1À l’heure où le domaine de l’urbanisme entend monter en puissance dans la pensée des sciences humaines et sociales, la notion de « projet » se pose avec acuité et prend véritablement toute son ampleur. Sans doute n’est-ce pas un hasard, puisque le projet au sens étymologique du latin projectus « jeter quelque chose vers l’avant » permet de poser un regard sur la toile de fond pour dessiner des environnements habités constitutifs de nos milieux de vie. Ce domaine devient un motif privilégié de créativité : les chercheurs reconstruisent en permanence de nouvelles lectures de pensée et de nouveaux objets de « savoirs émergents » (Da Cunha et Matthey, 2007) ; les praticiens initient des savoir-faire capables de réunir une invitation à l’œuvre combinant méthodes, concepts et propositions spatialisées capables d’intégrer des composantes issues d’une « pensée complexe » (Morin, 2005).
2Il s’agit d’un programme tout aussi passionnant qu’indispensable, en un moment de prise de conscience de plus en plus forte de la nécessité d’un développement économique et urbain plus respectueux de l’environnement et équilibré socialement. En effet, se pose comme indispensable la recherche d’un modèle « habitable » pour l’ensemble des individus, moins consommateur et coûteux en énergie, responsable vis-à-vis des générations futures (Delabarre, 2013). L’aménagement qualitatif des espaces, leurs lisibilités, - le rapport aux formes et aux volumes (Lynch, 1960 ; 1982), leurs animations et aménités (Jacobs, 1961) ou encore le traitement des échelles (Gehl, 2010) - s’il n’est pas nouveau, prend aujourd’hui une ampleur nouvelle face aux impératifs écologiques et énergétiques de la ville « durable, dense et qualifiée » (Da Cunha, 2015) et face à la pression croissante de l’urbanisation. Ces nouveaux projets urbains associent enjeux économiques, sociaux et culturels, tout en portant une attention aux formes urbaines et à une revalorisation symbolique en termes d’image des territoires (Couch et al., 2003 ; Roberts et Sykes, 2008). Ceci a pour corollaire de donner lieu à de nouveaux rapports de force dans la production urbaine (maîtrise d’ouvrage versus maîtrise d’œuvre et d’usage) (Biau, 2015 ; Tapie, 2015) et de nouvelles modalités de négociation au sein du projet (Christy, 2016 ; Ascher, 2001).
3L’exigence de rendre la ville « habitable » pour l’ensemble des individus ouvre le champ à de nouvelles pratiques urbanistiques. Il est devenu évident aujourd’hui que les modes de faire ne peuvent plus être examinés sans faire référence aux savoirs pluriels qui participent à la définition même des espaces habités : l’action aménagiste investit la matérialité urbaine d’un ensemble de représentations, de connaissances, d’usages et de pratiques régulées par des visées multiples. Le projet urbain pose de manière centrale la question du dialogue entre les acteurs de la ville, de leur participation dans la vie de la cité, à l’organisation spatiale de leurs activités et à la gestion des ressources matérielles dans une perspective d’amélioration de la qualité urbaine (Da Cunha et Guinand, 2014a ; Ruano, 1999). La notion de « projet » apparaît alors au cœur de cet urbanisme participatif et stratégique, ancrée dans une éthique de responsabilité. Ce postulat suscite l’intérêt de se pencher de façon critique sur la façon de produire et concevoir le projet urbain dans une visée de production habitable des espaces publics ainsi que sur les modalités de définition de ce qui fait « habitabilité » : comment celle-ci est-elle négociée ? De quelle manière penser l’habitabilité des projets urbains ? Avec quelles parties prenantes ? En quoi l’entrée de nouveaux acteurs dans la fabrique des projets et, plus particulièrement, celle de l’expertise d’usage, conditionne et oriente fortement la production de l’habitabilité urbaine ? Au moyen de la réflexion conduite dans cet article, nous faisons l’hypothèse que les décisions relatives à l’habitabilité urbaine dépassent la raison technique des collèges d’experts techniques. Elles sont d’essence politique.
4À travers l’exemple du projet de renouvellement urbain de La Duchère, nous souhaitons mettre en rapport les expertises plurielles mobilisées dans le cadre d’un dispositif participatif pour produire des conditions d’habitabilité dans le dessein d’espaces publics. Sur la troisième colline de Lyon, au nord-ouest de la métropole, s’étend le périmètre du projet urbain de la Duchère. Initialement construit entre 1958 et 1963 dans un contexte de pénurie aiguë de logements, ce site a fait l’objet d’un vaste projet de revalorisation de l’existant dans le cadre d’un Grand projet de ville (GPV). Emblème de la modernité, le quartier accueille ses premiers habitants en 1962 dans un grand ensemble de 5 300 logements accueillant environ 20 000 habitants. Mais le quartier connaît dans les années 1980-1990 des difficultés : enclavement, inadaptation de son urbanisme aux nouveaux modes de vie, dévalorisation immobilière, concentration de logements sociaux, perte d’attractivité, fragilisation socio-économique de la population. En 2001, l’ensemble des acteurs publics décide alors de s’associer dans un GPV autour d’une politique volontariste de revalorisation globale du quartier. À l’intérieur de ce nouveau plan de composition, nous nous intéresserons pour notre part au dessein de deux espaces publics majeurs – le square Averroès et la place Abbé Pierre – pour lesquels un processus de coproduction a été initié entre savoirs pluriels. Ces deux projets d’espaces publics nous révèlent l’épreuve pratique et ordinaire de la production des villes : il s’agit de l’espace urbain que j’arpente et des plausibles interactions capables de révéler et de se renouveler sans cesse : formes spatiales et formes sociales s’y rencontrent. D’ailleurs, c’est là que réside l’intérêt et la difficulté d’une notion comme celle d’« espace public » ainsi que les enjeux de son aménagement et de son habitabilité : sa conception croise des dimensions liées à l’environnement (son, lumière, visibilité, objets saisis au niveau sensoriel et physique), au milieu (interactions, échanges sociaux), au paysage (formes saisies du point de vue esthétique) et à sa production (parties prenantes dans sa programmation et sa conception).
5La première partie de l’article témoigne des efforts menés pour expliciter la notion d’« habitabilité » dans ses différentes acceptions. Elle confirme que sa production est aujourd’hui marquée par une approche de l’urbanisme axée sur les usages et leurs interactions quotidiennes dans l’espace urbain et cherche à identifier le lien étroit entre l’apport de la dimension participative et la production des espaces pour la ville habitable. Mobilisant les cadres théoriques de l’urbanisme négocié (Christy, 2016) et de l’aménagement concourant (Ascher, 2001), nous présenterons dans un deuxième temps l’approche participative inédite conduite dans le cadre de l’opération de renouvellement urbain de La Duchère en ouvrant sur la problématique des modalités de négociation au sein du projet urbain et l’importance du rôle de l’expertise d’usage dans la phase programmatique. Enfin, nous considérerons les finalités que recouvrent les deux espaces publics produits en faveur de l’habitabilité des milieux de vie. En premier lieu, ce travail repose sur des observations de terrain (état des lieux, visite de terrain et observation des ateliers de participation) et des analyses documentaires (archives et comptes rendus des ateliers). Cette étape de l’étude a permis de situer à la fois la démarche dans son contexte et de fournir les éléments nécessaires à l’élaboration des entretiens. Dans un second temps, les résultats s’appuient sur quinze entretiens semi-directifs réalisés auprès d’acteurs de la maîtrise d’ouvrage du Grand projet de ville de La Duchère, de la maîtrise d’œuvre mandatée et des habitants.
6La notion d’habitabilité s’est principalement construite à partir du XIXe siècle sur la base de concepts existants tels qu’« habiter », « habitant », « habitat » ou encore « habitation ». L’ensemble de ces concepts est particulièrement intéressant pour éclairer la notion d’« habitabilité ». Comment apprécier l’habitabilité d’un espace ? Avec quels outils conceptuels pouvons-nous aborder cette notion ? En tant que problème cognitif, ces questions suggèrent la prise en compte de la diversité des questionnements possibles sur l’« habiter » ; questionnements accrus face à la multiplicité des styles de vie et augmentés par l’importance multiculturelle de nos sociétés présente dans les espaces publics (Boucher, 2016).
7« Habiter » émerge dans la plupart des grands champs scientifiques constitués : la philosophie – phénoménologique et existentialiste pour l’essentiel – et la géographie en ouvrent la voie. D’autres disciplines ne sont pas en reste : de vastes pans interprétatifs des sociétés humaines se structurent autour de cette notion dans les champs de l’urbanisme et de l’architecture, de la sociologie ou encore de l’histoire (Lazzarotti, 2006). « Habiter » provient du latin habitare et est une des formes grammaticales du verbe habere (avoir, posséder). Dès le xiie siècle, ce verbe d’action renvoie à l’occupation habituelle d’un lieu. La question de l’habiter présente une dimension de permanence : « Habiter est le trait fondamental de l’être », affirmait M. Heidegger (1927). Pour celui-ci, il s’agit ici d’une caractéristique fondamentale : habiter n’est pas uniquement une activité, mais un concept qui englobe l’être au monde. Cette présence s’« étend » ou se « déroule » dans l’espace-temps. Le sujet « rempli » de sa présence une portion de l’espace, déterminant la limite et donc la forme spatiale du positionnement (détermination proportionnelle à l’exactitude de la localisation) ainsi qu’une certaine fraction du temps durant laquelle il se trouve en ce lieu, déterminant de cette façon la limite et donc la forme temporelle de ce lieu. Dans la tradition Heideggérienne, celle de l’« être-là » (Dasein) et, plus généralement celle d’« être dans le monde », habiter se fait ontologie :
(…) habiter comporte une fonction essentielle à ce qui tisse le monde. Cette fonction est antérieure et est sous-jacente aux formes que prend l’habitat humain dans l’expression historique et géographique de l’habiter. Elle est inhérente à l’existence humaine sur la Terre ; et c’est à ce sens profond et antérieur qu’il faut remonter pour comprendre l’écoumène, comme demeure de l’être. (Berque 2007, 54)
- 1 Ecoumène en Grec provient d’oikeô, habiter. Les auteurs grecs emploient le terme soit dans le sens (...)
8A. Berque considère l’écoumène1 comme la relation de l’humanité à l’étendue terrestre. Bien loin de se limiter à la conception traditionnelle de l’écoumène en géographie - entendue comme la « partie habitée de la Terre » - sa conception se réfère implicitement à la géographie grecque de l’Antiquité associant habiter à un substantif, renvoyant à ce qui tisse le monde. Cette fonction est antérieure aux formes que prend l’habitat humain et est inhérente à l’existence humaine sur la Terre comme « demeure de l’être » – du grec oikeô. Prenant le milieu géographique pour cadre de référence, à la fois empreinte et matrice de la vie humaine, A. Berque accorde une primauté à la problématique relationnelle et multidimensionnelle : avec le concept d’« habiter » nous retrouvons en partie la question de l’innée et de l’acquis, ainsi que celle du corps dans l’espace en prise directe avec nos environnements constitués. Dans la lignée, T. Paquot s’y réfère tout en critiquant les dogmes du mouvement moderne et des conceptions fonctionnalistes de l’architecture : « Habiter ne relève pas d’une « culture » ou d’un « savoir-faire », mais d’une disposition à être présent au monde et à autrui en un lieu singulier (…) » (Paquot, 2000b, 45). Toutefois, il conviendra de noter qu’une distinction est à établir entre « habiter » et « l’habiter » : « habiter » renvoi au versant ontologique de l’« être là » (Heidegger, 1927) comme une fonction essentielle de l’être, un être déjà-là ; tandis que « l’habiter » fait référence à son versant téléologique, autrement dit aux principes d’organisation, d’autodétermination de cette manière d’être là (Paquot, 2000a).
9Adossée à cette signification première comme nature et ontologie, une conception particulièrement riche intègre la question de l’espace en développant parallèlement des références capables de susciter un ensemble de réflexions sur le sens des lieux et des milieux autant que sur les ressentis de ceux qui les habitent. Entre autres, les travaux développés par G. Bachelard (1964) et M. Merleau-Ponty (1945) se réclament d’une phénoménologie orientée en direction du point vue sensible de l’habiter. De son côté, A.-F. Hoyaux fonde sa réflexion sur la relation primordiale de l’individu au monde et élargit la conception phénoménale aux lieux non présents, mais convoqués par l’imagination (2002). Cette entrée débouchera en premier lieu sur la notion d’« espace vécu » (Fremont, 1999) qui attribue à l’« habiter », ne serait-ce qu’implicitement, son immanquable dimension sensible. L’espace vécu est en cela l’espace habité puisqu’il participe à constituer – ontologiquement, psychologiquement et socialement – l’individu qui simultanément construit cet espace en se l’appropriant (Hoyaux, 2000). L’habitant se constitue alors en relation avec le monde qui l’entoure (l’espace matériel), avec les représentations qu’il s’en fait, avec la valeur qu’il leur donne ; mais aussi en relation avec autrui, les individus qui peuplent inévitablement son espace habité (Herouard, 2007). Par ailleurs, cette lecture engage un autre pan interprétatif : la transition entre un être-au-monde contemplatif (l’individu qui habite et qui pense) et une géographicité plus pragmatique et herméneutique (l’individu se pensant) (Hoyaux, 2002 ; 2003).
10Alors que le terme « habiter » renvoie à l’occupation d’un espace par un corps, l’« habitabilité », substantif féminin, se définit comme la « qualité de ce qui est habitable » en raison des conditions favorables que l’on y rencontre (Larousse, 1852). Par « habitable », on entend un espace « où l’on peut habiter et où il y a suffisamment de place pour les occupants ». La première occurrence du terme apparaît en 1801 dans le dictionnaire Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux de L. S. Mercier. L’auteur critique le vocabulaire souvent appauvri de la langue française et se propose d’y remédier en constituant ses propres apports linguistiques :
Tous les mots que j’ai ressuscités, appartiennent au génie de la langue française, ou par étymologie, ou par analogie ; ces mots viennent de boutures, et sont sortis de l’arbre ou de la forêt, pour former autour d’elles des tiges nouvelles, mais ressemblantes (…). (Mercier 1801, v)
11Dans ce manifeste pour redéfinir un monde au moyen de mots nouveaux, le néologisme « habitabilité » y est repéré et désigne la
(…) faculté qu’a l’univers de pouvoir être rempli de corps célestes. Ce terme favorisera tous les bons rêves cosmologiques. Dans les temps des sanglantes proscriptions, heureux qui a eu le courage de croire à l’habitabilité des forêts ou à celle des cavernes ! (Mercier 1801, 7)
12L’auteur fait ici référence aux découvertes des astres qui habitent l’Univers et les potentiels habitants qu’ils abritent. Parmi ses disciples, C. Flammarion, ancien élève astronome à l’Observatoire impérial de Paris et professeur d’astronomie, expose dans son ouvrage Pluralité des Mondes Habités les conditions d’habitabilité des planètes du système solaire entendues comme la présence de vie sur ces planètes. D’après lui, la question de l’existence d’une « race intelligente sur les autres globes de l’espace, de l’universalité de la vie dans la création sidérale (…) » aiguise l’esprit de curiosité du public et suscite le sentiment de sympathie d’un plus grand nombre malgré « l’indifférence des sciences pures » (Flammarion 1868, 7). De cette première acception, on retiendra que ce mot contribue à encourager la possibilité de croire aux conditions d’habitabilité d’autres planètes que la Terre.
13Bien que teintée d’utopie par ces projections fantasmées, la conception de l’habitabilité suggère également une volonté de vérification par la science et la technique. Au milieu du XIXe siècle, cette tension entre imaginaire et validation scientifique s’exprime avec ferveur : les astronomes s’emparent de la notion et en font un sujet de prédilection. L’habitabilité est étudiée en astronomie selon les ressources disponibles de la planète, déductibles de techniques scopiques mises en place. Astronomes et physiciens en déduisent de concert des dépenses nécessaires au développement de la vie à partir de relevés spectroscopiques. Précisément, c’est à cette époque qu’ils identifient – entre autres – les éléments essentiels pour soutenir des conditions favorables au bon développement de la vie sur Terre (l’hydrogène, l’oxygène, l’azote, le carbone et l’eau). Une planète habitable est donc définie par la présence de ces éléments.
14Dès la fin du XIXe siècle, la révolution industrielle marque de profondes mutations de l’espace urbain : l’arrivée massive de populations rurales a produit une explosion des quartiers ouvriers et la proximité des industries avec ces quartiers a contribué à rendre la ville « insalubre ». Avec la révolution industrielle, les pays européens – et plus particulièrement leurs capitales économiques – vont s’attacher à proposer de nouvelles modalités pour l’organisation et l’embellissement des espaces urbains constitués, comme pour leurs extensions aux espaces non bâtis. Un discours sur la ville se construit et dénonce la ville existante comme porteuse de maux sanitaires et sociaux. La notion d’« habitabilité » est alors transposée à l’urbanisme par le filtre de l’hygiénisme : rendre la ville habitable, c’est avant tout répondre à des impératifs sanitaires tels que la circulation de l’air et des flux dans la ville, la qualité et la salubrité des logements. À un ensemble de mesures déclinées – telles que les percées ou encore l’élargissement des rues – est associé le déploiement d’une nouvelle trame technique : les réseaux sont les nouvelles fondations de la ville (égouts, canalisations d’eau et de gaz) (Barles, 2009).
15Parallèlement, l’espace privatif est au centre des préoccupations. À partir du début du XXe siècle, l’étude de l’« habiter » s’est ouverte à une échelle plus réduite, celle de l’espace domestique. La notion d’« habitabilité » opère également ce glissement sémantique et permet de qualifier un espace privé d’un volume suffisant, susceptible d’assurer des conditions sanitaires indispensables pour les habitants. Dès lors, l’« habitabilité » est traductrice d’une dimension technique au service d’un idéal hygiéniste. Elle détermine un dispositif à habiter capable d’assurer des conditions sanitaires favorables pour ses habitants. Dans les années 1920, les travaux du Bauhaus, E. May avec le concept d’Existenzminimun et W. Gropius avec celui de Minimus Existenz Haus, traitent des dimensions minimales nécessaires à l’être humain. L’« habitabilité » des espaces privés prend un sens de plus en plus normé. Pour eux, elle résulte d’un ensemble de normes relatives à l’optimisation des fonctions sur un espace minimum : la surface de l’espace de vie (nombre des pièces, leurs dimensionnements, leurs dispositions entre autres), l’éclairage, l’aération des locaux, les commodités qu’ils présentent pour leur aménagement. La nécessité de rentrer pleinement dans une ère moderne va faire du modèle progressiste, expérimenté par le Bahaus, le modèle dominant dans la production de la ville. Ce modèle s’inscrit dans la volonté d’offrir un habitat de qualité qui soit simple à mettre en œuvre et permette d’apporter une réponse rapide à la situation d’urgence. Cette recherche permet l’apparition d’une conception industrielle de l’espace et de ses pratiques : les sciences de l’habitabilité rationalisant la construction, mais aussi l’usage des lieux. La répétition mécanique de l’habitabilité conduit alors à une seule et unique manière d’habiter indifféremment du milieu : un mode d’habiter standardisé. En construisant des critères valables pour tout lieu, indifféremment du milieu, l’habitabilité se présente alors comme un idéal techniciste. Dans ce contexte, il y a une tentative de normalisation des modes de vie à travers les espaces habités, car l’habitabilité moderniste se donne pour objectif de rationaliser la construction, mais aussi les fonctions de l’espace habité afin de répondre au mieux aux besoins de l’homme : habiter, travailler, se recréer, se déplacer (Le Corbusier, 1994).
16À la fin du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle, la notion d’« habitabilité » réapparaît dans une perspective de développement durable et se déploie de l’espace domestique aux espaces publics, du quartier à la ville, de la ville à la métropole, de la métropole au grand territoire. La notion d’« habitabilité » rencontre les questions environnementales, économiques et sociales avec l’apparition de nouveaux enjeux écologiques en termes de développement et de maintien de milieux de vie dans le temps, d’accès à un environnement urbain de qualité et de recherche d’un fonctionnement écosystémique viable et vivable pour l’ensemble des habitants (Da Cunha, 2015). De ce fait, l’habitabilité instaure un nouvel ordre, un ordre symbolique : elle suppose une gestion intégrée des ressources vivantes permettant de respecter les interactions des écosystèmes dont l’être humain dépend. Cependant, ce renouvellement de pensée n’éloigne pas l’« habitabilité » d’un idéal techniciste, produisant une masse de normes de plus en plus importantes et rigoureuses, d’un partage entre les référentiels écologiques et humains. C’est pourtant dans cette direction, à la rencontre des référentiels technicistes et des valeurs d’usage et de représentations que la question de l’habitabilité semble pouvoir aujourd’hui être revisitée (Delabarre, 2013).
17Aujourd’hui, que signifie l’habitabilité ? De quelle manière rendre l’espace davantage « habitable » pour l’ensemble de ses habitants ? On entend par « lieu habitable », un lieu qui offre des possibilités suffisantes de création et d’adaptation aux individus pour se l’approprier. Selon N. Blanc,
On ne peut pas réduire une aussi vaste question à l’analyse d’une somme de composantes physiques, sans, par exemple, éluder une nécessaire créativité humaine ; l’on ne peut pas la réduire non plus à une invention humaine, ce qui voudrait dire oublier les fondements naturels, matériels et construits des actions individuelles et collectives. Nous dirons alors qu’un lieu habitable est un lieu qui offre des possibilités suffisantes de création et d’adaptation aux individus pour se l’approprier ; aussi délicat d’interprétation et de compréhension qu’un tel processus soit, l’appropriation d’un lieu repose sur la connaissance fine des conditions de vie offertes à cet endroit. (Blanc 2010, 9)
18L’habitabilité peut être définie par une somme de composantes physiques, naturelles, matérielles qui concourent à dessiner la « qualité de vie », mais aussi par des composantes esthétiques, symboliques et signifiantes. Elle doit considérer la matérialité urbaine constitutive des territoires d’une part ; elle doit énoncer les termes d’une appréhension ordinaire entre représentations et pratiques des individus d’autre part. Dans le langage de l’urbanisme contemporain, concevoir un espace de qualité c’est penser un agencement de formes bâties (Hester, 2006 ; Zepf, 1999), penser des fonctions (diversités des usages et fonctions, accessibilité, champ des opportunités et des pratiques, ambiances, temporalité, etc.) (Gwiazdsinski, 2009), ainsi que l’intégration du projet à différentes échelles (liens, ruptures et continuités, morphologie urbaine, etc.) (Allain, 2004). À cette première dimension s’ajoutent celles liées à l’environnement - réduction de l’impact sur l’environnement, prise en compte de ce dernier, prise en compte des risques (Mollie, 2009) - et les dimensions du politique liées aux questions de gouvernance (question de savoir non seulement qui décide, mais comment et qui contrôle) (Ascher, 2001 ; Pinson, 2009 ; Christy, 2016).
19Nous nous trouvons dans un courant urbanistique citoyen capable de « ménager les gens, les lieux et les choses » (Paquot, 1999, 129). Les exigences autant en matière d’habitat privé que de lieux publics n’ont cessé d’évoluer. Les contraintes de la vie actuelle, le développement des villes, la nécessité d’accueillir de plus en plus de populations avec des vécus, des cultures, des langues, des us et coutumes différents, les exigences liées au développement durable, aux mobilités du travail, aux aspirations des populations entraînent une complexité importante dans la manière de concevoir les espaces de vie. Le renversement de référentiel, que revendique l’urbanisme durable comme alternative à l’approche fonctionnaliste de la Charte d’Athènes, croise les défis posés par une meilleure vie urbaine pour tous. Les démarches actuelles en matière de projet urbain ne peuvent plus se résumer à une approche techniciste, mais invitent à penser, à produire et à composer des formes urbaines soucieuses de l’évolution des pratiques et des modes de vie. Qui plus est, elles nous invitent à considérer les élargissements novateurs des outils de conception et de fabrication des espaces publics, et notamment dans les modes opératoires de la fabrique urbaine (Ascher, 2001 ; Pinson, 2009 ; Christy, 2016). L’approche durabiliste renvoie à des pratiques de composition urbaine plus ouvertes et informées, intégrant des savoirs portés par des maîtrises différentes – d’ouvrage, d’œuvre et d’usage (Da Cunha, 2015). C’est ainsi que les approches collaboratives ont émergé dans ce champ de pratiques, en opposition au modèle de planification rationnelle (Gauthier, Gariepy et Trepanier, 2008). Il s’agit d’un changement de paradigme majeur au sein de notre discipline offrant une alternative à l’urbanisme exclusivement réservé aux « experts techniques » et hérité de la Charte d’Athènes, reconnaissant les experts d’usage (habitants et/ou usagers) comme sujets actants dans la fabrique de la ville (Giddens, 1979). De toute évidence, l’habitabilité ne peut se réaliser dans un projet idéalisé et unique. En effet, les contenus de l’utilité collective concernant les orientations du changement sont multiples et les choix possibles sont manifestement complexes et incertains (Ramirez-Cobo, 2016). L’émergence de la notion de « projet » marque un moment de transition entre la manière de penser la transformation des villes et une nouvelle approche, moins figée et plus ouverte, offrant de nouvelles manières de penser et d’agir.
20L’expérience tend à montrer que le succès des actions dans les projets urbains dépend en grande partie de la capacité des pouvoirs publics à combiner des demandes émanant d’intérêts différents et à faire accepter des arbitrages et des solutions effectives dans des arènes de discussion. C’est dans l’exercice permanent de la citoyenneté, du débat public et dans l’arbitrage démocratique des choix collectifs que l’on peut éviter les changements indésirables et réussir au mieux à établir un diagnostic, définir des priorités, mobiliser des ressources, déterminer les leviers d’action appropriés, décloisonner et coordonner des actions, élaborer des visions porteuses d’avenir, mobiliser les acteurs. C’est dans ce contexte que des pratiques de gouvernance dite « participative » (Christy, 2016) sont de plus en plus mobilisées pour tenter de créer des conditions d’une prise de décision innovante, efficace et équitable. Ainsi, au-delà des réclamations ponctuelles sur tel ou tel aménagement, l’idée que les habitants sont des acteurs à part entière de la production de la ville fait son chemin (Toussaint, Vareilles et Zimmermann, 2007). Cette exigence de citoyenneté s’illustre à travers la démarche de concertation qui permettrait d’allier un nouvel « art de gouverner » à « un nouvel art de vivre ensemble » (Valegeas, 2014). Mener une réflexion autour de la concertation nécessite une définition préalable du terme. Appelées concertation, participation, codécision ou coproduction, les expériences participatives ne manquent pas et tendent toutes à partager l’élaboration d’un projet avec les futurs habitants ou usagers de l’aménagement projeté. Toutefois, elles se distinguent par le type de relations qu’elles instaurent entre les parties prenantes du dispositif. La mise en place de tels dispositifs doit s’accompagner d’une série de précisions permettant de définir la démarche, d’identifier ses objectifs et de comprendre son épaisseur. Parmi la littérature, il est possible d’identifier un consensus relatif aux terminologies employées pour décrire les expériences de démocratie participative. Ces pratiques se distinguent essentiellement par le degré d’implication des acteurs et leur rôle dans le processus de décision. À cet égard, trois niveaux d’implication font figure de référence (Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, 2004) :
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Mettre au courant : les acteurs des projets sont informés de ce que l’on envisage d’entreprendre. C’est une première ouverture de la décision sur l’extérieur. Dans les définitions qui suivent, le terme « information » correspond à ce degré de concertation.
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Demander l’avis : les acteurs ont la possibilité de s’exprimer sur le projet. Le demandeur d’avis ne s’engage pas à modifier son projet. Le terme « consultation » est le mot le plus utilisé pour désigner ce type d’implication dans le processus.
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Construire avec : plusieurs parties prenantes au projet sont impliquées dans sa co-construction. Les termes de « participation », de « concertation » et de « coproduction » correspondent à ce niveau d’implication.
21Bien que le terme de concertation soit perçu comme un mot polysémique, on peut s’accorder sur la définition suivante : faire une concertation, c’est associer, c’est construire, c’est faire davantage que demander un avis ponctuel sur un élément précis (Certu, 2016). La concertation ouvre le projet à la négociation et plus encore au débat (Toussaint, Vareilles et Zimmermann, 2004). Effectivement, le projet se partage. Il apparaît comme un territoire de négociations, dans lequel le pouvoir ne se perd pas, bien au contraire, celui-ci se construit en se légitimant dans la controverse (Giddens, 1979). Ce faisant, cette méthode permet de considérer avec plus de précision les lignes de force qui séparent les publics, les acteurs mobilisés dans le projet et ceux concernés par les aménagements. C’est également un moyen de médiation entre les maîtrises plurielles (d’ouvrage, d’œuvre et d’usage) et les publics concernés par les aménagements. En outre, la concertation peut être une source de remontée d’informations.
22Penser les espaces publics induit nécessairement une réflexion sur les rapports que les acteurs entretiennent entre eux. On peut admettre que les espaces publics forment une structure spatiale qui codifie les relations. L’orientation de la concertation comme ouverture des frontières du projet aux publics destinataires (sous l’angle, pour ainsi dire, d’une démocratie plus directe) est concomitante à l’apparition de nouveaux acteurs dans le projet d’aménagement. En ce sens, la concertation modifie la configuration des acteurs mobilisés dans le projet.
23Dans un monde de plus en plus incertain dans la mesure où les connaissances se développent sans cesse, le postulat majeur sur lequel s’appuient Y. Barthe, M. Callon et P. Lascoumes (dans Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique) soutient l’idée que l’incertitude et l’absence de connaissances scientifiques sont autant de chances pour la démocratie (2001). Les savoirs des usagers ont fait leur apparition dans les débats publics. Les auteurs montrent comment, sur des dossiers sensibles, l’intervention de ces experts contribue à remettre en cause le grand partage entre « recherche confinée » et savoir des profanes associé à la « recherche de plein air ». C’est dans le cadre de ces nombreuses controverses que se sont créés des « forums hybrides » réunissant tour à tour des experts, des hommes politiques, des techniciens et des profanes. De la sorte, une démocratie dialogique favorisant l’échange, l’apprentissage réciproque entre acteurs se crée. E. Le Cornec défend cette conception puisqu’il semblerait que les carences de la démocratie élective et la confiscation du débat public par les experts ne peuvent être contrées que par une véritable démocratie de participation (Le Cornec 2003). À ce propos, dans La pensée faible comme refondation de l’espace public, Y. Chalas remarque que :
Si hier l’expertise mettait en péril la démocratie, c’est aujourd’hui l’inverse : c’est la démocratie et le pluralisme des savoirs, des savoir-faire, des compétences citoyennes et usagères qui remettent en question l’expertise. (Chalas, 2004, 207)
24La création d’une ville habitable n’est pas l’apanage unique des seuls décideurs, des élus et des professionnels de l’urbain. Elle invite à ouvrir la voie d’une pensée féconde autour de la croisée des savoirs entre les élus, les maîtres d’ouvrage, les maîtres d’œuvre et les habitants (Delabarre, 2013). Le projet urbain comme modalité d’action interroge les savoirs et ce que Y. Sintomer (2008) a appelé des « savoirs d’usage » venant de l’usager, de l’habitant, du citoyen. La légitimité de les faire entrer dans le débat public serait alors de faire reconnaître les compétences usagères en prise directe avec une vie dans le milieu (une forme de qualification des usages) et de les faire entrer en dialogue avec les autres parties prenantes, du commanditaire au concepteur jusqu’au gestionnaire (Goevert, 2008). Dans cette optique, les méthodes participatives issues du Community planning ont pour but de rendre les citoyens actifs dans l’élaboration du projet au contact des élus et des professionnels de l’aménagement. Elles se définissent comme un processus collaboratif structuré.
Bien organisée, cette démarche de concertation citoyenne en urbanisme se révèle très enrichissante. Mal organisée, c’est une réelle perte d’énergie. (Hauptmann, Wates et Adels 2010, 20).
25Quelle que soit son efficacité effective ou présumée, ce dispositif implique une reconnaissance de la légitimité des parties prenantes, chacune détenant des « savoirs », et permet d’élargir les regards, de débattre des contradictions et de définir concrètement ce que pourrait être le devenir des milieux de vie habités. Néanmoins, lorsque l’on considère ce type d’acteur, une difficulté surgit que J. Habermas formule ainsi :
À travers des espaces publics autonomes et susceptibles de résonance, la société civile développe-t-elle des impulsions suffisamment vitales pour permettre de transporter les conflits de la périphérie du système politique en son sein ? (Habermas 1978)
26Il importe que les détenteurs de ce savoir se sentent capables d’être sujets sociaux et d’exercer leur citoyenneté.
27L’espace public peut être considéré comme un lieu d’action privilégié. Au sens strict, un espace public est un des espaces possibles de la pratique sociale des individus, caractérisé par son statut public. De manière simplifiée, l’espace public urbain peut être défini comme l’espace ressortissant strictement de la sphère publique, c’est-à-dire comme tout espace n’appartenant pas à une « personne de droit privé » (Levy et Lussault 2003). Trois idées fondamentales sont inscrites dans la notion d’espace public : celle de l’action politique considérée sous l’angle du « vivre ensemble » qui pose la problématique de la citoyenneté (i) ; le second sens assimile l’espace public à l’espace civique, de la cité, c’est-à-dire le libre-échange des opinions (ii) ; la troisième introduit la civilité, l’urbanité en tant que rapport construit et distant à autrui (iii).
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L’espace public peut être compris comme le lieu de toutes les interactions possibles. Si l’espace public est le lieu de la rencontre potentielle entre les différentes identités socioculturelles, il devient alors lieu de vie sociale, donc d’accès et de reconnaissance, de participation et de mise en question, de débat et de recomposition, de solidarité et de démocratie. L’espace public est un lieu où le citoyen peut « habiter » économiquement, socialement et culturellement – c’est-à-dire dans son individualité et son rapport à l’autre. Aussi, le territoire devient un lieu d’expertise limité de l’espace public, circonscrit à une dimension géographique et/ou à une problématique. Pour peu que certaines conditions soient rencontrées, le territoire peut être lieu d’expression de soi et de connaissance de l’autre, de reconnaissance et donc d’existence, de socialisation des intérêts individuels et de solidarisation des intérêts rendus collectifs, de délibération citoyenne quant à l’intérêt général, de participation à la construction démocratique de l’intérêt public garanti à tout un chacun.
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Le deuxième aspect assimile l’espace public à l’espace civique. Le champ de l’espace public rencontre le champ de la liberté de parler et d’agir, de la liberté d’association, de l’émancipation sociale, de la construction collective du projet. La proximité des citoyens/usagers et des acteurs/intervenants au sein d’un espace public donné, ouvre à l’existence d’un lieu d’expérimentation – concret, matériel, réel – de solidarités humaines, à la fois interpersonnelles et collectives. L’enjeu de la socialisation des paroles des citoyens ou des usagers ne peut se rencontrer qu’au travers de l’exigence d’habiter socialement et culturellement un lieu pour investir l’espace public individuellement, solidairement et collectivement.
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Enfin la ville est le lieu où s’inscrivent les mots et les discours porteurs des significations de l’urbanité. Il s’agit de la troisième dimension véhiculée à travers la notion d’espace public. Cette dernière dimension est au cœur de la réflexion. Alors que la ville a toujours été le lieu de la proximité organisée, propice aux échanges commerciaux, aux interactions sociales ainsi qu’à l’exercice du pouvoir, l’espace public « constitue l’une des assises majeures de l’urbanité » (Zepf 1999). C’est l’espace sur lequel se concrétise le besoin d’unité dans la diversité : la configuration des espaces publics tisse les liens entre les différentes fonctions (consommer, se rencontrer, se divertir entre autres), et permet de conjuguer les pratiques diversifiées d’usagers eux-mêmes divers (le passant, le groupe d’enfants, l’automobiliste, la personne âgée, etc.).
28Le thème de l’urbanité se situe entre social et spatial. Si l’urbanité peut être définie comme une manière commune de vivre la ville, sa finalité implique de « faire société », c’est-à-dire de mettre ensemble des gens de toutes conditions et de toutes provenances, sans ignorer leur besoin d’individualisation, leur recherche d’autonomie. Vouloir la « ville », c’est avant tout rechercher l’animation, la vie collective, le public autour de la civilité. C’est en ville que s’autonomise le sujet, que s’affirme l’individu et que se manifeste le public. Faire part de son point de vue publiquement revient à débattre, à polémiquer, à s’exprimer devant autrui. En sciences politiques, c’est J. Habermas qui, dans sa thèse, publiée en Allemagne en 1962 (publiée en français en 1978) introduit la notion d’« espace public » (Habermas, 1978). Celle‑ci signifie ici « sphère publique » : c’est la publicité d’une opinion privée, son affichage. Cette « sphère publique » ne peut exister qu’avec la revendication d’un système politique qui attribue à chacun la même possibilité de s’exprimer. L’espace public n’est pas un lieu physique, mais un espace abstrait, virtuel, changeant. En ce sens, il correspond à l’agora grecque (du grec ageirein : rassembler, s’assembler), il a la forme de la réunion qui le fait naître. En 1990, pour la 17e édition de son livre, J. Habermas rédige une longue préface où il analyse les réactions provoquées par son essai. Il constate que paradoxalement – à partir du milieu du XIXe siècle – l’expression du public est parasitée par le déploiement de nouveaux moyens de communication. L’espace public de la démocratie nécessite une qualité d’écoute qui, à son tour, réclame du temps. S’informer, évaluer, rectifier, formuler un point de vue, discuter, peser le pour et le contre, etc., sont des opérations qu’il faut pratiquer prudemment. C’est ainsi que l’on peut définir l’espace public comme le lieu urbain dans lequel se déploient les discours commerciaux (publicité) et politiques (affiches électorales) qui viennent nous rappeler que l’urbanité est une médiation fondamentalement symbolique.
29Conséquemment, nous pouvons dire que, dans une certaine mesure, ce qui fonde l’urbanité et la civilité, c’est l’espace public. Or, aborder ce thème dans toute sa complexité implique de réaliser des processus de concertation pour développer l’habitabilité des milieux de vie.
30Situé dans un quartier nord-est de la Métropole de Lyon, au carrefour de trois équipements publics majeurs (le Lycée La Martinière-Duchère, la nouvelle bibliothèque municipale et la halle d’athlétisme), le projet d’aménagement de la place centrale Abbé Pierre est au cœur du plan de composition du grand projet urbain de La Duchère. Il s’agit d’un lieu hautement symbolique puisque c’est autour de cet espace public majeur que la programmation du projet urbain prévoit l’organisation de la vie du quartier, des fêtes et manifestations, du marché, des activités commerciales, sociales et sportives. À proximité immédiate, le projet prévoit également l’aménagement d’un espace récréatif, le square Averroès (fig. 1).
31Définir les composantes de l’habitabilité pour ces deux espaces publics est donc un exercice qui peut se révéler complexe et donner des résultats différents selon l’influence des parties prenantes dans les phases de programmation et de conception. Il semble en effet intéressant d’identifier de quelle manière ce processus de projet implique une ouverture à de nouvelles modalités d’informations et d’échanges entre parties prenantes. Cette dimension nécessite de s’interroger sur la capacité et les opportunités d’influence dont les acteurs disposent au cours du processus de concertation et le lien entre design social et design spatial dans la fabrique de l’habitabilité des espaces publics ; mais aussi sur la manière dont le processus de décision rend compte du point de vue des acteurs locaux, et explicite quand il le peut les raisons pour lesquelles leur avis est pris en compte ou non.
Fig. 1 – Localisation dans le plan de composition de la place Abbé Pierre et du square Averroès à l’échelle du périmètre du projet urbain de La Duchère
Source : Atelier des paysages Alain Marguerit – Atelier Bernard Paris – Atelier Pascal Gontier, 2009
32Dans le cadre de l’expérience de Community planning conduit à la Duchère, trois types d’acteurs ont été mobilisés dans le cadre de ce processus, à savoir :
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le maître d’ouvrage, qui a la faculté de définir le programme. Il s’agit de La Mission Lyon-La Duchère de la Métropole du Grand Lyon.
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le maître d’œuvre, qui a la faculté de concevoir et répondre à la commande. Le paysagiste Alain Marguerit a ainsi été mandaté par le GPV Lyon-La Duchère pour la conception des espaces publics.
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les habitants, qui ont la faculté d’incarner la maîtrise d’usage. Ils constituent un groupe volontaire et concerné par une action collective afin de constituer un collectif savant. Cet acteur apparaît dans le dispositif de concertation sous forme représentative (groupes de travail organisés). Directement concernés par le projet, quarante-deux experts d’usage ont ainsi enrichi et affiné les projets.
33La concertation menée lors de cette opération illustre la façon dont un travail – associant experts techniques et experts d’usage dans un dialogue permanent – contribue progressivement à faciliter l’implication des acteurs locaux au cœur des processus de coproduction pour le dessein de ces deux espaces publics. L’implication d’habitants dès le début du processus ne vise pas à faire de ceux-ci des experts techniques, mais à favoriser une plus grande adhésion au projet, à mettre en avant les marqueurs identitaires propres au site et les pratiques associées, comme le souligne le maître d’œuvre en charge de la conception des espaces publics :
Pour que les habitants s’approprient leur quartier, ils doivent en être coproducteurs. Il fallait saisir très rapidement les enjeux locaux et les partager avec les habitants (Entretien avec A. Marguerit, maître d’œuvre, 2009).
34Ceci a été rendu possible par l’existence de moyens et de procédures spécifiques tout au long du processus :
la préparation et la conduite des réunions (envoi de dossiers à domicile, utilisation de maquettes et de plans) ont aussi largement contribué à la qualité du dispositif de concertation (Compte rendu expert d’usage V42, 2006).
35D’une manière générale, s’affrontent non seulement deux types de savoir, mais aussi deux ordres de justification : l’une basée sur des pratiques du quotidien des espaces, l’autre structurée par un corpus de connaissances sur la ville. Dès lors, la très forte technicité de certaines problématiques peut constituer un frein important à l’identification des enjeux par les experts d’usage. De même que l’injonction participative des décideurs des projets se résume parfois à de simples actions de communication, bien éloignées de la prise en compte d’une demande sociale. Dans le cadre de cette expérience, la mise en place d’un processus structuré et transparent dès le départ a fortement contribué à l’instauration d’une confiance sociale entre les parties prenantes du processus de concertation. Échelonnés dans le temps, les ateliers participatifs ont permis de développer des séquences de travail autour de thèmes précis identifiés en amont et relatifs aux enjeux de renouvellement urbain. Préalablement, en amont du processus de concertation, les règles du jeu ont été définies et les invariants du programme d’aménagement de la place et du square (éléments du programme qui ne feront pas l’objet de concertation) ont été exposés par la maîtrise d’ouvrage. Parmi ces invariants, on notera les points suivants :
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La place centrale est à dominante minérale. Celle-ci est dégagée de tout stationnement, et sa physionomie est délimitée par des équipements publics forts : le Lycée la Martinière, la Maison de quartier, la Bibliothèque.
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Le square Averroès. Il se situe dans le prolongement du parc du vallon et sera un espace à dominante végétal.
36Hormis ces invariants, l’éventail programmatique et le dessin des aménagements pour la place et le square pouvaient être ouverts et renseignés par les parties prenantes du dispositif de concertation.
37Qu’attendent les habitants de ces deux espaces publics ? Cette question a été posée aux futurs usagers et aux Duchérois au cours d’une première réunion publique en 2006. 400 personnes ont participé à cette réunion de lancement. Après quoi, les habitants ont été invités à s’inscrire pour former un groupe d’une quarantaine de personnes en vue de travailler en atelier avec le concepteur :
Ainsi, le maître d’œuvre a vraiment souhaité associer les habitants à chaque étape de son travail et non pas leur soumettre un projet ou avant-projet déjà assez avancé. Donc, effectivement, dès le début, il a d’abord écouté leurs attentes en termes d’usage et d’ambiance sur ces deux espaces. Il a pu entendre les souhaits des habitants et le fait qu’une place centrale, pour eux, symboliquement, devait représenter telle ou telle chose, accueillir tels ou tels usages et groupes d’usagers, conserver telle ou telle ambiance (Entretien V3, Chef de projet, GPV Duchère Métropole Lyon, 2009)
38Après s’être réunis six fois entre novembre 2006 et avril 2007, les participants se sont exprimés sur leurs attentes, sur l’image et l’ambiance ainsi que sur les usages qu’ils souhaitaient développer sur la place et le square.
39Afin de faciliter la création d’un imaginaire collectif, les habitants ont été sensibilisés aux thèmes portés au moyen de visites urbanistiques :
Une partie du groupe d’habitants qui a participé à la concertation était allée faire une visite à Fribourg. Ils avaient vu des espaces publics, des aménagements très naturels. Et puis l’ensemble des habitants est allé visiter des projets d’aménagement dans l’agglomération lyonnaise. On a aussi pu faire prendre conscience aux gens que, quand il y a de l’herbe qui pousse et de l’herbe un peu haute, ce n’est pas forcément qu’on se fiche du quartier (…). On a aussi fait prendre conscience des impératifs techniques sur la possibilité de faire tel ou tel aménagement. C’est ce qui a fait un intérêt tout particulier pour les ateliers qui ont suivi. Les participants ont pu se référer directement à ce qu’ils avaient vu sur place (Entretien V1, Chef de projet, GPV Duchère Métropole Lyon, 2009)
40L’aménagement de la place centrale a principalement motivé les participants à s’investir dans le processus de concertation :
La place est le cœur du quartier ; il est essentiel qu’elle soit vivante, harmonieuse et sereine. Pour que nous puissions nous approprier le quartier, nous devons en être coproducteurs (Compte rendu, habitant V7, 2007).
Il faut que ce lieu ait une âme. C’est nous, les habitants, qui pouvons apporter cela. Pour moi, la place centrale sera le lieu de vie majeur du quartier, un espace de convivialité avec des bancs, des lieux de réunions pour les différentes cultures, les jeunes et les moins jeunes. Si elle n’est pas réussie, on n’a pas de chance de réussir le renouveau de notre quartier (Compte rendu, habitant V12, 2007)
41L’introduction d’experts d’usage dans les processus d’expertise conduit non pas nécessairement à une modification des résultats de l’expertise dans les termes dans lesquels celle-ci était posée, mais plutôt à une nouvelle définition des problèmes susceptible de modifier la nature même de l’expertise du concepteur. Le poids des usages a été déterminant dans la phase de conception. La formation de l’expert conduit souvent ce dernier à problématiser les questions sur lesquelles il est appelé à donner son avis d’une façon qui est propre à sa discipline. Cette constatation soulève la question fondamentale du repositionnement de l’expert moyennant un changement de regard vis-à-vis de sa trop forte technicité. Dans cette optique, la possibilité ici est de favoriser une progressive déconstruction de l’expertise de façon à restituer aux parties prenantes du dispositif non pas un avis unique, mais un éventail de solutions en mettant en avant les dimensions moins techniques qui doivent faire l’objet d’une mise en débat :
Je pense que l’on ne peut jamais présupposer des usages. Il y a des choses manifestes qui sont présentes avant que l’on intervienne sur un espace. Bien sûr, j’ai ma lecture de conception et de principe de composition, mais on a beaucoup travaillé sur la notion d’usage avec les habitants. Très vite les habitants ont compris que l’on ne pouvait pas voir les choses de manière figée, c’est-à-dire cumuler les programmes les uns à côté des autres et faire un espace avec ça. Ce n’est pas la juxtaposition des équipements qui fait la qualité d’un espace, mais on a des situations qui créent ou non des usages et des comportements. Par exemple, les habitants souhaitaient conserver des espaces plus intimes, propices aux regroupements, et d’autres plus ouverts, par exemple, devant le parvis de la bibliothèque, à proximité du lycée pour l’aménagement de la place. Ceci m’a orienté sur le dimensionnement des espaces, les principes de co-visibilité et d’espaces masqués, le concept paysager également. (Entretien avec A. Marguerit, maître d’œuvre, 2009)
42Progressivement, c’est ainsi que l’on a pu assister à une sorte de « réactualisation » du projet au fur et à mesure des échanges entre le concepteur et les habitants. En premier lieu, l’urbaniste-paysagiste a élaboré différents scénarios en fonction des caractéristiques propres du site. Sur le site de La Duchère, les deux éléments clés sont la pente et la végétation :
Ils (les habitants participant à la concertation) ont travaillé avec le paysagiste Alain Marguerit. Ils sont partis d’une feuille blanche en disant “ voilà, les particularités, on a là aussi un dénivelé, des vues et des orientations”. (Entretien V2, chef de projet, GPV Duchère Métropole Lyon, 2009).
43À l’aide de maquettes (certaines en carton, d’autres en 3D), le maître d’œuvre a associé les habitants aux différentes étapes de son travail pour affiner les propositions :
Voulait-on une place toute plane à laquelle on aurait accédé par de grands escaliers en bordure de rue, une place toute en pente ou une place marquée par différents niveaux ? Voulait-on des arbres partout, nulle part ou à des endroits précis ? Le débat s’est porté sur la manière de faire jouer chaque élément avec un autre. Il y avait donc une pluralité de résultats possibles (…). Et puis, ensuite, il les a associés à chaque étape du travail de l’urbaniste. Petit 1 le nivellement. On sait que le square et la place sont en pente donc il leur a fait différents scénarios possibles pour traiter le nivellement. Les habitants ont pu réagir et exprimer un choix sur l’une des trois propositions. En atelier suivant, ils pouvaient s’exprimer sur la lumière et l’implantation des arbres ou sur le dessin un peu plus fin des gradins puisque c’est ce choix-là qui a finalement été opéré par les habitants. L’atelier suivant, un travail plus fin sur les matériaux, le mobilier et le suivant sur les essences d’arbres. (Entretien V2, chef de projet, GPV Duchère Métropole Lyon, 2009)
44Les participants ont ainsi pu débattre et échanger sur la manière de traiter le nivellement, la végétalisation, puis sur le mobilier. De la sorte, une véritable participation active s’est engagée sur la conception de ces espaces.
45À l’aide des petites maquettes, A. Marguerit a proposé trois manières de traiter le nivellement de la future place centrale et la végétalisation possible afin d’identifier les espaces ombragés ou ensoleillés.
46Les trois esquisses pour traiter le nivellement de la place centrale se déclinaient comme suit :
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La place inclinée : un projet de base avec un espace incliné à plus de 2 % sur la quasi-totalité de la surface et sans différence de niveau avec le trottoir. Des escaliers permettent d’accéder au parvis de l’îlot 17 (Bibliothèque) ;
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La place terrasse : un projet avec deux niveaux, les escaliers d’accès au parvis de l’îlot 17 (niveau 2) et des escaliers d’accès au premier niveau de la place ;
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La place en gradins : le projet décompose la place en 3 espaces, l’accès à la place (niveau 1) dans la continuité du trottoir, un 2e niveau constitué par 4 gradins d’une largeur variable entre 1,80 m et 3-4 m, d’une hauteur de 35 cm avec des escaliers pour les franchir et une rampe de 4 % pour les personnes à mobilité réduite, et enfin un 3e niveau sans inclinaison à la hauteur du parvis de l’îlot 17 et du lycée.
47Trois esquisses de végétalisation ont été associées pour la place centrale :
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Une couverture végétale importante sur l’ensemble de l’espace, avec un accès au lycée dégagé (soleil) ;
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Quatre rangées d’arbres sur les côtés avec un espace dégagé au centre qui donne sur l’esplanade du Plateau ;
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Une plantation d’arbres sur l’accès au lycée et un espace complètement dégagé au centre.
48À l’unanimité, les habitants ont choisi la place avec des gradins en sifflet au centre et un espace ombragé sur un côté :
On pourra se mettre sur les marches et avec l’eau à proximité, ce sera agréable. (Compte rendu atelier 6, habitant V16, 2007).
« Effectivement, pour les habitants, la colline est une composante majeure de l’identité du quartier. C’est pour cela qu’ils ont opté pour une place en gradins qui valorisent les différences de niveaux. (Entretien V2, Chef de projet, GPV Duchère Métropole Lyon, 2009).
49Pour le square, deux propositions d’orientation du projet (vers le vallon ou vers la place) ont permis de définir un projet particulier de square.
50Les deux esquisses de nivellement pour le square Averroès se présentaient comme suit :
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Une différence de niveau à l’entrée du jardin avec un prolongement des cheminements en direction du vallon ;
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Une différence de niveau plus au centre du jardin avec un prolongement des cheminements en direction de la place centrale.
51Enfin, un atelier a été consacré aux thèmes de l’éclairage, de l’eau et du mobilier :
Voir en miniature la place se former donne un bon aperçu des choses. Le paysagiste nous a fait découvrir les étapes d’élaboration d’un espace public tout en prenant en compte et en intégrant nos demandes. C’était très concret ; un jeu sérieux en quelque sorte. Nous avons fait avancer le projet ensemble. (Compte rendu atelier 6, habitant V22, 2007)
52Le dessin des avant-projets s’est progressivement enrichi par les connaissances et le regard spécifique des usagers qu’ils portent sur le site. En tant qu’acteurs localement concernés, ils ont pu nourrir le suivi de la réflexion et identifier des questions pertinentes dont la prise en compte contribue à dessiner la programmation pour l’habitabilité de ces deux espaces publics.
53La flexibilité des espaces publics, c’est-à-dire leur capacité d’adaptation et d’évolution, voire de « métamorphose », est une des qualités des espaces produits. L’une des principales difficultés pour le concepteur réside dans le fait de concevoir du paysage « pertinent », à partir des mêmes valeurs des habitants, dans un quartier en difficulté. Il s’agissait ici de reprendre ces sites ayant déjà une inscription physique de leurs usages pour trouver l’urbanité qui leur faisait défaut. Cette expérience a essayé de montrer que l’on gagne en sens lorsque l’on met les projets face aux usages des espaces. Car le sens du paysage contemporain résulte de ces volontés de diversifier et d’articuler ensemble des pratiques tout en faisant coexister des publics variés (jeunes, actifs, enfants, personnes âgées notamment). Qui plus est, en créant ces espaces, les maîtres d’œuvre aspirent à ce que ces derniers génèrent de la fréquentation entre différents groupes sociaux multiculturels. De cette expérience se dégage aussi la valeur fondamentale du nouvel « art » du paysage et des espaces publics tangibles, à savoir : concevoir un paysage et un espace public pour tous. Cet art produit des lieux praticables et démontre leurs capacités à accueillir dans de bonnes conditions une grande diversité d’usagers et de pratiques. Ces deux espaces connaissent à ce jour très peu d’actes de vandalisme et sont devenus de véritables lieux d’existence partagés, accueillant activités festives et animations. Cette appropriation collective s’appuie en partie sur une communication, une concertation et une mise en débat du projet qui ont eu lieu dès sa phase programmatique.
54Du point de vue de la requalification de la ville contemporaine, le « sensible » peut être considéré comme un opérateur de formes nouvelles d’urbanité et questionne à ce titre les différents modes d’intervention sur la ville. Il s’agit donc de se focaliser sur une logique d’action sur la ville par le sensible. « L’ordinaire urbain » peut être ainsi reconsidéré : moyennant un changement de regard, ce qui passait auparavant pour banal et insignifiant se dote ici d’un intérêt pour l’usage et le plaisir de l’usage. En conséquence, le plaisir d’être en ville convoque une dimension esthétique (richesse de la composition, la beauté des matières ou encore, élégance des articulations) et un niveau d’exigence envers les clartés pour agrémenter les lieux afin de rendre les espaces publics agréables pour s’y trouver, le parcourir, s’y arrêter ou le traverser.
55La dimension minérale occupe dans la place Abbé Pierre un aspect majeur (fig. 2). Non seulement l’élément minéral est employé pour sa capacité de résistance, mais aussi en raison des multiples qualités qu’il développe : il encourage une pluralité d’usages, une clarté des agencements, une possibilité d’expérimentation et des effets plastiques indéniables, etc. Ce choix de matériau est prépondérant dans cet espace public central. L’importance du sol dans cette réalisation est telle que les effets de surfaces, les passages entre espaces, les choix de couleurs et de matières allient confort, esthétique et résistance. Dans ce domaine, la pierre calcaire a cette capacité de rendre des espaces publics multifonctionnels, permettant de recevoir des charges très variées pour un même aspect de surface, autorisant une polyvalence des espaces en fonction des usages attendus. Au-delà du minéral, les expressions de nature sont plurielles dans ce projet : la surface minérale dans ses rapports avec la surface végétale (1), l’ensoleillement dans ses relations avec les qualités d’ombrage (2), l’eau dans ses relations avec l’air (3). Tout est régi par l’équilibre subtil entre la grille et la topographie (4). Pourtant, chaque objet possède une relative indépendance qui génère de la complexité et introduit de la richesse au cœur de l’expérience spatiale et sensitive.
Fig. 2 – Place Abbé Pierre livrée
Vue depuis l’avenue du Plateau en direction du parvis de la bibliothèque.
Source : Laurence Darnière, GPV Mission Lyon La Duchère, 2012
56La place s’appuie de façon primordiale sur la qualité de la lumière comme qualité de l’espace. Les arbres apportent de la tempérance à l’ensemble paysager en ajustant les jeux d’ombres et de lumières. Adaptés aux conditions climatiques de ce site, ils sont plantés sur un plan en forme de grille quadrillée dont la densité d’implantation est variable. Le déplacement parmi ces verticales organisées géométriquement produit des effets visuels bien particuliers. La maîtrise de leur disposition est l’objet précis d’un choix effectué en matière de réduction d’effet d’îlot de chaleur et de diminution du fort coefficient d’albédo2. Il est intéressant d’observer que la dynamique du paysage a été prise en compte très en amont du projet : la modélisation de l’évolution spatiale dans le temps a permis de réajuster le profil végétal projeté pour cet espace (nécessité de planter à bonne densité). Par ailleurs, le sol est perforé pour laisser passer un jeu d’eau, s’adaptant à la topographie de la place. En plus de procurer de la fraîcheur à l’espace, l’eau en mouvement est un élément identitaire fort souhaité par les habitants dans le cadre de la concertation. Ce traitement du sol correspond à un artifice explicite dont on comprend les ressorts tandis que le résultat renvoie à une autre forme de nature. Les couleurs de la pierre calcaire et du béton désactivé associées aux reflets de l’eau exaltent les qualités du site et rythment la vie de la place. La topographie du site et, par la même, l’identité collinaire du quartier sont mises en valeur par l’intermédiaire d’un jeu de gradins en pierres naturelles adossés à la différence altimétrique de 3 mètres entre le point haut et le point bas de la place. Des escaliers sont intégrés par endroits et des rampes à 4 % sont aménagées pour les personnes à mobilité réduite.
57La question de la durabilité des aménagements constitue un autre aspect déterminant dans le choix du mobilier urbain et leur mode d’agencement dans l’espace. En effet, si l’aménagement de cet espace concourt à produire une image attrayante, il n’en demeure pas moins que les aménagements sont soumis à de fortes sollicitations. Le nombre de personnes fréquentant cet espace public ou encore les dégradations potentielles liées aux actes de vandalisme sont autant de facteurs pris en compte dans la conception de cet aménagement. De ce point de vue, l’élément minéral apparaît pertinent grâce à sa qualité de résistance et sa compatibilité avec la finesse des aménagements qu’il est possible de développer.
58Inséré dans une trame orthogonale, le plan-masse du square participe quant à lui à un camaïeu du paysage commun nouvellement défini (fig. 3). Il constitue un élément poétique fort, annonçant les premiers principes de transformation des espaces publics à l’échelle du quartier. Sa configuration a évolué au fil du temps : après de nombreuses discussions conduites entre les parties prenantes du projet, la proportion occupée par les arbres a été restreinte au profit d’une partie centrale recouverte de gazon. Progressivement, le centre du square est devenu un vide structurant à partir duquel s’établissent des jeux de gradins successifs et des associations de végétaux. En bordure de la surface engazonnée, un mur constitué de pierres calcaires abrite un système de fontainerie.
59En dépit de ses petites dimensions, il est intéressant d’observer que le square multiplie les expériences spatiales et le type d’espaces rencontrés. En lien avec le jeu de traces, le choix ainsi que la localisation des essences végétales participent également à la définition des lignes de séparation par le jeu de textures et de couleurs. La configuration spatiale du square permet de concilier la diversité des ambiances et la cohérence des aménagements des différents espaces (végétal/minéral, animé/zone de calme, etc.) matérialisés par trois secteurs spécifiques :
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Une partie minérale animée par des terrasses. Elle est située à hauteur de l’esplanade du Plateau et de l’école des Bleuets.
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Une partie végétale composée de pelouses, d’arbustes et de fleurs. De plus grande superficie, elle est aménagée comme un jardin et occupe la partie basse.
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Une partie clairement délimitée par des massifs plantés et des arbres à moyen développement. Elle est localisée côté parc du Vallon (orientation sud, sud-ouest).
Fig. 3 - Square Averroès livré
Vue en direction de l’avenue du Plateau
Source : Laurence Darnière, GPV Mission Lyon La Duchère, 2012
60On l’aura bien compris, donner forme au socle a été une étape décisive dans ce projet. C’est un facteur important pour créer des conditions d’habitabilité. Ici, le socle vivant a été entièrement remodelé. Ce jardin public de petite dimension trouve précisément une diversité de situations spatiales ainsi qu’une variété de cheminements grâce au travail attentif de traitement du sol. La création de la prairie centrale horizontale donne à voir la réalité de la pente du terrain (environ 8 %). Le nivellement est mis à profit pour donner une orientation générale au square : une véritable sculpture de l’espace en creux est réalisée pour recueillir les eaux pluviales.
61Le traitement du sol rend également sensible la topographie sur laquelle l’usager est amené à déambuler. Ses dimensions varient continuellement en termes de largeur en fonction des points hauts et bas du site jusqu’à parfois se réduire à un passage très mince à d’autres endroits. Puis il se dilate pour se verser dans l’espace public contigu au square. Le choix du dessin, des matériaux rustiques (pierre calade notamment) et des techniques de gestion de l’espace public est assujetti à l’impératif de la durée.
62De l’ensemble de ces paramètres, nous constatons que l’organisation formelle du square est subordonnée aux nécessités de la réalité des pratiques du quartier : créer du vivre ensemble et tisser des liens sociaux est une priorité dans ce quartier en renouvellement urbain. L’idée consiste à restituer à l’espace public local son caractère de socle commun, de lieu de partage, de support sur lequel s’établissent des liens entre les usagers et plus largement avec le vivant. L’espace entretient une relation aimable avec la nature pour générer un paysage dans lequel les usagers se reconnaissent. L’ensemble génère un milieu artificiel capable d’accueillir une diversité d’espaces pour l’établissement du vivant : depuis l’usager (diversité d’ambiances) jusqu’à la faune (rôle de micro-relais écologique pour la faune des espaces limitrophes).
63Il y a toujours eu des négociations entre les acteurs concernés par un projet. Ce qui change, c’est que cette négociation n’est plus considérée comme un ajustement, mais comme une méthode nécessaire d’élaboration du processus de projet entre l’ensemble des parties prenantes.
64L’expérience participative conduite à La Duchère tend à montrer que la définition des conditions d’habitabilité dans les phases programmatiques dépasse la raison technique des collèges d’experts techniques. Elle est d’essence politique et empreinte d’un urbanisme axé sur les usages et la réciprocité des savoirs entre expertise d’usage et technique dans l’espace public. Par l’intermédiaire du dispositif de coproduction dans le design du processus du projet urbain, le maître d’œuvre a pu identifier les gestes et les pratiques quotidiennes, les langages et les récits des lieux qui fabriquent esthétiquement l’environnement urbain et a progressivement réajusté la programmation de ces deux espaces publics de concert avec la maîtrise d’ouvrage.
65De cette expérience émanent des processus conjonctifs : le design du processus du projet met au même rang l’espace collaboratif du design social et celui du design spatial. Les itérations et les rétroactions entre ces deux champs dominants participent à la définition même de pratiques informées, ouvertes et itératives pour dessiner l’habitabilité des espaces publics produits.
Fig. 4 - Processus conjonctif
Source : M. Delabarre, 2018
66L’habitabilité produite dans ces deux espaces publics instaure un nouvel ordre, un ordre symbolique : elle suppose une gestion intégrée du design social, notamment en respectant les interactions entre savoirs des acteurs dans le processus même de production. Cependant, ce renouvellement de pensée n’éloigne pas l’habitabilité d’un idéal techniciste – produisant une masse de normes de plus en plus importantes – d’un partage entre les référentiels des concepteurs. C’est pourtant dans cette direction, à la rencontre des référentiels technicistes et des valeurs d’usage et de représentations que la question de l’habitabilité semble pouvoir aujourd’hui être revisitée. En fin de compte, l’habitabilité urbaine n’est pas tant donnée qu’elle ne se « con-figure ». Cette configuration ne prend forme que dans une logique de rapport à son milieu (et inversement) et par là, dans un donné objectif de la matérialité urbaine, du contenu et de la forme. Aussi, par le biais de cette expérience, on comprend qu’elle prend forme dans un rapport sensible entre l’usager/l’habitant et l’espace, le référent et le référé. De la sorte, elle nous renseigne sur la conception d’espaces publics qu’il est culturellement possible d’habiter et de transformer en milieux de vie.