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L'instrument de musique

La matière et le son : considérations ethnomusicologiques sur les classifications instrumentales

Alain Desjacques

Résumés

Classer les instruments de musique ne relève pas d’une opération mentale simple. Les exemples fournis dans différentes cultures, à écriture ou sans écriture, montrent combien sont variables les concepts théoriques de bases, formulés ou non, qui font références à la matière, à la vibration de la matière, à la forme musicale produite, au symbolique, à la fonction musicale ou sociale des instruments, conduisent à l’élaboration de systèmes parfois complexes. Depuis la fin du XIXe siècle, les systèmes européens, parmi les plus complexes qui soient, essaient de se construire dans une perspective scientifique en perpétuelle évolution qui montre aussi ses propres limites.

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Texte intégral

Introduction

1Chaque civilisation, chaque culture a élaboré à différents niveaux d’expression, un discours concernant ses propres instruments de musique, ses origines, ses classifications. En Occident, face à la profusion des instruments de musique dont se dotaient de nombreux musées européens depuis l’ère des empires coloniaux, la recherche organologique a progressivement élaboré, depuis la fin du XIXe et début du XXe siècle, des systèmes taxinomiques dans une optique comparativiste à visée universaliste, une sorte de classification supérieure globalisante à vertu encyclopédique, mais aussi en rupture épistémologique avec celles des débuts tâtonnants et celles qui sont véhiculées dans le discours émique, c’est à dire produit par les autochtones. Ce courant de recherche a toujours de beaux jours devant lui, bien que de plus en plus on commence à s’intéresser sérieusement, enfin, aux discours que les différentes cultures tiennent à ce sujet.

  • 1  Voir Degrenne, A. (2005).

2Classer, à quelque niveau que ce soit, n’est pas une mince affaire : ce n’est pas le fruit d’une opération mentale simple, naturelle. Au contraire, cette opération est issue d’un processus qui a longuement mûri depuis les débuts de l’humanité, peut-être même, dans ses prémices, avant le début du langage et conditionnant son apparition1. Ce processus a patiemment structuré l’esprit, tout d’abord très probablement lié à la survie de l’espèce. À l’aube de l’humanité en effet, il a pu naître à partir de couples de distinction par oppositions simples, liés sans doute profondément à des pulsions vitales qui font se distinguer le dangereux de ce qui ne l’est pas, le mangeable du non mangeable, l’os de la chair, le cuit du cru, etc. pour progressivement s’affiner, développer des déductions, des inductions, des hiérarchies, des définitions... et se déployer dans toute la vie sociale, économique, spirituelle des groupes humains. On peut remarquer au passage que ces systèmes ne concernent pas seulement des sociétés à écriture, c’est à dire privilégiant la transmission écrite du savoir, mais qu’ils sont élaborés aussi dans des sociétés à transmission orale et qu’ils relèvent de processus intellectuels de nature différente.

  • 2  Durkheim E. et M.  Mauss (1903), p. 4.
  • 3  Lot-Falk, E., (1959), p. 18.

3« Classer les choses, nous enseignent Emile Durkheim et Marcel Mauss, c’est les ranger en groupes distincts les uns des autres, séparés par des lignes de démarcation nettement déterminées »2. Cette conception contemporaine de la classification ne remonterait pas au-delà d’Aristote, selon les auteurs. Autant dire que durant des millénaires, avant d’arriver à cette définition, l’humanité a vécu dans un état d’indistinction, de confusion dans un monde où « les barrières, précise Evelyne Lot-Falk, ne sont pas dressées entre le règne animal, végétal et même minéral, il n’y a que des aspects différents, des apparences changeantes »3. La littérature ethnologique, par exemple, abonde de ces récits où l’homme s’imagine être issu d’un animal et/ou fait partie d’une espèce d’animal. « Les métamorphoses, les transmissions de qualités, les substitutions de personnes, d’âmes et de corps, la croyance relative à la matérialisation des esprits, à la spiritualisation d’objets matériels, sont des éléments de la pensée religieuse ou du folklore », ajoutent Durkheim et Mauss. Encore aujourd’hui dans nos sociétés, pourtant avancées dans les domaines de la pensée, de la science, de la technologie, on peut encore trouver des traces de ces survivances, plus ou moins édulcorées, de cette mentalité aussi bien au niveau individuel que dans des formes de pensée collective. Ainsi, il y aurait sans doute beaucoup à dire à la fois sur la naissance des systèmes classificatoires, leur évolution souvent complexe, en particulier dans l’organisation sociale des sociétés, ainsi que sur leur description minutieuse réalisée surtout par les ethnologues, qui nous renseignent tout autant sur leur propre méthode structurelle et structurant les informations données par les informateurs qui suivent une autre logique. Il est manifeste que le concept de classification se décline à travers différents niveaux de logiques, et participe en cela au processus de cognition en général.

4Ce cadrage préliminaire voudrait ainsi délimiter un espace de réflexion pour étudier plus précisément ce concept de classification appliqué aux instruments de musique, tel qu’il se présente dans différentes cultures et civilisations, en se fondant sur quelques systèmes parmi les plus connus, que l’on rencontre en Chine, en Inde, au Tibet, en Mongolie en Mélanésie et dans le monde occidental.

Le système chinois

  • 4  Voir Desjacques (2001).

5Les sons seraient à la source de la matière dans beaucoup de civilisations, comme le montrent de nombreux mythes sur les origines4. C’est-à-dire que dans ces mythes, à chaque fois que la naissance du monde est décrite avec précision, un événement acoustique y est relaté à un moment donné qui donne l’existence aux êtres et aux choses. Le son géniteur qui provient de cette force créatrice véhicule un pouvoir considérable qui transforme le vide en monde plein de significations, le non-être en réalité, par la seule trace acoustique de l’onde sonore chargée de sens. La dénomination des êtres et des choses va permettre leur existence. Mais en même temps, cette existence devenue réalité n’est pas indépendante du contexte mythologique qui lui a donné sens. La matière nommée devient elle-même sacrée, parce qu’elle émane de la volonté supra-naturelle, et permet aux hommes de trouver dans la nature les moyens d’émettre à leur tour des sons, c’est à dire de répondre à l’acte acoustique créateur. Les hommes parlent, émettent des sons, des chants : c’est une preuve de leur origine acoustique, et c’est aussi la preuve que la substance renferme en elle-même un contenu acoustique. Ainsi toute la diversité d’éléments naturels, qu’elle soit d’origine tellurique, végétale, animale et humaine, est susceptible de constituer le matériau, le moyen, l’instrument avec lequel les hommes restent en contact avec la surnature.

6Ainsi est probablement née chez les Chinois l’idée de l’influence des sons sur la matière. En effet, en perpétuelle recherche d'harmonie entre les hommes et l'univers, sans doute sous l’influence du taoïsme, ils ont tenté de trouver des corrélations entre cette harmonie universelle, ou sa vibration, et certains sons, afin de s'accorder avec elle ou l'influencer. C'est pourquoi ils ont notamment cherché à établir tout un système de correspondances entre leurs différents systèmes de classification, quitte à les regrouper quelquefois pour les faire correspondre à un certain nombre d’éléments fondamentaux, qui peuvent être d’ordre géomantique, astrologique, astronomique, horoscopique, etc. La musique et ses instruments n’échappent pas à cette logique, dans la recherche d’une harmonisation constante entre l’homme et l’univers, les principes du yin et du yang, la terre et le ciel, le monde visible et le monde invisible.

7En Chine, les instruments se divisent en huit groupes, déterminés d’après la matière principale ou particulière entrant dans la composition de l’instrument : la pierre, le métal, la soie, le bambou, le bois, la peau, la calebasse et la terre cuite. Ce système est probablement le plus ancien qui soit connu puisqu’on le fait remonter aux alentours de 2300 av. J.-C. À chaque groupe correspond un certain nombre d’instruments :

8le métal chin (gongs, cloches, cymbales)

9la pierre shih (lithophones, ensembles de carillons de pierre)

10la soie ssu (cordophones)

11le bambou chu (flûtes)

12la calebasse p’ao (orgue à bouche)

13la terre t’u (flûte globulaire, flûte de Pan en terre)

14le cuir ko (membranophones)

15le bois mu (tambours de bois rituels, râcles, hautbois) 

16Dans cette classification, seul le groupe « calebasse » ne comprend qu’un seul instrument. Le chiffre 8 renvoie aussi aux huit divisions de l’espace en quatre points cardinaux eux-mêmes divisés en deux parties. Ces huit divisions renvoient également aux huit vents qui sont aussi en rapports étroits avec les huit pouvoirs que sont :

171. La terre

182. les vapeurs, nuages, émanations

193. le feu, la chaleur, le soleil, la lumière, l’éclair

204. le tonnerre

215. le vent et le bois

226. les eaux, les rivières, lacs et mers

237. les montagnes

248. le ciel

25A côté de cette classification en huit pouvoirs, on en trouve une autre en cinq éléments qui fait se coïncider les huit précédents en les associant :

261. TERRE

27comprenant 1. La terre et 7. Les montagnes

282. METAL

29comprenant 5.Le vent

303. BOIS

31comprenant 5. Le bois

324. FEU

33comprenant 3 Le feu et 4. Le tonnerre

345. EAU

35comprenant 6. L’eau, 2. Les vapeurs et 8. Le ciel.

36Il existe une correspondance entre ce système des cinq éléments et les huit catégories d’instruments de musique, que l’on retrouve dans le tableau, ci-dessous, très couramment cité :

Eléments

Terre

Métal

Bois

Feu

Eau

Instruments de musique

Chant, Classe « terre »

Classe « métal »

Classe « bois » et « bambou »

Classe « soie »

Classe « pierre », « cuir » et « calebasse »

Notes 

Kong

Shang

Jiao

Zhi

Yu

Fa

Sol

La

Do

Signification

Le palais

La délibération

La corne

La manifestation

Les ailes

Représentation hiérarchique

Le prince

Les ministres

Le peuple

Les affaires

Les objets

Direction

Centre

Ouest

Est

Sud

Nord

planètes

Saturne

Vénus

Jupiter

Mars

Mercure

Saison

Saison des pluies

Automne

Printemps

Eté

hiver

Couleur

Jaune

Blanc

Vert

Rouge

Noir

Organes

Rate

Nez

Foie

Coeur

Reins

Organes sensitifs

Bouche

Poumons

Yeux

Langue

Oreilles

Sentiment

volonté

tristesse

colère

joie

crainte

Action

chanter

se lamenter

appeler

rire

gémir

Bienfaits

affabilité, tolérance, sainteté

droiture, justice

indulgent, affectueux

altruisme

ordre, sagesse, respect des rites

Animal

boeuf

chien

mouton

coq

porc

Les 5 éléments et leurs correspondances

37Ainsi les matériaux qui entrent dans la fabrication des instruments de musique et qui forment la base de la classification instrumentale ont plus une valeur symbolique en relation avec la pensée de ce que l’on pourrait appeler la philosophie chinoise, qu’une valeur musicale reposant sur une différenciation de timbres instrumentaux. Quand aux sons des instruments, ils sont utilisés depuis très longtemps par la médecine chinoise puisqu’ils permettraient d’agir sur les énergies internes. Des carillons de bambou ou de métal à cinq tubes étaient et sont encore utilisés de nos jours dans l’art du Feng Shui (fonchoué), pour « harmoniser » l’énergie d’un lieu ou pour le protéger de mauvaises influences. Ainsi dans certaines pratiques à but curatif.

Le système indien

38Le système indien est particulièrement intéressant car il se détache de conceptions mythologiques, et du discours métaphysique sur la musique pour se concentrer sur les propriétés physiques de leurs matériaux constituants qui sous-tendent leur mode de production sonore. Il précède, en quelque sorte, la réflexion européenne qui repose sur le mode de mise en vibration. Ainsi quatre classes sont distinguées :

39-les « tendus » (tata vâdya) pour les instruments à cordes ;

40-les « recouverts(ava) et noués (nah) » (avanaddha vâdya) représentent en quelque sorte les tambours à membrane ;

41-les « creux » (shûsirâ vâdya), c'est-à-dire « tubes » pour les instruments à vent ;

42-les« solides » (ghana vâdya), percussions autres que les tambours.

  • 5  Les trois premiers recueils de textes -1800 /-1500 : un recueil de stances forme le Rig-Veda, un r (...)

43Ces distinctions se trouvent dans le traité encyclopédique du  Nâtya shâstra, souvent considéré comme le 5e Veda5 et qui daterait du Ve siècle avant notre ère. Le système indien des quatre classes instrumentales est finalement celui qui a donné naissance à la classification européenne, fin XIXe, début XXe.

Le système tibétain

  • 6  Ellington, Terry, The mandala of sound : concepts and sounds structures in tibetan ritual music, P (...)

44Si les instruments de musique religieuse tibétaine peuvent être classés selon différents systèmes, européen ou indien, ils sont aussi l’objet d’une classification par les religieux tibétains eux mêmes, qui repose sur l’action exercée sur les instruments et aboutit à la division en trois groupes d’instruments, d’après Ellingson6 :

45-les instruments que l’on « frappe » brdung ba : tambour rnga, cymbales à bosse centrale volumineuse rol mo, gongs en bronze mkhar rnga ;

46-les instruments que l’on « secoue » ou « fait résonner » khrol ba : tambour damaru, clochette dril bu, cymbale à pommeau sil-snyan ;

47-les instruments dans lesquels on « souffle » bu dpa : qui regroupe les trompes ;

  • 7  Cité en bibliographie.

48-les instruments pourvus de cordes rgyud can sont absents de cette classification car l’action exercée sur les cordes n’est pas mentionnée et il semble qu’ils n’interviennent que de façon emblématique dans la musique religieuse. Mais ces classifications ne rendent pas compte de leur place respective dans la pratique musicale des monastères, et M. Helffer préfère s’écarter de la perspective purement organologique pour privilégier une approche qui introduit la portée rituelle et symbolique attachée aux instruments. Ainsi dans son remarquable ouvrage consacré à ce sujet7, l’auteur propose une classification en cinq catégories suivantes :

-les instruments d’apparat, liés à la solennité de manifestations publiques qui se déroulent à l’extérieur du monastère (longues trompes dung chen et haut bois rgya ling)

-les instruments qui appellent à la réunion de la congrégation monastique : le phonoxyle ou simandre gansi, le gong khar rnga, le phonolythe rdo ting, la conque dundkar, le membranophone rnga.

-les instruments sur lesquels repose la structure du temps du texte récité, psalmodié ou chanté : le tambour rnga et les trois sortes de cymbales (à bulbe, à pommeau et cymbalettes).

-les objets rituels à fonction sonore ou les attributs des dieux : la clochette à main dril bu, le petit tambour en sablier damaru, la trompe courte en os ou en métal rkang gling. Cette catégorie respecte ainsi la tradition tibétaine qui veut que ces instruments ne figurent jamais dans les diverses listes d’instruments de musique, mais sont désignés comme objets du rituel. Ils apparaissent ainsi, dans les différents types d’iconographie comme des attributs de maîtres religieux et de divinités.

-les instruments emblématiques, concernent principalement deux instruments qui n’ont, semble-t-il pas joué de rôle effectif dans les musiques bouddhiques mais sont présents dans les textes et l’iconographie et représentent la gratification de l’ouïe. Il s’agit du luth pi wang et de la flûte traversière gling bu.

Le système mongol

  • 8  Sur le terme huur, voir Desjacques (1990), p. 102.
  • 9  Amgalan, cité par Desjacques (1990), p. 102.

49En Mongolie, l’ensemble des instruments de musique utilisés n’a pas fait l’objet, semble-t-il, d’une classification théorique globale dans la culture traditionnelle orale. Mais il est à remarquer que deux concepts génériques émergent qui correspondent à deux réalités musicales différentes. D’une part, en effet, on trouve le terme générique de huur8 qui renvoie à une classe instrumentale précise et d’autre part le terme de tsuur qui renvoie à une forme musicale à deux voix produite soit par l’instrument soit par le chant. Le terme de huur d’abord, désigne à la fois un instrument spécifique (une vièle à cordes frottées) et un ensemble d’instruments de musique constitué de vièles, donc à cordes frottées, et de lamellophones à languette pincée : les guimbardes. Le terme de huur, qui provient du mongol ancien qugur, est à rapprocher du turc ancien qobuz dont un grand nombre de variantes désignent encore aujourd’hui des instruments, dont cordophones et lamellophones, en Asie Centrale. Que la guimbarde soit associée à un instrument cordophone ne paraît pas étrange car ce qui est ici retenu est probablement le principe de mise en vibration, d’une corde pour l’un et d’une lamelle pour l’autre. L’origine du mot huur serait en relation avec le verbe huugih « siffler » (pour le vent), précise Amgalan9.

50Ainsi toute une famille d’instruments cordophones dérive du mot huur, selon des particularité de leur forme ou selon leur particularité de facture. Parmi eux :

51La vièle huur appelée aussi ehel(ih hel, ikel) huur soulignant son statut musical comme « langue supérieure » à la langue humaine. Le manche de l’instrument peut recevoir, au-dessus du chevillier, une sculpture de la tête d’un animal. La vièle à tête de cheval morin huur  est sans conteste la plus connue, car elle représente l’instrument national. Mais coexistent des instruments à tête de crocodile ou de dragon matar huur ; ou à tête de lion arslan huur ; ou à tête de cygne hun huur …

52La vièle à caisse demi-ronde shanagan huur.

53La vièle dont la caisse de résonance est fabriquée dans une vessie de bovin suuh huur.

54La vièle à archet emprisonné hiil huur, se rencontre sous divers noms, selon les régions : hyagalsan huur, aralt huur, jastuu hoor, dörvön chiht huur.

55Et plus récemment, la morin huur contrebasse ih huur, l’accordéon bayan huur et le piano tögöldör huur.

56Pour les lamellophones :

57-la guimbarde aman huur ;

58-la guimbarde en métal tömör huur ;

59-la guimbarde en laiton guulin huur ;

60-la guimbarde en os yasan huur ;

61-la guimbarde en corne ever huur ;

62-la guimbarde en bois modon huur ;

63-la guimbarde en bambou hulsan huur.

64Le concept de tsuur, qui désigne un instrument aérophone à embouchure terminale de l’ouest de la Mongolie, est repris pour former trois catégories de productions musicales instrumentales ou vocales, que l’on rencontre en Mongolie Intérieure, qui repose sur la polyphonie à deux voix formées d’un bourdon et d’une ligne mélodique.

651. modon tsuur ou « tsuur en bois », peut désigner à la fois la flûte à embouchure terminale et la musique produite par cet instrument, constituée d’un bourdon vocal émis de la gorge par l’instrumentiste sur lequel s’ajoute le jeu instrumental.

662. shiren tsuur ou « tsuur en peau », regroupe les instruments à deux cordes, dont la caisse de résonance est recouverte d’une peau. On rencontre parfois le terme de hyalgasan tsuur qui met l’accent sur les cordes. Les cordes frottées simultanément, parfois en bourdon discontinu, par l’archet, produisent aussi une musique à deux voix.

673. holoin tsuur ou « tsuur de gorge», est une forme vocale produite par deux chanteurs, l’un produisant un bourdon vocal de l’arrière gorge, l’autre développant un chant mélodique ornementé. Cette forme de chant se rencontre principalement en Mongolie Intérieure.

  • 10  Dictionnaire français de la langue chinoise, Institut Ricci/Kuangchi Press, 1976.

68Bien que le terme de tsuur ne constitue qu’une variante d’un terme générique plus large, aux réalisations phonétiques variables d’un peuple à l’autre en Asie Centrale (shoor chez les Touvins, tsoor chez les Kirghizs, etc.), la proximité de la Chine et l’importance de sa civilisation nous permet de considérer deux termes proches phonétiquement qui pourraient avoir une relation avec tsuur. Il s’agit de ts’so k’ou : « avancer les lèvres en les arrondissant comme pour siffler »10 et de xiāo qui désigne une flûte droite à encoche.

69Il existe bien d’autres instruments en Mongolie, mais aucun ne découle d’une racine lexicale commune avec autant de variantes. Ce qu’il est intéressant de souligner dans cette classification partielle en huur et tsuur, c’est le fait qu’elle ne repose pas sur la matière comme principe fondateur de la catégorie ni sur la fonction symbolique des instruments. L’idée principale qui émerge est celle d’un principe musical : celui de la mise en vibration de la matière pour huur et celui d’une forme musicale pour tsuur.

Le système Aré Aré

70Les Aré Aré forment une population insulaire vivant dans l'archipel des Salomon en Mélanésie. Leur culture musicale particulièrement riche a été révélée principalement par Hugo Zemp qui y a consacré plusieurs ouvrages et a réalisé plusieurs films à ce sujet. En ce qui concerne le principe de classification de leurs instruments de musique, il est fonction des types de musique qui sont regroupés en quatre catégories d’inégale importance :

711. La musique des instruments de bambou

72-qui peuvent être soufflés en ensemble de flûtes de Pan (fêtes) ou en solo à la flûte traversière, la flûte de pan en faisceau ou en radeau ;

73-qui peuvent être frappés en ensemble de tuyaux pilonnant ou en solo à l’arc musical.

742. Les rythmes des tambours de bois frappés en ensemble ou en solo.

753. Les jeux sonores dans l’eau (frappements en ensemble sur l’eau).

764. Les chants d’hommes dont certains sont accompagnés de bambous frappés ou accompagnent des activités de pilonnage et les chants de femmes (lamentation funèbres, berceuse, chant d’amour ou complainte.

77Dans cette classification, l’auteur souligne l’importance du terme ‘au « bambou » à la base, qui peut signifier selon le cas :

78-instrument de musique (en bambou) ;

79-flûte de Pan ;

80-ensemble de flûte de Pan (les instruments et les musiciens) ;

81-même radio ou magnétophone et donc, par un transfert de l’objet vers le produit sonore, cela peut aussi vouloir dire :

82-musique de flûtes de Pan ;

83-musique. L’expression lexicale composée : mani ‘au « pièce de bambou », désigne une pièce de musique et pau ni ‘au « tête de bambou », est le nom donné à la voix principale.

84Ainsi soixante dix termes techniques et expressions lexicales plus ou moins figées correspondent au lexème ‘au et couvrent tous les domaines de la musique : intervalles, segmentation mélodique, polyphonie, technique de jeu, fabrication des instruments, noms des instruments et de genres musicaux, etc.

Les systèmes européens

  • 11  Cf. bibliographie.

85L’étude de la classification des instruments constitue un des domaines d’investigation de la musicologie appelée l’organologie (en grec, organon signifie instrument). Son but est d’étudier l’instrument de musique sous des angles divers afin de le comprendre dans une globalité de savoirs concernant sa facture, son histoire et sa diffusion, son étymologie et ses variantes terminologiques, son sens symbolique, sa fonctionnalité, ses techniques de jeu, ses caractéristiques acoustiques sens et symbolique, sa transmission, etc. Les systèmes de classification visent à systématiser l’ensemble des instruments de musique du monde entier, souvent à les hiérarchiser selon un instrument ou une classe-« racine » au-delà des limites culturelles, qui ouvre la voie à des études comparatives. L’histoire détaillée des élaborations des systèmes classificatoires européens mériterait sans doute d’être approfondie, même si Margaret Kartomi11 nous en dresse un inventaire exhaustif. Parmi les systèmes incontournables :

La classification Mahillon

86En 1893 Victor-Charles Mahillon, fondateur et premier conservateur du musée instrumental du conservatoire royal de musique de Bruxelles, qui souhaitait proposer un nouveau système pour classer les collections d’instruments qu’on appelait « exotiques » à l’époque, s’est rendu compte que la classification occidentale en cours dans les orchestres occidentaux (division en bois, cuivres, cordes, vent, …) ne convenait pas réellement pour rendre compte de la diversité des instruments du monde. Il s’inspire alors du modèle de la classification traditionnelle indienne pour élaborer un système quadripartite reposant sur une question fondamentale : « quelle est la matière vibrante qui produit le son ? ». Il distingue donc :

87-les instruments autophones ;

88-les instruments à membrane(s) ;

89-les instruments à corde(s) ;

90-les instruments à vent.

La classification organologique Sachs/Hornbostel

91Les Allemands Curt Sachs (1881-1959) et Erich von Hornbostel (1877-1935) reprennent en 1914 la taxinomie de Mahillon qu’ils affinent. Cette classification, toujours utilisée de nos jours, s’applique autant aux instruments classiques occidentaux (du moins ceux fonctionnant sur le mode acoustique) qu’à ceux des autres cultures et civilisations. Elle divise les instruments de musique en quatre familles, reposant sur la question de l’élément vibrant producteur du son, comme dans le système précédent de Mahillon. Les termes génériques se « scientifisent » pour devenir les concepts de cordophone, membranophone, aérophone et idiophone.

92La famille des cordophones correspond aux instruments pourvus de corde(s) dont la mise en vibration par quelque moyen que ce soit (pincement, frappement,  frottement, voire par le fait de souffler) produit un son. La façon dont les éléments structurants sont agencés détermine ensuite les sous-ensembles : arc musical ; pluriarc ; harpe ; cithare ; luth ; vièle ; lyre.

93La famille des membranophones regroupe les instruments munis d’une ou deux membrane(s) mise(s) en vibration : par frappement, direct ou indirect – ce qui correspond à la majorité de ce que l’on appelle les « tambours » ; ou par frottement, que l’on peut qualifier de friction, d’où l’expression « tambour à friction ».

94La famille des aérophones comprend tout instrument fonctionnant avec de l’air, non pas tant que l’on y souffle, comme c’est le cas la plupart du temps, mais bien parce que la matière sonore vibrante est l’air. C’est par la façon dont cette matière sonore est mise en vibration (grâce à l’envoi d’un jet d’air sur un biseau d’un tube ; une anche… ; par tournoiement d’un objet dans l’air, aérophone à air ambiant comme le rhombe..) que l’on détermine les sous-familles. On trouve ainsi une grande famille de flûtes (à embouchure simple, biseautée, à encoche, à conduit…) ; une famille d’instruments à anche : anche simple (clarinette), anche double (hautbois), anche libre (orgue à bouche) ; une famille de trompes définie par la mise en vibration des lèvres de l’instrumentiste. 

95La dernière famille enfin, celle des idiophones, rassemble tous les autres instruments qui ne sont ni à corde/s, ni à membrane/s, ni à vent. Ils sont composés de matières rigides (végétales, animales ou minérales : bois, bambou, corne, métal, pierre, plastique, verre...) par opposition aux matières dites souples ou élastiques que représentent les cordes, les membranes et l’air. Les idiophones se subdivisent selon leur mode d’ébranlement. On relève cinq modes de mise en vibration : le frappement (ex. xylophone) ; l’entrechoc (ex. castagnettes, cymbales) ; le pilonnement (ex. bâtons pilonnés) ; le secouement (ex. hochet) ; le pincement (ex. guimbarde) ; le raclement (ex. crécelle) ; et le frottement (ex. verres en cristal).

96Il est important de souligner que cette nomenclature est particulièrement adaptée en muséographie pour laquelle elle a été élaborée à l’origine. Essentiellement morphologique, elle est fondée sur la nature sonore des matériaux en laissant au second plan d’autres types de données, culturelles et musicales, qui ne sont d’ailleurs pas toujours connues. Du monde des musées cette taxinomie est reprise par les compositeurs qui l’utilisent dans la présentation de leurs œuvres : par exemple pour Exotica de Mauricio Kagel en 1970-71.

La classification Schaeffner

97Élaborée dans le premier quart du 20e siècle, la classification Sachs/Hornbostel a ouvert la voie à d’autres systèmes qui ont rencontré sans doute un succès moindre mais sont pourtant loin d’être inintéressantes, comme la méthode d’André Schaeffner (1895-1980), élaborée en 1932 puis revisitée en 1936 qui propose une classification bipartite.

98D’un côté, on a :

991. les instruments à corps solide vibrant, subdivisés en :

100-non susceptibles de tension (ce sont les idiophones) ;

101-flexibles ou susceptibles de tension (cordophones et membranophones).

102De l’autre côté, on a :

1032. les instruments à air vibrant (aérophones), subdivisés en :

104-air ambiant (rhombe et instruments par courants d’air saccadé) ;

105-cavité libre (tambour-de-terre, pot-tambour, tube frappé) ;

106-instruments dits à vent (flûtes, anches).

107Cependant de nombreux chercheurs ont compris les limites de classifications qui ne reposent que sur des caractères morphologiques qui ne rendent pas compte de l’instrument dans son contexte culturel et d’usage, d’où la nécessité d’introduire d’autres variables, comme les qualités acoustiques, l’échelle de sons, la diffusion géographique (système de Norlind/Ikowitz en 1935), les données anthropologiques et socioculturelles autour de l’instrument (Ramey en 1974), la production musicale qui en découle : monodique, polyphonique (système Reinhard en 1960), etc. qui permettent d’aboutir à une connaissance plus dynamique de l’instrument en relation avec son contexte culturel qui lui donne sens. On pourrait citer également les nombreuses tentatives d’analyses par ordinateur d’un grand nombre de variables pour les études comparatives (Sakurai en1981, Lysloff/Matson en 1985) etc. mais qui ne font pas, semble-t-il, l’unanimité dans la communauté scientifique. On voit bien ici la pierre angulaire sur laquelle évolue une sorte de contradiction entre un système qui, parce qu’il est un outil théorique du savoir, veut à la fois simplifier pour « réduire » en quelque sorte les données afin de les comparer dans un système-cadre et, en même temps, réintroduire le plus grand nombre de variables possibles liées aux réalités sonores, musicales et culturelles de l’utilisation de l’instrument, qui viennent compliquer la distinction au point que, à l’extrême, le risque est d’élaborer un schéma théorique complexe ne correspondant qu’à un instrument à la fois imaginaire et bien réel (on pense ici aux organogrammes de Mantle Hood en 1971), dont on se demande à partir de quelles variables pourrait être pensée l’analyse comparative, ou bien s’il faut tout simplement y renoncer.

108Tous ces systèmes de classifications, et bien d’autres, furent l’objet d’une étude détaillée par Margareth Kartomi en 1990 et fait office de référence dans l’étude organologique. Il en ressort que la classification organologique européenne qui, certes, a une visée universaliste, ne peut rendre totalement compte de l’instrument dans sa fonction musicale, dans la relation au corps de l’instrumentiste, ni se substituer aux catégories indigènes qu’elle ignore. Il apparaît certain que pour comprendre un instrument de musique, les superpositions taxinomiques s’imposent mais aussi le discours des musiciens eux-mêmes sur leur instrument, les classifications, les mythes…et ce travail-là ne peut se faire que par la recherche ethnomusicologique et linguistique sur le terrain. L’universalisme a ses limites. Même si classifier apparaît bien comme un trait fondamental de l’esprit humain car, comme le souligne Claude Levi-Strauss, « toute classification est supérieure au chaos », il faut se garder de l’excès inverse d’une classification totalisante, d’une tentation de faire régner un ordre, qui ne serait qu’un ordre dominant.

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Notes

1  Voir Degrenne, A. (2005).

2  Durkheim E. et M.  Mauss (1903), p. 4.

3  Lot-Falk, E., (1959), p. 18.

4  Voir Desjacques (2001).

5  Les trois premiers recueils de textes -1800 /-1500 : un recueil de stances forme le Rig-Veda, un recueil de chants rituels le Sama-Veda, une collection de formules sacrificielles le Yajur-Veda. Une famille de brahmanes nommée Atharva donne son nom à l'Atharva-aṅgiras, livre de magie blanche et noire, qui est accepté comme constituant du « Quadruple-Véda », sous le nom de Atharva-Veda, après une longue période de controverses. Ce 5e Veda, sorte de traité de base pour la danse et le théâtre indien, composé par Muni Bharata expose les codifications pour le théâtre, le jeu dramatique, la poésie, la danse, le chant et la musique. Louis Frédéric, Dictionnaire de la civilisation indienne, Robert Laffont, 1987.

6  Ellington, Terry, The mandala of sound : concepts and sounds structures in tibetan ritual music, Ph. D. Diss., University of Madison-Wisconsin, 1979, p. 107 ; 551 à 575. Cité par Kartomi M. J. (1990), p. 78-79.

7  Cité en bibliographie.

8  Sur le terme huur, voir Desjacques (1990), p. 102.

9  Amgalan, cité par Desjacques (1990), p. 102.

10  Dictionnaire français de la langue chinoise, Institut Ricci/Kuangchi Press, 1976.

11  Cf. bibliographie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alain Desjacques, « La matière et le son : considérations ethnomusicologiques sur les classifications instrumentales »Methodos [En ligne], 11 | 2011, mis en ligne le 31 mars 2011, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/methodos/2508 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/methodos.2508

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Auteur

Alain Desjacques

Ethnomusicologue, maître de conférences, Université de Lille 3

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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