendants d'un seul et unique monde, celui des objets. Depuis ce point de vue, sens et signification deviennent des moments qui structurent tout objet, indépendamment de tout domaine linguistique et de tout vouloir-dire :
- 10 Emil Lask (2002), La logique de la philosophie et la doctrine des catégories, trad. Jean-François C (...)
« L'intrication, la jonction de la forme et du matériau, ce tout où apparaît la forme en soi vide et requérant un complément, en même temps que son remplissement par un contenu, sera désigné par le terme sens. Le règne objectif, donc également celui de la vérité […], est un règne du ''sens'' »10.
10Les objets sont des rapports de sens entre une forme logique et un contenu sensible. Pour autant qu'il affecte cette forme logique et l'individualise, ce contenu sensible sera appelé signification11. Dans ce cadre, Lask est très critique à l'égard du langage et de la signification qui lui est spécifiquement attachée :
« La raison principale qui explique le fait de maintenir obstinément séparés vérité et objet, qui explique le rapport de duplication où l'on met la vérité et le sens en liaison avec l'objet tient […] à ceci que l'on part toujours du sens – artificiellement forgé – de l'énoncé et du jugement qui, de toute façon, ne coïncide pas avec cet objet »12.
11La théorie des deux mondes que critique Lask trouve selon lui son origine dans le langage. C'est en étudiant le langage et non le monde des objets que l'on a été conduit à séparer le domaine du sens de celui de l'expérience. Lask explique que le langage n'est en vérité qu'un « méta-rapport »13 : un rapport qui se rapporte à celui existant entre forme et matière de l'objet. Le vouloir-dire de nos paroles est la répétition, la reduplication d'un sens qui pré-existe à l'expression, et qui se vit dans l'épreuve que nous faisons des objets. Aussi, pour éviter que la théorie de la signification ne retombe dans une théorie des deux mondes, il est absolument nécessaire, pour Lask, de faire abstraction du vouloir-dire.
- 14 Martin Heidegger (1972), Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus in Frühe Schriften, Fr (...)
- 15 Ibid., p. 259.
- 16 Ibid., p. 237.
- 17 Ibid., p. 209-210.
12Dans sa thèse, Heidegger se situe pour ainsi dire entre Husserl et Lask. Toute la seconde partie de sa thèse semble suivre le paradigme husserlien de l'expression. Heidegger y fournit en effet une étude détaillée des structures de la signification et des catégories à partir des structures grammaticales du discours. Tout comme Husserl, Heidegger s'efforce d'articuler une théorie de la signification donnée dans le langage (modus significandi14) à une théorie du jugement (modus intelligendi15). Pourtant, Heidegger semble penser tout comme Lask que la signification du langage est un méta-rapport : « La formation langagière est le signe de la signification, du sens, la signification est à nouveau ''signe'' de l'objet »16. Si le terme signe est mis entre guillemets la seconde fois, c'est bien parce qu'il n'y est pas question d'un signe au sens strict. Ce « signe » est lui-même un rapport à l'objet, un rapport intentionnel, et toute signification se trouve dans ce rapport précis, n'ayant pas besoin du langage pour exister. La signification peut émerger indépendamment du jugement dans une simplex apprehensio : tout comme chez Lask, qui se trouve là explicitement cité par Heidegger, les objets sont concernés (Betroffeneit) par des formes, dans une pure et simple appréhension dans laquelle une subjectivité a son objet17. Cette simplex apprehensio que Heidegger découvre chez le pseudo Duns Scot, est également le reflet de cette pure et simple assomption husserlienne (et meinongienne) qui constitue toute matière intentionnelle quand celle-ci se présente seule à la conscience : elle est le rapport minimal à l'objet, l'appréhension pure et simple de ce en tant que quoi l'objet se présente. Dans ce rapport se joue un premier mode de la connaissance, antérieur à tout jugement et à tout langage, et dans lequel figure déjà une signification.
- 18 Heidegger distingue en effet nettement, dans sa thèse d'habilitation, deux modalités de la connaiss (...)
13Dans un texte préfigurant la conception de la vérité qui émerge dans Sein und Zeit, Heidegger approfondit cette idée de l'appréhension : « La vérité de la simplex apprehensio, du simple avoir d'un objet a pour contraire non pas la fausseté, mais la non-conscience, la non-connaissance »18. L'appréhension présentant un objet tel qu'il se donne dans son en-tant-que-quoi appartient déjà au champ des significations. Or cette appréhension simple s'accomplit antérieurement à tout langage.
« Les formations logiques ont leur propre effectivité, même si elles ne sont pas portées à l'expression dans le langage. Elles sont quelque chose d'antérieur, et n'ont pas besoin du langage pour leur consistance ni pour leur valeur »19.
14On peut alors s'étonner qu'après avoir démontré le caractère toujours secondaire du langage, et après avoir démenti tout parallélisme logico-grammatical, toute la seconde partie de la thèse de Heidegger ne traite finalement que de formations grammaticales comme s'il s'agissait de formes logiques. D'un côté la signification est antérieure à tout vouloir-dire, mais d'un autre, c'est à partir du vouloir-dire que se laissent découvrir les catégories fondamentales de la signification.
15Pour le tout jeune Heidegger, le langage en général, et l'expression en particulier, ne sont pas constitutifs de la signification en tant que telle. L'acte conférant la signification n'est pas celui qui la produit dans son identité par-delà la singularité de tout acte intentionnel, mais toujours celui qui la révèle, qui permet à la conscience de réfléchir sur elle. Il semble que, chez Heidegger, le langage soit l'outil d'une telle réflexivité. Le langage thématise les significations qui lui pré-existent dans la simple appréhension des objets. La signification est « faite objet » (wird gegenständlich)20. Le jugement est le déploiement des structures logiques implicitement présentes dans la simplex apprehensio. Heidegger insiste sur ce point : le jugement est une explicitation de la simplex apprehensio, c'est-à-dire déjà une interprétation :
« Les objets ne contiennent que virtualiter ce que le jugement enferme ensemble dans une totalité de sens. La relation de jugement n'est pas quelque signe ressemblant du monde des objets »21.
16L'énoncé rapporte les objets, immédiatement vécus dans la simplex apprehensio, à leur en-tant-que-quoi explicitement thématisé. Le langage est ainsi l'outil du jugement qui révèle les structures internes de l'objet.
- 22 Ce thème apparaît dans l'été 1919, dans une conférence sur l'université et les études académiques. (...)
- 23 Karl Jaspers (1919), Psychologie der Weltanschauungen, Berlin, Springer, p. 202 ; et Theodor Kisiel (...)
17À partir de 1919, les notions d'expression et de langage disparaissent des manuscrits et des cours de Heidegger pour céder la place à un thème qui prend toujours plus de place dans ses réflexions : celui de la situation22. Ce concept sans doute hérité de Karl Jaspers23 a d'abord une signification pragmatique et historique : la situation constitue la structure unitaire de signification appartenant à l'expérience des phénomènes. Cette expérience elle-même doit être référée à un vivre concret, intéressé, et impliqué dans son monde.
- 24 Martin Heidegger (1972), Frühe Schriften, p. 209-210.
18Si le thème de la situation n'apparaît explicitement qu'à partir de 1919, la description qu'en fait Heidegger profite cependant des acquis de ses travaux antérieurs. Il est en effet possible de voir dans cette notion de situation le déploiement approfondi et restructuré de ce que pensait Heidegger dans la simplex apprehensio en 1916. Dans cette appréhension immédiate de l'objet, on pouvait déjà lire trois moments constitutifs : un acte intentionnel d'un sujet connaissant, une forme intellectuelle de l'objet présentée en elle-même, et une matière sensible concernée par cet objet. Par cette triplicité Heidegger s'interrogeait sur ce que signifie le fait d'avoir un objet, car c'est dans cet avoir que s'accomplissait la simplex apprehensio24. La situation reprendra cette structure tripartite en en transformant radicalement le sens.
- 25 Martin Heidegger (1993), Grundprobleme der Phänomenologie, Ga 58, Frankfurt-am-Main, Klostermann, p (...)
19Heidegger donne une description structurelle de cette situation dès le cours du semestre d'hiver 1919-1920 intitulé Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie. Dans cette relation spécifique de l'avoir déjà thématisée dans la thèse sur le pseudo Duns Scot, Heidegger rethématise une structure ternaire qui traverse toute situation, c'est-à-dire toute expérience dans laquelle j'ai un phénomène. De tout phénomène vécu, il est en effet possible de dégager un contenu qui permet de comprendre le « quoi » (Was) de ce phénomène, ce qu'il est, ce en tant que quoi il apparaît. Mais de ce « quoi », il faut distinguer le « comment » de la modalité (Wie) par laquelle on se rapporte au phénomène, et enfin le « comment » de la modalité (Wie) selon laquelle s'accomplit ce rapport au phénomène. Ces trois moments constituent les trois pôles de toute situation phénoménologique dans laquelle des phénomènes sont vécus et appréhendés : le sens de contenu (Gehaltssinn) le sens de rapport, ou sens référentiel (Bezugssinn), et le sens d'accomplissement (Vollzugssin)25. Heidegger semble suivre l'universalisation laskienne de la signification, son extension à l'ensemble des phénomènes, mais il n'en oublie pas pour autant l'apport husserlien selon lequel toute intentionnalité est toujours le fait d'un acte. Heidegger intègre ainsi à la conception laskienne du sens comme champ universel et illimité de la vérité l'idée husserlienne que tout sens se réfère à l'actualité d'un acte auquel renvoie la notion heideggerienne de sens d'accomplissement .
20La réinterprétation par Heidegger de la notion d'acte implique alors une double changement : d'une part, si toute signification est attachée à un acte, elle est indissociable d'un agir et revêt d'emblée une dimension pragmatique qui définit la manière dont l'individu se rapporte au contenu de sa situation (Bezugssinn). D'autre part, cet attachement de la signification complète et articulée à un acte suppose également une insistance sur la dimension événementielle de cet acte. Celle-ci attribue l'acte à quelqu'un qui s'y accomplit (Vollzugssinn).
- 26 Françoise Dastur (2007), « Les « recherches logiques » du jeune Heidegger », p. 35 ; Heidegger (197 (...)
- 27 Ibid., p. 251.
- 28 Le thème du jeu détermine l'ensemble de la compréhension de la situation. Heidegger s'explique beau (...)
21La dimension pragmatique de l'acte intentionnel n'est pas neuve chez Heidegger. Si, dans sa thèse d'habilitation, Heidegger se tourne effectivement vers la signification du langage, vers ce domaine spécifique de la signification qu'est le vouloir-dire, c'est parce que, comme le souligne Françoise Dastur, le langage n'est pas interrogé quant à son origine, mais quant à son but, dans un examen téléologique26. Comme le montre alors Heidegger : « Par l'intermédiaire de la conscience appréhensive, l'acte conférant le sens est en même temps un agir »27. Cette dimension pragmatique de l'acte intéresse tout particulièrement Heidegger parce qu'elle implique que, dans tout acte porteur de signification, il se trouve un investissement propre de l'individu en situation. S'il y a toujours une dimension pragmatique dans la signification, c'est parce que celui qui se trouve en situation joue quelque chose de lui-même. La signification représente toujours une certaine décision d'un individu eu égard à un enjeu. Dans la situation, l'individu joue et se joue28.
22En insistant sur la dimension d'agir qui se tient en tout acte, Heidegger modifie considérablement la simplex apprehensio sur la structure de laquelle il avait découvert l'articulation tripartite de la situation. Le simple avoir de l'objet cesse d'être ce qu'il était chez Husserl, à savoir une appréhension neutre d'un objet, le degré minimal de qualité d'acte pouvant convenir à la présentation d'un phénomène. L'appréhension simple, l'assomption meinongienne et husserlienne n'avait à l'origine pour seul but que de permettre de penser un rapport neutre aux phénomènes (ou à l'objet chez Meinong), dans lequel rien n'était affirmé de ce phénomène. Dans cette appréhension, la conscience était tournée vers le phénomène dans son en-tant-que, sans que cet en-tant-que ne soit lui-même thématisé, et sans qu'il n'en soit dit quoi que ce soit. Mais dès lors que, comme Heidegger, on fait une action de cet acte d'appréhension, on doit reconnaître qu'il y va en lui de quelque chose, c'est-à-dire que cet acte est motivé. Il ne peut plus être étudié pour lui-même, mais doit plutôt être intégré à un réseau de rapports, une large structure dans laquelle les références se déterminent les unes les autres. Cela signifie que même la simple appréhension qualifie d'une certaine manière le contenu appréhendé, et oriente la compréhension de la signification de ce phénomène – son en tant que – à partir d'une certaine modalité d'approche déjà déterminée. Ce en tant que quoi quelque chose est appréhendé dépend ainsi en grande partie d'une motivation possible de l'appréhension comprise comme action. La signification ne trouve alors plus son lieu dans le seul contenu de l'acte intentionnel.
23Alors que Husserl considérait que la matière d'un acte intentionnel pouvait rester identique même lorsque la qualité de cet acte venait à changer, Heidegger semble regarder cette qualité comme participant nécessairement à la détermination du sens du phénomène : le contenu de ce qu'on vise change de sens selon qu'on dit « j'ai soif » ou « un verre d'eau, s'il vous plaît ». La qualité de l'acte s'intègre à la détermination du sens des phénomènes. Chez Husserl, cette qualité détermine la manière dont une conscience se rapporte à un contenu, elle est une modalité du rapport de la conscience à ce qu'elle vise. Elle trouve son reflet chez Heidegger dans l'analyse du sens référentiel (Bezuggssinn) des phénomènes, et c'est en tant que sens référentiel qu'elle se trouve intégrée à la détermination de la signification des phénomènes visés.
- 29 H.L. Dreyfus se sert ainsi du travail de Heidegger sur la structure de la significativité du monde (...)
24C'est dans l'analyse de ce sens référentiel qu'il est possible de découvrir une véritable lecture pragmatique de la signification chez Heidegger. Le sens référentiel dit comment j'ai les phénomènes, c'est-à-dire par quel type d'action et sur le fondement de quelle motivation. L'analyse par Heidegger du comment de ce sens référentiel le conduit à une pragmatique qui demande toujours quelle action est accomplie dans le rapport aux phénomènes. Elle porte sur la manière dont un individu s'engage dans son monde selon une certaine modalité d'engagement Cette analyse ouvre la voie à un véritable pragmatisme de Heidegger, par lequel les actes de connaissance, c'est-à-dire les manifestations des phénomènes, sont déterminés à partir d'une structure socio-historique impliquant l'analyse des normes sociales de référence. Il importe de noter ici le fait que le pragmatisme, qu'il est de fait possible de trouver chez Heidegger, se restreint au domaine extrêmement limité de ce sens référentiel. Celui-ci se laisse déterminer de manière holiste, en référence à la totalité structurée des significations accordées aux choses. Il appartient à une structure socio-historique déterminée qui prescrit chaque fois le sens d'un phénomène à partir des emplois possibles de ce phénomène dans une situation donnée. Dès lors le sens référentiel, auquel correspond dans Sein und Zeit l'en tant que herméneutique qui constitue le fondement de toute lecture pragmatiste, est un sens prescrit par le monde. L'action qui se laisse déterminer par ce sens, n'est pas une action pensée dans une représentation avant d'être accomplie29. Elle n'a pas besoin de la représentation préalable d'un sujet pour être accomplie, mais doit seulement se référer à des prescriptions précomprises dans le sens référentiel.
- 30 Heidegger, Martin (1993), Grundprobleme der Phänomenologie, Ga 58, p. 157 : « L'expérimenté nous ab (...)
25Mais l'analyse des différentes manières de se rapporter pragmatiquement au phénomène ne dit rien encore de celui qui s'y rapporte. Or il faut bien quelqu'un qui se réfère ainsi au phénomène, un soi qui par-delà les modalités du rapport, se manifeste lui-même comme celui qui se joue dans ces modalités elles-mêmes. Dans tout avoir des phénomènes, tel qu'il s'opère par la simple appréhension, il se joue la possibilité, saisie ou non, d'un s'avoir-soi-même qui dépasse la seule détermination des modalités de rapport aux phénomènes30.
- 31 On notera ici que cet Ereignis n'a rien de commun avec celui qui apparaîtra après le « tournant » h (...)
- 32 Il faudra alors opposer à la lecture pragmatiste le rappel à l'ordre de Crowell, selon lequel la si (...)
- 33 L'idéalisme ou l'objectivisme sémantique de Husserl, Bolzano et Frege en reste à une simple analyse (...)
26Outre sa dimension pragmatique, la notion d'acte suppose alors une insistance sur le caractère événementiel de la signification déployée en situation. Le thème de l'événement apparaît explicitement dès le premier cours de Heidegger en 1919. Opposant la notion d'événement (Ereignis) à celle de processus (Vorgang), Heidegger insiste sur le fait que la situation est toujours issue d'un événement, Er-eignis, un événement appropriant, par lequel chacun trouve dans l'actualité de son agir la source du sens des phénomènes31. L'événement dont il est alors question ne signifie rien d'autre qu'un acte par lequel quelqu'un s'accomplit. L'auteur de cet acte n'est que son accomplissement, son actualisation32. Cette dimension événementielle est celle par laquelle Heidegger tend à montrer que la signification ne saurait exister indépendamment de sa propre ré-actualisation par l'ipséité d'un individu, qu'elle ne saurait donc exister de manière idéale, sans qu'un individu y participe activement. Elle suppose ainsi d'emblée un dépassement de la simple analyse du contenu intentionnel de l'acte, dans laquelle se loge le réalisme sémantique. Mais cette dimension événementielle implique également que la signification ne saurait être complètement déterminée uniquement d'un point de vue pragmatique, qui en reste encore à l'analyse socio-historique des rapports aux phénomènes, sans encore concerner personne en particulier. Elle implique ainsi un dépassement du sens référentiel de l'acte, dans laquelle se loge le pragmatisme33. Si cette dimension événementielle peut paraître nouvelle chez Heidegger, on peut noter cependant qu'elle était déjà présente avant même sa thèse d'habilitation.
- 34 Theodore Kisiel (2009), « Heidegger Dankesschuld an Emil Lask. Sein Weg von Neufichteanismus zur He (...)
27Dans sa dissertation en 1913, Heidegger aborde le problème des énoncés impersonnels, traitant la question de savoir qui en est le sujet. Pour Heidegger, le sujet du verbe « il pleut », c'est le fait que la situation de la pluie « arrive » à celui qui se trouve en cette situation. Theodor Kisiel souligne que dans cette interprétation se manifeste déjà l'événementialité de l'être en situation34. Un événement (Ereignis) ordonne des phénomènes à une situation, et leur donne par là-même une signification pour un individu qui comprend. L'ensemble des énoncés impersonnels peut être considéré comme une déclinaison, une dérivation à partir de l'énonce primordial « il y a » (es gibt). Cet énoncé, caractérisé à partir de la notion heideggerienne d'Ereignis, renvoie à la nécessité de penser à l'origine de tout phénomène un événement, qui est toujours avènement de la situation à l'individu qui se rapporte aux phénomènes en elle.
28Dans cette double dimension pragmatique et événementielle, la situation apparaît pour Heidegger comme le lieu de la signification. Tout l'enjeu de la réflexion heideggerienne à cette époque consiste alors précisément à reconnaître que cette signification n'est jamais d'entrée de jeu donnée comme une chose, mais toujours à rapporter à un accomplissement.
29Le langage apparaît dans la situation au même titre que tous les autres phénomènes. À ce titre, il peut faire l'objet d'une analyse qui le réfère à cette situation. Contre tout réalisme sémantique, cette analyse semble d'abord seulement possible dans le sens voulu par le pragmatisme. En effet, le langage en situation ne prend-il pas sens en fonction des emplois que je peux en faire ? La modalité par laquelle on aborde le langage, et on s'y réfère, ne trouve-t-elle pas son origine dans des normes sociales qu'il convient de thématiser ? Une lecture pragmatiste de Sein und Zeit est possible, dans la mesure où elle est toujours déjà impliquée dans l'idée que tout acte intentionnel est aussi une action dans laquelle se joue l'individu impliqué dans la situation. Une telle lecture s'appuie sur le §17, dans lequel il est question des signes. Heidegger y découvre que toutes les choses du monde sont des pragmata qui se laissent définir par le rapport pragmatique qu'un individu peut avoir à leur égard. De manière non thématique, et dans une appréhension immédiate des choses, chacun d'entre nous perçoit les phénomènes d'abord et avant tout en fonction de ce qu'il peut en attendre pour son action.
30Pourtant le langage échappe par principe à une telle analyse. Déjà dans le § 17, la structure pragmatique du monde est mise à mal par le fait même du signe. Le but de ce paragraphe est justement de montrer que le signe n'est pas une chose comme les autres, et qu'il ne fait pas partie des pragmata.
- 35 Martin Heidegger (2003), Sein und Zeit (noté désormais SZ), Tübingen, Max Niemeyer, p. 77.
31La véritable fonction du signe apparaît alors quand Heidegger montre que celui-ci doit rendre l'utilisable « surprenant »35. La surprise est ce phénomène – étudié au §16 – qui nous révèle la structure entière du monde : les choses nous surprennent lorsqu'elles ne suffisent pas ou lorsqu'elles excèdent nos attentes. Les surprises sont des lacunes dans la structure pragmatique du monde quotidien. Elles manifestent la structure de renvoi à partir de laquelle on les envisage. La structure universelle de relations ustensiles se manifeste dans la surprise, et la situation dans laquelle se trouve l'individu surpris se révèle comme situation.
« Un signe n'est pas une chose qui se tient dans une relation montrante à une autre, mais un outil qui révèle explicitement (ausdrücklich) l'entièreté des outils à la vue (Umsicht), et ce, de telle manière que s'annonce le caractère mondain de ce qui est à portée de main »36.
32La fonction du signe en situation, c'est de n'être utilisable que dans la mesure où il manifeste en même temps sa situation d'emploi. Contrairement aux autres pragmata, les signes impliquent une thématisation explicite de la situation dans laquelle je me trouve chaque fois. S'il surprend, c'est parce qu'il implique un rapport réflexif à la structure significative sur laquelle il repose. Avec le signe, la manifestation explicite de la situation est une fonction de cette situation elle-même. Le signe est donc bien un outil, quelque chose qui s'emploie. Mais son emploi est subordonné à la condition d'une manifestation thématique de sa situation d'emploi. Si je ne pense jamais au marteau en tant que marteau quand je l'utilise, si l'atelier disparaît de ma visée lorsque je martèle, il n'en va pas de même du signe, qui n'est utilisable qu'en montrant la situation depuis laquelle je le vise, et pour laquelle je l'emploie.
- 37 Edmund Husserl (2002), Recherches logiques, II-1, p. 27 ; Heidegger le cite explicitement dans SZ, (...)
- 38 SZ, p. 161.
33Mais les signes ne sont pas des mots. Tout comme Husserl qui, dans la première Recherche logique, distingue les indices et les expressions, Heidegger distingue les signes et la parole37, en insistant : « les mots ne sont pas des choses »38, autrement dit, ce ne sont pas des pragmata dont le sens serait uniquement à chercher dans leur emploi en situation. Les mots, et avec eux la parole, ont un statut encore différent.
- 39 Ibid.
- 40 Jocelyn Benoist (2006), « Les sens du sens », p. 342.
34On a souvent insisté sur l'affirmation de Sein und Zeit selon laquelle ce sont les mots qui s'adaptent à des significations qui leur pré-existent : Die Wörter wachsen den Bedeutungen zu39. Ce n'est pas par les mots que nous accédons aux significations, mais par les significations que nous accédons à l'usage des mots. Cette phrase peut être sujette à malentendu, car elle pourrait laisser croire à l'existence de significations en soi pour lesquelles nous serions amenés à former des mots. Une telle interprétation ferait alors de la pensée heideggerienne de la parole « un objectivisme sémantique sans platonisme »40. Les significations seraient là, disponibles, et il ne resterait plus qu'à s'en saisir en les désignant par des sons.
35Il y a pourtant dans ce malentendu quelque chose qui touche de près la pensée heideggerienne de la parole : c'est que les mots ne concernent pas les choses, mais les significations à partir desquelles les choses se rencontrent. Les mots désignent ce à partir de quoi on s'attend à rencontrer une chose. Il serait alors possible de retrouver cette forme de réflexivité découverte dans la thèse d'habilitation de Heidegger, selon laquelle les mots sont des signes de « signes' », et le langage un méta-rapport au sens que Lask prêtait à cette expression. Le mot est la thématisation de la signification dans laquelle chacun vit de manière non thématique.
- 41 Jocelyn Benoist (2010), « Le mythe de l'usage », Les études philosophiques, 2010/3, n°94, Paris, PU (...)
36Si, tout comme le signe, la parole joue un rôle de manifestation par rapport à des significations qui lui pré-existent, cela ne veut pas dire pour autant que la signification est simplement disponible, et qu'elle est indifférente à sa manifestation, comme si le mot n'avait qu'à ressaisir, voire redoubler, une signification déjà présente. En effet, si les mots croissent jusqu'aux significations, c'est sans doute parce que les significations appellent elles-mêmes cette croissance. Les significations thématisées par les mots sont des significations qui veulent être dites. Elles appellent pour ainsi dire leur expression. On peut ici répondre à la critique faite par Jocelyn Benoist à Heidegger. Selon Jocelyn Benoist, la volonté de Heidegger de voir dans l'expérience quotidienne un usage de signe, de donner à toute chose une signification et d'herméneutiser ainsi la perception, le conduit à un redoublement de ces significations dans le langage : à donner de la signification aux choses, on ne peut plus regarder les mots que comme des reflets de ces significations de choses41. Il y aurait ainsi un « objectivisme sémantique sans platonisme » qui se réduirait à un empirisme. Il faut alors répondre à Jocelyn Benoist que les mots ne redoublent pas les significations, mais sont appelés par elles à les compléter. En ce sens, ce ne sont pas les mots qui veulent dire quelque chose, mais des significations qui veulent se laisser dire par des mots et ainsi accéder au rang de véritables significations. La situation tout entière veut être dite. Tout vouloir-dire est un vouloir-se-dire. Il faut alors comprendre ce que les mots ajoutent aux significations qui permet leur achèvement et celui de la situation.
37Dans le paragraphe 34 de Sein und Zeit, Heidegger se tourne spécifiquement vers le langage pour lui donner une place parmi ce qu'il appelle les existentiaux, les structures fondamentales du Dasein. La parole (Rede) y apparaît comme cooriginaire à la compréhension (Verstand) et à l'être-en-situation (Befindlichkeit), qui sont les deux autres existentiaux abordés par Heidegger. La parole fonctionne de manière complémentaire avec ces deux existentiaux. À la compréhension revient l'articulation des significations de la situation. Elle est le mouvement par lequel le Dasein anticipe le sens de ce dont il fait l'expérience. L'être-en-situation pour sa part renvoie à la manière dont le Dasein est affecté par cette situation anticipée dans la compréhension. Quel rôle joue alors la parole dans ce cadre ? Elle est le mouvement de manifestation de la situation. Le fait que la parole prenne la fonction d'un existential, cooriginaire à la compréhension et à l'être-en-situation montre qu'elle apporte à ces deux autres existentiaux quelque chose sans quoi ils ne sauraient être complets. Compréhension et être-en-situation ne parviennent à l'achèvement que dans la parole. La parole recueille alors la situation, l'amène à sa pleine manifestation pour le Dasein qui parle, et ainsi à son achèvement. Il faut que l'ensemble de la situation du Dasein vienne à la parole. Le fait que la parole soit le dernier des existentiaux étudiés par Heidegger ne doit pas tromper. C'est à partir d'elle que compréhension et être en situation se manifestent, c'est d'elle qu'il faut partir, même si, pour Heidegger, il faut s'en départir.
38Sans la parole, la structure existentiale du Dasein ne se manifesterait pas au Dasein lui-même. Le fait que le Dasein est « l'étant pour lequel il en va en son être de son être même » n'est possible que par la parole. Celui pour qui l'être se joue dans ses manières d'être ne peut se décider pour telle ou telle manière d'être que dans la mesure où s'y manifeste le fait que son être s'y joue. Or cette manifestation de l'existentialité du Dasein ne peut avoir lieu que dans la parole. C'est à elle que revient la charge de rendre présent l'enjeu existentiel de la situation du Dasein vers lequel se projette toujours sa compréhension42. La parole est celui des existentiaux qui prend en charge l'ekstase temporelle du présent, dans laquelle les deux autres – celle de l'à-venir de la compréhension et celle de l'être été de l'être-en-situation – peuvent se manifester au Dasein. Or ce « rendre-présent » n'est pas simplement la réception passive de la situation du Dasein, ce n'est pas le présent du Verfall impropre et inauthentique. C'est le présent dans lequel s'institue une décision. Il est le présent de l'instant qui découvre la situation du Dasein dans son entièreté43. Or cette découverte n'est possible que sur le fondement d'une décision. La parole n'est une présentation propre de la situation que si elle se fonde sur une décision qui découvre cette situation.
- 44 SZ, p. 347.
- 45 SZ, p. 299. Cette saisie de la situation présente apparaît plus clairement encore dans les cours de (...)
39Il faut ici remarquer le lien précis qui rapporte les unes aux autres les notions d'apprésentation, de situation, de parole et d'instant. La parole joue son rôle dans son rapport à l'ekstase spécifique du présent. Le présent auquel se rapporte la parole n'est pas celui inauthentique du Verfall, mais celui – propre – de l'instant. Celui-ci « met l'existence au cœur de la situation »44. Exister dans l'instant, c'est ne pas échapper à sa situation, c'est au contraire s'y insérer, et se la présenter à soi-même en la refermant. L'instant, l'Augenblick, est selon le sens littéral du terme allemand, le coup d'œil porté à la situation. Il est l'apprésentation de la situation, qui la clôt et la manifeste dans un même mouvement. L'opération qui rend possible une telle clôture, c'est la décision, qui fait revenir le Dasein de sa résolution (c'est-à-dire de son ouverture à son être) à sa situation (c'est-à-dire à son rapport existentiel aux étants dans cette ouverture). C'est la décision qui ramène l'existence du Dasein à sa situation, et qui dans ce mouvement même clôt la situation45. Ce que la parole implique, c'est une décision dans laquelle il faut lire un sens d'accomplissement qui clôt et complète une situation qui sans lui resterait ouverte et inachevée.
- 46 SZ, p. 326.
- 47 SZ, p. 298.
40La situation est l'espace dans lequel les étants entrent en présence, s'annoncent au Dasein46. La décision est le mouvement actif de cette apprésentation kairotique47. La parole est le déploiement de cette apprésentation de la situation. Appartenant à la décision, son rôle est de manifester ce que déjà la situation manifeste dans la clôture que lui impose la décision.
- 48 Hans Lipps (2004), Recherches pour une logique herméneutique (noté désormais RLH), traduction Stefa (...)
41Il ne saurait alors y avoir de parole au sens strict sans décision. Et se décider, c'est toujours également se décider à parler, c'est-à-dire manifester cette décision elle-même, alors qu'elle articule la signification d'une situation. La décision de parole est la décision qui achève la situation. Le lecteur attentif de Heidegger qu'est Hans Lipps la regarde comme une conclusion : « Les conclusions sont décisives dans la mesure où la situation y est recueillie en raccourci, qu'elle y est nouée d'un seul tenant »48. Elle achève la situation dans laquelle on se trouve. La décision de parole ne se contente jamais de refléter passivement la situation à laquelle elle se rapporte, elle modifie cette situation en lui donnant une unité. S'il est permis de reprendre le schéma ternaire de la situation, tel qu'il a été décrit plus haut, on peut dire que la parole apporte à la situation son sens d'accomplissement. Ce dont manquent les significations rencontrées et comprises dans l'épreuve quotidienne du monde, c'est de ce sens d'accomplissement. Ce que la parole apporte à ces significations, c'est précisément ce sens d'accomplissement. Celui-ci n'est alors à comprendre comme rien d'autre que comme l'attribution de ces significations à quelqu'un. Dans le sens d'accomplissement, ce qui se joue, c'est le qui de celui qui comprend. En ce sens, ce que la parole apporte à la situation, c'est celui pour qui une telle situation est possible. Contrairement à ce qu'affirmait Jocelyn Benoist, les mots ne redoublent pas simplement les significations des choses, mais les complètent en leur donnant quelqu'un qui peut les comprendre. Entre le monde silencieux des significations pragmatiques entrant en réseau, et le monde de la parole, il y a la même différence qu'entre un monde anonyme et et le monde de quelqu'un.
42C'est ici alors le lieu de clarifier les rapports de Heidegger au pragmatisme qu'on a voulu lui attribuer. Si une lecture pragmatiste d'Être et temps est possible, celle-ci doit cependant être limitée. Comme cela a été remarqué, une telle lecture ne peut se tourner que vers un sens référentiel, vers la modalité du rapport du Dasein à son monde. Elle est donc contrainte de demeurer dans l'étude anonyme de significations incomplètes : analysant seulement le réseau de détermination réciproques des rapports ustensiles que le Dasein peut avoir aux phénomènes de son monde. Elle ne peut se tourner vers ce qui constitue le cœur heideggerien de la situation : le Dasein lui-même qui accomplit ce rapport. Cette tension entre le pragmatisme et la pensée heideggerienne de la situation apparaît bien dans la manière dont Richard Rorty aborde Heidegger
- 49 Richard Rorty (1995), « Wittgenstein, Heidegger, et la réification du langage » in Essais sur Heide (...)
« On peut imaginer un Heidegger possible qui après avoir formulé le pragmatisme de la pratique sociale, semblable à celui de Dewey, dans la première section d'Être et temps, aurait eu le sentiment que sa tâche est accomplie. Mais le jeune Heidegger était animé du même désir de pureté que le jeune Wittgenstein »49.
43Or la première section « pragmatiste » de Sein und Zeit n'est que le point de départ d'une recherche qui remonte de l'existence pragmatique quotidienne à ses conditions de possibilité. Heidegger reste un penseur transcendantal.
- 50 Ici se joue le nœud qui rapproche le pragmatisme et Heidegger. Ces deux pensées se caractérisent d' (...)
- 51 Cette quête de l'origine et du fondement qui caractérise ce qui est encore chez Heidegger une phéno (...)
44Le contenu (Was, Gehaltssin) d'un phénomène implique toujours avec lui une modalité d'approche (Wie, Bezugssinn), qui est une modalité pragmatique. Si l'on en reste là, la lecture pragmatiste de Rorty a raison : les choses, les contenus (Was), ne nous apparaissent que déterminés par une approche pragmatique (Wie). Le contenu des phénomènes nous apparaît toujours déjà déterminé par la visée téléologique d'une approche possible, de sorte qu'ils ne se manifestent qu'en vue de leur emploi50. Mais pour Heidegger, si l'on en reste là, ces significations restent encore incomplètes, et la situation demeure encore inachevée. Il leur manque essentiellement quelqu'un pour comprendre ces significations. Ce quelqu'un doit se présenter à la situation, s'insérer en elle, et cela, il ne peut le faire qu'en accomplissant (Vollzugssin) le rapport au phénomène donné. C'est ici le sens de la décision existentielle décrite par Heidegger au paragraphe 60 d'Être et temps. La décision n'est pas alors l'action ou l'emploi possible en vue duquel le phénomène doit nous apparaître. Elle n'est pas ce qui se trouve au bout de la visée téléologique qui détermine l'apparition pragmatique des phénomènes, mais ce qui se trouve à son départ. La décision est le consentement initial, originaire, sur le fondement duquel une chose peut nous apparaître. La situation est ce lieu d'origine et de fondement dont la quête répugne tant aux pragmatistes51.
45La parole participe à cette extraction de la pensée heideggerienne hors du pragmatisme que veulent y voir Rorty et Okrent puisque c'est en elle que le réseau anonyme des significations pratiques devient le monde de quelqu'un. La parole n'est pas le simple redoublement des significations pragmatiques mondaines, elle ne se contente pas de refléter des significations déjà présentes sur les choses ; elle apporte à ces significations ce qui leur manquait pour être pleinement signification : quelqu'un pour les comprendre. Entre le monde pragmatique et la situation de la parole, il y a la même différence qu'entre des significations qui se comprennent, et des significations qui sont comprises par quelqu'un. En dehors de la parole, le monde est revêtu de significations anonymes que « On » comprend. La parole issue de la décision existentielle manifeste au contraire qu'un individu singulier, un Dasein se présente aux significations pragmatiques du monde pour y consentir. Ce qui veut être dit dans la parole, c'est d'abord l'actualité pure et irréductible de celui qui parle. La parole opère, dans la situation, un mouvement de réflexion par lequel le Dasein se présente lui-même en situation.
46La parole est alors bien une forme de réflexivité, mais cette réflexivité n'est pas extérieure à ce qu'elle réfléchit, elle n'est pas un simple redoublement d'une signification qui lui préexisterait. En passant dans la parole, les significations mondaines sont attribuées à quelqu'un, dans lequel elles trouvent une unité. Portées par le Dasein en acte, ces significations sont réunies et forment à partir de lui une situation achevée. La parole ne passe pas la limite de la situation pour ensuite la regarder de l'extérieur, elle est interne à cette situation, qu'elle achève en s'y situant elle-même. La parole a une incidence sur ce qu'elle dit, essentiellement parce qu'elle attribue ce qui est dit à celui qui parle. Le vouloir-dire transcende le contenu du discours pour inclure en lui non seulement la détermination de la modalité d'approche de ce contenu, mais toujours aussi le locuteur lui-même qui se rapporte à ce contenu. Ce locuteur n'est rien d'autre que celui qui s'accomplit dans son rapport déterminé au contenu phénoménal. Il ne s'accomplit que via la parole et dans la situation à laquelle il se réfère par cette parole. Sans l'accomplissement actuel de ce locuteur dans la parole, la situation demeurerait incomplète.
- 52 Lipps se fait connaître en 1927 et en 1928 lorsqu'il publie les deux tomes de ses Recherches pour u (...)
47Il importe alors de poursuivre la pensée heideggerienne du vouloir-dire en situation avec l'un de ses lecteurs les plus attentifs : Hans Lipps. Si ce dernier mérite une plus grande attention, c'est en raison de sa proximité essentielle avec Heidegger52. Plus particulièrement, Lipps permet de penser quelque chose qui échappe à Heidegger dans sa détermination du vouloir-dire : sa dimension intersubjective. Depuis Lipps, la compréhension heideggerienne du langage peut devenir une compréhension sociale.
48La théorie lippsienne se construit à partir d'une remise en question fondamentale de ce que Lipps appelle « la logique usuelle » – à laquelle il assimile Kant et Bolzano – et à partir d'une critique radicale de l'idéalisme de Husserl. Cette critique repose essentiellement sur le reproche fait à Husserl et Kant, de ne pas partir de l'expérience originaire de la situation de l'individu. Dans ces doctrines :
« l'occasion de mon existence empirique [die Gelegenheit meines Daseins] subit un dépassement remarquable. Le monde est repoussé dans sa représentation. […] On part de la « conscience », d'une sphère déracinée et vide de donation en tant que sphère de la raison correcte »53.
- 54 UPE, tome 1, p. 49.
- 55 UPE, tome 1, §§ 1 et 2.
- 56 UPE, tome 1, § 8 à 10.
49Les doctrines usuelles de la logique, et tout particulièrement celle de Husserl, dépassent l'occasion de mon existence empirique. Cette expression curieuse désigne ce que Lipps considère comme la sphère originaire d'où doit partir toute phénoménologie de la connaissance. Cette expression Gelegenheit, que l'on traduit ici par occasion, Lipps l'écrit aussi parfois Gelegen-heit54 c'est-à-dire littéralement, le fait d'être déposé (Gelegen), d'être mis dans une situation (Lage), qui est toujours ma situation. La logique usuelle oublie les racines que doit prendre toute théorie de la connaissance dans une situation. Cela apparaît de manière caractéristique dans la critique que fait Lipps de Husserl55 et dans celle de Kant56. Dans la première de ces deux critiques, la plus proche de notre thème du vouloir-dire, Lipps reproche à Husserl sa notion d'espèce idéale. Pour Husserl en effet, un nom général est porteur d'une visée de signification elle-même générique. Il écrit :
- 57 Recherches logiques, III, p. 44 [29].
« La généralité du mot signifie qu'un seul et même mot englobe (ou, quand il est absurde « prétend » englober), grâce à son sens unitaire, une multiplicité bien délimitée idéalement d'intuitions sensibles »57.
50Ce qui rend possible cette délimitation idéale pour Husserl, c'est l'espèce idéale qui garantit l'identité de ce qui est visé à travers les divers phénomènes rencontrés singulièrement. Cette identité à soi-même de l'espèce idéale par laquelle se trouve garantie la similitude de ce qui est visé par elle, et la généralité du nom par lequel on vise en elle toujours la même chose, sont précisément ce que Lipps reproche à Husserl. Selon Lipps,
« on doit se garder d'extraire l'identité constatée de la couleur ou des couleurs de la cohésion dans laquelle elles apparurent et de les renvoyer à une identité du « Bleu » en tant qu'espèce de couleur. En soi-même rien n'est identique, comme avec soi-même, comme si l'identité était une relation réflexive. […] L'identité n'a lieu que dans des données de fait, et elle n'y est en fait qu'une fonction, et qui plus est une fonction d'orientation »58.
- 59 Dans ce cadre, la compréhension lippsienne de la situation prend un aspect plus pragmatiste encore (...)
51Il convient alors de faire retour à la situation depuis laquelle une telle fonction d'orientation est possible59.
52La théorie lippsienne de la signification est tributaire de son retour à l'expérience de la situation et de son essentielle occasionnalité. Dans ce cadre, Lipps reprend de Heidegger la distinction entre les signes et les mots. Mais c'est déjà pour la modifier. La situation à laquelle Lipps veut retourner est traversée de significations :
- 60 Hans Lipps (1944), « Wortbedeutung und Begriff » in Die Verbindlichkeit der Sprache, p. 32.
« Les choses signifient quelque chose. On comprend et on conçoit les choses dans la tournure qu'elles prennent dans le cadre d'une situation »60.
- 61 UPE, tome 2, p. 16 : « Être désigné (bezeichnet) signifie : être pourvu d'un signe et ainsi être si (...)
53Ainsi prises dans la tournure d'une situation, les choses sont marquées, signalées (Be-zeichnet)61. La première épreuve de la signification dans la situation est celle par laquelle on est conduit non pas à montrer quelque chose depuis un certain point de vue, mais à distinguer quelque chose. La fonction première du signe dans ce cadre est non pas de signifier, mais de signaler, c'est-à-dire de faire remarquer quelque chose dans une situation donnée. Le Zeichen – le signe – commence d'abord par être un Merkzeichen – une marque, pour se faire re-marquer – bemerken – et se faire connaître – kennzeichnen. Depuis ce signalement s'annonce la possibilité d'une manière déterminée d'aborder la chose, une visée pratique depuis laquelle la chose est envisagée. La corrélation du signalement de la chose et de la visée pragmatique qui l'aborde conduit à produire l'idée d'une signification de chose. La signification apparaît alors dans ce cadre non pas d'abord comme le rapport du mot à la chose, ni comme celui du discours à sa référence, mais comme la marque distinctive d'une chose, à partir de laquelle il nous est permis de l'aborder. Ainsi comprise, la signification d'une chose est la modalité par laquelle, marquée d'une certaine manière, elle vient à notre rencontre.
54Mais, encore une fois, comme chez Husserl et Heidegger, le mot n'est pas un signe marquant les choses. De la signification du signe dans laquelle celui qui comprend est passivement amené à une lecture pragmatique des choses, il faut distinguer la signification du mot. La différence entre elles peut d'abord paraître ténue. Celle du signe m'apparaît dans une situation donnée, et que je reçois passivement, là où la signification du mot implique de ma part une activité par laquelle j'accomplis cette signification62. Le signe, par sa fonction de signalement, est toujours aussi déterminant : il manifeste un aspect marquant de la chose, un de ses caractères possibles dans une situation donnée. Il implique et impose une perspective sur la chose signalée, place le récepteur du signe dans une position passive qui se laisse prendre par ce que le signe fait remarquer. Le signe ne laisse pas d'équivoque quant à ce qu'il signale. Il n'en va pas de même du mot. Lipps se fait ici encore l'élève de Heidegger :
- 63 Hans Lipps (1944), « Die Verbindlichkeit der Sprache » in Die Verbindlichkeit der Sprache, p. 108-1 (...)
« À la différence de la signification d'un signe qui est à développer ex definitione, et dont le suivi suppose seulement ma saisie, c'est-à-dire une praxis se formant à partir des choses, le mot est sémantikos dans la mesure où il éveille l'accomplissement de ce qu'il signifie. Le mot porte quelqu'un à quelque chose, mais il ne donne pas quelque chose ; […] On correspond au mot en ce qu'on se lie à ce que le mot donne de saisie. Le mot se remplit, devient vrai, dans la mesure où les choses se montrent à la lumière de la décision tombée dans le mot. Cette décision détermine l'explicitation »63.
55Encore une fois, le langage échappe à une compréhension qui serait strictement pragmatique pour se rapporter à une décision qui se produit toujours comme une décision de parole par laquelle quelqu'un assume une situation comme la sienne.
- 64 La distinction lippsienne entre noms et noms propres n'est pas une distinction entre noms signifian (...)
- 65 Hans Lipps (1944), « Das Urteil » in Die Verbindlichkeit der Sprache., p. 11.
56Les modalités de signification des mots ne sont pas toutes identiques, et peuvent laisser place à une certaine ouverture qui ne saurait se trouver dans le signe. Lipps s'efforce alors de décrire une échelle, un nuancier qui va du mot le plus déterminant quant à sa signification, au mot le moins déterminant. Les mots dont la signification est la plus déterminante sont les noms propres : le terme felis leo produit à propos de ce qu'il signifie une détermination telle qu'il n'est pas possible de lui en ajouter d'autres. Il contient déjà en lui une signification des plus déterminées64. Le mot lion reste encore ouvert à des déterminations plus poussées et plus précises, même si par lui il est possible de donner à connaître quelque chose. Il demeure cependant toujours plus déterminant que des mots comme : tâche, morceau, coin, dans lesquels ce qu'est la chose est laissé en suspens65.
- 66 Friedrich Schleiermarcher (1999), Hermeneutik und Kritik, p. 101.
- 67 Wilhelm von Humboldt (1995), Einleitung zum Kawi-Werk in Schriften zur Sprache, Stuttgart, Reclam, (...)
- 68 RLH, p. 87.
- 69 Cette situation a son envers : il arrive que des mots continuent d'être indéterminés même dans l'ac (...)
- 70 Hans Lipps (1944), « Das Urteil » in Die Verbindlichkeit der Sprache, p. 11.
57La signification du mot, prise comme « ce que l'on pense en soi et pour soi dans un mot »66 est alors seulement l'ouverture d'une perspective sur une chose, par laquelle cette chose est connue. Ce qui est source de cette ouverture de la signification du mot pris pour lui-même, c'est précisément le fait de le prendre pour lui-même, indépendamment de son emploi dans une situation langagière déterminée. Se référant explicitement à Humboldt, Lipps considère en effet le langage comme energeia, comme activité67. Il n'en demeure pas moins que de cette activité, il demeure un dépôt, quelque chose qui reste en puissance. Pris pour eux-mêmes, les mots désolidarisés de l'actualité de la parole, c'est-à-dire du contexte de leur emploi, expriment cette puissance du langage68. La signification qu'il est possible de lire dans ces mots isolés de la vie langagière n'est toujours que le dépôt de la multitude de leurs emplois possibles. Détachés de l'actualité du discours, seuls les noms propres continuent d'être précisément déterminants, quand tous les autres mots demeurent fortement indéterminés dans leur signification69. Lipps distingue ainsi les mots isolés et étudiés pour eux-mêmes – qu'il appelle vocables, ou termes70 – des expressions, des mots proférés, intégrés dans le discours. Lorsqu'il est question de l'indétermination relative de la signification des mots, de l'ouverture de leur signification, c'est toujours des mots morts, des vocables et des termes que l'on parle.
58C'est dans la lecture de cette signification ouverte des termes qu'il est possible de comprendre le sens des concepts logiques.
« Le vocable, c'est-à-dire le mot dans la mesure où il n'est pas animé par le sens du discours qui l'accompagne, c'est-à-dire par ce qui apparaît dans l'emploi dans des cas singuliers, est précisément le lieu où la relation de la langue et de la formation de concepts apparaît »71.
59Déposé hors de toute situation de discours, il est possible de découvrir ce que le mot veut dire en général. Le concept constitue cette signification générale du mot. Il n'est cependant pas un concept de subsomption qui regroupe sous lui l'ensemble des objets qui peuvent être désignés par ce mot. La signification générale du mot n'est pas un contenu que vise la conscience avec ce mot. Là encore, comme chez Heidegger, il n'est pas possible d'envisager la signification du mot sans l'emploi qui peut en être fait dans une situation de discours. L'ouverture, l'indétermination relative et limitée qui appartient au vocable n'est pas celle d'une visée de signification vide en attente de remplissement intuitif, comme ce serait le cas chez Husserl. Ce concept est plutôt le point commun possible réunissant l'ensemble des emplois possibles dans divers contextes linguistiques donnés. Si un nom est général, ce n'est pas en fonction de l'extension du contenu visé, mais en fonction de la multitude des emplois possibles de ce nom : « rien n'est contenu dans les mots comme dans une formule »72. De même que, chez Heidegger, il n'était plus possible d'examiner le contenu intentionnel, la matière des actes de conscience sans la qualité qui la détermine, de même ici, il n'est plus simplement question d'étudier les contenus de signification des vocables sans étudier en même temps les emplois que ces vocables sont en puissance de recevoir.
60Pour figurer les concepts appartenant aux noms, Lipps se plaît à démultiplier et à faire varier presque à l'infini les situations langagières d'emploi de tels ou tels noms, produisant ce qu'il serait possible d'appeler des jeux de langage, où la limite de la signification des mots se trouve toujours déplacée, repoussée, et parfois même tout à fait abolie. Tout comme l'identité qui lui sert de fondement, la signification dégagée à partir des vocables et des termes n'a toujours qu'une fonction d'orientation. Ce fameux point commun qui se trouve dans les divers emplois d'un mot, cette signification générale des mots ne peut jamais être précisément fixée sinon en montrant cette variation sur des exemples. La signification passe d'un emploi à un autre, sans jamais pouvoir se résumer à un concept aux limites identiquement fixées.
61Cela implique alors en dernier lieu que la signification des mots ne doit pas être cherchée en eux-mêmes et pour eux-mêmes, mais dans leur rapport au discours qui lui-même n'est compréhensible qu'en référence à une situation de locution. Tout comme Schleiermacher, Lipps accomplit cette remontée progressive du mot à la situation.
- 73 Hans Lipps (1944), « Das Urteil » in Die Verbindlichkeit der Sprache, p. 15.
62Il importe alors de découvrir ici une différence fondamentale avec Heidegger. Si, pour ce dernier, les mots croissent le long des significations, il n'en va pas de même pour Lipps. Heidegger mettait en valeur le fait que le monde était déjà fait de significations. Celles-ci traversaient l'expérience. Elles appelaient pour ainsi dire les mots pour s'achever dans l'acte d'un locuteur. Pour être signification au sens plein du terme, il fallait chez Heidegger non pas être redoublé dans un mot, mais complété dans le reflet qu'il offre. Lipps rejoint incontestablement Heidegger sur cette idée d'après laquelle le monde et l'expérience sont déjà structurés en signification : c'est ce qu'impliquent l'idée de signe et le signalement qui lui est corrélé. Mais entre la signification pragmatique que prennent les choses signalées dans l'expérience et la signification des mots, il y a un abîme que Lipps se plaît à creuser toujours plus profondément. C'est une chose que d'aborder les phénomènes en fonction de leur signalement dans une situation d'emploi, c'en est une autre de les aborder pour les dire73. Il y a une hétérogénéité entre les significations du monde et celles du discours, ce qui n'empêche pas, nous le verrons, que les premières ne soient réellement achevées que dans les secondes. Cette hétérogénéité vient du fait que pour Lipps, comme finalement pour Heidegger, parler, c'est manifester. Si les significations facticielles de la situation sont toujours corrélées à des emplois pragmatiques, les significations du discours sont corrélées malgré tout à une dimension de vérité. La manifestation peut certes être employée à autre chose – ce qui est le plus souvent le cas –, elle demeure pourtant le cœur de la parole. Le langage ne cesse pas d'avoir une fonction de vérité. Lipps semble avoir mieux compris que Heidegger lui-même la dimension apprésentative de la parole. Il faut alors retenir que la vérité que le locuteur veut dire n'est pas la relation d'adéquation entre le contenu de ses mots et le réel, mais la manifestation de sa situation. La situation est une occasion de moi-même – Gelegen-heit meines Daseins –, parler c'est manifester cette situation en tant que telle, se manifester soi-même. S'approprier cette occasion de soi pour la manifester. Dans toute parole se joue un « Me voilà ! » qui n'est réductible à rien d'autre, et qui constitue la clef de voûte de tout vouloir-dire.
63Il y a hétérogénéité entre la tournure pragmatique de toute situation et le vouloir-dire en situation. La volonté de parler qui contient le vouloir-dire n'est pas directement issue des tournures et des emplois qui structurent le rapport aux choses dans la situation. Si cette volonté de parler vient bien toujours de la situation, son origine excède cependant la praxis par laquelle on se tourne vers les choses. L'origine de la parole répond à la sollicitation d'un autre. Et c'est depuis cette sollicitation seulement que la situation trouve à se compléter et à s'achever. Si, comme le pense aussi Heidegger, parler c'est se manifester et dire « Me voilà ! », elle s'adresse nécessairement à quelqu'un qui, se trouvant également en situation, ne se trouve pas contenu dans ce que je peux en dire.
64Cette différence fondamentale entre Lipps et Heidegger conduit le premier à traiter un aspect du vouloir-dire qui semble avoir toujours échappé au second : sa dimension intersubjective. Chez Heidegger, la décision qui clôt et achève la situation est toujours une décision de parole. Par la parole, le Dasein se manifeste à lui-même, et rend possible la situation d'où part Être et temps, celle d'un Dasein pour lequel il en va en son être de son être même. Mais la décision faite au présent de l'instant et le présent de la parole propre ne se correspondent que du dehors. Il semble que chez Heidegger, la parole souffre des mêmes apories que le discours fait à soi-même dans la vie psychique solitaire chez Husserl. La parole du Dasein qui se décide, ne s'adresse à personne. Et si se décider, c'est toujours aussi se décider à parler, il n'y a pas chez Heidegger de volonté spécifique de locution. La parole heideggerienne ne vient pas d'une volonté de prise de parole, mais semble n'apparaître que comme l'effet de la décision. Lipps reprend de Heidegger cette décision qui amène l'existence à sa situation, il assume pleinement le fait que la situation soit traversée de significations qui attendent encore leur accomplissement par un agent comprenant. Mais il fait de cet accomplissement, de cette décision existentielle un acte de langage en un sens beaucoup plus strict que Heidegger. Accomplir les significations qui traversent la situation dans laquelle je me trouve, ce n'est pas simplement parler, c'est vouloir prendre la parole : c'est vouloir parler à quelqu'un, entrer en rapport avec l'autre qui se trouve avec moi en situation.
- 74 Ce qui ne signifie pas autre chose que ceci, à savoir qu'on doit toujours mieux comprendre un locut (...)
- 75 Hans Georg Gadamer (1996), Vérité et méthode, traduction Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Me (...)
- 76 Chez Heidegger, l'appel était « intérieur » : il s'agissait de l'appel de la conscience. Parce que (...)
65Lipps s'explique sur ce rapport à l'autre impliqué dans le vouloir-dire dans un article de 1938 intitulé Die Verbindlichkeit der Sprache. Le mot et la parole y apparaissent comme une réponse, et impliquent ainsi une responsabilité. Cette réponse est le plus souvent réponse à une autre parole. En me parlant, Autrui ne me donne pas des choses à voir, mais m'assigne le devoir d'assumer sa situation, et la décision par laquelle il me la manifeste. C'est de cette assignation impliquée dans la parole de l'autre que je réponds. La parole est responsable dans la mesure où elle assigne celui qui l'écoute à la reprendre pour se l'approprier, ce qui fait dire à Lipps que la signification des mots n'est jamais accessible qu'à celui qui écoute74. Comme le note également Gadamer : « Il ne peut exister aucun parler qui ne réunisse celui qui parle et celui à qui il s'adresse »75. En un sens, le « Me voilà » qui caractérise toute prise de parole est toujours la réponse à un appel, une sollicitation extérieure qui fait exister celui qui parle dans la situation76.
- 77 Hans Lipps (1944), « Die Verbindlichkeit der Sprache », p. 115.
- 78 RLH, p. 27.
66La parole est une double réponse à deux instances étrangères l'une à l'autre, mais se conditionnant l'une l'autre : une réponse à l'autre et une réponse aux choses : « le mot est une réponse aux choses dans la mesure où l'explication avec les choses a lieu dans le milieu du langage »77. En ce sens, le rôle de la parole est de faire assumer à quelqu'un la situation du locuteur en la faisant assumer au préalable par le locuteur lui-même. Cette assomption peut sembler difficile à admettre : ne s'agit-il pas en fin de compte d'amener l'autre à se mettre à ma place ? Ce qui rend une telle assignation possible, c'est le fait que la parole est toujours prononcée dans une situation dont elle rend compte, et au sein de laquelle se trouve justement celui à qui cette parole s'adresse78. La décision de parler est motivée par le destinataire qui se trouve dans la situation de locution.
67La parole est donc toujours une réponse : une réponse de l'auditeur à celui qui lui a parlé en même temps qu'une réponse du locuteur à assumer la situation dans laquelle il se trouve. Dans ce caractère de réponse apparaît alors ce qui se trouvait déjà pris dans la pensée de Heidegger, à savoir que c'est de la situation que les mots tirent leur vouloir-dire. Il y a une sphère qui transcende le discours79. Le contenu intentionnel, ce que l'on vise dans la matière de nos actes expressifs, peut bien se laisser déterminer, comme le faisait Husserl, lors du discours dans la vie psychique solitaire. Il est ce qui continue d'exister quand les mêmes expressions qui sont adressées à l'autre, me sont soudainement adressées à moi-même sans l'autre. Ce contenu peut sans doute apparaître lors d'une fixation hâtive des concepts dans les mots morts déposés hors de toute activité actuelle du langage. Mais pour Lipps, la pleine signification du mot transcende justement ce contenu intentionnel, il est le recueil de la situation offert à celui qui se trouve avec moi dans cette situation. La pleine signification des mots d'un discours ne peut être comprise que si, au-delà du contenu intentionnel, mais avec lui, on se réfère aux motifs du locuteur qui se décide à parler, et à dévoiler sa situation à celui qui s'y trouve et à qui il s'adresse. La motivation du discours et la décision séminale du locuteur sont le centre de gravité de la signification. Il n'y a plus lieu, en un sens, de distinguer l'événement du discours et son sens. Il convient au contraire de les identifier radicalement : le sens d'un discours est l'enjeu qui se joue dans l'acte de discours compris comme événement.
- 80 Hans Georg Gadamer (1996), Vérité et Méthode, p. 491.
- 81 Ibid., p.494.
68Il se joue dans cette compréhension du vouloir-dire une dimension originale qui la distingue de toute pragmatique : c'est que le langage met bien en jeu, dans sa signification, une réflexivité. La situation de locution se reflète dans le contenu de la locution, si bien que la compréhension de celle-ci ne se fait toujours que dans l'horizon de celle-là. Cette réflexivité n'est cependant pas telle qu'elle consiste à s'extraire de la situation de locution pour la regarder comme du dehors avec une plus grande objectivité. Si le langage réfléchit sur la situation et l'amène ainsi au discours, cela ne signifie pas que le langage soit extérieur à la situation. C'est la situation elle-même qui se clôt dans le fait qu'elle se réfléchisse dans le discours. Gadamer a décrit ce phénomène dans Vérité et méthode en parlant alors de la structure spéculative du langage : « la réflexion n'est pas autre chose que la pure manifestation du réfléchi »80. La langue a une structure spéculative « en tant qu'accomplissement de sens, en tant qu'événement du discours, d'entente et de compréhension »81. C'est dans le reflet langagier que toute chose accède à son essence. Et au cœur de cette réflexion, c'est toujours une décision qui a lieu, dans laquelle se détermine un vouloir-dire. Vouloir-dire, c'est vouloir se dire : c'est manifester sa situation à celui qui s'y trouve, et dans un même mouvement la clore en lui donnant l'unité d'une décision. Ce faisant, le vouloir-dire ne se contente pas simplement de fermer une situation exprimée, il en ouvre une autre en livrant à un interlocuteur la responsabilité d'une réponse. Dans cette intention de réponse se joue toute l'unité que le vouloir-dire confère à la structure de signification d'une situation.
« Pourquoi qu'on dit des choses et pas d'autres ?
– Si on disait pas ce qu'on a à dire, on se ferait pas comprendre.
– Et vous, vous dites toujours ce que vous avez à dire pour vous faire comprendre ?
– (geste)
– On est tout de même pas forcé de dire tout ce qu'on dit, on pourrait dire autre chose.
- 82 Raymond Queneau (2003), Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, p. 87-88.
– (geste) »82
69Le dialogue mis en scène ici par Raymond Queneau, entre Zazie, l'interrogatrice, et Charles, un malheureux chauffeur de taxi soumis à la question, pourrait figurer l'opposition entre une partisane du réalisme sémantique et son adversaire herméneute. D'un côté, une jeune fille semble supposer, à l'image de Bolzano, que chacun dispose d'un univers de propositions en soi, existant par elles-mêmes, et dont la prononciation effective est le produit d'une contingence incompréhensible qui sélectionnerait des phrases à dire. En dépit de ses efforts répétés pour éviter l'hypostase métaphysique des significations dans un domaine idéal autonome, il semble que Husserl participe à cette position. De l'autre côté, un chauffeur de taxi réfère toute possibilité de discours à une décision primordiale, celle d'un homme qui veut se faire comprendre. Du point de vue de l'herméneute, il n'y a quelque chose à dire que dans la mesure où l'on veut se faire comprendre de quelqu'un, et la signification du dit doit toujours être référée à une décision de communication dans une situation facticielle. La décision de parler n'est pas un choix sélectionnant une phrase dans une multitude de significations idéales, et qui nous ferait ainsi « dire des choses et pas d'autres ». Du point de vue du réalisme sémantique de Zazie au contraire, il semble que les significations s'étendent dans un univers en soi, dans lequel la situation d'énonciation impose un choix. Mais de ce point de vue, le problème de ce qui est effectivement dit ne cesse de se poser : par quoi sommes-nous déterminés à faire le choix d'une signification idéale plutôt que d'une autre ? Ce problème interroge alors la manière dont la situation de la parole s'empare du domaine idéal des significations en soi. Le « (geste) » de Charles ne fait que manifester que la question de Zazie est mal posée : on n'est jamais forcé de dire ce qu'on dit, puisque c'est toujours une décision qui produit et le dire et le dit, et qui enchaîne la parole et son contenu au vouloir du locuteur. La question posée par Zazie pourrait également figurer une certaine forme de pragmatisme selon lequel nos comportements – y compris linguistiques – appartiennent à une structure préformée de normes, passivement reçue de l'agent comme du locuteur. Se demander pourquoi on est forcé de dire ce qu'on dit, c'est cependant encore une fois reléguer la décision de parole ailleurs que dans son lieu originaire : dans la décision prise en situation et clôturant cette situation.