1Les espaces publics des villes se sont déplacés vers le haut de l’ordre du jour de l’agenda politique des autorités chargées de la planification urbaine. Alors qu’auparavant ils étaient considérés comme de simples espaces laissés-pour-compte résultant d’opérations d’aménagement, ces derniers ne cessent de gravir les échelons de la planification urbaine pour devenir aujourd’hui un élément clé dans la transformation des villes, pierre angulaire d’une stratégie de promotion dans le modèle de la ville internationale (Berry-Chikhaoui et Deboulet, 2002).
2Dans un contexte de compétition urbaine, diverses expériences à l’échelon international (Barcelone, Amsterdam, Budapest, Lyon, etc.) ont pu relever ces défis. En parallèle, de nouvelles pratiques apparaissent dans les espaces publics à partir de la remise en question de la place de l’automobile et du développement de mobilités « douces » (Reigner et al., 2013), transformant certains espaces publics en véritable scène urbaine pour de grands événements sportifs, culturels et musicaux internationaux (Rosemberg-Lasorne, 1997).
3Au travers d’entretiens semi-directifs et de l’observation des nouvelles pratiques qui se développent depuis quelques années (entre 2013 et 2016) sur l’espace réaménagé des berges de l’oued Bouregreg à Rabat et à Salé, nous verrons comment – entre inscription dans des standards internationaux et singularité –, ces nouvelles pratiques redonnent un sens à l’urbain et contribuent à redessiner la ville et comment les acteurs de ces pratiques s’inscrivent dans le projet urbain tout en le faisant évoluer.
4« Ville mère » d’une agglomération urbaine, Rabat forme avec Salé et Témara, une conurbation de plus de deux millions d’habitants selon le Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH) de 2014. C’est une agglomération qui longe l’océan atlantique avec un fleuve, le Bouregreg, qui sépare les deux villes jumelles de Rabat et de Salé. C’est aussi une histoire de près de 1000 ans.
5Rabat, capitale politique et administrative du pays a cependant dû attendre le début du nouveau millénaire pour adhérer à un nouveau et réel dynamisme lui permettant de diversifier ses activités économiques, de s’autonomiser d’une façon évolutive de l’Administration et de s’ouvrir sur la modernité. C’est le résultat du projet d’aménagement de l’oued Bouregreg, impulsé par la volonté royale, qui lui a conféré une forte légitimité et une capacité à mobiliser les acteurs politiques, économiques et financiers nationaux et internationaux (Mouloudi, 2015).
6Rabat, c’est aussi la ville où la pratique de l’aménagement et la tradition des grands projets urbains ont pu évoluer depuis le protectorat français qui a conçu et construit la ville nouvelle jouxtant la médina (Abu-Lughod, 1980 ; Belfquih et Fadloullah, 1986 ; Pinson, 2009). Plus tard, les années 1980 ont connu le lancement ponctuel de grands projets étatiques menés selon des procédures spéciales tels que le projet Hay Ryad et l’opération de Sala Al Jadida (Harroud, 2017 ; Serhir, 2017). Récemment, le projet d’aménagement de l’oued Bouregreg – après plusieurs tentatives d’aménagement de cet espace fluvial – a obtenu un plan d’aménagement spécifique visant la réhabilitation et la promotion des rives de l’oued ainsi que la mise en valeur du rôle politique de la ville et de sa capitalité (Provansal 2002). Le document officiel, intitulé « Parti d’aménagement global de la vallée du Bouregreg » (PAG), affiche les ambitions du projet :
Le Roi Mohamed VI a donné Ses Hautes Instructions pour un aménagement du site exceptionnel de la Vallée du Bouregreg, un aménagement qui soit digne de la Capitale du Royaume, à l’aube d’un nouveau règne et d’un nouveau millénaire. Un aménagement respectueux du caractère rare et prestigieux de ce site gorgé d’histoire qui, tout en prêtant attention à sa préservation, fasse preuve de créativité et d’audace. (PAG, 2003, 7)
7L’évolution des pratiques de l’aménagement marocain, – s’inspirant des modèles de la ville postmoderne (Borghi, 2004) – nous interroge cependant quant à leur réception sociale :
il est reconnu que la qualité d’un espace urbain ne relève pas uniquement de l’importance des équipements qui y sont implantés, mais plus de la qualité du lieu au travers de laquelle une population donnée s’y reconnaît et s’y inscrit volontairement. (Dris, 2002)
8Face à cela, la question de P. Amphoux (2001) prend toute son importance : comment penser et agir sur des territoires qu’il décrit comme un « entre-deux », et qui représentent des lieux mis à l’écart par les représentations et les pratiques des acteurs dominants ; des lieux qui peuvent correspondre à des situations plus ou moins stabilisées d’intégration ou d’exclusion sociales. Les marges urbaines – considérées ici comme révélatrices du fonctionnement sociétal et politique plus général – ont du sens par rapport à la capacité intégratrice et/ou exclusive de la ville (Semmoud et al., 2014).
9Ce qui est exposé ici se produit dans un contexte de mutation profonde des villes et des espaces de la quotidienneté comme conséquence de divers phénomènes économiques, sociaux, culturels et technologiques, affectés par la mondialisation et l’essor des politiques néolibérales, impactant, par conséquent, les formes du vécu dans les villes. (Ansart et Akoun 1999). Car l’étude de l’espace vécu ne saurait être limitée ni à l’analyse des lieux fréquentés par une personne ou par un groupe, ni au territoire et à l’espace de vie. Elle intègre toute la charge de valeurs qui se projettent des hommes aux lieux et des lieux aux hommes (Chevalier 1974, cité par Fremont, 1974).
10À travers deux cas de figure, nous visons à montrer comment les pratiques, collectives ou individuelles, privées ou publiques, ont en commun de bousculer à un moment donné les règles ordinaires d’occupation de l’espace public. Ceci nous amène à mobiliser « la notion de ruse » (de Certeau, 1980) pour qualifier cette façon particulière d’opérer inscrite dans le quotidien.
11Le premier cas d’étude concerne l’esplanade de Bab Lamrissa, à Salé, qui tire son nom de l’imposante Bab Lamrissa (appelée aussi Bab Mellah), une ancienne porte maritime mérinide, datant du xiiie siècle. Unique par sa fonction, ses proportions ainsi que son ornementation, Bab Lamrissa et son esplanade s’étendent jusqu’aux jardins Bab Lakhmis (ou Bab Fès), en longeant les remparts de la médina de Salé de leur côté sud-est, face à l’oued Bouregreg, en direction de la tour Hassan et s’ouvrant au sud (fig. 1).
Fig. 1 - L’esplanade Bab Lamrissa (Salé)
Composantes spatiales de l’esplanade Bab Lamrissa
Source : Photos et réalisation, Moussalih 2014
12Avant le réaménagement, cet espace représentait une large voie de circulation qui accueillait à la fois une grande aire de stationnement des taxis collectifs et plusieurs arrêts de bus. Fortement congestionné aux heures de pointe, ce passage obligé via l’ancien pont Hassan II constituait l’un des deux points d’accès à la ville de Rabat. Congestion, pollution atmosphérique et sonore ont transformé ce point en un véritable parcours du combattant pour les déplacements pendulaires.
13Divers traitements paysagers ont été réalisés, ainsi que la mise en œuvre d’une scénographie qui a érigé ce site en véritable espace d’attraction (espace vert en bande, bancs, lampadaires, etc.). Un recul important des voies a été opéré afin d’assurer une bonne visibilité des murailles et des portes à partir des principaux points de vue voisins. Les proportions d’origine de la muraille ont été partiellement restituées, et une opération de restauration a été menée sur le bâti incluant le traitement des fissures, le replacement des pierres de taille manquantes et la pose d’une couche d’un enduit de finition sur la muraille. Cette opération d’aménagement a permis de créer un lieu de vie autour de Bab Mrissa.
14Le second cas d’étude traite des berges du fleuve Bouregreg, qui s’étendent en contrebas de l’ancienne médina de Rabat et des Oudayas, face à la ville de Salé. Ces espaces sont longtemps restés mal définis, occupés par des embarcadères pour les barques assurant la liaison entre les deux villes jumelles. Ces berges furent des terrains vagues « en recul à la fois par rapport à la mer et par rapport au fleuve (…) avec des zones fortifiées ou des cimetières qui servaient de zones tampons à l’urbanisation » (Mouloudi, 2015). Elles étaient souvent considérées comme des lieux de marginalité, voire de dangerosité à l’image du témoignage d’un barcassier, œuvrant depuis plus de 40 ans sur le site :
Au coucher du soleil, tout le monde en passant par ici se munissait de son bâton. De temps à l’autre on entendait parler qu’un tel ou tel avait été agressé. C’était le chaos. Maintenant, dieu merci après le réaménagement, le site est sécurisé. Le Makhzen [les forces de l’ordre] est partout ! (M. Baroudi, barcassier)
15Le ramassage de fruits de mer, la pêche et les traversées à bord des barques faisant la liaison entre les deux villes jumelles à des points bien précis, étaient les seules formes d’usages et fonctions anthropologiques de ces espaces. Ces berges sont donc restées peu occupées et déconnectées du reste de la ville pendant de longues années, et ce malgré différents plans – aux objectifs diversifiés et proposant des variantes d’aménagement – qui se sont succédé depuis la première moitié du siècle précédent (Mzaiz, 2011).
16Aujourd’hui, cet espace littoral fluvial a été transformé en une promenade longue de 1,5 km, ponctuée de restaurants-cafés installés sur la berge ou sur pilotis. Un débarcadère est réservé aux flaikiias, qui, depuis toujours et pour quelques dirhams, assures la traversée entre Rabat et Salé à partir de plusieurs points d’amarrage. Le quai a été aménagé selon des standards internationaux, c’est-à-dire avec un mobilier urbain, des matériaux et des éclairages identiques à ceux de tous les waterfronts de la planète : pavés, rambardes de protection de type « passerelle de paquebot », luminaires design, etc. (Chaline, 1988, 1994).
17La mutation du quai de Rabat pose cependant plusieurs enjeux et consacre, sur le long terme, une rupture historique en devenant un espace public contemporain aux activités ludiques et touristiques. Le quai ne sera plus ce port de commerce du xive ni même celui du xviie siècle (Chastel, 2011). La réhabilitation des façades de l’ancienne médina de Rabat et la mise en perspective des Oudayas sont les premiers signes de ce changement (fig. 2).
Fig. 2 - Le quai de Rabat sur l’oued Bouregreg (Rabat)
En arrière-plan, on distingue à gauche la médina de Rabat et, à droite, la Kasbah des Oudayas
Source : Moussalih, 2017
18On trouve à Bab Lamrissa, avant tout, un ensemble de pratiques concrètes de proximité, difficile à saisir, parfois changeantes en fonction du temps et de l’événement. Elles relèvent également du registre de la centralité des lieux liée principalement aux loisirs et au quartier correspondant au fait d’user de l’espace librement (ou du moins sans contrainte sociale explicite). Ces pratiques concernent des phénomènes, allant de la production à la simple occupation de l’espace, en passant par le détournement, comme situation intermédiaire.
19Espace à la fois mixte et partagé entre des adolescents, des jeunes, des seniors, et surtout des femmes accompagnées de leurs enfants ou petits-enfants, pour la plupart issus des quartiers de la médina de Salé, l’esplanade de Bab Lamrissa est détournée en partie de sa fonction principale dans une sorte de cohabitation d’usages respectée par tous :
les règles d’usage qui sous-tendent les interactions entre individus et entre les groupes définissent les limites visibles ou latentes de l’espace public. On sait tacitement jusqu’où on peut aller et ce qu’il faut éviter de faire. (Dris, 2005)
20Le marcheur hésite à se mêler à la foule. Il observe à distance, en se plaçant au bord, l’animation de l’esplanade. Il entretient une relation distanciée, détachée avec l’esplanade, sans faire corps avec elle. Aussi, la fréquentation de ce lieu par des familles est l’un des motifs principaux évoqués pour justifier une bonne conduite morale et comportementale et par conséquent un partage physiquement tacite marquant les frontières des espaces appropriés (fig. 3).
21Sur l’esplanade, nous trouvons d’une part des familles accompagnées de leurs enfants qui se sont approprié la partie nord de la place. Celle-ci est agrémentée de bancs publics en granit gris permettant à leurs usagers d’observer, de discuter, de se sociabiliser librement en veillant sur leurs enfants en train de jouer. Cette localisation a conduit les marchands ambulants, eux aussi, à élire domicile sur cette aire, compte tenu des opportunités offertes.
Fig. 3 - Schéma de partage de l’espace Bab Lamrissa entre usagers
Source : Photos et réalisation, Moussalih 2015
22Les femmes choisissent invariablement les mêmes endroits pour s’asseoir, tandis que leurs enfants zigzaguent devant elles en tous sens. Des poussettes d’enfant leur servent de rempart contre les intrusions éventuelles. Elles s’approprient donc une portion de l’espace public, mais ne laissent aucune chance aux flâneurs éventuels ou aux autres usagers rivaux qui veulent le partager : « tous les gens ne [vont] pas dans les espaces verts pour s’engager avec les autres. Parfois, ils ont juste besoin d’un espace privé pour eux-mêmes. Ce genre de personnes [aime] seulement observer les autres de loin » (Rasidi et al., 2012). Les femmes ont ainsi construit un lieu de « privacy » dans un espace ouvert à tous (Provansal, 2002).
23Banal et délicat, le comportement de s’asseoir en public constitue une forme d’expression, un langage, un marquage territorial de l’espace approprié.
Le fait de se s’asseoir en ville est une scène qui se joue au minimum à trois acteurs : celui ou ceux qui s’assoient en groupe, le dispositif technique ou spontané qui lui-même est situé géographiquement et institutionnellement […] et enfin les autres, les passants, les occupants, la plupart du temps inconnus […]. En effet, s’asseoir sur un banc dit un partage de l’espace occupé, des règles de coprésence, qui suppose et favorise une forme de socialisation. (Jole, 2003)
24D’autre part, nous trouvons également des adolescents et les jeunes qui exercent un contrepoids au sein de la population usagère de la place Bab Lamrissa et qui ont préféré garder les espaces moins occupés situés au sud de la place en les transformant en de véritables terrains de mini-foot. L’espace participe donc directement à sa structuration, rend possible son partage et limite l’extension d’une activité de jeu voire son débordement (Gibout et Lebreton, 2014).
25La recherche des interactions au moyen du jeu est l’occasion même d’apprentissage des règles du jeu. Le jeu devient alors le principal mobilisateur des foules. Car, en l’absence d’espaces préalablement organisés et spécialisés, il s’accommode de lieux qui ne lui sont pas destinés. Dès lors, c’est le jeu qui organise et polarise l’espace.
26L’apprentissage social de l’intégration et de la négociation est objectivé au travers de l’élaboration de règles du jeu au sein de chaque groupe, composé d’enfants et d’adolescents. En fait, l’espace public est aussi l’espace où se reproduit une pratique sociale sexiste dominante dans nos sociétés, bâtie sur la séparation des sexes (Benghabrit Remaoun, 1997). Ainsi, les filles et les garçons jouent dans un même espace, différencié en fonction de la proximité relative de leurs mères. Ceci permet un contrôle permanent de la mère qui exerce son autorité à distance, par le biais du regard et du geste (fig. 4).
27Ce schéma cadre parfaitement avec le partage de l’espace de l’esplanade de Bab Lamrissa. Ainsi, le jeu de ballon se pratique dans la partie sud occupée par les enfants et adolescents, tandis que les filles pratiquent leurs jeux préférés aux côtés de leurs mères, dans la partie nord. Les jeux mixtes, quant à eux, occupent les parties intermédiaires ou de transition. Chaque type de public, ayant tracé les limites de son propre espace, a réussi à le conserver et le préserver des intrusions possibles.
Fig. 4 - Schéma des jeux pratiqués dans l’espace public de Bab Lmrissa selon le sexe
Source : Moussalih, 2015
28Bien que temporaire et ponctuelle, l’installation dans l’espace public est le reflet d’appropriations ordinaires, profanes, rituelles ou de loisir d’un espace traversé, consommé et partagé par des profils sociaux très différents. Sur l’esplanade de Bab Lamrissa, les moments forts du spectacle public se déroulent durant la semaine et au cours du week-end pendant la période estivale (printemps et été), ou en fin d’après-midi et le soir pendant le mois sacré de Ramadan qui impose son rythme et son ambiance. La journée est encadrée par l’appel à la prière. En effet, « la vie quotidienne n’est plus rythmée par le muezzin sauf pendant le mois de Ramadan » (Ayadi et al., 2007). Cette donne a particulièrement influencé notre calendrier d’observation et d’entretiens avec les usagers. En effet, l’esplanade ne connaît, pendant le Ramadan, un pic d’animation qu’en deux périodes majeures de la journée : soit entre la prière d’Al Asr (de l’après-midi) et la prière d’Al Maghrib (du coucher de soleil correspondant à l’heure de rupture du jeune), soit à partir de la prière d’Al Ichaa (de la nuit) jusque tard dans la nuit.
29En effet, ces deux pics d’animation se traduisent par une appropriation intensive de la place, avec une différentiation considérable en termes de types d’usages, de profils et formes d’appropriation. La première période de fréquentation de la place débute avec la prière d’Al Asr et se prolonge jusqu’au coucher du soleil, heure de rupture du jeûne. Le peu d’espaces verts est investi dans sa totalité et transformé en une halte offrant fraîcheur et repos pendant l’été et les périodes de canicules, surtout que les bancs ne sont guère ombragés et n’encouragent pas les usagers à s’y installer (fig. 5). Durant cette période, les usagers se relaient sans relâche sur la place et chacun d’eux trouve une occupation adaptée à son âge et à ses capacités physiques : « Chacun essaie de passer le temps à sa manière », s’exclame l’un de nos interviewés. Les enfants, accompagnés de leurs pères cette fois-ci, courent dans tous les sens (bicyclettes, trottinettes, patins à roulettes, etc.). Les adultes et les seniors essaient de fournir le minimum d’effort en s’abritant dans les zones d’ombre de la place pour profiter de la fraîcheur. Pendant ce moment de la journée, les jeunes trouvent dans les jeux collectifs, en particulier le football, un passe-temps privilégié, investissant la totalité de la place. Ceux qui ne trouvent pas d’espace vacant pour fabriquer leur terrain ou espace de jeu se réfugient sous le nouveau pont Hassan II. Par contre, l’absence flagrante des femmes durant cette période pose plus d’une interrogation.
Fig. 5 - Occupation des espaces verts de la place Bab Lamrissa pendant le Ramadan
Source : Moussalih 2014
30Durant la deuxième période, - entre la prière d’Al Ichaa (prière de la nuit) et jusqu’à une heure tardive dans la nuit - la place retrouve une autre ambiance. Elle est totalement métamorphosée. La place Bab Lamrissa acquiert une nouvelle configuration et une nouvelle âme. Bref, l’ambiance exceptionnelle du Ramadan s’installe. Ce mois sacré déplace toute l’animation urbaine du jour vers la nuit. Les sorties familiales nocturnes se multiplient, la municipalité et les associations culturelles s’organisent pour agrémenter l’espace public de soirées animées (événements artistiques et culturels) en plein air. Ces dernières drainent une foule venue des quatre coins de la ville et les femmes finissent par reprendre leurs droits sur les lieux, qu’elles soient accompagnées d’un enfant, d’un frère, d’un parent ou seules. L’esplanade de Bab Lamrissa redevient pour elles un lieu de sorties traditionnelles et de proximité (fig. 6).
Fig. 6 - Présence féminine à l’occasion du festival Ramadan Lamrissa de 2017
Source : Moussalih 2017
31En évoquant la question de la temporalité et de la fréquentation de l’espace public par les femmes, nous nous interrogeons en réalité sur les contraintes d’accès à l’espace public. Ainsi, pour des populations plus traditionnelles, telles que celles vivant dans la médina, la présence des femmes n’est pas tolérée la nuit (Van de Bovenkamp et Vloeberghs, 2015). L’espace public leur est même interdit socialement et elles ne peuvent y accéder qu’en la compagnie d’un homme, par respect des coutumes et pour des raisons de sécurité. Seul le mois de Ramadan permet de déroger à cela. Pendant ce mois, les sorties nocturnes des familles et des femmes se multiplient. L’esplanade revêt un caractère festif, les manifestations gratuites attirant des foules nombreuses, surtout masculines. Les femmes accompagnées de leur mari ou enfants s’y rendent aussi :
L’espace public connaît à cette période une fréquentation assidue des femmes dans une sorte de trêve […]. Mais ce triomphe de la fête sur les interdits et le mode routinier de la quotidienneté est éphémère puisque la fin du Ramadan intronise à nouveau la monotonie du quotidien et le « couvre-feu » pour les femmes. (Dris, 2004)
32Malgré les contraintes d’ordre social, temporel et culturel liées à l’usage et la présence massive de la femme au sein de l’espace public, durant ce mois, les familles tolèrent davantage la sortie des jeunes filles après le coucher du soleil ce qui atteste du rôle important joué par le mois de Ramadan comme espace temporel « émancipateur » (Monqid, 2006).
33Nonobstant la spiritualité et les rigueurs de ce mois de pénitence, le soir devient l’espace-temps où les pesanteurs psychoreligieuses semblent s’alléger : « Si la journée est surchargée de tabous, la nuit observe leur levée provisoire » (Bennani-Chraïbi, 2000).
34Si hommes et femmes portent des vêtements plus modestes et la plupart des femmes s’abstiennent de maquillage du moins pendant la journée, le soir, après une longue journée de jeûne, donc d’abstinence, les instincts reprennent leur emprise. Nombre de filles se permettent des « tenues osées ». Ce comportement devient un véritable phénomène de société durant les nuits de Ramadan. L’espace public devient ainsi le théâtre où se déploient discrètement plusieurs formes de dragues furtives, à l’apparence courtoise, mais parfois agressive.
35L’espace public de Bab Lamrissa est alors plus qu’un simple lieu de sortie, il devient un espace de réconfort et de proximité :
Les espaces urbains [...] pourraient être des espaces inclusifs. Ils pourraient être considérés comme des espaces potentiellement favorables pour stimuler l’interaction sociale. Cependant, la communauté moderne de nos jours n’a pas beaucoup d’interactions sociales intensives avec des étrangers. La plupart d’entre eux se sentent à l’aise de communiquer uniquement au sein de leur propre groupe social et ne ressentent pas le besoin d’interagir avec les autres. [...] tant que la présence des autres est appréciée par soi-même, la distance confortable entre eux peut être ignorée. (Rasidi et al., 2012).
36Cela correspond, selon le sociologue urbain Chombart de Lauwe
à des rassemblements d’hommes qui ne constituent pas nécessairement un groupe, et pourtant sont liés par des représentations communes, des facilités de communication et certains comportements semblables. (Chombart de Lauwe, 1963).
37Autrement dit, les habitués développent une interconnaissance plus ou moins prononcée au sein de l’espace local qu’ils investissent.
38Espace inclusif et de sociabilité, Bab Lamrissa prend toute son ampleur quand il devient le seul refuge pour chasser l’ennui, discuter des problèmes et contraintes familiales, matérialisé par l’expression الهم نسى», « oublier les soucis de la vie quotidienne ». Cette idée ressort directement des entretiens menés auprès de la population habituée de ce lieu, et en particulier auprès des femmes. Cette sociabilité peut être dite « primaire », selon la définition de Caillé (1949) ; elle est le fait d’individus et de groupes qui sont majoritairement composés de personnes âgées retraitées issues des classes défavorisées et souvent en proie à la solitude et à l’ennui.
39En effet, les entretiens qui ont été le plus difficile à traduire pour en conserver la charge et la contenance sémantique étaient ceux des femmes de Bab lamrissa. Leurs expressions étaient courtes, imagées et pleines de sens, telles que : « oublier les soucis de la vie », « respirer de l’air frais », « se dégourdir les jambes ». Elles puisent leurs mots et répliques directement dans le référent culturel marocain, ce qui rend difficile à transposer dans une autre langue.
40Ces témoignages de femmes renvoient à une autre dimension qui n’est pas directement déductible de leurs propos, celle de l’attachement au quartier : acheter et consommer à proximité, et vivre ses loisirs dans le voisinage. Cette dimension est traditionnellement associée aux liens affectifs qui lient les habitants à leur espace de résidence. L’esplanade de Bab Lamrissa en tant qu’espace public incarne cette fonction de par sa proximité et accessibilité depuis la médina de Salé. Cette forme d’appropriation de l’esplanade met à jour une réflexion émise par Kenneth L. Brown sur Salé selon laquelle la ville a débordé largement les murs de la médina (Brown, 2001).
41Si l’on considère qu’au sein de la ville, l’espace public est une traduction des rapports sociaux et des relations sociales en fonction de sa configuration, de son échelle et de sa place dans le système sociospatial, il nous paraît judicieux de mettre l’accent sur son occupation différenciée dans l’analyse des interactions de la société avec l’espace. Ainsi,
à l’intérieur de chaque ville, les classes possédantes supérieures développent et reproduisent sous des formes nouvelles une position d’autorité et de domination matérielle et symbolique sur les classes infériorisées et contenues dans une codification des rapports sociaux. (Dris, 2005).
42Partant du postulat que la ville est une image que la société se fait d’elle-même, et que la structure spatiale est l’expression de la structure sociale, nous observons que l’espace public du quai de Rabat est divisé socialement et spatialement entre une zone publique et une zone à accès restreint. Il forme un espace sans contact avec l’ancienne médina de Rabat, dont il est séparé physiquement par la route (double voie) et le parking. Malgré une mixité apparente, ces rivages deviennent un lieu de rencontre où l’on affiche son appartenance sociale :
Dans cet espace public, les sociabilités traduisent des situations d’interaction sociales différenciées et révélatrices des stratégies de marquage de l’espace. (Barthel, 2006)
43En effet, la majorité des usagers viennent de quartiers représentant tous les niveaux sociaux. Ils apparaissent comme des éléments extérieurs, favorisant de micro-ségrégations dans un lieu qui se veut un espace public majeur ouvert à des catégories de populations différenciées : des passants occasionnels ou habitués, des groupes mixtes ou regroupés par genre, des personnes de générations différentes.
44Le long de ce quai, on trouve des cafés et restaurants franchisés – destinés à une classe moyenne supérieure. Mais aussi le Dhow – un bateau aménagé plutôt luxueusement et faisant office de restaurant-bar-lounge, arrimé au quai de Rabat sur le modèle de ces bateaux ou péniches arrimés le long de nombreux waterfronts urbains. Ces établissements installent une certaine sélectivité de la clientèle, alors même qu’à proximité les passeurs en barque poursuivent leur activité traditionnelle (promenade et traversée) pour une clientèle plus populaire. De fait, les prix élevés pratiqués par ces établissements empêchent l’accès aux catégories sociales défavorisées et aux familles nombreuses, comme cela a déjà été dénoncé en d’autres lieux et pour d’autres établissements présentant une sélectivité locale (auparavant McDonald, KFC et Starbucks aujourd’hui) :
les établissements de fast-food franchisés ne sont accessibles qu’à une clientèle bourgeoise privilégiée qui fuit généralement les cafés non seulement à cause des préjugés sexistes du café, mais aussi à cause des problèmes de classe. (Graiouid, 2007)
45Si la tendance actuelle des pouvoirs publics réside dans la création de nouveaux espaces publics caractérisés par leur contiguïté entre marchandisation et urbanité, l’aménagement de ces espaces publics illustre parfaitement cette tendance et tend à établir et défendre les démarcations entre ceux qui peuvent se permettre d’investir, vivre et consommer dans ces espaces de consommation nouvellement créés et ceux qui en sont exclus. Cet aménagement sera responsable de la création de nouvelles limites spatiales, accueillant quelques privilégiés et excluant la grande majorité des personnes vivant dans les zones environnantes : « Même là où ils sont physiquement accessibles, d’autres questions et aspects des espaces publics peuvent faire obstacle à leur utilisation par certaines personnes ». (Jalaladdini et Oktay, 2012).
46En effet, plusieurs facteurs contribuent à ériger une sélectivité difficile à identifier, car invisible a priori :
la fréquentation des différents endroits de la ville n’étant pas systématique, elle s’opère de manière sélective, d’abord au gré des moyens de transport et en second lieu suivant l’accessibilité économique des individus aux aménités de l’espace urbain. Certaines personnes se trouvent résignées à se restreindre aux proximités de leurs habitats. (Karibi, 2015)
47En amont, le transport établit une sélection par avance, car la mobilité d’une grande partie de la population l’agglomération capitale reste tributaire de l’usage de transports en commun défaillants, ou bien dépend de la voiture personnelle ou de service d’un membre de la famille (un fils, un proche voire un voisin) participant, ainsi, à renforcer l’immobilité et le confinement dans le quartier de résidence. En aval, certaines installations comme les jardinières ou les terrasses vitrées des cafés se muent en barrières symboliques installant des limites physiques et psychologiques entre l’espace public déambulatoire et l’espace privé et statique des établissements privés (fig. 7). Les familles nombreuses s’en écartent naturellement, et longent ces installations linéaires. Ces différentes barrières contribuent à une organisation fragmentée et ségréguée de l’espace qui renvoie à la figure de l’archipel (fig. 8) :
Ce projet est en bonne voie et sera certainement bénéfique sur le plan économique pour la ville [...], mais ce n’est que la pointe de l’iceberg et les services que le projet fournira ne seront accessibles qu’à ceux qui peuvent payer. Dans un certain sens, ce qui a jusqu’ici été un espace pour tous deviendra forcément un espace semi-privé, sinon totalement privé, pour ceux qui peuvent se le permettre. La logique de la marina, la pratique des sports nautiques orientés équipements, les logements de très haut standing ainsi que les bureaux luxueux marqueront la vallée du Bouregreg comme un espace appartenant aux riches, façonné par les mouvements internationaux et transnationaux de capitaux. (Bargach, 2008)
48Nouveaux lieux de consommation et de loisirs, les cafés-restaurants sont le fait d’initiatives privées imposant des modes de consommation accessibles à une infime minorité. Mais, pour certains, le café ne serait-il pas un facteur efficace, principal ou secondaire, d’intégration urbaine par les relations qu’il développe et les échanges dont il est le cadre ?
Fig. 7 - Marquage territorial par les pots et installations vitrées
Source : Moussalih 2016
Fig. 8 : Fragmentation sociale et structure en archipel des usagers au sein du quai de Rabat
Source : Moussalih 2015
49En effet, l’ambiance du café, sa localisation, le type sociologique de la population qui le fréquente, la présence ou non d’un centre commercial ou rue commerçante à proximité, etc. sont autant d’ingrédients qui interviennent dans sa perception par les usagers. Dès lors, ces cafés-restaurants deviennent un haut lieu de rencontre pour une clientèle jeune qui y met sa griffe, pour reprendre l’expression de M. Jolé (2006). Ces lieux sont à la mode pour les classes moyennes-supérieures, mais la concurrence est rude. Ils se précipitent tous pour s’asseoir aux tables donnant directement sur la rivière afin de pouvoir jouir du panorama tout en restant séparés de l’espace public commun grâce aux jardinières et aux terrasses vitrées qui marquent les limites physiques et psychologiques avec l’espace privé.
50Ces facteurs de filtrage explicites et implicites de la clientèle sont présents dans d’autres espaces publics de la ville de Rabat, comme le souligne S. Serhir
à Hay Ryad, lorsqu’un visiteur ou un client potentiel parvient à passer le filtre, objectif ou subjectif – celui, en ce dernier cas, de ses propres représentations –, qui lui ouvre l’accès au centre-ville et qu’il parvient à le pratiquer, il se trouve confronté à une autre barrière, celle des prix. La plupart des visiteurs les trouvent prohibitifs, ce qui les dissuade d’acheter dans une boutique franchisée ou de prendre un repas au restaurant, une glace chez le pâtissier, voire un café en terrasse […] À ces modalités, qui opèrent ‘ spontanément ’ une sélection des clientèles, s’ajoutent des pratiques de ‘ filtrage ’ du public, dont les plus explicites sont l’omniprésence d’agents de sécurité. (Serhir 2017)
51Dans l’histoire de la ville, l’oued Bouregreg a d’abord été un lieu de travail, pour les pêcheurs et les barcassiers, un site de jeux et de loisir pour les habitants de la ville et un espace en partie occupé par des établissements publics et privés (Douane, Club nautique, Yacht-Club, etc.). Jamais ses rives n’ont été réservées à la seule promenade (fig. 9).
52Au-delà de fonctions sociales et économiques, l’oued Bouregreg assurait également un rôle identitaire, étant à la fois un lieu de mémoire et de célébrations festives, avec une importante dimension patrimoniale. Les témoignages recueillis lors des enquêtes, les photos et documents d’archives rendent compte d’une situation antérieure à l’aménagement en cours, mettant en évidence les usages traditionnels du quai (nage, pêche, passage, etc.) et soulignant les usages nouveaux :
Mon père avait l’habitude, dans les années 1930‑1940, de traverser le fleuve à la nage. Aujourd’hui, on ne peut s’empêcher notamment de penser aux barcassiers et aux pécheurs de Salé et de Rabat dont l’activité remonte à la nuit des temps. Moi-même, je me souviens, enfant, avoir pris plusieurs fois ces barques et, au retour, on achetait du poisson frais qu’on ramenait à la maison. Je suis certain que beaucoup de Rbatis (habitant de Rabat) et de Slaouis (habitant de Salé) s’en souviennent. (Témoignage d’un ancien habitant de la ville de Rabat, 2015)
Fig. 9 - Barcassiers en attentes de clients
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53Ces lieux étaient aussi le cadre de pratiques traditionnelles et saisonnières, comme celle de la N’zaha « (fig. 10), une fête organisée hors de la médina et nécessitant la remontée de l’oued pour se rendre aux vestiges du Chellah :
- 1 Le Melhoun [الملحون] mot arabe qui rassemble toute la poésie en arabe maghrébin, qu’elle soit bédou (...)
L’oued Bouregreg, nommé également la ‘ vallée des grenades ’ ou le ‘ ravin Asmir ’, était connu et apprécié parce que, au printemps, les habitants de Salé devaient le traverser pour organiser des pique-niques au pied du Chellah, à l’occasion de la fête de la N’zaha. Les habitants de Salé passaient d’agréables journées à bord des barques, accompagnés de troupes musicales, ‘ troupe de melhoun ’1 dans une atmosphère de joyeuse et jubilatoire. Ils poursuivaient leurs activités par la préparation de repas copieux avant d’assister à des représentations théâtrales, al bissat et halqa (les formes les plus anciennes de théâtre traditionnel au Maroc), sous des tentes dressées à cet effet. L’activité continuait jusqu’à la prière d’Al Asr (en milieu d’après-midi), avant que les foules ne retournent chez elles. (hespress.com)
- 2 Les fêtes du Printemps existent dans de nombreuses civilisations et cultures : Pâque chrétienne, le (...)
54Relatées au Maroc depuis le xviiie siècle, mais pratiquées bien avant, les fêtes du Printemps ou N’zaha célébraient le renouveau de la nature (Barthe-Deloizy, 2008, 57). La tradition de la N’zaha, qui signifie « délassement », est une fête qui célèbre la belle saison printanière, dans un esprit convivial, artistique et ludique2. À Marrakech, ce rituel printanier se déroule dans les célèbres jardins de la ville ocre, dits de l’Agdal (Tebbaa, 2012). À Fès, la tradition de la N’zaha consistait à sortir de la ville et à aller passer une journée dans les collines plantées d’oliviers qui entouraient la ville. Le pique-nique dans la verdure était le point fort de cette journée (Barthe-Deloizy, 2008, 58) : « Dissociées de la nature sauvage, les parties de campagne se sont resserrées autour de l’élément devenu central : le déjeuner » (ibid., 57).
55Aujourd’hui, avec l’aménagement du quai, l’émergence des promenades représente une révolution dans cet espace d’interstice. Héritée des pratiques aristocrates de la fin du xviie siècle (Rieucau, 2012), la promenade est devenue au xixe siècle une pratique essentiellement bourgeoise encouragée par la médecine, procurant divertissement et détente à ses adeptes, mais aussi un espace de sociabilité (Delpal, 2002). Au-delà des aspects de bien-être, elle fut aussi une occasion d’expression ostentatoire de la richesse, de la puissance des promeneurs et une forme de culture urbaine s’exprimant dans des espaces spécialement aménagés pour ce faire (Turcot, 2005). À la fois pratique et espace spécifique, la promenade a évolué. Elle s’est diversifiée, en s’adaptant aux nouveaux modes de vie des habitants permanents et temporaires pour devenir en ce début du xxie siècle un ensemble de lieux incontournables de la ville contemporaine et un objet choyé par les acteurs de la fabrique urbaine.
Fig. 10 - Fêtes du Printemps ou N’zaha, au bord du Bouregreg
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56Bien plus, la promenade, comme forme d’expression urbaine fondée sur le mouvement du corps, forme une sorte « d’urbanité déambulatoire » (Rieucau, 2012), dans laquelle les corps se croisent, s’effleurent, s’esquivent :
Cet espace public ‘géosymbole de l’urbanité’ constitue à la fois un objet spatial et un objet social […] fonctionnant comme une scène sociétale […] pour certains groupes sociaux, dans [laquelle] on s’affiche, on se distingue, on se montre. (Rieucau, 2012)
57Lieux d’une certaine sociabilité cosmopolite à la fois inclusif et exclusif, ces espaces sont transformés en repère symbolique urbain. À Salé, la venue sur le quai représente ainsi une sortie, un instant privilégié de démonstration de soi (fig. 11).
Fig. 11 - La promenade et le code vestimentaire comme forme d’urbanité et de liberté
Source : Moussalih 2014
58En quelques années, le quai de Rabat est ainsi devenu le concurrent du centre-ville, et cette évolution dépasse largement les attentes de ses concepteurs. Il offre en effet une possibilité de détente et de récréation à la fois aux catégories sociales moyennes et supérieures – lesquelles sont relativement peu présentes dans les espaces publics de la capitale – et aux classes populaires. La description de Rabat‑Salé que fait la sociologue Michèle Jolé du centre de la capitale, après plusieurs années d’absence du Maroc, est emblématique :
la gare de Rabat a perdu de sa noblesse et de sa centralité, et peut-être tout simplement son centre. Le centre est de plus en plus populaire. Jeunes, moins jeunes, hommes, femmes, en djellabas en foulards, en habits banalement modernes le fréquentent ; mais ce n’est pas là que se trouve l’élite, la bourgeoisie, les intellectuels. Le centre est masse. (Jole, 1999-2000, 208)
59Pour ces classes moyennes-supérieures, le plaisir de l’espace public, du mélange, de la confusion des genres, ne serait plus possible. Leurs enfants fréquentent des écoles privées, des clubs de sports privés, la piscine privée où ils sont conduits le plus souvent en voiture. L’espace de quartier ne représente plus pour eux un lieu d’apprentissage de la socialité (Cattedra, 2002).
… Où se retrouvent les amoureux ? Chez les parents ? Tout simplement impensable. À l’hôtel ? Même pour ceux qui auraient les moyens, c’est impossible […] On se retrouve donc dans les voitures, dans les forêts, aux abords des plages, sur des chantiers ou sur des terrains vagues. Avec cette angoisse terrible d’être découverte. (Slimani, 2017)
60En pratiquant régulièrement le quai de Rabat, nous avons pu constater qu’un phénomène assez particulier est en train de s’y affirmer et de s’y afficher. Graduellement, le quai, surtout le soir, durant la saison estivale, devient un espace de desserrement social. Tout un jeu de regard s’y installe. Les jeunes adolescents entreprennent discrètement les jeunes filles qui se promènent dans un jeu de drague soft et furtif, d’apparence courtoise et non agressive. Car en étant un espace de l’anonymat, un lieu de passage à la population constamment renouvelée, le poids des contraintes sociales y est faible ; nul n’y étant tenu à obligation envers les autres, et chacun y étant l’égal d’autrui. L’espace public devient ainsi le lieu où s’exercent la liberté de mouvement, la liberté du regard et la liberté d’expression, l’individu y est comme un étranger, en rupture avec la logique de tout groupe primaire (clan, famille), libéré du regard censeur et inhibant de l’autre (Dialmy, 2005). Or, le principe de l’anonymat est élastique et il ne représente pas un blanc, un vide ou une absence. Alors, comment lui donner corps ? (Pétonnet, 1987)
61L’être humain est un animal grégaire qui ressent de temps à autre le besoin d’un moment d’intimité, de se soustraire à tant d’yeux (Pétonnet, 1987). En effet, les espaces publics contemporains offrent aux femmes des espaces de rencontre, mais aussi d’autonomie de déplacement, de désenclavement et surtout d’anonymat modulé à leur convenance. Il permet les rencontres diurnes et nocturnes pour les couples non officiels, à un moment où les normes sociales ne sont pas aussi rigides que celles des espaces communautaires qui contrôlent leur comportement.
Il faut dire que, de manière générale, la société marocaine était soumise au joug d’une tradition ancestrale et au poids d’un pouvoir communautaire fort. Les individus étaient pris en charge et encadrés par ces traditions et ce pouvoir, de la naissance jusqu’à la mort [...]. La gérontocratie et le paternalisme étaient les deux traits caractérisant cette organisation sociale. (El Ouarti 1998)
62Dans le même ordre d’idées, E. Durkheim note que
dans les grandes cités, l’individu est beaucoup plus affranchi du joug collectif [...], chacun a d’autant plus de facilités pour suivre son sens propre qu’il est plus aisé d’échapper à ce contrôle [...], la pression de l’opinion se fait sentir avec moins de force dans les grands centres. C’est que l’attention de chacun est distraite dans trop de directions différentes et que, de plus, on se connaît moins [...], la sphère d’action libre de chaque individu s’étend en fait, et peu à peu, le fait devient un droit. (Durkheim 1986)
63Pour les amoureux, le quai offre quelques endroits où se soustraire aux regards du plus grand nombre : des cafés, des bancs espacés les uns des autres, particulièrement aux extrémités de la promenade. On s’y prend la main, on discute en toute tranquillité, sans crainte d’être entendu par les personnes assises sur les bancs proches, on s’y enlace parfois et, exceptionnellement, on y goûte un furtif baiser. Si les jeunes filles des milieux aisés peuvent se rendre avec leur petit ami, en toute discrétion, dans les restaurants ou les cafés, celles des milieux populaires n’ont en revanche que peu de choix. Par contre, le quai de Rabat (et l’esplanade de Bab Lamrissa) sont parmi les lieux publics qu’elles peuvent fréquenter avec leurs ami(e)s : « L’espace public est alors, un ‘ dehors ’ où s’inventent des contournements et des détournements des normes établies » (Dris 2005).
64Les jeunes couples amoureux investissent les lieux, – s’y donnent rendez-vous souvent au coucher du soleil, s’y isolent loin du regard des curieux. Par l’anonymat et le brouillage des identités que cet espace autorise, une transgression des normes ordinaires de comportement est rendue possible. C’est comme si le quai était un espace où la contrainte sociale était moins forte qu’ailleurs un lieu d’une plus grande liberté permise :
Les rencontres avec les ‘autres’, avec les ‘lieux’, ne débouchent sur la constitution de ‘réseaux d’intercommunication’, de ‘zone de non-surveillance’ ou de moment ‘d’aventure’ que si elles se produisent sur un fond d’anonymat et de familiarité. (Couratas 1996)
65L’espace public serait alors le lieu où l’on se voile et se dévoile en fonction des normes établies et des fluctuations qui les affectent.
66Pour les classes défavorisées, la fréquentation massive du quai de Rabat semble être une réponse à un besoin de communion qu’éprouvent les habitants de la ville, emportés par les méandres interminables du quotidien. Elle exprime le désir de s’éloigner de l’environnement de tous les jours du quartier de résidence, le souhait de fréquenter un espace chargé de symboles de modernité, la recherche de distractions gratuites ou payantes, ou bien de rencontres insolites dans un espace public où les marquages socio-économiques de la journée fonctionnent différemment et produisent une rupture momentanée avec la banalité du quotidien.
67In fine, l’espace public au quotidien est un reflet d’un mercantilisme généralisé qui absorbe tout le tissu social, c’est un espace dans lequel l’inertie et la routine s’emparent finalement de la vie. Un espace d’où surgit le besoin d’évasion sociale, de fuite ou de transgression d’un quotidien asphyxiant et claustrophobe. (Pasin, 2002).
68À la lumière des modes d’usages et d’appropriation, ces espaces en gestation pourraient être interprétés comme un laboratoire de citadinité. Plus précisément, leur fabrication a donné lieu à la naissance d’une urbanité duale qui colore le quotidien des usagers, comme un dédoublement de l’identité qui servirait de résistance face aux contraintes et aux coercitions qui sont exercées sur l’individu. Nous trouvons d’une part, l’urbanité des couches favorisées (des classes moyennes et supérieures), occidentalisées ; et d’autre part, l’urbanité des défavorisées, plus diverse et plus complexe. En effet, « Les diverses pratiques de la Corniche concourent à une urbanité en invention où les logiques individuelles, communautaires et familiales coexistent dans un rapport de tension » (Delpal, 2002). On voit apparaître « une sorte de creuset d’urbanité qui coexiste de manière plus ou moins étanche. Paradoxale par leur capacité d’intégration autant par le côtoiement et l’évitement » (Barthel, 2005).
69Ces espaces ségrégués et d’exclusions témoignent d’une grande capacité de liaison en de nombreux lieux publics (le quai et l’esplanade) et privés (les cafés, la marina), qui sont le creuset de nouveaux modes de faire la ville. En ce sens, R. Cattedra (2002) remarque que la fabrication permanente et quotidienne de la ville manifeste à travers l’enchevêtrement et la dynamique perpétuelle de la foule une ruse stratégique pour accéder à l’espace public ségrégué. Selon ces termes :
- 3 Traduit de l’anglais : « Behaviour in public spaces has been analysed as the reflection of this tra (...)
le comportement dans les espaces publics a été analysé comme le reflet de cette transition [transition d’une communauté intégratrice vers l’anonymat et l’aliénation des grandes sociétés urbaines modernes], de l’engagement avec les autres pour les éviter, comme la surcharge des rencontres et des stimuli émotionnels. Le grand écart entre les classes sociales, garder les gens à part et transformer les espaces publics en lieux résiduels d’évitement plutôt que de rencontre3 (Madanipour, 2009)
70L’espace public devient-il une sorte de terrain d’entente, une sorte de plateforme commune se prêtant à des usages multiples qui s’entrecroisent, se superposent et permettent de concilier des modalités très diversifiées de pratiquer la ville. De ce fait, l’aménagement de l’espace public, le cadre physique et les usages ne servent-ils pas la mixité sociale (Karibi, 2015), l’invention de nouvelles pratiques, à la fabrication de nouvelles urbanités par le bas, qui réinterrogent le rapport entre ceux qui ont conçu l’espace et ceux qui se l’approprient ?