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De nouvelles pratiques urbaines dans les espaces publics ?

« Rendre public » le patrimoine d’une périphérie métropolitaine

Le parc de Porto Traiano à Fiumicino (Rome)
How to make the heritage of a metropolitan periphery 'open to all': the park of PortoTraiano at Fiumicino (Rome)
Dominique Rivière

Abstracts

Public spaces which have a value from a cutural heritage point of view are torn between on one hand the necessity of protecting and preserving this heritage, and, on the other hand, the possibilities of economic valorization –increase in the flow of tourists-, but also social – enhanced access to culture- and urban valorization – urban regeneration, territory-based marketing… On the basis of the case of the Porto Traiano park, located in the Roman suburb of Fiumicino, this paper analyses the 'publicisation' process (the process of opening to the public) of such spaces, from a public policy perspective. The complexity of this operation of opening an archeological park to the general public, and the difficulties which it has encountered, are related to the mutation of the economy of the cultural heritage (relationships between State and local authorities and between public/ private/ associative stakeholders), to the conflicts connected with the projects for the extension of the Fiumicino international airport, and to the metropolitan Roman context.

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Author’s notes

La situation décrite ici est celle de la fin des années 2010, les collaborations décrites dans cet article comme l’ouverture au public du parc de Porto ont évolué pendant et depuis la crise sanitaire de la covid 19 et du fait de l’insertion du jardin dans le parc archéologique d’Ostia Antica.

Full text

1Les espaces patrimonialisés posent en des termes spécifiques la question de l’espace public. Qu’ils relèvent d’une gestion nationale ou locale, ils sont pris d’un côté entre des obligations de protection et de conservation du patrimoine, et de l’autre des enjeux de valorisation économique (fréquentation touristique), sociale (accès à la culture), urbaine (requalification urbaine, marketing territorial etc.) qui en rendent la gestion complexe et en font un objet particulier des politiques publiques.

2Les espaces publics peuvent être définis en première analyse comme des « espace(s) matériel(s) aménagé(s) à des fins d’utilisation par la collectivité » (Dessouroux, 2003) ou encore un ensemble de lieux « librement et gratuitement accessibles, et qui de surcroît sont aménagés et entretenus à cette fin », dont l’affirmation « est concomitante de leur transformation en catégorie d’action puisque ces derniers deviennent, au même moment, un élément des différentes politiques urbaines en Europe » (Fleury, 2010). Toutefois, de nombreuses gradations sont possibles entre espace privé et public. Si le statut, l’accessibilité et les usages jouent comme autant de critères pour déterminer le degré de « publicisation » atteint par un lieu donné, « chacun des paramètres invoqués – l’accessibilité du lieu, sa qualité juridique, le type de régulation prévalant – est susceptible de connaître des situations transitoires ou des formes hybrides » (Dessouroux, id.).

3Les espaces patrimonialisés ou susceptibles de l’être illustrent bien cette dimension d’incomplétude, d’hybridité de nombre d’espaces publics. On peut entendre par cette expression à la fois des lieux singuliers (monuments, parcs archéologiques, etc.) ou des ensembles urbains (centres historiques), mais aussi le résultat, là encore mouvant et parfois transitoire, d’un processus fondé sur la reconnaissance, la conservation et la valorisation d’un lieu, faisant jouer un principe de sélection (Gravari-Barbas2005 ; Djament-Tran2013). Or si l’on part d’un idéal type d’espace public ouvert, comme une place, idéal en termes de droit public et d’usage social large, les lieux patrimonialisés sont loin d’être systématiquement ouverts. En outre, si l’idée même de patrimoine a longtemps été liée à la sphère publique et étatique, car participant de la construction identitaire nationale (Anderson ,1983), elle est aujourd’hui remodelée par des logiques de décentralisation ou de privatisation, qui posent aussi bien la question du traitement de ces espaces dans des politiques publiques pluriscalaires, que celle de la possible « captation » des ressources qu’ils représentent. Ce faisant, la patrimonialisation en œuvre dans les villes européennes apporte un éclairage intéressant sur les espaces publics dans leur dimension de processus : les questions de propriété, de contrôle et de gestion du patrimoine qu’elle soulève mettent en évidence les relations ambivalentes entre les couples publicisation/privatisation et ouverture/fermeture qui se posent de façon générale autour de la notion même d’espace public.

4On abordera ces questions sous l’angle des politiques publiques, à partir d’une étude de cas : un parc archéologique situé à Fiumicino, commune de la banlieue romaine, mieux connue pour abriter le principal aéroport italien. Rome, archétype de « ville mémoire » (Djament‑Tran2011), présente en effet une situation contrastée : une présence exceptionnelle de biens historiques, archéologiques et d’espaces publics dans le centre, une marchandisation poussée de ces lieux hyper-patrimonialisés à l’instar d’autres hauts lieux du tourisme comme la tour Eiffel à Paris (Berroir et al., 2016), mais aussi nombre de sites au statut incertain, comme oubliés, à l’instar de celui dont il va être question ici, situé en pleine banlieue (fig. 1). L’étendue du territoire (fig. 1) de la commune de Rome (1 290 km2 pour 2,9 millions d’habitants, dont 200 000 dans le municipio – arrondissement- d’Ostie) et de certaines de ses périphéries au sein de la città metropolitana ou Ville métropolitaine de Rome (213 km2 pour la commune de Fiumicino pour 79 000 habitants), alliée à la croissance rapide qu’a connue la capitale italienne (Seronde-Babonaux 1980), ont abouti à un modèle urbain discontinu basé sur une logique de grandes zones déconnectées (Cremaschi 2009). Dès lors, comment valoriser, rendre public le patrimoine de ces périphéries ? Et dans quel esprit lorsque, au-delà de sa valeur culturelle intrinsèque, il semble à même d’assurer une fonction urbaine dans des zones qui manquent de lieux d’agrégation sociale ?

Fig.1– Porto, un parc urbain dans la métropole

Fig.1– Porto, un parc urbain dans la métropole

Source : ISTAT, Rivière D., Lizzi L. (UMR Géographie-cités), 2018.

  • 1 M. Tamaro, directeur de la Fondation Benetton (Sanchirico 2016).

5Le parc de Porto, situé à 30 km du Capitole, en face de l’aéroport international (fig. 1), se présente à ses rares visiteurs - (moins de 30 000 visiteurs annuels quand le Forum et le Colisée en accueillent 7 millions) - comme « un jardin au milieu de nulle part ». C’est un site archéologique, celui du port impérial de Trajan (au lieu-dit Porto ou Porto Traiano), prolongement du complexe archéologique urbano-portuaire d’Ostia Antica. Parfaitement entretenu par le Ministère des Biens et activités culturels et du tourisme (Ministero dei beni e delle attività culturali e del turismo - MIBACT), il présente aussi un potentiel d’espace public à la fois métropolitain et local. Mais sa valorisation s’inscrit dans une gouvernance métropolitaine complexe : quelle collaboration est possible entre une commune de banlieue comme Fiumicino, le Ministère des Biens et Activités Culturels, ses antennes - propriétaires et gestionnaires du site -, une entité largement extraterritoriale comme Aéroports de Rome (AdR) et la capitale dont Fiumicino est limitrophe ? L’enjeu de l’aménagement de cette « sorte de parc archéologique urbain1 » est aussi de créer des ponts entre les territoires de la métropole dans un espace largement cloisonné, à l’heure où la question des périphéries revient dans le débat public et où, en Italie comme en France, la question métropolitaine est sur le devant de la scène politico-institutionnelle.

  • 2 Carnets de recherche, https://cirili.hypotheses.org.

6Cet article s’insère dans le cadre d’une recherche interdisciplinaire menée depuis 2013 par l’École française de Rome (EFR) et la British School at Rome (Caneva, Travaligni et Virlouvet, 2017), portant sur l’histoire longue des bouches du Tibre. Une vingtaine d’entretiens ont été menés, pour l’essentiel entre 2016 et 2017, auprès des acteurs impliqués dans le processus d’ouverture de Porto, alors la Surintendance d’État, la commune, la région du Latium (Lazio), et deux comités d’habitants, mobilisés l’un en faveur du processus de patrimonialisation (le Comité promoteur du parc archéologique de Fiumicino et d’Ostia Antica – Comitato promotore Parco archeologico integrato Fiumicino-Ostia Antica), l’autre contre les projets d’agrandissement de l’aéroport (le Comité « hors-piste » - Comitato Fuori pista). Ces entretiens ont été complétés par l’analyse de documents d’aménagement (Consoli, 2016), le plan d’urbanisme de Fiumicino et des projets culturels/patrimoniaux concernant le site (Comitato promotore Parco archeologico Fiumicino Ostia Antica, 2014 ; Sanchirico, 2016). Le séminaire du programme de recherche de l’EFR sur les bouches du Tibre (programme « CIRILI. City, River, Littoral2 ») qui a vu se succéder sur plusieurs années les chercheurs et différents acteurs, a également été utile.

1 - L’espace public entre ouverture et fermeture

7Les espaces à valeur patrimoniale, comme les parcs archéologiques, peuvent sembler marginaux par rapport à la question des espaces publics. Nous faisons l’hypothèse qu’ils soulèvent au contraire des questions devenues centrales dans l’approche de ces derniers.

1.1 - Un parc archéologique urbain : statut juridique, accessibilité, usages

8En préalable, se pose en effet la question de la dimension particulière de ces parcs. Dans quelle mesure relèvent-ils des espaces libres d’accès, ou plutôt d’une conception muséale, plutôt fermée, du patrimoine ? Les dernières décennies ont vu s’affirmer deux mouvements. D’un côté, on assiste à l’élargissement du champ patrimonial, pris dans une triple dimension temporelle, spatiale, typologique (Djament‑Tran2015). Celui-ci intègre désormais « aussi bien le bâti que ses abords, ainsi que les divers types d’espaces publics ; la notion de patrimoine ne renvoie par conséquent plus uniquement à des points dans l’espace, mais aussi à des surfaces et à des lignes (places, rues, sentiers, cheminements) » (Stein, 2003). D’un autre côté, la reconnaissance accordée au contraire à des lieux très spécifiques se poursuit. On la voit dans l’intérêt croissant apporté aux zones archéologiques, qui avaient déjà été une des bases historiques de l’idée de patrimoine et d’affirmation de l’État dans la Ville éternelle (Boquet2013).

  • 3 L’ensemble portuaire, un temps enfoui sous les alluvions du Tibre, fut remis à jour par les grands (...)

9Le lieu qui nous intéresse est à la rencontre de ces deux tendances. « Redécouvert » lors de la bonification de la campagne romaine au début du xxe siècle3 par les princes Torlonia, il est longtemps resté à la marge des grands sites archéologiques nationaux. Un temps transformé en « parc safari » par ses propriétaires, il a été en partie exproprié à la fin des années 1990. Du fait même de son histoire, si on reprend les critères évoqués plus hauts par C. Dessouroux (2003), le site - aujourd’hui protégé à la fois pour ses richesses naturelles et archéologiques -, est à même de porter des usages divers. En effet, au-delà des ruines et du chantier de fouille, il s’agit d’un jardin paysagé donnant sur le bassin aujourd’hui remis en eau. Son aménagement, lors de travaux menés à l’occasion du Jubilée de l’an 2000, a pris le parti de rendre lisible l’ancienne ligne littorale en transformant en prairie les espaces situés au-delà afin de dégager l’horizon, l’ancienne darse étant surlignée par des roseaux. Les éléments naturels hérités d’anciens usages ont ainsi été valorisés, et quelque 2 200 arbres issus de la bonification du site ont été conservés. L’absence de mosaïques ou de statuaire a facilité la porosité recherchée par les aménageurs entre bien archéologique et lieu de promenade (Sanchirico, 2016).

  • 4 Elle reçoit des visiteurs pour des balades en calèche le long des rives du bassin et abrite depuis (...)

10Si l’on s’intéresse maintenant à son statut juridique, son usage et son accessibilité, le parc archéologique de Porto est complexe. Il est en partie public, sur une superficie de 33 ha. Mais cette partie publique, qui est celle qui nous intéresse principalement, est d’usage non libre et grillagé. Le site archéologique comprend également une partie privée de taille équivalente, aujourd’hui propriété de la famille Sforza-Cesarini, elle aussi grillagée4, située autour du bassin central. La partie publique fait cependant l’objet d’une ouverture au public qui permet de visiter les anciens magasins impériaux (tab. 1), durant les fins de semaine du printemps à l’automne pendant une cinquantaine de jours, et durant l’année en semaine pour les enfants dans un cadre scolaire (visites ateliers d’archéologie, etc.).

Tabl. 1 – Les activités proposées sur le site dans le cadre de l’opération Navigare il territorio en 2016

Public visé

Familles

Ecoliers/lycéens (229 classes)

Tout public (54 jours)

Ateliers

86 pour les enfants, 19 pour les parents

92

 

Visites guidées

200

129

plusieurs par jours sur 23 samedi, 22 dimanche, 9 jeudi

Spectacles

2

 

 

Autres

2 spectacles

1 concours photo, 200 h de cours en classe

 

Source : Fondation Benetton, 2017

  • 5 Présidée par L. Benetton, la fondation Benetton Etudes et recherches, créée en 1987, promeut des tr (...)
  • 6 Le musée des navires situé à l’entrée de l’aéroport est fermé. La visite de la nécropole d’Isola Sa (...)
  • 7 Du côté de la Fondation Benetton, en 2016, le site a accueilli 229 classes (écoliers/lycéens) à tra (...)

11Ces opérations, ainsi que d’autres plus ponctuelles, bénéficient de la gratuité. En ce qui concerne la gestion des usages, la situation est encore plus complexe, car l’ouverture au public s’opère certes sous l’égide de la Surintendance, mais avec la collaboration d’un autre acteur privé, en l’occurrence la Fondation Benetton5, un des actionnaires d’AdR tout proche. Cette fondation gère l’aspect pédagogique des visites à travers une opération baptisée « Naviguer dans le territoire » (Navigare il territorio) qui se charge de la fourniture de guides, et le cas échéant s’occupe d’acheminer les visiteurs. En 2016, des initiatives similaires pilotées par la mairie de Fiumicino ont été mises en place avec la participation de trois écoles locales. Enfin, si le parc est proche de zones d’habitat (fig. 2), la Voie Portuense qui le dessert est peu propice à la promenade (absence de trottoirs sur une partie du trajet), et l’entrée, qui se fait sous une bretelle d’accès à l’aéroport, est peu attirante. Toutefois, sa fréquentation est meilleure que celle d’autres sites proches6 et progresse depuis peu : si elle a stagné autour de 3 000 visiteurs de 2001 à 2013, elle atteint 21 000 visiteurs en 2016, et 27 000 en 2017. Du fait de cette rapide progression et de la relative diversité des usages, on peut donc considérer qu’on est bien face à un processus de publicisation de l’espace7.

Fig. 2 – Le parc de Porto et son voisinage

Fig. 2 – Le parc de Porto et son voisinage

Plan régulateur général de Fiumicino de 2001 et variantes et sources diverses. UMR Géographie-cités.

Source : Rivière, D. et L. Lizzi. 2018.

1.2 - Entre ouverture et fermeture : un processus réversible

12Par ailleurs, pour évaluer le degré de spécificité d’un espace de ce type, il faut tenir compte de deux points. D’une part, les parcs archéologiques n’ont pas l’exclusive de la clôture et celle-ci n’empêche nullement un lieu d’acquérir une fonction symbolique, qui est une composante à part entière du processus de patrimonialisation. E. Vivant relève ainsi, à propos d’un tout autre type d’espace, les Frigos de Paris-rive gauche, eux aussi fermés au public l’essentiel de l’année, que « la présence de ces artistes participe à la construction de l’image des Frigos et du quartier comme nouveau Quartier latin » et qu’ils « s’imposent comme élément légitime et qualifiant » des politiques urbaines de Paris Rive gauche (Vivant, 2007). D’autre part, de nombreux espaces publics « classiques » (places, jardins, etc.) évoluent aujourd’hui vers la clôture partielle ou totale, pour des motifs de sécurité à l’instar de la villa Guglielmi dans le centre de Fiumicino (fig. 2), et vers un contrôle accru des usages : aménagements « anti-sdf », etc. (Dumont, 2007).

  • 8 R. Megna, entretien, 24 mars 2016.

13La fermeture des espaces archéologiques a elle-même évolué depuis les années 1990, avec l’essor de l’archéologie urbaine qui voit les acteurs culturels étatiques se faire acteurs locaux (Troadec, 2014). Pour reprendre les termes mêmes du promoteur de l’ouverture de Porto, le conservateur R. Sebastiani, il s’agit de replacer un site archéologique « dans la ville, [afin] qu’il s’insère dans le tissu urbain et social sans créer de fractures, et pour la ville, c’est-à-dire qu’il soit porté par un principe éthico-politique d’amélioration de la réalité avec laquelle il interagit » (Sebastiani et Contino, 2013). La conservation reste la mission première du MIBACT, tout en cherchant – selon les mots du même conservateur – à « rendre appétissante » la culture pour les habitants, et à rompre avec l’image des « aires protégées » de la ville. Dans le même temps, il s’agit aussi de rompre, selon les mots du président du Comité promoteur du parc archéologique cette fois, avec l’image des conservateurs comme « chiens de garde […] qui ont protégé le territoire de la spéculation et des dégradations, mais au prix de sa fermeture au public »8.

  • 9 Sa partie muséale (le complexe Thermes de Caracalla-Tombe de Cecilia Metella-Villa dei Quintilli) a (...)
  • 10 Lilli, M. 2017. Roma, Il Fatto quotidiano, 19 février 2017.
  • 11 R. Sebastiani, Colloque inaugural de la recherche action sur les bouches du Tibre, Ecole Française (...)
  • 12 Le Forum et le Colisée ont rapporté 41,8 millions d’euros en 2017 à l’État. Source : Statistica.ben (...)

14Le projet de Porto s’inspire d’un précédent célèbre : la création, vingt ans plus tôt, à l’instigation de la Commune de Rome, du parc de l’Appia Antica dans la périphérie orientale de la capitale. S’étalant sur 3 200 ha privés à 82 % (la partie domaniale étant partagée entre l’État, la commune et sa proche banlieue), le parc accueille un million de visiteurs par an dont une large part de Romains9 (CERTU 2011). Elle s’inspire aussi d’une expérience menée en 2005 dans le quartier « créatif » et festif de Testaccio, situé aux franges du centre historique de Rome, autour de la colline éponyme et de ses environs. Pour autant, l’ouverture des sites archéologiques renvoie à un processus complexe, réversible, où la tension fermeture/ouverture reste toujours présente. Ainsi le projet urbain de Testaccio a démarré lentement et « continue à être à peine plus qu’une idée10 ». Comme le relève à nouveau R. Sebastiani, « le jour où pour des motifs de sauvegarde on a fermé Testaccio, on l’a aussi fermé à la ville »11. La question de la gratuité est elle aussi fluctuante, car le secteur culturel, en Italie comme ailleurs voit se développer une vision économiste voire entrepreneuriale des ressources patrimoniales. Le débat récurrent sur le sort des forums, qui ont été gratuits, sont redevenus payants et qu’il est parfois question de rendre à nouveau en partie gratuitement accessibles, témoigne de l’importance de ces enjeux financiers12. Cette tension entre valorisation sociale et économique traverse aussi les milieux associatifs, qui vivent du patrimoine ou cherchent à le faire, dans un secteur marqué par la précarité (Froment 2016 ; Biorcio et Vitale 2016). Enfin, pour évaluer la « publicisation » d’un espace, il faut prendre en compte, la hiérarchisation toujours croissante opérée par les grands acteurs culturels comme le Ministère des Biens et Activités Culturels, entre d’une part, des grands sites d’intérêt national (une dizaine dont trois sur la seule ville de Rome) et d’autre part des lieux secondaires, objets d’attentions moindres. Cette sélectivité aurait pu être préjudiciable à Porto, car, lors des dernières réformes des Surintendances italiennes - opérées en 2016, qui ont vu la création de nouveaux grands Parcs archéologiques faisant désormais l’objet d’un traitement à part -, son sort est resté incertain pendant quelques mois. Il est aujourd’hui rattaché au nouveau « Parc archéologique d’Ostia Antica », et donc désormais détaché de l’autorité de la Surintendance de Rome.

2 - Les espaces publics comme catégorie d’action des politiques urbaines

15S’il témoigne de la complexité de l’interaction entre espaces publics et patrimoine, ce cas d’étude interroge aussi les enjeux des espaces publics pour les politiques urbaines, en s’intéressant cette fois à sa situation en périphérie métropolitaine.

2.1 – Construire l’urbanité

16Créée par scission d’une circonscription de la capitale en 1992, Fiumicino est une commune récente qui a connu une croissance rapide (tab. 2). Les quartiers proches du parc, le quartier d’Isola Sacra et le centre-ville, rassemblent 55 000 habitants. Son modèle urbain mêlant constructions initialement abusives puis régularisées, quelques îlots de logement social et de grandes opérations immobilières autour de centres commerciaux, est le résultat d’une faiblesse de l’action publique à la fois subie et acceptée par les acteurs locaux (Delpirou, et Rivière 2013). Comprise dans un système institutionnel et fonctionnel (fig. 1) qui reste centré sur Rome, Fiumicino est une zone d’emploi notable - taux d’emploi de 54,6 % contre 46,2 % à Rome (données ISTAT 2011) - en large part liée à l’aéroport et à la logistique, son littoral offrant par ailleurs des zones balnéaires. Mais à l’instar de l’ensemble de la capitale, la commune a été fragilisée par la crise mondiale de 2007, et plus spécifiquement par celle que connaît la compagnie aérienne Alitalia.

Tab. 2 – La population de Rome et de Fiumicino depuis l’Unité italienne

 

1871

1961

2001

2016

Fiumicino

3 200

32 600

50 500

78 900

Rome*

244 500

2 188 000

2 546 000

2 873 500

Métropole (ex-province)

433 000

2 775400

3.700 400

4 353 700

Latium

1 173000

3.959000

5.112 400

5 898 100

* dans son périmètre actuel hors Fiumicino.

Source : ISTAT

17Du point de vue des politiques locales, c’est ce contexte urbain fragile qui fait de l’ouverture du parc un enjeu urbain. En effet, les espaces publics figurent dans les politiques urbaines récentes, comme autant de « repères, lieux d’identification qu’il s’agit de réinventer et de réaffirmer » (Fleury2014). À cet égard, on pourrait certes considérer que la fréquentation contrôlée de Porto en fait la quintessence d’un espace public très institutionnel, réservé à « un appropriate public that is allowed in » (Mitchell1995), de ce fait peu à même - en comparaison d’espaces d’usage libres - de participer à cette « construction de l’urbanité » recherchée par les politiques locales. Toutefois la réalité est plus nuancée. Dans la pratique urbanistique italienne des trente dernières années, le recours aux enfants par exemple est récurrent – dans les années 1990, la Ville de Naples avait même fait « adopter » des escaliers monumentaux délaissés par des écoles (Montenegro et Riviere2001) – le but étant de venir nourrir à travers eux des formes d’appropriation et des usages plus communs. En outre, dans le contexte romain, la césure entre institutionnel/non institutionnel est tenue, car diverses politiques de requalification menées par les autorités locales dans les quartiers périphériques ont simplement consisté à récupérer des espaces publics initialement construits/occupés par des riverains et/ou des mouvements urbains pour les officialiser (Morri et De Filpo2015 ; Baudry, 2017).

18À Fiumicino, cette problématique de l’urbanité liée aux espaces publics pourrait se résumer à l’idée qu’il faut créer des « points d’agrégation », expression qui revient fréquemment lors de l’enquête, aussi bien dans le discours associatif que dans celui des élus. Certes, le territoire dispose déjà de tels lieux : outre les rives du canal et les rares places du centre historique, le complexe de Parc Leonardo - situé à moins d’un kilomètre de Porto (fig. 2) - illustre la montée en puissance des centres commerciaux récréatifs, qui a pris à Rome un aspect spectaculaire avant la crise des subprimes. Si ces opérations s’affichent comme de nouvelles centralités urbaines – parc Leonardo dispose d’un centre commercial Auchan, d’une galerie commerciale, d’un multiplex, etc. –, ils restent inachevés, ce qui limite de fait leur rayonnement. Les choix de localisation qui ont présidé à leur construction, liés aux opportunités foncières, les isolent en outre des zones d’habitat préexistantes. Dans ce contexte qui vaut aussi pour d’autres périphéries romaines (Delpirou et Mourlane2016), la dénonciation du manque d’espaces publics ou de l’incurie dans laquelle ils se trouvent et devenue un leitmotiv du débat public. La plainte contre le degrado urbano, la « dégradation urbaine », participe d’une lecture métaphorique de la notion d’espace public comme « bien commun perdu » (Erbani2013), dimension d’une « crise des périphéries » qui a été un des vecteurs de la victoire du parti protestataire Mouvement 5 étoiles aux dernières élections municipales à Rome, Fiumicino restant quant à elle gouvernée par le Parti démocratique.

2.2 – Valoriser Porto : une situation ambiguë

19Ces éléments contribuent à légitimer la valorisation d’un jardin comme Porto pour « recoudre » et embellir la ville. Tous les acteurs rencontrés lors de l’enquête de terrain s’accordent à cet égard sur le changement d’attitude vis-à-vis du patrimoine local qu’ont entraîné les élections municipales de 2013. Néanmoins, ce « tournant patrimonial » - tardif par rapport aux tendances des principales villes-centres italiennes depuis les années 1990 (Froment2015) - n’est pas sans ambiguïté dans un contexte urbain historiquement structuré par la rente foncière et immobilière. Ainsi, si l’ouverture du site au public figurait dans le programme du candidat et maire actuel, E. Montino, il était loin d’y tenir une place centrale. La municipalité a eu à affronter d’autres problèmes plus immédiats, dont l’austérité budgétaire et la récente crise d’Alitalia. Si celle-ci peut inciter la Commune à diversifier les ressources du territoire – le Comité promoteur du Parc use lui aussi de cet argumentaire –, elle doit aussi assumer l’héritage des grands chantiers engagés avant l’éclatement de la bulle immobilière. C’est le cas, par exemple, d’un projet de port de commerce (fig. 2), pour l’heure en attente, qui pourrait amener des croisiéristes en mal de nouvelles excursions dans le parc de Porto… mais qui risque aussi, par son ampleur, de peser sur un centre-ville déjà congestionné.

20Parmi les grands projets en suspens figure un projet aéroportuaire qui, s’il ne concerne pas directement le parc archéologique, le touche néanmoins de près puisqu’il implique l’entreprise Benetton, qui est à l’origine de l’opération Navigare il territorio. Dans un contexte mondial marqué, pour les aéroports, par une « privatisation de leur action (qui) les a incités à devenir non pas seulement des opérateurs de transport, mais aussi des opérateurs fonciers et immobiliers pour des activités variées » (Fretigny et Celerier, 2015), l’entreprise Benetton, - qui fut l’emblème du modèle productif des districts industriels à l’italienne avant de se faire acteur des travaux publics et de devenir un des actionnaires majeurs d’AdR (privatisé en 2000) - est très présente sur la commune. Avant même son entrée dans le capital de l’aéroport, elle avait acheté l’ancienne ferme d’État de Maccarese (3 500 ha), issue de la bonification rurale des années 1920. À la fin des années 2010, cette stratégie foncière a été mise au service d’un projet d’agrandissement de l’aéroport, annoncé par l’État en 2012, mais aujourd’hui fragilisé par la crise. Le projet est contesté par le comité de riverains Fuori pista, comme par la ville de Fiumicino

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21Par ailleurs, Fiumicino, commune récente comme on l’a dit, est à ce titre engagée dans une construction territoriale à partir d’« une quinzaine de localités que l’on doit aider à apprendre à se connaître entre elles »13. Dans une opération de ce type, des lieux symboles comme Porto peuvent être utiles. On relève toutefois que la commune, tout en promouvant des fêtes populaires sur ce site, qui utilisent son image lors de spectacles gratuits (fête des Traiane), valorise davantage, dans son propre marketing territorial, le cadre agricole hérité de la bonification. À ce point de vue, l’intérêt du site pourrait à certains égards être plus grand pour AdR. En effet, dans la logique actuelle qui voit les aéroports - en rupture avec leur image de non-lieux (Auge, 1992) - chercher à devenir « des lieux susceptibles de symboliser la construction d’un archipel métropolitain mondial, de formes de territorialités en réseau individuelles et collectives » (Fretigny et Celerier2015), le parc pourrait devenir la métonymie de l’aéroport lui-même. Le service Communication d’AdR cherche en effet à positionner celui-ci comme la « porte de la classicité14 », en particulier auprès du marché chinois. Mais pour l’heure, ce lien entre Porto et l’aéroport s’avère plus aisé à manier dans le champ des représentations que concrètement. Car si AdR offre aux beaux jours la possibilité de visiter le parc aux passagers en transit, pour franchir les 1 500 mètres qui séparent les halls de passagers du parc, « il faut au moins 40 minutes par aller-retour et, de façon plus réaliste, 50 minutes » (Comitato promotore, 2014). Même avec un service de bus, comme le propose AdR, seuls les plus téméraires des voyageurs osent l’aventure. Pour l’heure, plus qu’exploiter pleinement le site dans une logique de marketing territorial, Benetton cherche surtout, à travers l’opération Navigare il territorio, à se rendre acceptable localement dans le contexte tendu généré par le projet aéroportuaire.

3 - Faire lieu : construire l’espace public dans un contexte conflictuel

22Le terme « publicisation » renvoie à l’analyse des pratiques sociales présentes dans les espaces publics (Sabatier, 2007), mais on peut aussi l’envisager sous l’angle des politiques publiques et des jeux d’acteurs mobilisés pour « rendre public » le patrimoine. Envisager un espace public sous cet angle amène alors à aborder les collaborations ou les conflits qui se nouent autour d’un projet et qui, de façon certes plus métaphorique, « font lieu » eux aussi.

3.1 - Un jeu d’acteurs mouvant

23Dans le jeu d’acteurs qui sous-tend l’ouverture au public de Porto, entendue à la fois au sens d’ouverture des portes au public et au sens de l’accessibilité concrète du site, trois acteurs s’imposent (fig. 3).

Fig. 3 - Rendre public le patrimoine de Porto : un système d’acteurs complexe

Fig. 3 - Rendre public le patrimoine de Porto : un système d’acteurs complexe

Source : Rivière D., enquête de terrain à Fiumicino, 2016-2017.

24Tout d’abord, il y a le ministère des Biens et Activités Culturels et, lors de l’enquête, l’antenne locale de la Surintendance de Rome, qui a pris l’initiative de l’ouverture au public, à partir de 2013 (avant que le Parc archéologique d’Ostie ne prenne plus récemment le relais). La commune - en plus de son plan régulateur qui entérine le statut protégé du parc - est intervenue de son côté sur l’aménagement de la voirie (réalisation d’un accostage sur le canal, et dans l’avenir d’un parking). Elle a aussi intégré le parc dans le plan de mobilité de la ville (pistes cyclables, projet de desserte dans le cadre des bus municipaux). Enfin, on trouve un troisième acteur dans la société Benetton, qui intervient par le biais de sa fondation. Outre ces acteurs institutionnels et privés, il faut prendre en compte les associations de riverains et/ou d’acteurs associatifs, particulièrement le Comité promoteur du parc archéologique, qui milite pour l’ouverture du parc de Porto au public et, plus généralement pour la valorisation intégrée du complexe Porto/nécropole d’Isola Sacra/Ostia Antica (fig. 2). Les deux comités d’habitants qui s’intéressent au site – Fuori pista s’est constitué entre 2008 et 2011 lorsque les projets d’AdR ont émergé et le Comité pour le Parc en 2014 – sont représentatifs de la montée en puissance des mobilisations locales en Italie dans le contexte de crise (Fregolent, 2014). Au‑delà de leur noyau dur, une quinzaine de personnes dans les deux cas, ils se présentent eux-mêmes comme des constellations d’acteurs. Le Comité promoteur du Parc mobilise des associations du terzo settore culturel (coopératives, organisations sans but lucratif), et de façon plus épisodique des sympathisants : par exemple, la demande (restée sans résultat) d’insertion du site dans le Programme régional de la politique de cohésion de l’Union européenne a rassemblé 10 000 signataires à Ostie et à Fiumicino. L’action des groupes d’acteurs ne s’arrête pas là : du côté de l’usage du site, l’État est présent au travers du Ministère de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur et recherche (Ministero dell'istruzione, dell'università e della ricerca –MIUR) et plusieurs associations du Comité pour le parc travaillent déjà avec des écoles d’Ostie ou de Fiumicino. Il faut aussi prendre en compte la Région, qui tient les rênes de financements possibles, dont les fonds européens. Si les projets portuaires évoqués plus haut prennent corps, d’autres acteurs pour l’heure périphériques comme l’Autorité portuaire de Rome (Autorità Portuaria di Roma a Civitavecchia) ou encore la capitainerie du port de Fiumicino, compétente pour la navigabilité du Tibre, pourraient jouer un rôle à l’avenir. Finalement, c’est d’une mobilisation territoriale mouvante dont dépend la « publicisation » de Porto (fig. 3).

3.2 - Le conflit autour du projet aéroportuaire

Les acteurs ? Certains sont partis en vacances (…) La plus grande partie est sur le bord de la scène, à regarder ce qui est en train de se passer. (Entretien avec cinq membres du Comité promoteur du parc archéologique, 25 mars 2016)

25Les acteurs n’ont pas tous la même vision de l’usage du parc. Pour Navigare il territorio c’est de l’expérience avec les écoles qu’est née l’idée d’une ouverture à un public plus large, alors que le Comité promoteur du Parc et la Ville de Fiumicino la réclamaient dès 2014. Les associations qui gravitent autour du Comité sont favorables à une ouverture du site au public toute l’année, mais partagées quant à la gratuité des visites archéologiques organisées sur le site par Benetton, en concurrence avec leur propre travail.

  • 15 Rencontre avec le master Aménagement Développement local de l’Université Paris-Diderot,5 février 20 (...)

26Leurs actions peuvent néanmoins se coaliser partiellement. Ainsi, en l’attente de l’amélioration du parking d’entrée par la commune de Fiumicino, AdR propose aux visiteurs du jardin l’usage de ses propres parkings et de ses navettes. Mais ce bricolage n’est qu’un substitut à une politique globale de valorisation, qui nécessiterait d’élargir l’accessibilité du site en même temps que son ouverture. Or, malgré un début prometteur en 2014, qui a vu la mise sur pied conjointe d’une desserte par bus (nommée l’archéobus) et par bateau (une offre privée au départ de Rome), la valorisation du site peine à décoller. L’expérience de l’archéobus a rapidement tourné court. Comme le regrette l’adjointe aux transports à ce propos, « La commune s’est arrêtée quand la surintendance a demandé une seule ouverture (du site) par semaine, mais ce n’est pas possible parce que les visiteurs arrivent tous les jours. Ensuite ça a changé à la surintendance, mais15… ». Au-delà de l’enjeu de la coordination entre les services de l’État et ceux de la mairie, c’est le conflit autour de l’agrandissement de l’aéroport qui mine les rapports de confiance entre les protagonistes. La commune se plaint d’une façon générale d’être évincée par les grands acteurs que sont l’État et AdR, au risque de développer un attentisme prudent qui retarde à son tour la mise en valeur du site.

27Même si le conflit sur le projet d’agrandissement de l’aéroport ne touche pas directement le site, il a un effet ricochet qui peut certes stimuler l’ouverture du parc par le biais de l’implication de Benetton, mais aussi le compromettre à terme, faute de consensus autour du rôle d’un acteur privé qui peine à se faire reconnaître comme porteur du « bien commun ». Le Comité promoteur du parc plaide pour une plus grande implication des communes de Fiumicino et de Rome, en alternative à ce qu’il voit comme une spoliation du patrimoine public par Benetton et AdR. Mais la question du rapport privé-public ne se limite pas au rôle dévolu à Navigare il territorio, elle implique aussi la partie privée du site : en 2016, lors du nouveau périmétrage des grands sites nationaux évoqué plus haut, l’hypothèse d’une coalition AdR-Benetton-Sforza Cesarini sur la gestion de Porto, figurait en bonne place parmi les craintes du Comité… mais hantait aussi les acteurs publics du monde archéologique.

3.3 - Un contexte métropolitain et intercommunal inachevé

28Dans l’explication de la difficulté à faire émerger un consensus local autour de ce parc, il faut enfin tenir compte de son inscription dans un contexte métropolitain.

29Si Porto et Ostia Antica font système d’un point de vue archéologique par le fleuve qui les unissait autrefois dans un même ensemble urbano-portuaire, ce dernier constitue aujourd’hui plus une rupture qu’un lien, car, outre l’absence de ponts accessibles aux piétons (fig. 2), il est une limite administrative entre les communes de Rome et de Fiumicino, aux intérêts souvent divergents. Le dialogue entre elles est d’autant plus compliqué qu’il mobilise d’une part une commune de plein exercice, Fiumicino, et d’autre part une simple circonscription d’arrondissement, Ostie, au pouvoir décisionnel faible par rapport au Capitole, siège de la commune de Rome. À cette disparité de statut s’ajoute la crise politico-institutionnelle qu’a connue cet arrondissement d’Ostie en 2015-16 lors du scandale Mafia capitale.

30Certes, des territoires supra-communaux de gestion et/ou de projet sont envisageables pour pallier ces clivages, mais pour l’heure aucune ne se dégage nettement. Ainsi, l’institution des città metropolitane (villes métropolitaines) par la loi Delrio de 2014, contemporaine de la loi française sur les métropoles, détermine un cadre institutionnel commun à partir des 131 communes de l’ancienne province de Rome, dépassant le cadre de l’agglomération. En l’occurrence, ce nouveau maillage présente l’avantage de recouvrir en bonne part le « système local de travail » de l’ISTAT basé, comme les aires urbaines française, sur les mobilités domicile-travail (fig. 1), il fait donc sens pour inscrire le parc dans le bassin de vie des city users (Morri et De Filpo) – ce qui est loin d’être le cas dans toutes les métropoles italiennes (Rivière2016). Mais sa mise en œuvre a subi des retards. Un autre cadre plus réduit, la réserve naturelle d’État du littoral romain, serait à même de porter concrètement la mise en système d’Ostia Antica et de Porto. Il protège 17 000 ha de campagne romaine, au moins sur le papier, depuis 1997 (fig. 2). Mais la gestion intégrée de cette réserve s’est longtemps fait attendre (Consoli, 2016). Elle consoliderait la dynamique d’ouverture au public, car Ostia antica est bien desservie par les transports en commun (fig. 2), mais présente une contrainte majeure pour AdR dans son projet d’agrandissement. Quoique moins pérennes, des territoires de projet pourraient eux aussi jouer un rôle, à l’instar de ceux prévus pour les fonds européens. C’était l’ambition initiale du Comité pour le parc, qui a essayé d’obtenir des subventions par l’intermédiaire des fonds européens sur leur programmation 2014-20, mais cette mobilisation est arrivée trop tard.

  • 16 Sur le site du parc, http://www.parcoappiaantica.it, consulté mars 2017.
  • 17 Le 28 octobre 2019, après une longue instruction, la commission technique du ministère de l’Environ (...)

31Sans exagérer l’efficacité de mailles institutionnelles ou de projet pour forger un consensus dans une réalité aussi complexe que celle esquissée ici, il demeure que l’absence de lieu de négociation laisse pour l’heure le champ libre aux acteurs majeurs : AdR, Benetton et l’État. Car les temporalités étirées de ce projet n’ont rien d’exceptionnel dans le contexte romain : si l’on revient sur le cas de l’Appia Antica évoqué plus haut, il fallut vingt ans pour que, en mars 1997, « cent milles Romains fêtent le premier dimanche piétonnier sur l’Appia16 ». Mais dans le cas de Porto, tous les acteurs rencontrés concordent sur l’importance, mais aussi la difficulté à enclencher un cycle irréversible17.

Conclusion

32François Maspero, dans Les passagers du Roissy express (1990), s’arrêtait déjà sur les hiatus scalaires particuliers que présentent les périphéries aéroportuaires. À Fiumicino, cet effet d’enclave, sensible sur le plan paysager, fonctionnel et institutionnel, rend difficile l’ouverture de Porto comme espace public, mais le dépassement de ce hiatus est aussi le moteur de la dynamique d’ouverture.

33Nous nous sommes intéressés ici à un processus de patrimonialisation sous l’angle de l’espace public, mais on peut aussi au final renverser la perspective : qu’apporte la dimension d’espace public à l’idée même de patrimonialisation ? Cet exemple, nous semble-t-il, invite à dépasser un couple classique de la problématique patrimoniale, qui depuis plusieurs décennies, différencie « patrimonialisation par appropriation, bottom up et non institutionnelle, par opposition à la patrimonialisation par désignation, processus top down, typique de la fabrique nationale institutionnelle du patrimoine » (Rautenberg et Heinic, cité par Djament‑Tran, 2015). C’est plutôt d’une rétroaction qu’il s’agit ici : le statut patrimonial initialement incertain du parc – intermédiaire entre biens patrimoniaux nationaux par son importance intrinsèque –, et ceux dits secondaires par sa localisation périphérique et sa faible valorisation… s’est clarifié. L’hypothèse d’une aliénation du site s’est aujourd’hui éloignée, en partie grâce à l’ouverture partielle qui l’a institué en tant qu’espace public, et au réseau d’acteurs qui s’est mobilisé autour du projet.

  • 18 Entretien le 25 mars 2016.

34Pour M. de la Pradelle (cité par Sabatier2007) « Le caractère public d’un espace n’est jamais de l’ordre d’une qualité intrinsèque, ce sont les pratiques des acteurs qui l’instaurent comme tel ». Dans le cas de Porto, laissons conclure Ilaria, étudiante en archéologie et guide : « Il va en sortir quelque chose, car maintenant, tout le monde s’y intéresse »18.

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Notes

1 M. Tamaro, directeur de la Fondation Benetton (Sanchirico 2016).

2 Carnets de recherche, https://cirili.hypotheses.org.

3 L’ensemble portuaire, un temps enfoui sous les alluvions du Tibre, fut remis à jour par les grands travaux lancées à la fin du XIXe s : drainage des sols, arrivée de colons, création d’une ligne de chemin de fer desservant Fiumicino et initialement Porto (Fig. 2).

4 Elle reçoit des visiteurs pour des balades en calèche le long des rives du bassin et abrite depuis quelques années un centre de bien-être (spa).

5 Présidée par L. Benetton, la fondation Benetton Etudes et recherches, créée en 1987, promeut des travaux sur le paysage, les jardins, etc. Son siège est à Trévise, berceau de Benetton.

6 Le musée des navires situé à l’entrée de l’aéroport est fermé. La visite de la nécropole d’Isola Sacra se fait sur réservation (1 000 visiteurs en 2012 pour 520 000 à Ostia), en outre, il y a divers spectacles musicaux gratuits l’été. Une partie de l’Appia Antica est en entrée libre mais les portes ouvertes sur les propriétés privées sont payantes.

7 Du côté de la Fondation Benetton, en 2016, le site a accueilli 229 classes (écoliers/lycéens) à travers 92 ateliers, 129 visites guidées, 200 h de cours en classe. Lors d’activités dirigées cette fois vers les familles, il a aussi donné lieu à 92 ateliers pour enfants, 19 pour les parents, 200 visites guidées et 2 spectacles. Enfin, le site a été ouvert tout public 22 dimanches, 23 samedis et 9 jeudis. Sources : Fondation Benetton.

8 R. Megna, entretien, 24 mars 2016.

9 Sa partie muséale (le complexe Thermes de Caracalla-Tombe de Cecilia Metella-Villa dei Quintilli) a reçu 268 000 visiteurs en 2017. Une partie du parc est en entrée libre mais à part ces sites archéologiques, les « portes ouvertes » sont des propriétés privées, dont près de 40 % de la superficie appartient à la vieille aristocratie romaine, qui elles sont payantes. Source : Parc de l’Appia (https://www.parcoappiaantica.it) et MIBACT.

10 Lilli, M. 2017. Roma, Il Fatto quotidiano, 19 février 2017.

11 R. Sebastiani, Colloque inaugural de la recherche action sur les bouches du Tibre, Ecole Française de Rome, Le delta du Tibre, 3000 ans d’histoire, les enjeux du futur, 29-31 mai 2013.

12 Le Forum et le Colisée ont rapporté 41,8 millions d’euros en 2017 à l’État. Source : Statistica.beniculturali.it.

13 M. Pavinato, conseiller municipal, rencontre avec le master Aménagement Développement local de l’Université Paris-Diderot, 5 février 2016.

14 S. Poro (AdR), communication au Séminaire permanent sur les bouches du Tibre, École française de Rome, 23-2-2017. Les procédés de raccourci spatio-historiques sont utilisés, certes dans une autre logique, dans des reconstitutions de toute pièce du patrimoine italien, à l’instar du Florentia Village de Pékin condensant le Colisée, Venise et Florence ! (Vertecchi 2015).

15 Rencontre avec le master Aménagement Développement local de l’Université Paris-Diderot,5 février 2016.

16 Sur le site du parc, http://www.parcoappiaantica.it, consulté mars 2017.

17 Le 28 octobre 2019, après une longue instruction, la commission technique du ministère de l’Environnement chargée d’examiner le projet d’agrandissement de l’aéroport a remis un avis négatif sur la compatibilité du projet, tel que présenté par AdR, avec la réserve naturelle dans lequel il s’inscrit, sans pour autant s’opposer au principe même d’un agrandissement.

18 Entretien le 25 mars 2016.

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List of illustrations

Title Fig.1– Porto, un parc urbain dans la métropole
Credits Source : ISTAT, Rivière D., Lizzi L. (UMR Géographie-cités), 2018.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/mediterranee/docannexe/image/13885/img-1.jpg
File image/jpeg, 402k
Title Fig. 2 – Le parc de Porto et son voisinage
Caption Plan régulateur général de Fiumicino de 2001 et variantes et sources diverses. UMR Géographie-cités.
Credits Source : Rivière, D. et L. Lizzi. 2018.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/mediterranee/docannexe/image/13885/img-2.jpg
File image/jpeg, 654k
Title Fig. 3 - Rendre public le patrimoine de Porto : un système d’acteurs complexe
Credits Source : Rivière D., enquête de terrain à Fiumicino, 2016-2017.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/mediterranee/docannexe/image/13885/img-3.jpg
File image/jpeg, 343k
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References

Electronic reference

Dominique Rivière, “« Rendre public » le patrimoine d’une périphérie métropolitaine”Méditerranée [Online], 134 | 2022, Online since 08 September 2022, connection on 19 February 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/mediterranee/13885; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/mediterranee.13885

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Dominique Rivière

Professeure de Géographie, Université Paris-Diderot, dr@parisgeo.cnrs.fr

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