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Espaces publics et nouveaux compromis urbains

Regards croisés à partir de la Méditerranée
Serge Schwartzmann

Full text

1À partir des années 1980, dans un contexte de généralisation de l’urbain, d’apparition de nouvelles centralités et de renforcement des centralités anciennes, diverses formes de réinvestissement, de récupération ou de reconquête des espaces publics ont commencé à apparaître. Quelques décennies plus tard – avec le développement de la mondialisation et des échanges, du tourisme urbain et de la compétition entre villes –, le changement semble complet, faisant passer les espaces publics de l’ombre à la lumière, les sortant de l’oubli et du désintérêt où les politiques publiques locales les avaient laissées. Dans bien des cas, ils sont devenus des éléments centraux de programmes publics, des enjeux politiques économiques, urbanistiques et sociétaux placés au cœur d’interactions faisant intervenir une diversité d’acteurs, formels et informels de statuts très divers. Une conception de plus en plus holistique et intégrée de ces espaces est apparue, les associant à des problématiques de plus en plus larges – la sécurité urbaine, le droit à la ville, le développement durable, la construction d’une cohésion urbaine, le genre, etc. –, leur assignant des objectifs de plus en plus divers – régulation de la vie collective, marquage identitaire, développement économique, redynamisation locale, etc. Une demande d’espaces publics de qualité venant de la société civile est également apparue afin d’y pratiquer des activités toujours plus nombreuses. Elle a servi à justifier des programmes de « récupération » et d’embellissements de certains espaces spécifiques qui sont souvent des vitrines des politiques municipales locales. L’intérêt suscité par ces espaces a aussi attisé les convoitises et s’est doublé d’une poussée des logiques de fermetures et de privatisation et de multiplication d’espaces privés « ouverts au public », contribuant à semer la confusion sur le statut de ces espaces.

2Le pourtour de la Méditerranée, par ses héritages nombreux, est parsemé de villes où les espaces publics ont une longue histoire. En plus de nombreux espaces publics patrimoniaux, on y trouve une multiplication d’espaces publics nouveaux apparus avec la métropolisation et la croissance urbaine. Mais, dans ces milieux urbains qui ont connu des phases d’expansion rapide, sont également apparus des « impensés » urbains, des interstices oubliés de la croissance qui donnent naissance à des pratiques nouvelles ou à des projets nouveaux qui permettent d’envisager la vie urbaine sous un autre jour.

3Le but de ce numéro est donc de présenter un panorama de situations urbaines méditerranéennes où des projets divers ont vu le jour en mettant en avant la diversité des modalités locales, en cherchant à faire des parallèles entre les espaces, les acteurs et leurs pratiques. Il s’agit de mettre en avant la complexité de ces espaces, leur place dans les dynamiques urbaines récentes, ainsi que les nouvelles questions qu’ils posent dans un contexte urbain en constante recomposition.

4Ainsi, deux grandes familles de questionnement balayent les études sur les espaces publics : celles consacrées au développement de nouvelles pratiques qui interrogent la définition même de ce type d’espace, les discours sur le partage et le vivre-ensemble qui sont mis en avant dans les projets d’aménagement. Et celles qui s’intéressent aux manières de produire et de gérer ces espaces avec la banalisation des partenariats publics-privés et la multiplication des modes de restriction et de fermetures en tout genre. Ces deux questionnements – d’un côté des pratiques et des discours, et d’un autre des modes de production et de gestion de ces espaces – structurent ce cahier.

De nouvelles pratiques urbaines dans les espaces publics ?

5Avec la remise en question de la place de l’automobile, du développement de mobilités « douces » et de l’apparition de nouveaux modèles de villes mettant en avant le développement durable, l’intérêt des aménageurs s’est tourné non seulement vers des espaces publics existants et leur requalification, mais aussi vers le réaménagement de délaissés urbains tout en lançant une réflexion sur le développement de nouvelles pratiques de l’espace. Ce mouvement de réinvestissement de rues, de places, de certains interstices du tissu urbain se fait au travers de l’action de groupes sociaux particuliers liés à une pratique particulière (rap, danse de rue, skate, etc.), d’événements festifs (apéritifs entre voisins, etc.). Ainsi, c’est tout un mouvement de récupération d’espaces publics qui se développe dans des milieux urbains très divers, à différentes échelles, s’appuyant sur la mobilisation de nouveaux moyens : l’art y trouve une fonction renouvelée, le design urbain est mis à contribution pour réaliser des espaces de vie, les nouvelles technologies en milieu ouvert sont également sollicitées (géolocalisation sur smartphones, réseaux Wifi gratuits, etc.).

6À Lyon, Muriel Delabarre s’interroge sur la réciprocité des savoirs, une entrée opératoire dans le dess(e)in de l’habitabilité des espaces publics contemporains en prenant l’exemple du projet d’aménagement de La Duchère. M. Delabarre réfléchit sur la façon de penser l’habitabilité, et d’inclure les habitants ainsi que tous les acteurs d’un quartier dans un projet d’aménagement, en prenant en particulier le cas de deux espaces publics à réhabiliter dans le cadre d’une opération de GPV (Grand Projet de Ville). Rappelant l’origine des concepts d’« habiter » et d’« habitabilité », Muriel Delabarre explique comment ils imprègnent progressivement la sphère urbanistique. Elle engage une réflexion sur la qualité des espaces publics et la façon de la mettre en œuvre. À La Duchère, le projet prévoit l’organisation de la vie publique autour de deux espaces, en laissant, au travers d’une large concertation, les habitants exprimer leurs attentes par rapport au projet et coconstruire celui-ci avec l’aide des professionnels. De cette façon, elle décrit une réelle stratégie de requalification d’espaces publics qui cherche à renouveler les pratiques de production et d’utilisation de ces espaces.

7Au Maroc, prenant un angle plus opératoire, Abdellah Moussalih et Aziz Iraki examinent les pratiques post-aménagements des espaces publics : le cas du quai de Rabat et l’esplanade de Bab Lamrissa, à Salé. Ces aménagements, effectués le long de l’oued Bouregreg par la volonté du roi, sont l’occasion d’étudier les pratiques sociales liées à ces espaces, et leurs évolutions dans le temps. On y retrouve à la fois des pratiques anciennes et des pratiques nouvelles qui s’y développent en parallèle avec des formes d’appropriation spécifiques de l’espace. Ce projet d’aménagement s’inscrit à la fois dans un modèle de développement de ville où les espaces publics jouent un rôle dans le marketing urbain et dans un mode de fonctionnement où les pratiques spatiales réelles dépassent largement celles prévues par le projet. Que ce soit sur l’esplanade Bab Lamrissa ou le long des berges du fleuve Bouregreg, on est passé d’espaces autrefois peu aménagés et mal définis à des espaces aménagés avec une forte mixité des usages entre différentes catégories d’utilisateurs. En fonction du sexe et de l’âge, mais aussi des temporalités sociales, des pratiques différenciées de l’espace sont apparues mettant face à face d’un côté, des pratiques populaires et, d’un autre, un ensemble de nouvelles pratiques davantage liées aux couches sociales favorisées.

8À Naples, dans le quartier populaire du centre historique Vergini-Sanità, Christine Salomone interroge la requalification d’un quartier populaire de Naples, l’aire Vergini – Sanità, un aménagement endogène ainsi que les liens entre réseaux informels et associatifs et réappropriation d’un quartier par ses habitants. Ces nouveaux aménagements, s’inscrivant dans une revalorisation touristique déjà ancienne du patrimoine, contribuent à faire évoluer les représentations et les pratiques de l’espace en s’appuyant sur la participation des habitants dans une co-construction des espaces aménagés. Grâce à un réseau dense d’associations locales aidées par le clergé catholique, un mouvement de patrimonialisation est à l’œuvre, permettant un développement de la cohésion et une transformation des représentations de l’espace local en parallèle à un développement du quartier sur ses ressources touristiques propres. Utilisant le street art et l’aménagement des espaces publics comme des outils de promotion et de revalorisation, ces projets s’inscrivent dans la continuité d’un travail de récupération de l’espace local. L’originalité de la démarche est qu’elle est portée par des associations locales qui se font les intermédiaires entre les habitants et les acteurs institutionnels, afin d’obtenir une meilleure appropriation de ces espaces.

9Avec le cas du parc de Porto Traiani à Fiumicino (Rome), Dominique Rivière soulève la question de « Rendre public » le patrimoine d’une périphérie métropolitaine, c’est-à-dire la question des enjeux existants autour de la création d’espaces publics nouveaux. Ce parc, possédant un patrimoine archéologique important, a l’avantage et l’inconvénient d’être situé à proximité de Rome et de l’aéroport de Fiumicino. Alors que l’intérêt de ce parc paraît évident pour la commune, et même pour l’aéroport pour consolider sa stratégie d’image, sa « publicisation » semble achopper face à la confrontation des intérêts divergents des différents acteurs impliqués dans ce projet, regroupant des associations locales, les municipalités, l’aéroport voisin, l’entreprise Benetton ainsi que l’État par l’intermédiaire des instances chargées de la protection du patrimoine. Le parc offre ainsi un exemple de confrontation des logiques publiques et privées dans laquelle les acteurs ont des forces très déséquilibrées.

10À Alger, Fatiha Tamani-Djebra et Meriem Chabou-Othmani examinent l’espace public de la promenade des Sablettes à Alger, entre vision politique et pratiques sociales émergentes. Dans le cadre du plan stratégique de 2012, la promenade des Sablettes a été réaménagée afin d’offrir un nouvel espace public aux Algérois. L’article s’attache à comprendre la dialectique entre d’une part, la logique du projet et son inscription dans la ville et d’autre part, la réception et l’appropriation du projet réalisé par les habitants. S’inscrivant dans une logique de reconquête, l’espace public des Sablettes fait partie d’un projet plus large s’appuyant sur les qualités de la baie d’Alger comme levier au développement économique local dans une logique de reconstruction d’une façade maritime portant les ambitions de la ville à l’échelle internationale. Prenant exemple de modèles préexistants dans d’autres contextes urbains, l’aménagement des Sablettes a connu immédiatement un succès populaire dépassant largement les attentes, et permettant, dans un contexte de fin de guerre civile, le développement de pratiques urbaines très diverses, la régénération des liens sociaux et de la mixité sociale. Par cet aménagement, l’objectif de revitalisation économique locale est allé de pair avec la revitalisation d’une urbanité dégradée par des années de conflit.

Des espaces publics entre privatisation et ouverture ?

11Dans son aspect pratique, la récupération d’espaces publics pose la question primordiale de leur production et de leur gestion. Une partie de la production de nouveaux espaces publics est passée par des opérations publiques/privées s’inscrivant souvent dans des stratégies diverses de rénovation urbaine, de requalification urbaine, de patrimonialisation, d’image, de marketing territorial ou de développement local. En parallèle se sont multipliées des formes de privatisation ou de gestion de l’espace qui réduisent son accessibilité ou la diversité de ses usages, particulièrement dans la ville libérale, où l’espace est considéré comme une ressource à valoriser. Des injonctions de sécurité toujours plus pressantes, émises aussi bien par les institutions que par les usagers, se traduisent par diverses formes de prévention situationnelle, de vidéosurveillance, etc. Les opérations d’aménagement elles-mêmes tendent parfois à fermer, restreindre, ou contrôler l’accès à une partie des espaces publics, ou à les orienter vers des espaces privés ouverts au public (galeries commerciales, ensembles résidentiels fermés, etc.) brouillant par là même les limites entre espaces publics et privés.

12À Rabat, Habiba Essahel nous parle des nouvelles pratiques de l’espace dans des cités de relogement. Ce programme de relogement forcé se présente comme une conséquence de la logique de compétition néolibérale entre villes dans laquelle Rabat s’est inscrite. Il a conduit à réaménager les espaces des douars El Kora et Dlim, qui bénéficiaient d’une localisation très convoitée en bord de mer, en déplaçant et relogeant leurs habitants parfois à proximité, parfois dans des lieux plus éloignés dans deux cités de relogement situées dans la périphérie de Rabat. Ces déplacements subis ont entraîné une recomposition des pratiques locales dans laquelle la place des espaces publics et des espaces communs a été totalement bouleversée. Le hasard des relogements a cassé les sociabilités anciennes et de nouvelles sociabilités sont apparues. Dans ces cités de relogement, les habitants se sont approprié peu à peu les espaces publics et communs, notamment les « entre-deux » entre espaces intérieurs privés et extérieurs. De nouveaux partages de l’espace sont apparus ainsi que de nouvelles pratiques qui n’étaient pas possibles autrefois, traduisant la dynamique des groupes face aux espaces occupés.

13À Marseille, Élisabeth Dorier et Julien Dario décrivent la fermeture de rues de quartiers résidentiels, ainsi que la façon dont le contexte néolibéral – succédant à celui des « arrangements informels » – a permis, depuis une vingtaine d’années, ces nombreuses fermetures d’espaces. La forte dynamique des enclosures s’accompagne de la fermeture « a posteriori » de rues et voies anciennes : celle-ci interroge la perception et la conception des espaces publics urbains, basée tantôt sur l’usage tantôt sur la titularité. L’originalité de ce travail est qu’il s’appuie sur un relevé exhaustif de l’ensemble de la commune de Marseille, effectué au cours d’un long travail collectif, permettant d’appréhender le phénomène dans son ampleur et sa diversité, mesurant ainsi les impacts des fermetures non contrôlées des espaces à l’échelle locale et à celle de la ville.

14En France, sur la façade méditerranéenne, José Chaboche étudie des espaces publics privatisés des grands stades et « arénas » des métropoles méditerranéennes françaises. L’article considère les espaces ouverts au public que sont les stades Orange Vélodrome de Marseille et Allianz Riviera de Nice ainsi que la salle Sud de France Arena de Montpellier, aménagés à travers de grands Partenariats Public-Privé. Jouant sur l’accessibilité de ces espaces semi-publics, sur leur architecture et un marketing urbain qui les magnifie, ces aménagements s’inscrivent dans une spectacularisation de la ville, justifiée par une logique de revalorisation locale qui rejaillirait non seulement sur l’environnement proche, mais aussi sur la transformation de l’image des agglomérations. Ces vastes projets englobent les abords extérieurs des stades, permettant la requalification d’espaces privés d’usage public, accompagnés par de larges opérations immobilières cherchant à modifier la composition socio-économique locale. Porteurs d’une demande de normalisation conduisant à l’aseptisation de ces espaces, ces enceintes sont pourtant loin de répondre à toutes les attentes qui les ont fait naître. Ces stades offrent un aspect type de la marchandisation des espaces publics, toujours mise en avant malgré la déroute financière de ces projets.

15À Beyrouth, Jihad Farah décrit les espaces publics d’une ville fragmentée entre arrangements et controverses, à travers la façon dont l’accès à de nombreux espaces publics est contrôlé par différents groupes militaires et paramilitaires, en parallèle à une tendance à la privatisation des espaces. La question des espaces publics renvoie ici à la crise de la société et du vivre-ensemble qui ont suivi la guerre du Liban où s’est mise en place une gestion communautaire de la ville, mais elle renvoie aussi à son ouverture à une économie néolibérale. L’article s’attache à décrire plus spécialement deux quartiers de Beyrouth et la gestion partagée des espaces publics entre municipalités, acteurs communautaires et forces politiques. À Aïn Er Roummané, quartier chrétien, l’espace est marqué par un marquage spatial fort opéré par les communautés chrétiennes – leurs églises, et leurs rites présents dans les espaces publics –, qui rappellent le rapport des forces pendant la guerre du Liban. À Haret Hreik, on retrouve un partage de la gestion similaire avec la composante chiite de l’espace, essentiellement celle du Hezbollah, qui domine l’espace et intervient à la fois dans la production de l’espace et dans la gestion quotidienne des conflits notamment sur la base d’arrangements locaux.

16À Barcelone, Paula Orduña Giró s’interroge sur la production temporaire d’espaces collectifs entre bien commun ou coproduit et aménagement low cost sous contrôle. À partir de trois exemples pris dans la région de Barcelone, l’article montre différents programmes temporaires de production d’espaces communautaires développés sur des friches urbaines en analysant les discours et les logiques qui sous-tendent ces projets. Ces espaces apparaissent comme des espaces de potentiels et d’expérimentation urbaine, développés à partir de terrains vacants de statuts divers, ils ont tous en commun d’aboutir à une délégation de gestion à des associations ou à des communautés locales, et à prendre comme objectif l’utilité commune et la redynamisation locale.

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References

Electronic reference

Serge Schwartzmann, “Espaces publics et nouveaux compromis urbains”Méditerranée [Online], 134 | 2022, Online since 28 June 2022, connection on 07 February 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/mediterranee/12979; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/mediterranee.12979

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About the author

Serge Schwartzmann

Docteur en urbanisme et aménagement de l’université Paris-III Sorbonne Nouvelle, enseignant au département de géographie d’Aix-Marseille Université et membre du LPED (Laboratoire Population-Environnement-Développement), serge.schwartzmann@gmail.com

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