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Situation de l’Histoire Médiévale (esquisse)

Alain Guerreau

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1L'histoire du Moyen Age se porte mal. Par histoire du Moyen Age, j'entends ici l'ensemble des objets, des pratiques, des structures sociales liés à cette période : les monuments et les archives, leur fréquentation, l'état général des connaissances sur cette époque dans les divers secteurs de la société, et les institutions qui s'y consacrent en partie ou en totalité, conservation, enseignement, recherche. Ce diagnostic porte, en dépit d'une certaine diversité, sur l'Europe occidentale, c'est-à-dire le continent pour lequel cette période représente une étape historique fondamentale, sans doute la plus décisive.

  • 1 Ces réflexions résultent de la demande d'un groupe de collègues portugais, en particulier Maria De (...)

2Cette affirmation péremptoire et globale doit être d'abord détaillée : observer, analyser, évaluer, si possible expliquer. Ensuite viendra le moment de se demander s'il existe des raisons de réagir et d'agir. Enfin et surtout, tracer, autant qu'on le peut, des perspectives de refondation.1

I Observations

  • 2 Dans toute la suite du texte, dès que se présente un nom ou même une notion spécifique, on aura rec (...)

3L'historien, plus que tout autre, doit, chaque fois qu'il examine une situation actuelle, se placer méthodiquement dans la perspective la plus longue possible. Manière cruciale d'éviter les pièges où entraîne le poids de la conjoncture. Ici : un simple rappel.2

  • 3 L'idée de Marc Bloch de placer le début de l'histoire à la fin du 17e, avec Papebroeck, Simon, Mabi (...)
  • 4 WALLERSTEIN, Immanuel, Unthinking Social Science. The Limits of Nineteenth-Century Paradigma, Cambr (...)

4La préhistoire3 de l'histoire médiévale remonte aux dernières années du 17e siècle, et dure jusqu'au début du 19e. A ce moment-là se mirent en place, par une série de mécanismes sociaux étrangers à la pratique historienne, des conceptions et des évaluations forgées dans les luttes politiques, qui imposèrent une vision erronée et désarticulée de cette période dite « féodale », ce que j'ai proposé d'appeler la « double fracture conceptuelle » du 18e siècle. Les deux notions cardinales, qui organisaient la société médiévale et constituaient sa spécificité, volèrent en éclat : l'ecclesia et le dominium. Les idéologues du 18e recomposèrent un Moyen Age fictif, organisé autour des notions essentielles de la nouvelle société : la religion, la politique, l'économie.4 Cette désarticulation radicale rendait l'histoire médiévale incohérente, ce qui apportait le bénéfice supplémentaire d'en faire une époque repoussoir, épouvantail bien commode pour justifier les traits les plus arbitraires de l'état de choses en gestation. Une perception suffisante de ce tournant est un passage obligé pour toute entreprise d'approche réaliste et rationnelle de l'Europe médiévale ; c'est un euphémisme de dire que, jusqu'à présent, ce passage n'a pas été três fréquenté : depuis deux siècles, tous les « médiévistes » européens déploient au contraire des ruses diaboliques pour camoufler et occulter ce moment fondateur ; tout se passe presque comme si, jusqu'à aujourd'hui, à de rarissimes exceptions près, cette escroquerie tenait lieu de socle professionnel ; quels sont donc les médiévistes qui se sont débarrassés de la notion d'« histoire économique médiévale », ou d'« histoire religieuse du Moyen Age » ?

5L'étape suivante fut, elle aussi, plutôt catastrophique. Car la naissance de l'histoire médiévale proprement dite, dans la première moitié du 19e siècle, se fit dans des cadres agressivement nationaux et sous la bannière du nationalisme, « sanctus amor patriae dat animum ». Et l'on procéda ainsi à une dislocation supplémentaire. On n'a pas cessé, depuis, de prétendre justifier l'enseignement de l'histoire par la putative « nécessité de créer des cadres d'identification », qui ne sont guère autre chose que des chapelets de récits à la frontière du mythe et de l'hagiographie. Et Clovis, et Karl der Grosse, et Richard the Lionheart, et João I O Grande....

6Beaucoup de médiévistes, un peu passéistes, placent l'âge d'or de leur discipline entre 1850 et 1914. Ce fut en effet alors que l'on commença à s'occuper sérieusement des bâtiments de cette période, à classer et inventorier les archives, à cataloguer les manuscrits. Cette étape fut très efficace dans ces domaines, et l'on doit une indéfectible gratitude aux savants qui oeuvrèrent alors.

7Malheureusement, à la fin du 19e, l'évolutionnisme, qui avait régné jusque là et qui fournissait une sorte de justification (primitive) à l'activité historienne, se dilua et il se produisit une scission forte entre de nouvelles disciplines (sociologie, linguistique) qui se définissaient par leur rejet de l'axe temporel, et l'histoire, enfermée par la force des choses dans une considération étriquée du cours des « événements » et ramenée encore plus qu'avant au pur récit, à logique de type stupidement psychologique. Il s'ensuivit un bon demi-siècle de marasme, durant lequel, d'ailleurs, les ouragans qui dévastèrent l'Europe ne vinrent guère renforcer l'intérêt pour l'étude de l'histoire.

8L'après-guerre est maintenant communément baptisé « Trente Glorieuses ». On constate, sans surprise particulière, que la période 1945-1975 fut en effet une période faste, pour l'histoire médiévale aussi. Dans certains pays du moins, des cohortes de jeunes historiens se lancèrent à l'assaut de documents jusque là délaissés, et mirent ainsi au jour des phénomènes massifs, dont la somme apparut comme l'étonnante peinture d'un mouvement, lent mais profond, de la société de tout un continent durant tous ces siècles, qu'on avait dits jusque là obscurs et stagnants. Mais, soit que ce mouvement se soit arrêté trop tôt pour des raisons extra-intellectuelles, soit que ses promoteurs aient hésité devant un aggiornamento radical (dont la société européenne ne voulait à aucun prix), l'innovation ne fut qu'une sorte de « surcouche », d'ailleurs contestée, sinon vilipendée, par tous les secteurs traditionalistes de l'opinion, secteurs fortement représentés dans le milieu historien.

  • 5 Secteurs « primaire », « secondaire », « tertiaire », correspondant, pour l'époque contemporaine à (...)

9Considérons un des ouvrages les plus emblématiques de cette période, la Cambridge Economic History of Europe, plus précisément les trois volumes consacrés au Moyen Age (1941-1952-1963), parus sous la houlette de M.M. Postan. Il est facile de voir 1. qu'ils intronisaient et ossifiaient la catégorie contemporaine d'économie, projetée sans restriction sur l'Europe médiévale, 2. que cette « économie » était elle-même subdivisée selon le découpage en trois « secteurs »5, invention alors toute récente de Colin Clark, 3. que ces ouvrages se présentaient bien plus comme des collections de monographies que comme une vue d'ensemble, et que le cadre national y tenait une très large place. Certes, la masse d'informations rassemblée dans ces volumes est impressionnante, et représenta au moment de sa parution un apport substantiel. Mais il s'agit aussi d'un ouvrage fondateur d'anachronismes débridés. Et il n'y a guère à s'étonner si, quelques années plus tard, un médiéviste français ultra-réactionnaire, Guy Fourquin, s'installait en toute quiétude dans ce cadre absurde, assaisonnant le tout de résumés de W.W. Rostow et de Raymond Barre, pour faire bonne mesure (Histoire économique de l'Occident médiéval, 1969).

  • 6 Une recherche unique, et d'un intérêt exceptionnel, est celle de Ludolf KUCHENBUCH, « Vom ideologis (...)

10On pourrait de même s'étendre sur le désastre de l'« histoire quantitative ». Mais l'essentiel se résume en ceci : ces Trente Glorieuses ont permis d'accumuler des quantités de données sur des aspects de l'Europe médiévale jusque là négligés, et en cela elles furent un progrès. Mais ce progrès est demeuré ambivalent : non seulement le cadre arbitraire mis en place aux 18e et 19e siècle (double fracture, nationalisme) n'a pas été remis en cause, mais à bien des égards il est même sorti renforcé de cette étape. Il nous reste le plus difficile, l'analyse des trente dernières années, marquées d'une ambiguïté encore bien plus déroutante.6

  • 7 La transformation de l'usage général des cadres historiques dans l'enseignement secondaire, à l'occ (...)
  • 8 D'une certaine manière, on peut dire que « tout se passe comme si » cette démoralisation avait été (...)

11Dans un premier temps (disons jusque vers 1990), la dynamique de « croissance » qui avait pris naissance dans la période précédente se prolongea ; la transformation de l'enseignement secondaire en enseignement de masse dans la plus grande partie de l'Europe dans les années 60 et 707 fut suivie d'une évolution analogue dans l'enseignement supérieur, ce qui entraîna d'abord, quoique non sans à-coups désordonnés, une considérable augmentation du nombre des postes. Mais cette phase est terminée, et l'on est entré dans une phase inverse : suppressions progressive de postes, surtout par nonremplacements ; mouvement aux effets forcément désastreux, puisqu'il transforme la discipline en cul-de-sac plus ou moins répulsif. Et, par effet secondaire, découragement des enseignants en activité, qui ne comprennent plus le sens de leur métier, d'autant que, et ce point est général dans toute l'Europe, les effectifs de l'enseignement secondaire stagnent ou baissent, et que, pour compléter le tableau, les gouvernements, gangrenés par l'idéologie néo-libérale, estiment tous plus ou moins opportun de « diminuer le nombre de fonctionnaires ». Du coup, les « débouchés » des études d'histoire tendent vers zéro, on est entré dans une spirale de démoralisation8 qui paraît conduire à l'anéantissement.

  • 9 François HARTOG, Régimes d'historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, 2003.

12Mais cela serait encore peu de choses si, d'un autre côté, cette même idéologie néo-libérale, fondée sur une survalorisation effrénée du court terme pour ne pas dire de l'instant présent, ne tendait, mécaniquement, à dévaluer et à ignorer toute considération du temps social, c'est-à-dire du temps historique. François Hartog a élaboré de manière três réaliste le concept de « présentisme »9, pour désigner une attitude générale de la classe dominante, d'où découle toute une série de conséquences, moins visibles que la chute du nombre de postes, mais peut-être encore plus désastreuses à moyen sinon à long terme.

13L'organisation même des études d'histoire est violemment déséquilibrée par une fuite massive en direction de l'histoire contemporaine ; tout ce qui est antérieur à la seconde guerre mondiale (ou à 1975 voire 1989...) est rejeté au rang d'anecdotes insignifiantes. Du coup, les structures, et les problèmes de l'actualité immédiate sont élevés au rang de problèmes essentiels, même s'ils changent d'année en année. Les journalistes se précipitent en foule sur la question du « traitement des déchets » ? on organise sans tarder des colloques sur les déchets et leur traitement, des origines à nos jours. Et des laboratoires ayant pignon sur rue se réorganisent en urgence pour disposer d'un « groupe de recherche sur l'histoire de l'environnement ». Pur opportunisme ? non ! une guerre en Irak ? les rapports de l'Europe avec le monde arabe aux 12e et 13e siècles deviennent un sujet brûlant, et l'on a vu récemment, parmi les médiévistes français les plus renommés, éclater une querelle violente, mâtinée d'attaques personnelles haineuses, à propos d'un ouvrage qui prétendait modifier à la marge l'opinio communis relative au rôle des arabes .... dans la transmission d'Aristote à l'Occident : les repères rationnels les plus élémentaires viennent à manquer. Cette confusion mentale est un symptôme inquiétant.

  • 10 Ici comme en d'autres matières, la mercantilisation débridée a conduit à renverser l'ordre logique (...)

14Mais d'autres évolutions, lentes et peu visibles, ne sont pas moins préoccupantes. En Allemagne même, terre d'élection de la « Culture », la fréquentation des grandes institutions culturelles baisse tendanciellement. J'ai pu visiter de prestigieux musées dans les villes hanséatiques sans rencontrer plus de deux ou trois visiteurs par salle. Le « public » se précipite sans réfléchir aux grandes expositions, organisées à jet continu et avec des moyens quasi-industriels, mais ignore de plus en plus les institutions ordinaires, sans lesquelles il n'y a pas d'héritage culturel. Dans toute l'Europe, on ne trouve plus de foules que dans les sites « labellisés », au premier chef ceux qui ont été déclarés par l'UNESCO « patrimoine mondial de l'humanité » : ceux-là sont transformés en « produits » et intégrés à tous les circuits des « tour-operators ». Ce système de « mise en valeur » produit quelques bénéfices, mais n'a pas de rapport avec une activité culturelle proprement dite. Et l'on est en droit de se demander si ces sites eux-mêmes, pas nécessairement tous spectaculaires, vont pouvoir longtemps résister à la concurrence d'Eurodisneyland et autres « parcs d'attraction ».10

15La plupart des conservateurs ne savent plus résister à la pression bureaucratico-commerciale des « évaluations chiffrées », indicateurs numériques puérils qui n'indiquent rien, sinon aux yeux d'administrateurs et politiques incultes et néanmoins bardés des certitudes néo-libérales. Mais il faut dire que les historiens eux-mêmes, comme on y a fait allusion plus haut, n'ont guère su résister à ce quantitativisme simplet et que l'on ne peut donc pas reprocher grand-chose aux conservateurs qui suivent le mouvement avec un temps de retard. Sauf que l'évolution prend, là aussi, les allures d'une débâcle. Dans le dépôt d'archives où j'ai entrepris mes premières recherches à la fin des années 60, on trouvait dans la salle de lecture (une petite pièce) entre 0 et 3 lecteurs. Depuis, dans un nouveau bâtiment, le nombre de lecteurs a grimpé en flèche, sous l'irruption déferlante des « généalogistes »; dans les années 80, il n'était pas rare que les 40 places soient toutes occupées, et que l'on ne puisse plus entrer. A présent, le mouvement s'est inversé, et l'on est « retombé » aux alentours de 25. Il y a fort à parier que la « mise en ligne » de nombreux fonds va accélérer le mouvement, et l'on peut sans trop de risques prévoir que l'on sera revenu à moins de 5 dans une dizaine d'années. Qu'est-ce donc qui aura changé, dans ce laps de temps, dans la richesse intrinsèque du dépôt, i.e. son intérêt au regard de l'héritage culturel ? évidemment rien. Mais le consumérisme a frappé, et les conservateurs, dont le rôle propre devrait être, pour le moins, d'être les gardiens actifs et vigilants de repères historiques signifiants stables, se sont mués en « managers » de seconde catégorie. Qui pourra, dès lors, justifier le maintien de ces postes dans l'environnement actuel ? En France, sans que personne ne le remarque ni ne s'en émeuve, en une vingtaine d'années, le nombre de conservateurs d'archives a diminué d'un tiers et le mouvement continue...

  • 11 Il faudrait, ici, faire l'historique de la bataille pour l'emploi des mots, « héritage culturel » o (...)
  • 12 Günther Oettinger (1953-). Je trouve d'ailleurs intéressant de noter que les longs développements q (...)

16La classe dominante européenne, toutes tendances confondues, a perdu toute idée de ce que peut signifier l'héritage culturel.11 Silvio Berlusconi vient de nommer (novembre 2008) à la tête des musées d'Italie un administrateur qui s'est illustré dans la gestion de MacDonald ; en France, les Directions nationales d'administrations culturelles sont autant de prébendes pour hauts-fonctionnaires en disgrâce ; et l'on a vu Jack Lang plaider en faveur de l'utilisation des objets conservés dans les réserves du Louvre pour soutenir l'activité commerciale des entreprises françaises dans les pays du Golfe ; un ministre-président de Baden-Würtemberg12 a envisagé de vendre 3000 manuscrits médiévaux de la bibliothèque de Karlsruhe. On n'en finit pas d'égrener les exemples plus ahurissants les uns que les autres. Mais il ne s'agit pourtant que de la partie émergée de l'iceberg. L'essentiel réside dans la dégradation, lente mais de plus en plus catastrophique, de toute la matérialité de l'héritage culturel. Les autorités politiques ne se contentent pas de supprimer des postes, elles rognent sur les budgets, toujours au nom de l'idéologie ultraréactionnaire du « moins d'État » ; or les monuments anciens sont fragiles, les collections des musées et des bibliothèques, même si on les enferme et qu'on en interdit toute consultation, tendent à se dégrader ; les bibliothécaires ont pris, subrepticement, l'habitude de se défaire d'une partie de leurs collections, sous divers prétextes insignifiants, et de facto, vendent des livres pour en acheter d'autres (en France, on appelle ça « désherbage », au Canada, « élagage »). On se contente, pour les grands édifices qui prennent l'eau et qui s'effritent, de parer au plus pressé, et l'on fait appel au soi-disant « mécénat », qui transforme les monuments en supports publicitaires, en favorisant du même coup la plus cynique évasion fiscale.

  • 13 Liée à la grande entreprise éditoriale de Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, 1984-1992, dont (...)
  • 14 Que la mémoire serve au « recueil de témoignage », notamment dans les autobiographies justement dén (...)

17Cet effondrement des repères culturels est allé de pair avec l'émergence13, et maintenant l'omniprésence irritante, des activités dites « mémorielles ». On parle en toute irréflexion de « devoir de mémoire », et l'on assiste à des commémorations à n'importe quelle occasion. Tout devient prétexte à commémoration. La mémoire, c'est-à-dire une faculte psychologique individuelle (très élastique), tend à se substituer à toute réflexion rationnelle, c'est-à-dire socialement organisée et contrôlée par des personnes compétentes. On oublie que l'histoire est précisément le domaine du passé antérieur à la mémoire individuelle, la connaissance du passé qui ne peut exister sans des mécanismes sociaux appropriés complexes14. Le passé, échappant ainsi à tout contrôle rationnel, peut être approprié par des groupes particuliers, dont des hommes politiques se font les hérauts, n'hésitant pas même à légiférer pour établir ce qu'ils croient être le discours nécessaire sur les événements qui paraissent fonder l'identité des groupes sur lesquels ils s'appuient, et plus souvent encore justifier leurs prétentions et revendications (le cas échéant les plus arbitraires et les plus belliqueuses, les absurdes « droits historiques »).

  • 15 Voir à ce sujet le site de l'association « Liberté pour l'histoire », www.lph-asso.fr.

18A bien des égards, cette notion occupe la place que tenait voici encore pas très longtemps celle de « traditions ». Bien entendu, une commémoration se présente comme le rappel d'un « événement » plus ou moins précis, mais on n'explique jamais pourquoi on commémore : la célébration elle-même tient lieu de justification, en lieu et place de toute explication ; en choisissant de commémorer ceci ou cela, la société affirme par son rituel la signification et la valeur attachées à cet événement ; ce choix, en lieu et place d'une recherche et d'un enseignement explicites et rationnels, ressemble à s'y méprendre aux mécanismes anciens d'affirmation des « traditions », qui n'étaient, elles non plus, rien d'autre que des invocations socialement organisées du passé, visant une recomposition autoritaire sinon brutale de l'image de ce passé. La manifestation publique qui est censée traduire l'adhésion sociale à l'arbitraire prétend annuler l'arbitraire lui-même. Et comme si cette manipulation grossière ne suffisait pas, dans plusieurs pays d'Europe, les parlements ont entrepris de légiférer pour définir des énoncés interdits et tombant sous le coup d'une répression judiciaire. Et cela, sans la moindre ironie, au nom des « droits de l'homme »15.

  • 16 Je ne jette la pierre à personne : j'ai, moi-même, participé à diverses reprises à des activités de (...)

19Dans cette situation de désastre généralisé, on observe cependant que la grande majorité des professionnels concernés, enseignants de tous les ordres et conservateurs variés, préfèrent la tactique de l'autruche, et s'emploient à dénier la gravité de la situation ; suivant en cela la plus grande pente de l'idéologie néo-libérale, ils cultivent une forme de cynisme à la petite semaine, chacun tentant de préserver autour de lui un îlot de tranquillité, au prix de n'importe quel reniement, en acceptant de se livrer à des activités allant à l'encontre de la logique minimale de préservation de l'héritage culturel16. La question surgit alors : est-ce le signe d'une universelle lâcheté ?

20On ne saurait bien entendu élucider une question d'ordre social par une pseudo-réponse de type psychologique. Si l'on dit : il faut résister, l'interlocuteur se demande : pourquoi ? et il n'en sait absolument rien ! En questionnant les intéressés, on s'aperçoit avec une certaine surprise, qui peut friser l'anxiété, que les professeurs d'histoire ne savent pas pourquoi ils enseignent l'histoire, et que les conservateurs ne se sont jamais posé la question du rôle de l'héritage culturel dans la société. Jusqu'ici, tout cela allait « de soi », c'était pour ainsi dire dans la « nature des choses ». Chacun exerçait son métier dans son coin, d'une manière en général très isolée, cet isolement, paré si nécessaire du titre plus glorieux d'indépendance, était même un des agréments du métier. En pratique, on obtenait cette tranquillité au prix, somme toute avantageux, du conformisme le plus banal. J'ai depuis longtemps énoncé en public que les historiens européens n'étaient rien d'autre que les petits curés de l'idéologie bourgeoise.

  • 17 New-York / Toronto, 1992.
  • 18 Présentation et analyse brillantes dans BRÖCKLING, Ulrich, KRASMANN, Susanne, LEMKE, Thomas (éds), (...)

21Oui, mais voilà, en 1992, Francis Fukuyama publiait The End of History and the Last Man17, ouvrage insignifiant s'il en est, mais qui connut un succès planétaire parce qu'il mettait en forme, au moment le plus opportun, une thématique de fond de l'idéologie néo-libérale, acclimatée par des années de pression thatchérienne et reaganienne : au prix d'un assez lourd paradoxe, la fin de l'Union soviétique était posée comme synonyme de fin de l'histoire, supercherie qui tendait à justifier le rejet de toute considération d'une durée sociale autre que celle des bilans comptables. Les années suivantes marquèrent l'engloutissement des sociétés occidentales par les thèmes interchangeables, mais aussi complémentaires, de prévention, évaluation (ranking), gouvernance, société civile, sécurité, indice de satisfaction, virtuel, globalisation, terreur, humanitaire, créatif, partenariat, flexibilité18... En fait, il s'agissait là de notions souvent anciennes, mais réorganisées pour les faire servir de support à une vision générale étroitement mercantile (et policière), exaltant prétendument la libre concurrence, mais visant en fait, tout simplement, au renforcement des possibilités de profit immédiat pour les multinationales capitalistes les plus puissantes, et ce par n'importe quels moyens, exploitation, spéculation et manipulations en tous genres.

  • 19 La grande majorité de ces plumitifs ont sombrés, il faut le reconnaître, dans un profond oubli. On (...)
  • 20 On pourrait aussi se demander si la copie ne serait pas plutôt une caricature, et repenser à cette (...)

22On demeure un peu choqué que si peu de voix d'historiens se soient fait entendre pour souligner que tout cela évoquait très directement les opinions des idéologues des années 1820-1830, à l'époque où le capitalisme naissant, intrépide, entreprenait de conquérir l'opinion par les affirmations les plus arbitraires et brutales19 : loin d'innover, les idéologues des années 90 et 2000 puisaient dans un arsenal vieux de près de deux siècles, que l'on pensait obsolète20.

  • 21 Paul Lazarsfeld (1901-1976), d'abord membre de la célèbre Frankfurter Schule, émigra aux États-Unis (...)

23En fait, si les thèmes sont extraordinairement archaïques, leur mise en oeuvre se fit à l'aide de moyens techniques nouveaux d'une redoutable efficacité. Depuis les années 30, des groupes d'intellectuels mercenaires, dont le paradigme absolu restera sans doute Paul Lazarsfeld21, mirent peu à peu au point des techniques d'analyse de l'« opinion », renforcées par les techniques complémentaires de manipulation. D'abord limitées au domaine du « marketing », ces techniques se sont améliorées, diversifiées, répandues, routinisées, et les entreprises qui les détiennent en arrivent à tenir un rôle décisif dans tous les domaines de la société. Les organismes les plus solides et les plus sérieux en viennent à se préoccuper de leur « image » et à faire appel à ces sociétés de prestidigitateurs et de margoulins. Et, au moment où tout le monde se rend compte que cette « concurrence » si bien huilée par les « mécanismes du marché » aboutit à un dérèglement universel, on s'aperçoit aussi que toute capacité d'analyse réaliste et autonome, et de projet réellement politique, a été anesthésiée par des décennies de manipulation systématique ; au point que l'on se demande parfois si une telle capacité existe encore.

24On installe des caméras de surveillance automatique dans tous les lieux publics, mais dans le même temps la société est frappée d'une myopie historique sans exemple. Dans les lycées, la grande majorité des cours d'« histoire » ne sont plus que du journalisme rétrospectif (et pas du meilleur) et les conservateurs, dont la plupart n'ont pas travaillé sur leurs collections depuis des années, se sont transformés en bureaucrates sécuritaires, spécialistes de la surveillance des visiteurs, de la programmation budgétaire et de l'animation.

II Raisons d'agir

25Est-il encore temps de se préoccuper de refondation ? Contre toute évidence immédiate, il faut répondre : oui, plus que jamais ! dans une société soumise à un rythme de transformation effréné, l'héritage culturel et les repères historiques rationnels ont un rôle fondamental à jouer, plus décisif que jamais. Depuis des siècles, les sociétés développées ont accumulé des stocks de connaissances de plus en plus copieux sur leur propre devenir ; ces stocks sont complexes, d'accès difficile, et leur interprétation très problématique. On en a fait, et l'on peut continuer d'en faire, des lectures contradictoires. C'est pourquoi il n'est pas raisonnable de commencer par autre chose que par une sorte de lecture au second degré, au moins une interrogation rapide sur ce qu'a été l'histoire de cette lecture, d'un point de vue social (les enjeux de l'image du passé) et non pas seulement technique (l'historiographie).

  • 22 Joseph Morsel.
  • 23 Il n'est pas indifférent de noter ici qu'un grand intellectuel allemand avait assez clairement diag (...)

26Un excellent collègue22 me faisait remarquer que les connaissances historiques, au sens pour ainsi dire classique du terme, ont rarement été aussi développées que dans l'Allemagne de 1914, et que l'on peut être tenté d'établir un lien entre ces connaissances et l'attitude des classes « dirigeantes » allemandes durant les trente années qui ont suivi (en pratique, situation voisine dans toute l'Europe). Il s'agit bien là d'une objection radicale, sans doute la plus radicale possible, il est inutile de s'interroger plus avant si l'on ne sait pas interpréter cette constatation indiscutable.23

27Une première réponse est très simple, même si elle peut perturber des a-priori naïfs. L'héritage culturel n'a pas de valeur en soi. Comme beaucoup d'héritages ordinaires, il ne tire sa valeur que de l'usage qui en est fait. Comme s'il s'agissait de matériaux, ou de munitions... Avec du ciment, on peut construire des ponts, des usines, des logements, mais aussi des prisons et des bunkers.

28On doit cependant se méfier de cette comparaison trop simple. Car les possibles sont infiniment plus divers qu'une alternative, et les choix se situent à des niveaux de complexité hiérarchisés. Les idéologues soviétiques avaient mis au point, à partir des années 30, un discours pas très subtil visant à justifier l'emploi de ce qu'ils appelaient « un point de vue de classe ». Arrangeant à leur façon la formule de Guizot, « l'histoire de l'Europe est l'histoire de la lutte des classes », ils décrétèrent qu'il convenait de se placer toujours « du point de vue des opprimés », grâce à quoi l'histoire pouvait devenir un instrument de libération. En réalité, rien d'original dans cet effort : avant eux, les romantiques allemands avaient proclame la prééminence de l'histoire nationale, sanctus amor patriae dat animum, et ils entendaient par là contribuer à la libération de l'Allemagne, qui devait, selon eux, passer par son unification. Auparavant encore, les Bénédictins, nobles successeurs d'une immense procession de clercs, avaient tenté de donner à l'hagiographie l'éclat du neuf et de l'authentique, convaincus de travailler par là au salut des âmes. De manière moins voyante, sous nos yeux, des fractions complètes de l'historiographie sont aux mains de professionnels « spécialisés », qui s'arrogent le monopole des études sur ce qu'ils définissent (implicitement) comme des « pans de l'activité humaine », l'art, la philosophie, le droit, la littérature... Manoeuvre qui n'a d'autre finalité que d'éterniser et d'hypostasier des catégories contemporaines, dont il faut placer la valeur absolue hors de toute discussion. Toutes ces manières de faire doivent être rangées sous l'étiquette d'histoires-sacralisations.

29En face de cela, c'est-à-dire autant de pratiques fondées en définitive sur la litanie et l'adoration, il existe au moins depuis le 17e siècle des courants historiographiques plutôt discrets et marginaux préoccupés de considérer les sociétés comme des touts, c'est-à-dire de reconstituer des ensembles réels, à l'écart de tout choix axiologique, explicite ou non. La plupart furent conçues autour de la notion de civilisation, explicitement ou implicitement. Ainsi Voltaire, François Guizot, Jakob Burckhard, Alexis de Tocqueville, Karl Lamprecht, Benedetto Croce, Marc Bloch. Et il faut ici faire une place centrale, majeure, à Karl Marx, dont l'ambition d'analyse globale ne peut être discutée. Marx fut le premier à poser l'hypothèse de l'unité des deux notions d'organisation et d'évolution d'une société, toute situation résultant d'une évolution (en aucun cas d'une « cause » quelconque), et celle-ci étant le produit, à chaque instant, de la forme d'organisation de la société considérée. Tous ces historiens sont généralement rangés sous l'étiquette « histoire rationaliste » (ce qui ne signifie nullement qu'ils aient développé des vues identiques, il s'en faut ; tout au plus reconnaîtra-t-on chez la plupart d'entre eux l'idée que chaque époque a été dominée par sa logique propre, différente de la nôtre).

30Cette seconde manière d'aborder l'usage de l'héritage culturel est bien plus austère, faisant appel avant tout à l'intellect et aux capacités de jugement critique. Ces historiens se distinguent des autres en ce qu'ils ont considéré les sociétés du passé comme le point d'appui d'une réflexion abstraite sur le devenir et les modes d'évolution des sociétés humaines, et non comme des répertoires d'exempla et d'illustrations-justifications de valeurs conçues a priori, encore moins comme des modèles pour des processus identitaires, raison pour laquelle je parle à ce propos d'histoire-réflexion.

31Revenons donc à la question énoncée plus haut : pourquoi, en 1914, les classes dirigeantes des grands pays européens, à qui on avait inculqué de fortes notions d'histoire, se sont-elles lancées dans des affrontements barbares, des meurtres collectifs répugnants et à répétition, laissant le continent, trente ans plus tard, dans un état de désolation sans exemple ? à cela on peut répondre à deux plans : d'un côté, à propos de la logique sociale globale alors à l'oeuvre, et de l'autre, à propos du rôle de la culture historique.

  • 24 J'ai été choqué depuis longtemps, et je le suis toujours, que les manuels continuent contre tout bo (...)

321. S'agissant de la logique sociale, la réponse, que la plupart des manuels se gardent bien de donner24, est simple : la classe dominante européenne, la bourgeoisie, s'est lancée tête baissée dans l'exaltation incontrôlée du nationalisme extrême, seule manière, croyait-elle, de faire pièce à la menace que représentait la force croissante de la « classe ouvrière » ; vingt ans plus tard, les bourgeoisies d'Europe centrale, encore plus terrorisées par la proximité de l'Union soviétique, soutinrent les bandes de jeunes bourgeois et les groupes de nervis paramilitaires qui tiraient du nationalisme la justification des brutalités, des assassinats systématiques et des massacres à l'échelle industrielle.

  • 25 SALOMÉ, Laurent & al., Jeanne d'Arc, les tableaux de l'histoire, 1820-1920, Rouen, 2003.

332. Et toutes ces convictions s'appuyaient en effet sur des enseignements du type de ceux de Treitschke et de Lavisse : il a fallu plusieurs décennies pour qu'on ose le dire et l'écrire. Sans oublier d'ailleurs, pas tout à fait accessoires, les cultes de saint Charlemagne et de sainte Jeanne d'Arc25. Autrement dit, cette forme d'histoire que j'ai appelée plus haut l'histoire-sacralisation. Celle de nos « grandes valeurs » et de nos « grandes traditions », celle des modèles et des identités.

34On doit ici rappeler un point que la plupart des historiens français ignorent, l'histoire des controverses, três virulentes, qui émaillèrent l'évolution de l'histoire et des sciences sociales en Allemagne entre 1880 et 1914. D'abord le « Methodenstreit » entre Menger et Schmoller, vers 1883-1990, à propos de la possibilité (ou de l'absurdité) d'une « science économique » fondée sur des principes « universels » indépendants des sociétés et de leur histoire ; puis le « Werturteilsstreit », vers 1904-1910, auquel participèrent Schmoller, Weber, Sombart, Goldscheid, autour de la question de savoir quelles sont, quelles peuvent être, quelles doivent être, les relations entre l'étude scientifique d'une société et les « valeurs » que l'on prétend défendre et mettre en oeuvre. A quoi il faut ajouter les attaques acrimonieuses contre Karl Lamprecht, en particulier du tenant le plus virulent de l'histoire à la prussienne, Georg von Below. Et il faut se souvenir au moins qu'à la veille de la première guerre mondiale, la coalition des néo-kantiens et des marginalistes était parvenue à réduire à la portion congrue la Historische Schule der Nationalökonomie, qui, dans l'Allemagne de cette époque, représentait le moins mal l'histoire-réflexion.

35Le paysage français se présentait un peu différemment. Le divorce très profond entre les nouvelles sciences sociales et l'histoire était intervenu sans soulever de vagues ; en France, les tensions idéologiques s'exprimaient sur le terrain social et politique (Boulangisme, affaire Dreyfus, loi de Séparation de l'Église et de l'État), mais en définitive le résultat était à peu près le même : le rejet pour ainsi dire officiel de toute considération des structures sociales dans l'étude de l'histoire, en même temps d'ailleurs qu'une étude spécifique de ces structures en dehors de tout examen de leur dynamique. Autrement dit, de part et d'autre des Vosges, les histoires-sacralisations avaient, précisément à ce moment-là, complètement marginalisé l'histoire-réflexion. Et les « élites » des deux pays sont parties en guerre, « la fleur au fusil ».

36Une grande partie du problème actuel peut se résumer en ceci que, dans l'enseignement, domine encore, quoiqu'on dise, l'héritage sinistre de Treitschke, Lavisse e tutti quanti. Et dès qu'un gouvernement paraît, sans toujours ni dire ni savoir bien pourquoi, remettre plus ou moins en question l'enseignement de l'histoire, on voit des nuées d'universitaires monter au créneau au nom des fondements de l'identité nationale : tout se passe comme s'ils ne connaissaient pas d'autre argument, ce qui est révélateur du tonus intellectuel de la corporation.

37Il apparaît pourtant, en 2008, que cet argument est usé jusqu'à la corde, et risque même de jouer bientôt le rôle inverse de celui qu'on croit pouvoir lui faire encore jouer. Autrement dit, il n'est peut-être pas irréaliste d'espérer que les secousses actuelles pourraient être l'occasion d'une réflexion salutaire, conduisant à apprécier différemment les diverses formes possibles d'approche des réalités historiques : c'est à ceux qui pensent ce mouvement souhaitable et nécessaire de se faire entendre.

38Aux histoires-sacralisations, on ne peut opposer que le rationalisme, c'est-à-dire la réflexion critique intransigeante, la négation méthodique de tous les dogmes, l'attention stricte aux documents, la discussion réglée fondée sur la compétence et le respect exclusif des arguments vérifiables.

  • 26 Il faut absolument se garder de succomber à cette sorte de chantage implicite, consistant à peu prè (...)

39Et, comme je l'ai également rappelé plus haut, cette forme d'approche du passé n'est ni inconnue ni vraiment nouvelle ; depuis bientôt trois siècles, une succession de penseurs y ont consacré des efforts réitérés : c'est maintenant le moment de choisir l'usage que l'on veut faire de l'héritage culturel ; il y a un choix possible, praticable même s'il demande sans doute quelque peine supplémentaire. Rien n'oblige à se plier à l'appauvrissement, à la négation de la pensée et à la manipulation systématique que représente l'histoire-litanie. Et rien n'interdit même de penser qu'une conjoncture de crise est le moment où l'on doit le plus se défier d'un outil synonyme d'aveuglement volontaire et organisé26.

40Ce choix initial est lié de très près à deux difficultés : d'une part la question (question-tabou auprès de la quasitotalité des historiens) de la « philosophie de l'histoire », et d'autre part celle (en général volontairement ignorée) de l'appropriation-privatisation de l'héritage culturel.

  • 27 KITTSTEINER, Heinz-Dieter, Naturabsicht und unsichtbare Hand : zur Kritik des geschichtsphilosophis (...)
  • 28 KOSELLECK, Reinhart, Vergangene Zukunft, Frankfurt, 1992 ; nombreuses traductions, dont une en port (...)

41On doit à Heinz-Dieter Kittsteiner27 une remarquable série de travaux sur l'émergence et les variations de la conscience de l'histoire depuis la fin du 18e siècle, conscience étant entendue ici comme la conception que l'on se fait des possibilités pratiques d'intervention des groupes et/ou des individus sur le devenir historique des sociétés. Ce qui peut s'énoncer d'une autre manière : comment et dans quelle mesure les hommes sont-ils les auteurs de l'histoire humaine ? Question qui n'est théorique qu'en apparence, puisqu'il est manifeste que la réponse à cette question est liée à la Conception que l'on a de l'action politique. Le point décisif est que l'on a toujours, volens nolens, une conception de cette affaire, explicite et plus souvent encore implicite ; mais toujours présente. Raison pour laquelle Kittsteiner peut montrer avec un minimum de difficulté que tous les grands penseurs des 19e et 20e siècle, sans aucune exception, ont eu leur « philosophie de l'histoire » : chassez par la porte la « philosophie de l'histoire », elle rentre par la fenêtre ! Reinhart Koselleck a su montrer que le milieu du 18e marqua une forme de rupture absolue, à partir de laquelle seulement l'« horizon d'attente » devint assez clairement distinct de l'« espace d'expérience », ouvrant par là la voie à la réflexion sur les modes d'action de l'homme sur sa propre histoire28. Les travaux de Koselleck ont gagné une notoriété méritée, il faut maintenant lire Kittsteiner, c'est une obligation.

  • 29 A. G., « Raymond Aron et l'horreur des chiffres », Histoire et mesure, vol. I - no1, 1986, p. 51-73

42Il existe, dans le milieu des historiens, quelques pirouettes, traditionnelles et misérables, auxquelles presque tous ont recours lorsque cette question est évoquée. On commence en général par quelques déclarations qui se veulent ironiques sur Hegel, « vous savez, Hegel, c'est trop difficile pour moi, je n'y ai jamais rien compris... » ce qui sous-entend qu'il n'y a en fait rien à comprendre ; puis on procède à un amalgame - malhonnête - avec des idéologues des années 20, Oswald Spengler et Arnold Toynbee, auteurs prolixes d'inspiration mythologisante et spiritualiste qui ont mis en musique des thèmes, mais pas une pensée ; après quoi, on ose parfois renvoyer à la mauvaise phraséologie néo-kantienne de Raymond Aron29. Présentée sous ces oripeaux, la « philosophie de l'histoire » apparaît comme une sorte de croquemitaine dont il n'est même pas nécessaire de chercher à se débarrasser.

  • 30 Dans les vieux manuels de philosophie, ces questions étaient évoquées plus ou moins sous les étique (...)

43Comme le rappelle Kittsteiner, s'il est indispensable de s'arrêter assez sur Hegel, on ne peut pas davantage éviter de commencer avant lui - car il ne fut nullement le premier - ni non plus d'examiner en détail ce qu'ont dit Feuerbach, Marx, Nietzsche, Walter Benjamin ou Jacques Derrida ; et j'ajouterais volontiers Cassirer, Adorno et Althusser. Une fréquentation assidue de ces auteurs me semble aujourd'hui une nécessité pressante pour au moins deux raisons : 1. la question des possibilités et des modes d'intervention des hommes dans leur histoire devrait être un sujet central de préoccupation pour tout homme qui pense ; 2. comme on le verra plus loin, il n'y aura de survie de l'histoire que pour autant que cette discipline entreprendra résolument d'aborder une nouvelle phase de son développement, phase qui sera au premier chef caractérisée par un effort général en direction d'une meilleure maîtrise des outils abstraits ; maîtrise qui ne s'acquiert qu'au prix de beaucoup d'exercice, la lecture des auteurs sus-nommés étant une des meilleures entrées en matière possibles30.

  • 31 GEARY, Patrick, The myth of nations : the Medieval origins of Europe, Princeton, 2002 ; tr.fr, Pari (...)
  • 32 Personne ne sait si elle est authentique, mais on doit pourtant citer la phrase attribuée à Pasteur (...)

44Si l'on doit ouvrir ainsi d'un côté un nouveau front, il faut, sur un autre un peu plus traditionnel, faire preuve d'une vigilance tendue et redoublée. Et les médiévistes sont ici sans doute les premiers concernés. Il s'agit des multiples manoeuvres par lesquelles des groupes variés s'efforcent, souvent avec quelque succès, de s'approprier des éléments de l'héritage culturel, pour leur attribuer une signification anachronique et fallacieuse, à leur convenance. Et ils le font en général avec la bénédiction de l'opinio communis, qu'il vaudrait peut-être mieux dénommer opinio debilis. Patrick Geary a opportunément rappelé la saga des mafias nationalistes qui ont fait main basse sur des pans de l'histoire médiévale, dans l'indifférence générale, et avec le soutien de classes dominantes locales en quête d'identité et de reconnaissance31. Mais on ose plus rarement s'en prendre aux mafias catholiques, protestantes, juives, qui ont pareillement dépecé cette malheureuse histoire européenne, pour la faire servir à des fins apologétiques nauséabondes32. Tous ces gens ne méritent pas le titre d'historiens, ce sont des équarrisseurs.

  • 33 Tous les médiévistes savent que le « berceau » des Pipinides se trouvait à Herstal ; ville contiguë (...)
  • 34 MORSEL, Joseph, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… Réflexions sur les finalités de l (...)

45Voyons : ne nous payons pas de sous-entendus, je refuse de placer dans la catégorie « histoire » des ouvrages qui portent des titres comme « histoire de la France médiévale » ou « histoire religieuse de la France ». Je ne mets en cause personne, je mets en cause, et je refuse en bloc, l'emploi pour l'Europe médiévale de macroconcepts anachroniques qui fendent et écrasent la structure réelle et interdisent a priori de comprendre quoi que ce soit au sujet que l'on prétend examiner. C'est une farce sinistre de placer Charlemagne dans la liste des rois de France ou de définir Karl der Grosse als deutscher Kaiser33. J'attends que l'on me démontre que cette farce est sans rapport avec les boucheries des deux guerres mondiales. Je n'ai pas l'impression que l'on demande jamais à un helléniste s'il « croit » en Zeus ou en Athéna... En 2008 encore, et presque plus que jamais, les collègues et les étudiants s'inquiètent de savoir si tel ou telle enseignant d'histoire médiévale est ou n'est pas catholique. En pratique d'ailleurs, cela n'a pas trop d'importance : si oui, le collègue fait des cours d'« histoire religieuse », si non, il s'occupe de l'« histoire économique » ; les vaches sont bien gardées, et l'étudiant repart convaincu que l'histoire médiévale ressemble à une maison de fous34.

46Cette tendance à l'appropriation est, depuis les dernières décennies, renforcée sous la pression omniprésente du « besoin de visibilité » ; désormais, les monuments historiques sont utilisés comme supports publicitaires, pour des marques de voitures, de matériel électrique ou de produits chimiques : il suffit qu'une firme « sponsorise » quelque peu l'entretien du bâtiment, et le tour est joué ; pourquoi se priver, puisque le « sponsoring » est en même temps un moyen confortable et officiellement recommandé d'évasion fiscale légale ?

  • 35 Dans le cadre de la société contemporaine, s'entend ; l'universalisme dont il est question ici est (...)

47L'héritage culturel est un bien humain universel35, et seule une démarche à visée universaliste peut le conserver, en explorer intelligemment le sens et en tirer ce qui peut contribuer au progrès humain. Et il n'existe pas d'autre visée universaliste que la visée rationaliste. Ce qui signifie que l'histoire médiévale restera dans une impasse, dans un espace confiné de plus en plus irrespirable, aussi longtemps que l'on n'aura pas reconnu qu'il n'y a plus de progrès de la connaissance historique sans qu'on ait dissous au préalable une série de dogmes variés, correspondant à des représentations réelles hic et nunc, et qui doivent donc être objets d'étude, mais en aucun cas être pris pour des « réalités » (éternelles), comme Art, Droit, Marché, Trinité, Nation, Religion... La nécessaire éradication des croyances touche une quantité de notions beaucoup plus considérable que ce que le sens commun place sous ce terme. Il s'agit là d'un enjeu crucial pour l'avenir des études historiques.

48Ce second front, je le reconnais volontiers, n'est pas fait pour susciter l'enthousiasme : l'élimination des pratiques tordues et malsaines (toujours drapées plus ou moins décemment du voile de « nos vénérables valeurs », « nos magnifiques idéaux ») n'est pas une opération intellectuellement bien enrichissante, mais socialement difficile, pénible, et risque à chaque instant de devenir conflictuelle ; on est en permanence tenté de la repousser à plus tard. On se laisse engluer dans le jeu des compromis à répétition, et finalement on ne s'exprime jamais clairement. Mais il est impossible d'avoir des idées claires sans les exprimer : la déontologie scientifique est, quand on veut bien l'examiner de près, beaucoup plus rigoureuse et contraignante que ce que l'on s'imagine de loin.

49Parvenus à ce point, nous pouvons rappeler un autre exemple : si les bourgeoisies de 1914 n'étaient imbues que d'histoire-sacralisation, trois siècles et demi plus tôt, en 1581, Michel de Montaigne était appelé, au milieu de la pire guerre civile qu'ait jamais connue la France, à la mairie de Bordeaux, dans un pays déchiré par les factions ; ce gentilhomme périgourdin sut faire face à toutes les embûches et ne se laisser aller à aucune décision partisane, jusqu'à sa mort en 1592. Qui a lu plus de dix pages des Essais peut avoir une idée de ce que signifiait alors « héritage culturel » pour un esprit critique et inventif ; ce que les érudits désignent d'ordinaire comme son « scepticisme » ressemble fort à l'utilisation méthodique d'une immense culture pour aborder, au travers d'une réflexion étayée, tous les problèmes de la vie en société et du comportement individuel. Le moins qu'on puisse dire est que cette culture et ce « scepticisme » se traduisirent par une ligne de conduite consistant à ne pas reculer devant les responsabilités, mais sans rechercher d'avantages personnels ou une gloire quelconque. On pourrait en faire l'emblème de l'histoire-réflexion.

50Et c'est à partir de là que l'on peut proposer au moins les linéaments d'une réponse aux questions formulées plus haut : à ceux qui objectent l'utilisation de modèles historiques comme justification d'actions barbares, on peut suggérer de se demander d'abord ce que signifie le syntagme « modèles historiques » ; du coup, et par la même occasion, aux enseignants et aux conservateurs, on peut suggérer quelques raisons de faire leur métier en concevant celui-ci d'une certaine manière, assez différente de celle du sens commun néo-libéral actuel. Dans tous les cas, on doit partir de l'idée fondamentale que l'héritage culturel n'a que la valeur qu'on lui donne au travers de l'analyse qu'on en fait, et que cette valeur n'est recommandable qu'au prix d'un effort intellectuel et critique poursuivi sans trêve ni relâche. Un seul instant de conformisme suffit bien souvent pour tout inverser et faire de cet héritage l'outil des pires abandons, sinon la bonne conscience en face des affrontements indéfinis et des brutalités les plus sordides.

  • 36 Sur ces notions, il faudrait un livre, mais même des bibliothèques entières n'épuiseraient pas le s (...)

51Ce serait ici le lieu de s'employer à préciser notre pensée sur un groupe de termes qui jouent un rôle central dans notre réflexion : signification, valeur, sens. Chaque auteur les utilise comme il veut, ce qui engendre une confusion propice à toutes les glissades et à toutes les filouteries. Schématiquement : pour signification, je retiens l'idée la plus simple d'expression ; en rapport avec la relation signifié-signifiant sur laquelle s'est appesanti Saussure ; pour valeur, je retiens l'idée de mesure sociale, ce qui sous-entend que le choix du critère n'est pas prédéterminé ; enfin, à sens, j'attribue une portée bien plus large, mais en même temps technique, de position relative et rôle au sein d'une structure sociale ; de telle sorte que, pour moi, la notion de sens est indissociable de celle de structure sociale (= jeu articulé de relations), dont elle n'est finalement qu'un aspect ; et que, du coup, un adjectif comme propre ou intrinsèque est sous-entendu dans la majorité des cas, dans la mesure où, en tant qu'historien, je me soucie avant toute chose de reconstruire justement la position relative et le rôle des objets au moment où ils ont été produits. Un objet qui dure un tant soi peu change forcément de sens : dans ce cas, il vaut mieux, s'il s'agit d'un objet ayant une consistance manifeste et stable, préciser sens dérivé ou sens extrinsèque. Notons cependant que cette distinction, quand il s'agit d'objets seulement constitués de relations, comme les mots, est bien plus complexe, sans pourtant disparaître, tout au contraire36.

  • 37 Une citation, à tout hasard : « wenig Wert hat alles, was seinen Preis hat », Friedrich Nietzsche, (...)

52Devant la situation catastrophique décrite dans un premier temps, quelques linéaments d'une réflexion abstraite tendent à montrer que l'on ne peut pas se préoccuper de réagir sans se demander pourquoi, et que le moins qu'on puisse faire est de s'apercevoir (ou de se souvenir) que l'histoire et l'héritage culturel n'ont pas de valeur37 intrinsèque : ils se présentent comme on les construit et comme on les utilise ; plus exactement : il existe une grande variété d'histoires-sacralisations, et une seule voie, escarpée, pour l'histoire-réflexion.

53Il est manifeste que ma réponse implique une refondation profonde.

III Refondation-1 : repenser l'héritage culturel

54Cette refondation comporte, en gros, deux grands volets. D'un côté, il faut envisager les structures de conservation ; elles sont délabrées et en voie de dislocation : on peut suggérer des pistes de réorganisation (refondation-1). Mais on doit consacrer surtout une réflexion intense aux problèmes de l'avenir intellectuel de l'histoire ; l'histoire comme science, j'entends plus particulièrement l'histoire médiévale, se heurte à des apories de tous côtés, et paraît depuis plus d'une vingtaine d'années avoir perdu toute dynamique ; or une science qui piétine perd son statut de science pour se dégrader en savoir partiel et discours répétitifs. Il est du devoir de la génération des médiévistes actuels de poser les fondements d'une nouvelle étape du développement de nos connaissances sur la civilisation médiévale : c'est faisable ! (refondation-2).

55Je considère ici plus spécialement l'héritage culturel qui nous a été légué par l'Europe médiévale, entendue chronologiquement dans l'acception large, 5e-17e siècles. Je laisse de côté l'Europe orientale, aussi bien que les périodes précédentes et postérieures, non qu'elles me paraissent indignes d'intérêt, mais parce que je les connais beaucoup moins, et que leur héritage pose des problèmes différents, au moins dans le détail.

56On peut, je pense, dresser les grandes lignes d'une politique générale, en considérant, simultanément et en bloc, trois notions cardinales : l'unité, la hiérarchie et l'équilibre.

57Voici les grandes lignes du triplet : 1. l'héritage culturel forme un tout unique, les éléments prennent sens les uns par rapport aux autres ; les fractures, pratiques, institutionnelles et intellectuelles, sont un obstacle de base à l'histoire-réflexion ; en sens inverse, seule une organisation coordonnée de l'ensemble des institutions de conservation, à l'échelle européenne, est capable de permettre de résister au travail de sape et de dislocation des gouvernements et des groupes dirigeants néo-libéraux ; 2. on doit se souvenir à chaque instant d'une vieille maxime, constamment perdue de vue : « tout n'est pas héritage culturel » ; il ne suffit pas de considérer les frontières matérielles étroites de tous les bâtiments où l'on entrepose tous les objets concernés, il y a aussi les inévitables limites budgétaires, particulièrement contraignantes pour le secteur qui coûte des dizaines de fois autant que tous les autres réunis, savoir les monuments historiques. Mais surtout le fait qu'en intronisant des objets qui ne méritent pas de l'être, on dévalorise et disqualifie la notion même. 3. l'héritage culturel, en tant qu'entité matérielle (ce qu'il ne cesse pas d'être, quel qu'en soit le support, on l'oublie beaucoup trop ces temps-ci), se présente toujours réparti selon les périodes, les types d'objet, les qualités intrinsèques, les institutions. Or la plupart des services sont portés à se préoccuper constamment d'« enrichir les collections ». Mais les pressions sont diverses et très inégalement réparties ; un musée peut remplir son rôle sur de longues périodes sans modification significative de ses collections ; il paraît bien difficile d'en dire autant d'une bibliothèque ; et la pression est encore plus anarchique dans la plupart des services d'archives. Tous ces mouvements sans aucun contrôle d'ensemble, ni d'ailleurs de réflexion explicite et publique, aboutissent à modifier, et parfois très profondément, les équilibres entre les ensembles ; dans certains cas, on parlera de rééquilibrage, mais le contraire est encore bien plus fréquent. Et c'est dans l'enseignement que l'évolution a été la plus forte et la plus absurde : une série de causes convergentes a abouti à munir les périodes contemporaines les plus récentes d'un privilège écrasant, indu, qui constitue de facto une véritable négation de la notion même d'histoire. Repenser les équilibres est aujourd'hui un devoir immédiat.

  • 38 La tâche de l'historien n'est pas de répondre à des « questions » posées par les contemporains en f (...)

58Unir, hiérarchiser, équilibrer : voilà la maxime ; il serait puéril de se faire des illusions sur les possibilites concrètes ; mais ce serait pure inconscience de croire que l'on puisse obtenir quoi que ce soit en se bornant à une réflexion abstraite sur la manière d'élaborer des concepts et de les mettre en oeuvre ! le lien entre héritage culturel (conservation) et histoire (enseignement, connaissance, recherche) est un lien profond de quasi-consubstantialité ; l'histoire n'existe que parce que le passé a laissé des traces observables ; et réciproquement, c'est le plus souvent la considération de ces traces qui suscite les interrogations d'où naît la réflexion historique38. Du reste, il est aisé de constater que les difficultés actuelles sont en gros équivalentes dans les deux ensembles, ce qui témoigne empiriquement du lien. Au surplus, une réflexion d'ensemble sur les problèmes concrets et institutionnels que posent aujourd'hui les éléments dispersés et disjoints de cet héritage n'est pas sans profit quant à la manière de concevoir la pratique historienne dans son ensemble.

59L'unité est la direction la plus simple à énoncer, sinon à concevoir. Sur un continent où a été réalisée l'unité monétaire, et où les capitaux circulent en masses énormes à la vitesse de l'éclair, où maintenant la main d'oeuvre elle-même commence à se déplacer, on ne peut pas admettre que l'héritage culturel ne soit que l'ensemble des grigris camouflés qui formeraient en quelque sorte le « double » mystique fixe assurant la permanence métaphysique d'entités sociales fantasmées, que l'on emploierait comme compensation à la fusion et à la dispersion des groupes locaux dans des structures de plus en plus vastes ; de fait, la tentation n'est pas absente : une des plus vastes (et riches) entreprises de description systématique et minutieuse du « patrimoine monumental », publiée luxueusement, a été financée par les autorités régionales de Navarre, zone où précisément la tentation identitaire est une des plus exaspérées. Pourtant, si l'on examine les monuments en question, on a vite fait de s'apercevoir qu'il s'agit dans la majorité des cas d'édifices romans et gothiques ne comportant que des particularités très secondaires que l'on ne cerne qu'avec difficulté, et qui présentent au contraire de fortes analogies avec des églises de Bourgogne ou d'Ile-de-France. Tous les historiens de l'art connaissent la déconvenue qui s'empara (vers 1840) des érudits allemands, lorsqu'ils s'aperçurent que « leurs » grandes cathédrales dérivaient de modèles « français ». Tous les philologues qui ont eu à éditer des textes antiques ou médiévaux savent certa scientia que leurs manuscrits sont dispersés aux quatre coins de l'Europe. Jusqu'au 18e siècle au moins, ces objets ont circulé dans toutes les directions, au gré des échanges monastiques, des voyages princiers, des achats d'érudits et de bibliothécaires, des circuits d'étudiants... La fragmentation est, à bien des égards, un phénomène récent, le résultat d'une crispation qui ne prit corps qu'au 19e siècle. L'Europe médiévale n'a jamais cessé de fonctionner comme un vaste réseau sans frontières internes définies.

60Bref, l'héritage culturel médiéval est par essence un objet européen, viser son unité pratique, c'est seulement demander que l'on se conforme à sa nature propre. Pourtant, la segmentation est bien plus profonde, et opère même à l'échelle la plus locale. Il n'y a rien de plus ridicule et de plus désastreux que l'esprit de boutique des conservateurs de bibliothèque, d'archives et de musée, chacun s'imaginant avoir des problèmes tout à fait spécifiques. En France même, dans de nombreuses grandes villes, ces trois institutions sont dirigées par des individus ayant eu la même formation, et qui ne se disent qu'à peine bonjour. Mais dans la plupart des autres pays d'Europe, il s'agit de corps ayant des carrières et des statuts différents, et ne s'imaginant pas un instant faire en définitive le même métier. En dépit du fait qu'ils sont tous dans une situation critique et gagneraient beaucoup à faire front commun, pour commencer au niveau local, les conservateurs continuent de cultiver un quant-à-soi stupide, qu'il sera fort long et difficile de faire disparaître ; mais là réside pourtant la seule voie de salut. En tout cas, quiconque réfléchit sur ce genre de sujet ne doit pas hésiter à répéter sans se lasser et à tous les vents qu'il faut s'orienter dans cette direction.

61Ce faisant, on doit bien avoir conscience de courir un risque élevé : que l'on passe d'un ensemble de bureaucrates isolés à un ensemble de bureaucrates organisés. Ce qui pourrait être en définitive bien pire. Car il n'y a pas pires auxiliaires de l'histoire-sacralisation que ces bureaucrates gestionnaires et sécuritaires qui prennent le conformisme pour la plus haute vertu. Et le conformisme en corps est par essence bien plus nocif que le conformisme individualiste. C'est la racine de tous les totalitarismes rampants. La négation absolue de ce qui doit être le fondement de l'activité des conservateurs : le travail intellectuel, celui qui n'est le décalque d'aucune loi ou d'aucune circulaire, et pas davantage d'une prétendue « demande sociale ». Bref : il faut explicitement fixer comme objectif d'une réorganisation le renforcement de l'autonomie intellectuelle des conservateurs, et le rabaissement en position subalterne de tout « gestionnarisme ».

62Il n'y a pas de solution-miracle. La gangrène bureaucratique est omniprésente ; pourtant, une observation un peu plus fine laisse percevoir de-ci de-là des îlots de résistance, sur lesquels il faudrait s'appuyer en priorité : c'est avec ceux-là qu'il faut créer des réseaux. Il faudrait aussi accorder une particulière attention à la formation des futurs conservateurs qui, pour le moment, ne dépend que peu ou pas du tout des directions d'administration centrale, et qui disposent par consequente d'une marge de manoeuvre confortable, à condition bien sûr de s'en servir : leur responsabilité est considérable.

63Il est facile de voir que l'on ne peut rien attendre des « instances européennes », qui considèrent les affaires culturelles comme une pure faribole ; ni des « organisations internationales » où règnent des coalitions d'administrations centrales, plus bureaucratisées les unes que les autres. La plupart des « congrès internationaux » de conservateurs de bibliothèques, d'archives et de musées, offrent des spectacles d'une nullité révoltante. On y parle de règlements, de normes, de conformité, au mieux - parfois - de technique. Bureaucrates congratulant d'autres bureaucrates...

64Tout ce que l'on peut espérer réside dans la capacité d'initiative de celles et ceux, parmi les conservateurs, qui ne se satisfont pas de cet état de chose : il s'en trouve bien plus qu'il n'y paraît au premier abord, parce que, la plupart du temps, se sentant isolés et minoritaires, ces fonctionnaires préfèrent que personne n'aperçoive leur manière de penser. Mais il existe aujourd'hui des moyens pratiques et à peu près gratuits de créer des réseaux à longue distance, sur une base autonome de pur volontariat. C'est une des nouveautés majeures apparues au cours des toutes dernières années, dont les répercussions sur le développement social ne peuvent pas être surévaluées. Les récents événements aux États-Unis ont montré, pour la première fois à très grande échelle, l'impact énorme et décisif que peuvent avoir ces réseaux d'un type inédit. Ce qui me laisse penser que l'hypothèse de l'apparition d'un ou plusieurs réseaux de conservateurs européens oeuvrant dans le sens d'une débureaucratisation et d'un retour aux valeurs intellectuelles fondamentales pour l'avenir de l'héritage culturel n'est peut-être plus une utopie. Peut-être aussi la dégradation rapide des « politiques culturelles » publiques en matière d'héritage culturel, l'ignorance et le mépris des « élus », la chute des budgets, pourraient-ils être aussi une incitation à la réflexion pour beaucoup de conservateurs jusqu'ici plutôt amorphes...

65Et il faut insister aussi sur le fait que l'unification de l'activité des conservateurs européens sur la base d'un retour aux valeurs intellectuelles est une perspective complémentaire du renouveau radical des études historiques qui s'impose pour sortir du marasme actuel, perspective que l'on détaillera un peu plus loin. En un mot : utiliser simultanément les objets, les monuments, les manuscrits et tous les textes, toutes les images, pour tenter de construire une conception cohérente de la civilisation médiévale, à l'échelle européenne, ne relève pas du votum pium, c'est une nécessité pratique urgente ; on ne peut pas imaginer reconquérir une ambition intellectuelle dans l'activité de conservation sans se fonder précisément sur cette définition même de la nouvelle étape des études historiques qui s'ouvre devant nous.

66Tout n'est pas culture, tout n'est pas héritage culturel. Il faut connaître, pour mieux la dissoudre et la rejeter, la notion américaine de « culture », qui constitue l'objet des prétendues « cultural studies ». Dans ce cadre-là, justement, tout est culture ; du moins en principe, car lorsqu'on regarde de plus près, on s'aperçoit vite qu'il s'agit de ce qu'en français on appelle les « us et coutumes », ou même le « folklore ». Tout ce qui rend une société pittoresque aux yeux d'un yankee jamais sorti de son Dakota natal ; ou qui a passé toute sa jeunesse à l'intérieur d'un campus. Un peu bizarrement, au moins au premier abord, c'est aussi ce qui correspond à la page « culture » de la plupart des journaux en ligne : la mode, la gastronomie, le dernier groupe de hard-rock ou le dernier polar (film). Ce qu'un européen ayant un minimum de vocabulaire à sa disposition appellerait par bonté d'âme « art de vivre branché ».

67On connaît la phrase malheureuse, inspirée par Jean Favier, et qui fut incorporée en 1978 à la loi française : « tout papier, public ou privé, a vocation à devenir archive ». L'article est devenu par la suite : (Article L211-1 du Code du Patrimoine) :

« Les archives sont l'ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l'exercice de leur activité. »

  • 39 Bien entendu, une telle définition fut concoctée dans l'espoir de fournir aux conservateurs un outi (...)
  • 40 http://legifrance.gouv.fr
  • 41 BALSAMO, Isabelle (éd.), Tri, sélection, conservation. Quel patrimoine pour l'avenir ? Paris, 2001.

68Ce qui revient au même. Et présente l'avantage de ne rien définir du tout39. Un peu plus loin, le même code tente de préciser ce que l'on garde et ce que l'on jette, et ne trouve rien d'autre à évoquer que « l'intérêt historique et scientifique ». A quoi il faut ajouter que le terme (le mot) de « conservateur » est absent du Code du Patrimoine français40, texte à force de loi traitant de manière ordonnée de l'ensemble des questions que nous abordons ici sous l'étiquette « héritage culturel ». Ainsi n'est jamais précisé, même approximativement, qui prend la responsabilité de trier, en d'autres termes qui décide ce qui mérite d'être conservé et ce qui ne le mérite pas41. Oh splendeur des textes juridiques, à nulle autre seconde ! Cette longue ordonnance, qui traite de facto de l'ensemble des activités de conservation, latissimo sensu, ignore royalement les conservateurs : le « Patrimoine » a une existence intrinsèque, forme une essence à part, essence qui, à l'inverse de la plupart des autres, se reconnaît au premier coup d'oeil et sans discussion...

69Ces textes ne résultent pas de l'activité désordonnée de quelques députés commis aux tâches subalternes ; comme toujours lorsqu'il s'agit de régler l'activité de services publics, les cabinets ministériels s'enquièrent, plus ou moins intelligemment, de l'avis des responsables des administrations concernées. Et voilà bien de quoi il s'agit : des administrations centrales, bourrées de bureaucrates (genre centurion), qui prétendent administrer, sûrement pas conserver : tâche ancillaire, technique, indigne d'un administrateur. Alors pourquoi évoquer les conservateurs dans les lois sur le « Patrimoine » ? vraiment, ce serait déroger.

70Que l'on songe seulement à ceci : les collections des musées, des bibliothèques et les fonds d'archives, en Allemagne, contiennent encore, à peu de choses près, la plupart des objets qui s'y trouvaient en 1939 ; or, entre temps, la majorité des villes allemandes ont été pour ainsi dire rayées de la carte, réduites en tas de cendres ; comment explique-t-on ce miracle ? sinon par le fait que, à peu près partout, se trouvaient en activité des conservateurs dévoués et énergiques ? cette épopée silencieuse a-t-elle été retracée quelque part ? j'ai l'impression qu'il n'en est même pas fait mention dans la plupart des instituts européens de formation des conservateurs...

71Bien entendu, si la situation est calme, un monument ou une bibliothèque fermés ne s'effondrent pas dans la semaine, ni même dans l'année. Le délai de dégradation irréversible est variable ; dans les conditions traditionnelles, on peut dire que ce délai est d'une trentaine d'années (ordre de grandeur), soit environ une génération. Passée cette limite, la remise en ordre devient elle-même problématique, parce qu'il n'y a plus de conservateurs, et que le savoir-faire lui-même est en grande partie perdu : situation exacte de la France à l'époque de la Restauration.

  • 42 KUBLER, George, The Shape of Time. Remarks on the history of things, New-Haven, 1962.

72Ces courtes allusions pour rappeler, à l'encontre de l'opinio communis, qu'il ne peut pas y avoir d'héritage culturel sans conservateurs et institutions de conservation ; et qu'en définitive, ce sont les choix des conservateurs qui ont pour résultat que certains objets sont préservés et d'autres non. Bien entendu, une multitude d'autres facteurs entrent en jeu, et d'abord, comme l'argumente George Kubler42, parce que certains objets ont été produits spécifiquement pour durer, remarque qui vaut tout autant pour les documents écrits. Mais qui, en fait, n'a qu'une portée limitée. Ce qui est « fait pour durer » ne dure par l'effet de sa nature qu'aussi longtemps que le rôle qui lui a été imparti à l'origine demeure d'actualité, ce qui correspond rarement à une durée indéfinie ; soit l'objet est, pour ainsi dire, « recyclé », et gagne alors une nouvelle espérance de vie, soit il entre, par un biais ou un autre, dans la catégorie prise en charge par une institution de conservation ; dans tout autre cas, il disparaît. Exemple concret : la plupart des ouvrages imprimés depuis le 15e siècle n'ont jamais été réimprimés ; ils ne survivent que parce qu'il y a des bibliothèques et des bibliothécaires ; la mince frange de ceux qui ont eu « du succès » ont été plus ou moins fréquemment réimprimés et rediffusés ; de ceux-là, on peut dire qu'ils ont une survie plus ou moins autonome, encore que, dans bien des cas, les réimpressions ne se soient pas succédé régulièrement, ce qui veut dire qu'en définitive la survie, là encore, a été conditionnée par le rôle des bibliothèques.

73Et l'on en vient à la seule question réelle : en définitive, pourquoi conserver ?

  • 43 Bien que tout historien l'ait lu, je rappelle ici que la plus magistrale évocation de cette évoluti (...)

74L'observation empirique permet de constater que, pour le dire de manière schématique, la capacité de conservation est à peu près proportionnelle au degré de développement d'une société. Jusqu'à présent du moins, les moyens matériels et humains consacrés à la conservation, au sens où nous en parlons ici, ont crû à la mesure de la croissance des capacités de production matérielle des sociétés. Et, si l'on veut bien y réfléchir un instant, il n'y a pas là grand mystère. Contrairement à ce qu'une vue naïvement matérialiste tendrait à laisser croire, l'augmentation des capacités de production n'est due que latéralement à l'accumulation matérielle, elle tient pour l'essentiel à l'augmentation des connaissances, des compétences pratiques et des savoir-faire et aux évolutions des structures de division du travail43. Toutes choses dont l'accumulation est infiniment plus longue et complexe qu'un entassement matériel, accumulation qui repose sur des mécanismes subtils de (re)structuration et de (re)diffusion continuels, qui eux-mêmes supposent la disponibilité, constamment améliorée, d'un stock croissant de connaissances, de savoirs de toute nature, et d'expériences aussi nombreuses et variées que possible. Une société de plus en plus développée est une société de plus en plus complexe, tissée de réseaux de plus en plus nombreux et enchevêtrés, et dont les équilibres nécessitent des mécanismes de plus en plus raffinés quant à leur conceptualisation et à leur mise en oeuvre. Ce qui veut dire que ce que l'on désigne sous le terme anodin de « connaissances » est incommensurablement plus étendu que ce que l'on entend en général par ce terme (dans le cadre, notamment, des examens scolaires). Par « connaissances », il faut entendre en fait la totalité des expériences humaines. Et c'est à propos de cela que l'on parle d'héritage, l'adjectif « culturel » étant là pour indiquer précisément qu'il s'agit de cette partie de l'héritage qu'il a été jugé nécessaire de préserver et de transmettre en raison de son sens et de sa qualité. Et c'est à partir des considérations qui précèdent que l'on peut tenter de rendre compte des critères susceptibles d'aider à choisir ce que l'on conserve et ce dont on se débarrasse.

75Il n'est pas inutile de se souvenir de temps à autre que la seule véritable différence entre la société humaine et toutes les autres sociétés animales est sa capacité à ordonner et à cumuler ses expériences. C'est à la fois ce qui fait que la société humaine est la seule à avoir une histoire, et à être capable de choisir les règles de fonctionnement qu'elle met en oeuvre, ces deux aspects étant indissociables : l'élaboration du futur humain dépend (et dépend de plus en plus étroitement) de la capacité des sociétés à saisir, conceptualiser, critiquer, ordonner, l'ensemble des connaissances qu'elles tirent de leurs expériences, c'est-à-dire de leur histoire. L'histoire est le contraire d'une distraction pour dilettantes, c'est le coeur même de l'aventure humaine : modifier, réélaborer l'organisation des idées et des connaissances sur le passé humain, sur l'évolution des civilisations est l'enjeu numéro un des tensions sociales et de la construction de l'avenir de nos sociétés.

76Les critères de choix ? Pour faire vite, on peut distinguer : l'ancienneté, la rareté, la portée, la qualité. A quoi il faut adjoindre des critères faisant intervenir des ensembles : soit l'échantillonnage raisonné, soit le choix préférentiel d'ensembles cohérents. On voit au premier coup d'oeil que l'utilisation ordonnée de ces divers critères suppose des connaissances vastes et diverses ; la rareté, comme la qualité, sont des jugements relatifs, on ne peut donc juger l'objet que l'on considère que pour autant 1. qu'on sache le reconnaître, 2. que l'on connaisse suffisamment l'ensemble des objets analogues, de manière à pouvoir déterminer la place relative de celui sur lequel on doit se prononcer. Mais aussi une solide capacité de raisonnement, car dans bien des cas, les divers critères ne concordent pas ; faut-il conserver un objet unique mais en très mauvais état ? peut-on alors faire intervenir la considération de la place qu'il nécessite par rapport à la place dont on dispose ? (ou est-ce un faux-fuyant ?)...

77Un cas comme celui-ci nous ramène enfin à notre point de départ : le conservateur le plus compétent du monde se trouve confronté en permanence à des questions insolubles. Parce qu'entre ce qu'il faut conserver de toute évidence et ce qu'on jette ou refuse sans hésiter, il se trouve une marge indécise beaucoup trop large. Raison pour laquelle il me semble indispensable d'introduire explicitement la notion de hiérarchie des objets. Notion corollaire de celle de seuil. Il existe une multitude de degrés entre les objets de tout premier plan et la camelote des brocantes. Le choix consiste à fixer le niveau du seuil, en essayant, dans toute la mesure du possible, d'éviter les considérations conjoncturelles (la « demande sociale », ou simplement la place disponible) et en privilégiant au contraire la valeur intrinsèque. Il est patent que cette direction n'est pas celle qu'empruntent les bureaucrates, en général bien plus sensibles à l'air du temps que préoccupés d'étudier les objets, et s'intéressant plus facilement à des critères quantitatifs imbéciles (combien de visiteurs) que de mettre en valeur et de rendre accessibles les parties les plus difficiles de leurs collections. On trouvera qu'Harry Potter a été plus demandé qu'Eschyle.

78Vous constatez, en regardant la fiche collée au revers de la couverture, que les Choéphores, dans l'édition d'Oxford, n'ont pas été demandées depuis 1967... allez-vous conclure sur la valeur d'Eschyle ? ou celle de vos lecteurs ? Or la plupart des textes médiévaux sont encore cent fois plus obscurs que les Choéphores. Il m'est arrivé à plusieurs reprises de sortir des rayons de la bibliothèque de l'École des Chartes des éditions de textes allemandes de la fin du 19e siècle qui n'avaient jamais été coupées. Voilà bien le signe d'une bonne bibliothèque. Le vrai modernisme, et l'avenir de l'héritage culturel, passent par une réflexion approfondie et permanente sur ce qui fait que les objets appartiennent à une hiérarchie étrangère aux pressions de la conjoncture, à l'opposé de toute dérive démagogique.

79Le fait que les objets doivent s'apprécier en fonction de leur valeur implique presque le troisième aspect d'une politique raisonnée de conservation : l'équilibre. Si, d'un point de vue logique, il arrive en troisième lieu, en pratique on y pense en premier dans la mesure où il s'agit de l'aspect qui a été le plus malmené au cours du dernier demi-siècle. Et aussi d'un point sur lequel les médiévistes sont fondés à faire savoir vertement leur vif mécontentement.

  • 44 Même de bons esprits ne se sont pas aperçus qu'il y avait là une confusion radicale et délétère : u (...)

80Comme on l'a rappelé un peu plus haut, les moyens consacrés à la conservation croissant plus ou moins en proportion de la croissance globale, du moins jusqu'à ces dix dernières années, la plupart des services ont vu, en général à partir de la fin des années 50, se développer rapidement leurs moyens : construction de nouveaux locaux, recrutement de personnel, budget en hausse. En France, avec la création d'un tout nouveau « ministère de la Culture » sous la houlette plus ou moins inspirée d'André Malraux, on a voulu voir grand, faire du neuf. Sans doute en croyant couper l'herbe sous le pied de l'extrême-gauche, on a créé des « maisons de la Culture », sans fonction définie, et lancé des politiques de « lecture publique » ; encore plus voyant et plus insensé : la Direction des Archives de France, sous la férule d'André Chamson, décida de construire, partout où on le pouvait, des « tours d'archives ». Moins tapageur, mais sans doute encore pire quant aux conséquences, on a décidé (comme, en fait, un peu partout en Europe) de commencer à engranger mécaniquement les papiers des administrations contemporaines ; des escouades de conservateurs se sont vus affectés à des tâches absurdes d'organisation de la collecte des vieux papiers des administrations centrales et des entreprises publiques44. Et comme on a trouvé quelques immenses hangars vides du côté de Fontainebleau, on a décidé d'y stocker cette marée informe (on classera quand on aura le temps...). On s'est mis à compter en dizaines de kilomètres linéaires de paperasse : du chiffre, du chiffre !

81Cet emballement brouillon et gaspilleur a gagné les provinces, et l'on s'est mis à ratisser à tours de bras, non seulement tous les papiers du 19e siècle (c'était déjà fait en général), mais ceux du 20e, la durée de conservation dans les « services producteurs » étant de plus en plus courte ; à présent, on récupère des cageots de CDRoms, dont on ne sait pas quoi faire ; tant pis, c'est moderne.

  • 45 En fait, on peut consulter : État des inventaires des archives départementales, communales et hospi (...)

82En soi, tout cela serait seulement comique si cela n'avait eu pour première conséquence de détourner les conservateurs et une bonne partie du personnel de leurs tâches propres, c'est-à-dire le traitement des archives historiques stricto sensu. Dans la majorité des cas, les dossiers du 19e siècle, même copieux, se présentaient encore de manière relativement ordonnée et maîtrisable : aussi longtemps que l'administration a travaillé exclusivement à la main, la quantité de papier noirci ne pouvait pas croître frénétiquement. Du coup, comme on s'est contenté d'un tri très peu sélectif, beaucoup de séries du 19e ont pu être traitées rapidement, par du personnel d'exécution. Mais les séries dites « anciennes », c'est-à-dire antérieures à 1789 (donc pas vraiment anciennes, ou seulement pour une faible partie) se sont trouvées pour ainsi dire « gelées » dans leur état de l'avant-guerre, quand ce n'est pas celui de 1914. Résultat : en France (mais c'est loin d'être une exception), on trouve sur les rayons des dépôts d'archives publiques des kilomètres linéaires d'archives antérieures à 1789 ni classées ni inventoriées ; comme personne ne sait ce qu'elles contiennent, personne ne risque de vouloir les consulter45. Et l'on est d'autant moins tenté d'y porter attention que, dans les universités, l'histoire contemporaine monopolise au bas mot 90% de l'intérêt des étudiants. Les seuls débats publics qui aient eu lieu concernaient la fameuse « ouverture » des archives contemporaines (entendez : postérieures à 1960), à l'occasion de quoi la Direction des Archives de France manifesta d'ailleurs un zèle bureaucratique, répressif et obscurantiste, tout à fait remarquable. Je n'ai pas entendu dire que la moindre réclamation ait été soulevée à propos d'archives inaccessibles des 15e-16e siècles. De ce côté, la demande sociale ne s'exprime pas par des fanfares. Mais est-ce que cela change si peu que ce soit le devoir d'état des conservateurs ?

83Et ce devoir, répétons-le, consiste à privilégier l'équilibre : équilibre entre les sujets, entre les zones, et en premier lieu entre les périodes. De toute manière, sans qu'il soit besoin de faire le moindre calcul, il est facile de s'apercevoir que la quantité d'archives contemporaines d'ores et déjà accessibles est incommensurable par rapport à ce qui pourra être vu, ne serait-ce qu'une fois, par des armées d'étudiants et de chercheurs, travaillant pendant des siècles. On a bien solvente accumulé, pour la seule période 1940-1980 (dates larges) plus de papier que pour toutes les périodes précédentes. Résorber cette marée noire risque de coûter très cher pour un bénéfice minime, et avec des « dégâts collatéraux » considérables : tout cet argent et tout ce travail auront été retirés à d'autres fonds les méritant bien davantage. On devrait faire attention ; c'est une illusion de croire que l'arrivée de l'électronique diminue la quantité de papier produite dans les administrations : les imprimantes tournent à plein rendement, le même document est reproduit et diffusé à des dizaines d'exemplaires, et il est presque impossible de repérer les doublons ainsi dispersés ; et la saturation des dépôts, ou même une politique d'enmagasinement bien plus restrictive ne suffiront pas à rétablir l'équilibre. L'obsession quantitativiste hante toujours les rapports annuels des services d'archives.

  • 46 Il faudrait aborder ici une question en apparence technique, mais qui permet à certains d'énoncer d (...)

84Ce problème de l'invasion du « contemporain » se présente différemment dans les musées et dans les bibliothèques, mais avec des résultats tout aussi alarmants. Dans les musées, c'est l'injonction administrative d'avoir à s'occuper de ce qu'on appelle « l'art contemporain » qui n'engendre rien d'autre que des perturbations. Les experts (grassement payés) ayant certifié que tel peintre est une « valeur sûre », les amateurs (spéculateurs fortunés) acquièrent ses oeuvres ; mais cette affaire privée n'a pas bonne conscience : si c'est un grand peintre, il faut que l'on puisse voir ses toiles dans des musées, sinon quelque chose cloche. Les responsables politiques et les administrations centrales se mettent donc de la partie, pour que le « circuit de l'art » puisse fonctionner (ils le disent en toutes lettres). Du côté des bâtiments, la situation est encore pire, car les sommes et les enjeux sont infiniment plus élevés. Dans la plupart des pays d'Europe, on a pris l'habitude de « classer » des édifices contemporains, ce qui permet à des architectes bien en cour et à leur séides de vendre leurs projets à des tarifs astronomiques ; ces bâtiments sont souvent mal construits, les modes sont éphémères, et ces édifices encombrants perturbent le paysage urbain. Quant à savoir si ces opérations ont un lien quelconque avec la spéculation immobilière, c'est une question... très obscure. Dans le même temps, je peux vous fournir, s'agissant du département que je connais un peu, une liste d'une vingtaine d'églises romanes servant actuellement de grange, de fenil, d'atelier ou de logements ; forcément plus ou moins méconnaissables, mais où l'on peut trouver, en examinant de près, outre la structure elle-même, des morceaux de sculpture ou de peinture médiévales. « Que voulez-vous, Monsieur, dans notre département, nous avons déjà trop d'églises romanes ! »46

85Les bibliothécaires ont procédé avec une grande discrétion. Le public en général, et les enseignants et chercheurs eux-mêmes, ignorent ce que signifie le terme « désherbage » et accueillent en général l'explication avec une incrédulité choquée. Comme j'ai commencé depuis quelques années à acheter des livres d'occasion sur internet, il m'est arrivé par deux fois de recevoir des volumes tout droit tirés d'une bibliothèque universitaire, en l'occurrence Montréal et Cambridge.

86Personne n'avait même pris la peine de retirer les cotes et les étiquettes, à côté du tampon « WITHDRAWN » ou « ÉLAGAGE ». Pièces à conviction qui évitent de prolonger les explications. Qu'une bibliothèque de quartier ou d'entreprise renouvelle périodiquement son stock, pourquoi pas. Que des bibliothèques universitaires prestigieuses en fassent autant, voilà qui me perturbe. Je connais bien le raisonnement : 1. la taille de nos rayonnages est limitée, on ne peut compter sur aucune extension ; 2. il faut bien se procurer les ouvrages récents, que tout le monde réclame ; 3. de toute manière, les ouvrages que nous revendons existent dans d'autres bibliothèques. Il me semble que c'est la première fois, au moins depuis plusieurs siècles, que des conservateurs travaillant dans de très grandes institutions d'enseignement et de recherche adoptent une telle procédure, qui constitue une négation en acte de l'idée d'accumulation du savoir. Or les ouvrages dont je parlais à l'instant n'ont rien à voir avec des ouvrages d'actualité ou des manuels pratiques, et je n'ai pas l'impression que les universités canadiennes ou anglaises soient au bord de la faillite. Et je note par ailleurs que cette manière de faire, qui s'est généralisée, est demeurée excessivement discrète et n'a jamais donné lieu à débat public. J'ignore selon quels critères ont été éliminés les ouvrages savants d'excellente qualité que je me suis ainsi procurés. Quels qu'ils soient, ces critères me semblent contestables et témoignent d'une forme de dislocation des principes fondamentaux de la conservation des collections publiques. Je ne peux pas admettre que des conservateurs, responsables de collections publiques savantes, acceptent, sans broncher et en silence, d'agir à l'inverse de ce qui fait le sens réel de leur métier. On ne leur a pas mis une mitraillette sur le ventre ! L'arithmétique suffit pour le comprendre : l'héritage culturel ne cesse de croître ; mais le nombre des lecteurs, lui, croît bien plus lentement ; dès lors le « taux de consultation » baisse inéluctablement. C'est aux conservateurs, qui devraient être les premiers à saisir la logique de cette évolution, qu'il appartient d'imaginer les politiques permettant la poursuite indispensable de cette accumulation indéfinie. Tout en évitant les dérives incontrôlées et la destruction des équilibres fondamentaux.

87Déterminer des seuils, comprendre et assurer des équilibres : le métier de conservateur est à l'opposé de l'habitus bureaucratique, du petit emploi peinard ; les conservateurs sont confrontés à des évolutions imprévisibles, parfois positives, souvent ambiguës ou nocives ; le maintien de repères stables et raisonnés est une affaire qui réclame clairvoyance, capacite d'abstraction et capacité de s'opposer aux fluctuations ; mais ces repères sont nécessaires à la bonne marche d'une société de plus en plus complexe, a fortiori quand elle se veut démocratique : la réflexion sur les principes de la politique de conservation, qui concerne au premier chef les historiens (toutes catégories confondues), doit en définitive être l'affaire de tous les citoyens (éclairés), car elle conditionne l'avenir même de la cité.

IV Refondation-2 : un nouveau système technique pour la réflexion historique

88L'idée de refondation intellectuelle de la recherche historique repose d'abord sur deux observations : celle de l'épuisement, qui tourne à la déroute, des cadres anciens en usage, et celle de l'apparition d'une série d'éléments nouveaux, porteurs potentiels de cette indispensable restructuration.

  • 47 Depuis un siècle, les tentatives pour élaborer des méthodes nouvelles de lecture des textes anciens (...)

89Je reviens seulement en deux mots sur la caractérisation de la débâcle actuelle. Au niveau élémentaire, c'est la croyance insubmersible dans la possibilité (souvent même présentée comme une nécessité !) de la traduction des mots et des textes médiévaux. Dès que l'on procède à une enquête soignée, la conclusion est éclatante : c'est une lubie, et une lubie dangereuse. Il n'existe pas, et ne peut pas exister, d'équivalent convenable des termes médiévaux, sinon des plus simples, et cela même reste à prouver. Chaque recherche ponctuelle aboutit à une conclusion du même genre : la notion que recouvre le terme utilisé comme « traduction » recouvre une partie du sens du terme médiéval, mais le décalage est le plus solvente considérable : il y a, dans le mot actuel, une grande quantité d'éléments (allusions, relations, implications) complètement étrangère au terme médiéval, et réciproquement, on trouve, dans l'emploi médiéval, une masse de relations qui ne sont pas dans la « traduction » et qui ne peuvent apparaître qu'au travers d'une glose plus ou moins développée. La conséquence essentielle, peu perçue, est une affaire qui relève (abstraitement) du calcul élémentaire des probabilités : si le recouvrement partiel, pour chaque mot, est de l'ordre disons de 1/2, dès que l'on affaire à une phrase, le recouvrement tend vers zéro, puisqu'il suffit que le « centre de gravité sémantique » d'un seul des mots de la phrase médiévale « tombe » en dehors du périmètre sémantique du mot censé le « traduire » pour que la signification de toute la phrase, prétendument « traduite », devienne complètement incompréhensible, ou, pire encore, débouche sur un joli contresens. A fortiori si c'est le cas pour deux, trois mots ou davantage ; on se retrouve alors dans le n'importe-quoi le plus burlesque, les confusions les plus extravagantes. Et cela concerne tous les genres de textes, sans exception, de la charte rustique au grand traité de théologie. Toute la sémantique et toute la lexicographie sont à reconstruire de fond en comble47, il faut réinventer les objectifs et élaborer de nouvelles méthodes.

  • 48 La critique de l'emploi de ce genre de notion liée à une période et indûment projetée sur l'ensembl (...)

90A un niveau un peu plus élevé, on doit considérer ce que j'appelle les « macroconcepts », les mots qui nous servente à pointer des catégories, que ce soient des catégories abstraites générales, du genre économie, institutions, art,.. ou plus précises, comme ville, paysan, château,.. Dans tous les cas, ces macroconcepts induisent un découpage, des jeux de distinctions, qui se combinent à des hiérarchies, des oppositions, des inclusions,.. Il est facile de comprendre que, à toutes les échelles, ces découpages sont incertains et dangereux, parce que tous plus ou moins anachroniques. Le plus manifestement catastrophique réside bien sûr à l'échelle supérieure, lorsqu'on parle, comme si cela allait de soi, de « religion » ou de « droit » ou d'« économie » médiévale. Les découpages ainsi opérés sont tous fallacieux, et produisent des sujets d'étude et d'observation irréels et incohérents48. Une histoire-fiction.

  • 49 Dans ce domaine non plus, on n'observe pas le trop-plein. La grande entreprise allemande des Geschi (...)

91Dans les deux cas précédents, une attention concentrée au vocabulaire49 permet déjà, pour le moins, de se méfier et, avec un peu de chance, de repérer de nombreux pièges. Mais il y a pire, c'est-à-dire bien moins visible. Sans traduire quoi que ce soit, en restant au plus près des documents, il est immédiat de produire un tableau absurde. Tout simplement en bouleversant les proportions. Ce que beaucoup ont fait en parfaite bonne foi, d'autres en ajustant sciemment les citations aux besoins de leur cause. Toute réalité sociale est multiforme et plus ou moins hétérogène ; les biologistes ont établi ce qu'un calcul élémentaire montre en une fraction de seconde : il n'existe pas, dans l'humanité, deux individus identiques ; en combinant des éléments simples peu nombreux, on aboutit aussitôt à un nombre de combinaisons qui dépasse l'entendement. Si bien qu'à toute occasion, on trouve dans les documents des « cas » erratiques, ou tout au moins extrêmes, très à l'écart des caractères et des valeurs les plus ordinaires. Il suffit d'en aligner quelques-uns, et de réduire les cas ordinaires à la portion congrue, pour donner de n'importe quel ensemble social une image inverse de sa réalité. On peut ainsi « démontrer » n'importe quoi, ce que d'ailleurs les apologètes de tous poils ne se privent pas de faire à tour de bras. Mais il en va ici un peu comme pour les mots et les phrases. Si, dans le cours d'une description, ce genre d'opération est répété plusieurs fois, le résultat devient ébouriffant. On aboutit ainsi à un cas de figure en réalité très fréquent dans la « littérature » : un tableau constitué uniquement d'objets tout à fait exacts, et reproduits sans biais, mais donnant une vue d'ensemble purement fantasmatique. On saisit sans peine que le seul remède, qui pourrait bien ressembler à une potion amère pour beaucoup d'historiens, réside dans une approche utilisant systématiquement les modes de pensée de la statistique (et parfois les méthodes, mais ce n'est pas l'essentiel). C'est la seule voie connue si l'on souhaite distinguer en chaque circonstance, devant n'importe quel document et n'importe quelle réalité sociale, ce qui est le principal, ce qui est accessoire, et ce qui n'est qu'exception.

92Terminons cette revue trop rapide en soulignant seulement que ces divers biais se retrouvent partout dans l'histoire-sacralisation. Comme d'ailleurs ils étaient au fondement de cette variante longtemps stigmatisée sous les épithètes d'histoire « positiviste » ou « événementielle ». Au total, on comprend surtout pourquoi l'heure n'est plus aux rafistolages, aux colmatages, encore moins à n'importe quel « retour » à une prétendue pureté originelle de l'érudition. Mais a-t-on les moyens de faire autre chose ?

  • 50 Jean Wirth.
  • 51 Toute science progresse par une combinaison d'accumulation et de rectification ; la majorité des hi (...)
  • 52 CONDORCET, Jean Antoine Nicolas de Caritat de, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’es (...)

93Un excellent ami50, à qui j'exposai la nécessité d'éliminer les présupposés trompeurs, m'objecta à peu près : « tu trouveras tellement de présupposés que tu ne pourras jamais tous les éliminer, c'est une entreprise d'avance vouée à l'échec ». Prise au pied de la lettre, l'objection est imparable. Mais elle comporte elle-même un présupposé qui biaise tout : biais qui s'exprime par l'usage de l'adjectif « tous » ; entreprendre d'éliminer les présupposés n'implique en aucune façon que l'on prétende les éliminer « tous » par je ne sais quelle opération magique. Toute science procède par mouvements progressifs. Il faut commencer. Les plus grands savants ont commis des bévues, parfois grossières. La sagesse populaire sait bien que la seule manière de ne jamais commettre la moindre erreur est de ne rien faire. Mais lorsque des erreurs ont été identifiées, il appartient au chercheur, quoi qu'il lui en coûte, de s'employer à les rectifier51. Quelle que soit l'espérance de succès et même si ces erreurs ont été validées par l'opinio communis. Et je dirais volontiers : même si ces erreurs apparaissent comme nécessaires à l'ordre social et au bon fonctionnement des institutions ; ce qui était le cas, on s'en souvient, du géocentrisme au 16e siècle et le resta encore longtemps par la suite. Sans doute est-ce pour cela que les représentants de l'histoire-réflexion ont été si peu nombreux. Ce sont eux, pourtant, qui ont apporté la plus grande contribution aux progrès de la pensée52.

94Cette perspective de refondation est-elle irréaliste ? Quelques observations autorisent peut-être un optimisme modéré. La ruine de la dynamique de la recherche historique en général tend à se conjuguer au sentiment de crise sociale qui traverse toute la société occidentale. Serait-ce suffisant pour provoquer un sursaut chez certains, parmi ceux qui ont déjà eu le temps de faire le tour de la situation ou peut-être encore davantage chez quelques ingredientes ?

  • 53 Soulignons tout de même au passage que ce développement n'est pas sans heurts ni contradictions, en (...)

95D'un autre côté, et, là, il s'agit d'une évolution n'ayant apparemment aucun rapport avec la conjoncture scientifique, les dix ou quinze dernières années ont vu l'apparition d'outils complètement inédits, qui ouvrent des possibilités pratiques surprenantes. L'invasion de l'électronique bouleverse divers mécanismes sociaux, et chacun voit bien que ce processus n'en est qu'à ses débuts. Les outils et les mécanismes de saisie, de stockage, de manipulation et de diffusion de ce que l'on englobe à présent sous le terme douteux d'« information » sont parvenus, en un laps de temps d'une brièveté extrême à l'échelle historique, à un degré d'efficacité inouï. Les outils électroniques de reproduction des images et du son sont maintenant des produits de grande consommation. La diffusion par internet de tout et rien, images, sons, cinéma et télévision, textes, documents de toute nature, courrier, livres, nouvelles, humeurs même, tend à modifier d'entières structures sociales, et l'on n'a encore rien vu53. En ce qui nous concerne, il semble de plus en plus difficile de douter que tous les mécanismes de production et de diffusion des savoirs vont entrer dans une ère radicalement nouvelle.

96D'ores et déjà, dès que l'on cherche un renseignement, de n'importe quel ordre, le recours à internet est devenu le premier réflexe. Et pour les historiens ? On peut au moins retenir trois aspects. Le plus aisément perceptible est la facilite avec laquelle on peut aujourd'hui reproduire et numériser des imprimés, et plus encore photographier des documents écrits, des objets et des monuments ; facilité qui signifie aussi coûts très faibles, qui incitent à utiliser systématiquement cette possibilité. La majorité des services de conservation ont d'abord hésité sur la conduite à tenir mais, dans l'ensemble, la tendance actuelle est au laisser-faire. En France, la plupart des services d'archives laissent les lecteurs photographier les documents, la Bibliothèque Nationale a fini par s'orienter dans cette direction, même dans les départements traditionnels, comme les Manuscrits et les Estampes. La situation dans les musées et les monuments historiques demeure, elle, três contrastée, mais de très nombreuses institutions ont aussi adopté le laisser-faire. De ce premier aspect dérive le second, qui en est en quelque sorte la face institutionnelle : les progrès massifs de l'« open access » ; concrètement : de plus en plus de services publics numérisent eux-mêmes des éléments de leurs fonds et collections, et placent les fichiers en libre accès sur un site internet. Des initiatives d'associations et même de particuliers fleurissent. Du coup, on peut consulter des documents situés aux quatre coins de l'Europe, que l'on n'aurait sûrement pas vus si un déplacement physique avait été nécessaire. De cette manière notamment, on dispose à présent d'une quantité stupéfiante de miniatures médiévales et de photographies d'objets et de bâtiments, mais aussi de textes de plus en plus variés et nombreux. Enfin, troisième aspect, sans doute le plus important quoique le moins spectaculaire, l'existence de tous ces fichiers numériques permet des « traitements » de plus en plus complexes et sophistiqués, impensables dans le cadre d'un travail traditionnel avec des ouvrages imprimés et des fiches en papier. La difficulté ici tient au fait que ces « traitements » sont, pour la plupart, à inventer, et que, de ce côté, les progrès sont, au contraire, d'une regrettable lenteur. On se retrouve ainsi, pour le moment, avec des masses inouïes de documents que l'on ne sait pas traiter ; le décalage entre l'ensemble des matériaux bruts disponibles et celui des connaissances nouvelles que l'on en tire ne cesse de croître.

  • 54 J'emploie ces mots en référence directe et explicite aux réflexions fondatrices de Bertrand Gille ( (...)

97Il me semble qu'en réponse à tous ces défis, et en tenant compte des possibilités nouvelles, on peut se donner comme objectif de constituer un nouveau « système technique »54 de l'historien. C'est-à-dire de mettre en congruence des perspectives abstraites reconstruites, des documents revisités, et des outils inédits de manipulation et de traitement.

98La question-clé, à mes yeux, réside dans les difficultés de la reconstruction abstraite. Car la volonté de refondation intégrale, qui apparaît comme une nécessité logique, n'est pas concevable en pratique. Il faut donc ruser avec les contraentes et imaginer une stratégie qui permette d'entreprendre cette reconstruction en se servant malgré tout de notions, voire d'outils, dont on sait qu'ils sont dangereux et qu'il faudra les remplacer dès que possible. Il me semble, pour employer une expression imagée, qu'il faut commencer à la fois par les deux bouts, c'est-à-dire d'un côté au plan le plus abstrait d'une réflexion critique sur les concepts, et de l'autre en se saisissant d'ensembles documentaires à l'aide de méthodes neuves capables de mettre en évidence des systèmes de relations purement formels, sinon indemnes, en tout cas non déterminés par des présupposés inadéquats. Un va-et-vient entre ces deux aspects est peut-être le moyen de franchir les zones périlleuses de la première mise en place de ce nouveau système.

99La réflexion sur les concepts a toujours été tenue en suspicion, pour ne pas dire plus, dans les milieux historiens. Comme si l'on pouvait seulement lire un texte sans concepts dans la tête. C'est le dogme fondateur de la « méthode positiviste » : je prends les documents « tels qu'ils sont », et un simple collage me donne la réalité « telle qu'elle fut ». Ce qui écarte toute interrogation sur le découpage des citations et sur tous les choix nécessaires à une présentation compréhensible, aussi bien que toute question sur les traductions, comme s'il existait une correspondance biunivoque entre chaque lexème médiéval et un mot actuel. Ce qui constitue une grossière tricherie. Il faut reconnaître que les érudits du 19e siècle n'avaient peut-être pas vraiment le choix, la priorité allait sans discussion aux travaux de base sans lesquels, tout simplement, l'essentiel des documents restaient inaccessibles.

  • 55 Le plus célèbre (en France du moins) est Bruno Latour (1947-), qui tente de réduire, de diverses ma (...)
  • 56 Si l'interférence se prolonge, c'est manifestement qu'une partie des professionnels croient y avoir (...)

100Une première critique a été entreprise entre les deux guerres, critique qui, en France du moins, est restée largement attachée au nom de Lucien Febvre et à son mot d'ordre d'« histoire-problème ». Là encore, on doit reconnaître que cela constituait une avancée importante : Febvre avait tout à fait raison de rejeter l'idée d'une transparence des documents et la notion de « problème » permettait de faire apparaître le caractère construit de toute re-construction historique. Mais la solution proposée restait des plus vagues, et pouvait finalement même servir à justifier l'interprétation subjective, sinon partisane. Febvre ne s'est pas donné trop de peine pour réfléchir à une question bien plus générale, dont les difficultés des historiens ne sont qu'un aspect particulier : celle de l'autonomie de la science et de ses rapports avec les déterminants sociaux de toute activité rationnelle. Disons le nettement : aujourd'hui encore, des « spécialistes » célèbres continuent de tenir, en matière d'histoire et de sociologie des sciences, des discours bancals et inconsistants55, sans que les chercheurs eux-mêmes se soucient de les interrompre. Voyons : il n'est pas nécessaire de procéder à une enquête infinie pour établir de longues listes de cas, dans lesquels des « scientifiques » ont fait preuve d'opportunisme, se sont livrés à des compromis malsains, ont fait passer leur « carrière » devant tout autre considération, et choisi pour cela la ligne de plus grande pente de la « demande sociale ». Demande sociale qui n'est sans doute qu'un autre nom, moins brillant, de ce dont parlait Febvre lorsqu'il évoquait « l'histoire, fille de son temps ». En l'occurrence, l'erreur grave, très grave, de Febvre consistait à considérer cette dérive comme une véritable norme plus même que comme une contrainte. N'épiloguons pas sur ce point, il nous faut aujourd'hui rappeler seulement qu'il n'y a de connaissance scientifique que dans l'exacte mesure où cette connaissance échappe aux déterminants sociaux, ce qui arrive malgré tout fréquemment. Et s'il est vrai que l'histoire n'est pas parmi les disciplines les plus avancées à cet égard, elle est cependant loin d'être au point zéro. Comme dans la plupart des « sciences humaines », la difficulté tient en grande partie à l'interférence incontrôlée entre les professionnels et le « grand public », lequel, contrairement à ce qui se passe pour les sciences de la nature, n'est pas disposé à admettre son incompétence, ce qui favorise, dans le milieu professionnel lui-même, une série de dérives très difficiles à contenir : dès que la discussion déborde le milieu des pairs, il ne peut plus s'agir d'une discussion scientifique56. Mais il arrive pourtant que la discussion respecte bien les règles fondamentales de la pratique scientifique, auquel cas il est déraisonnable de ne pas reconnaître qu'il s'agit bien de science.

  • 57 La construction la plus célèbre et la mieux étayée demeure celle d'encellulement ; on peut cependan (...)

101La tâche actuelle consiste donc, comme on l'a dit plus haut, à entreprendre de se dégager des présupposés les plus fallacieux, ce qui nécessite une réflexion et une discussion abstraites. Montrer assez en détail pourquoi telle ou telle notion doit être proscrite, et comment construire les concepts nécessaires à l'appréhension adéquate des réalités sociales de l'époque étudiée, voilà l'objectif. Depuis une trentaine d'années, quelques avancées ont eu lieu57, sur lesquelles on peut prendre modèle. Du reste, on constate qu'une partie au moins de ces concepts nouveaux, le plus souvent mal accueillis, sont maintenant en passe d'être couramment utilisés. L'idée, dans son principe, n'est pas très compliquée : il s'agit de repérer et de définir un ensemble de relations récurrent, relativement stable, et dont on peut montrer la logique interne ; une telle observation revient à constater l'existence d'un objet qui mérite d'être désigné nommément, il suffit alors de trouver un terme approprié. Comme on l'a dit plus haut, ce genre de repérage suppose un minimum d'esprit d'abstraction, sans lequel des situations présentant de fortes analogies structurelles ne seront pas perçues. Pour une raison simple, sur laquelle on n'insistera jamais assez : des relations ne se voient pas ! or une structure sociale n'est rien d'autre qu'un ensemble articulé de relations. Dans la vie courante, on désigne essentiellement des objets concrets, et les relations abstraites qui, seules, leur donnent leur sens, restent presque toujours implicites. Elles n'en demeurent pas moins la réalité principale, et c'est pourquoi il n'est pas pire méthode que d'utiliser sans réflexion les termes de désignation des objets concrets actuels pour désigner les objets médiévaux : on importe les relations et le sens actuels, et l'on s'interdit de comprendre quoi que ce soit.

  • 58 La question de la comparaison est bien plus compliquée que ce qu'on suppose ordinairement. Marc Blo (...)

102A l'autre bout, l'approche complémentaire consiste à considérer des ensembles d'objets « parents » ou « voisins », pour tenter de saisir des éléments de sens par une comparaison méthodique58. Ce que les historiens appellent ordinairement des « corpus ». Cette perspective repose sur deux idées. D'une part, l'observation qu'une partie considérable, solvente essentielle, du sens d'un objet peut se lire au travers de l'ensemble des différences et des analogies qu'il entretient avec des éléments « proches ». Produire, fabriquer d'une manière ou d'une autre un objet (de tout type, une table comme un poème), revient en général à re-produire un modèle, c'est-à-dire en quelque sorte l'idée « moyenne » que le producteur se fait du type d'objet qu'il s'apprête à fabriquer. Mais en en variant, dans telle ou telle direction telle ou telle caractéristique. Variation qui peut être simplement casuelle, résulter de la présence ou de l'absence d'un matériau ou d'un outil, mais qui peut aussi être volontaire, c'est-à-dire que le producteur ait cherché à produire tel ou tel écart par rapport à ce modèle. L'écart d'un seul objet ne signifie presque rien, mais lorsqu'on constate, dans un ensemble d'objets, que, sous un certain angle, la population se répartit en deux groupes assez bien séparés, on a fait une observation importante : cela signifie que les producteurs ont mis en oeuvre deux idées distinctes de l'objet à fabriquer. Il reste bien entendu à essayer de comprendre ce que peut signifier cet écart, mais on tient un élément de signification qui ne dépend d'aucun présupposé. Ce qui est justement l'objectif que l'on s'est fixé ! Dans la pratique, il s'agira le plus souvent de caractères combinés, et les écarts seront variables, parfois tranchés, parfois très graduels. Mais le principe ne change pas.

103Dans cette perspective, la difficulté principale tient à la nécessité de trouver les moyens d'opérer une description formalisée qui ne dépende que de présupposés vraiment élémentaires et contrôlables, et que cette description puisse ainsi sans peine être reproduite identique par tout observateur. Diverses expériences ont déjà eu lieu, qui ont abouti à des résultats très substantiels. Au point où l'on en est, il importe d'exposer en détail ces expériences, en essayant de mettre en évidence quelques règles empiriques susceptibles de faciliter la mise en route des travaux à venir. Certains objets se laissent en fait assez facilement décrire au travers d'une grille bien formalisée ; pour d'autres au contraire, on se heurte à des variations entre lesquelles on ne repère pas de jeu de gradation ou d'opposition et l'on n'arrive pas à définir de catégories claires. Par ailleurs, la délimitation d'un ensemble est une étape très délicate : on risque autant de mélanger des populations hétérogènes, que de ne saisir qu'un fragment incohérent. Saisir l'ensemble au travers duquel apparaîtront des relations réelles et compréhensibles est un problème sans solution simple établie. Il faut cependant souligner, en contrepartie, que les techniques de l'électronique offrent, dans ce domaine, des possibilités étonnantes, et que des logiciels capables d'appliquer des méthodes de ce genre existent et sont tout à fait fonctionnels. On peut même, dans certaines conditions, et avec un peu d'habitude, parvenir à réaliser des graphiques sur lesquels on voit les relations dont j'écrivais quelques lignes plus haut que l'on ne peut pas les voir !

104Dans le présent cadre, ces considérations ne peuvent être que des allusions, on ne peut que souhaiter voir paraître le manuel de statistiques pour historiens qui exposerait commodément la situation actuelle de l'ensemble des nouvelles techniques numériques. On doit souligner seulement deux ou trois points qui ont, jusqu'ici, échappé à beaucoup d'historiens. D'abord que les difficultés pratiques d'usage des statistiques sont bien plus limitées que ce que s'imaginent la plupart de ceux qui ne savent pas de quoi il s'agit. Il est bien plus difficile d'apprendre à lire couramment le latin qu'à se familiariser avec les techniques statistiques : quiconque peut faire l'un peut aussi faire l'autre, au prix d'un effort que l'on peut exiger de n'importe quel étudiant. La soi-disant « peur des maths » est un flatus vocis qui ne peut pas être pris au sérieux, parce qu'il trahit la paresse intellectuelle contente d'elle-même. Il est indéniable que, jusqu'au début des années 80, l'utilisation concrète de ces techniques était à peu près impossible en dehors de quelques institutions spécialisées disposant de matériels et de personnels appropriés. Mais voilà maintenant plus de vingt-cinq ans que cela n'est plus vrai : des machines de plus en plus petites, mais aux capacités de calcul croissantes, sont disponibles à des prix qui les rendent accessibles au premier venu, étudiant compris. Des logiciels libres (open source et gratuits) sont disponibles, qui effectuent tous les calculs et toutes les manipulations possibles et imaginables. En face de cette évolution, l'inertie des historiens professionnels est ahurissante et injustifiable.

105Il faut mettre les mains dans le cambouis ! On est, à peu de choses près, en phase initiale. Alors, de quel côté se tourner ? Il est indispensable de solder l'héritage détestable de l'« histoire quantitative », qui était partie sur des pistes qui ne mènent nulle part. Et en particulier de rejeter une fois pour toutes l'idée controuvée qu'il y aurait des objets se prêtant aux statistiques (et que les statistiques permettraient donc de décortiquer entièrement) et d'autres ne s'y prêtant pas. Il faut au contraire bien comprendre que tous les aspects de la vie sociale, donc de l'histoire, sont justiciables de traitements statistiques : parce qu'il n'existe aucun phénomène social qui ne comporte ni grandeur, ni intensité, ni fréquence, ni importance relative. L'un ou l'autre de ces aspects se trouve partout, sans aucune exception, quelques secondes de réflexion suffisent pour s'en apercevoir. En revanche, il est sans exemple qu'un phénomène social se réduise à un ou plusieurs de ces aspects : en aucun cas le traitement numérique ne peut prétendre suffire à l'analyse (ainsi que l'ont pourtant affirmé, contre toute évidence, les « quantitativistes »). Autrement dit : le traitement statistique doit être constant et appliqué à tous les objets, mais ne représente jamais qu'un aspect de l'analyse, et d'ailleurs n'est qu'une aide à l'interprétation, en aucun cas quoi que ce soit que l'on pourrait définir comme une « preuve ». Les traitements statistiques permettent des observations totalement impossibles par d'autres moyens, mais rien de plus que des observations, qui nécessitent une réflexion historique au sens habituel.

  • 59 L'utilisation des méthodes (récentes) de la statistique spatiale par les géographes n'a pas encore (...)
  • 60 CIBOIS, Philippe, L'analyse des données en sociologie, Paris, 1984.
  • 61 On ne peut que déplorer l'absence de tout ouvrage de synthèse utilisable sur le TAL ou la « linguis (...)
  • 62 De ce point de vue non plus il n'existe pas de présentation synthétique satisfaisante ; on trouve c (...)

106Mais alors, où chercher l'inspiration ? Je vois au moins trois possibilités : la géographie, la sociologie, la linguistique. Les géographes ont mis au point et utilisent des méthodes très efficaces d'analyse des phénomènes spatiaux59 ; elles demandent seulement à être prises en main ; au reste, d'autres disciplines emploient ces mêmes techniques, par exemple la bio-écologie, qui travaille constamment sur des données réparties dans le temps et l'espace, ce qui est aussi le cas des historiens. Du côté de la sociologie, il s'agit des méthodes de traitement des « grandes enquêtes », notamment des tristissimes « sondages d'opinion » ; si contestables que soient les objets, des méthodes numériques très remarquables ont été élaborées60, qui ne demandent qu'à être utilisées sur des corpus historiques. La linguistique de stricte observance ne fait aucun calcul, mais les multiples formes de la linguistique appliquée en font beaucoup, en particulier ce qu'on appelle le TAL (traitement automatique des langues) ; dans ce cas, l'explosion de la quantité de textes numériques disponibles sur internet, et la nécessité pratique où l'on se trouve de procéder pour le moins à des repérages automatiques, a suscité une « demande » d'une extrême intensité, qui a entraîné des recherches pratiques très actives, d'où sont sorties, et sortent encore, de grandes quantités de résultats ; il vaut vraiment la peine d'essayer de se repérer dans cette prolifération indescriptible61, parce qu'en définitive on n'échappe pas à une réalité massive : l'essentiel des traces du passé sur lesquelles portent les observations des historiens sont des textes. Et qu'à l'inverse de ce que laisse croire le « bon sens », les textes anciens sont encore bien plus opaques que les objets, et ne peuvent laisser apparaître leur sens intrinsèque qu'au terme de travaux d'analyse et de reconstruction, complexes et laborieux. Ceci par exemple, praetereundo : une des périodes du Moyen Age qui passe pour une des plus obscures, sinon la plus obscure, est celle que l'on désigne vulgairement sous le terme d'époque mérovingienne ; la simple considération extérieure des rayons sur lesquels sont entreposés les volumes des Monumenta Germaniae Historica consacrés à cette période suffit pour s'apercevoir de la masse des textes disponibles ; textes que três peu d'historiens tentent de lire, parce qu'ils ont la réputation d'être incompréhensibles. Qu'attend-on ? il n'y a aucun objet qui nécessite plus de manipulations statistiques qu'un texte62.

107On ne saurait terminer ces brèves considérations sur les méthodes statistiques sans rappeler et souligner une fois de plus que l'essentiel est dans la démarche et pas dans les calculs. Désormais, les machines font tous les calculs en une fraction de seconde. Mais le choix du périmètre d'un corpus, l'analyse des objets, la formalisation de la grille de lecture, le choix des méthodes à employer, l'interprétation des résultats numériques, tout cela, c'est-à-dire l'essentiel, relève des principes généraux de la démarche scientifique : il faut l'expérience, l'imagination, la capacité d'abstraction, la lucidité, la patience, toutes qualités que l'on attend d'un chercheur, quel que soit son domaine et qui, de fait, ne se trouvent pas toujours réunies.

108Et cette dernière remarque nous ramène à notre point de départ : l'idée d'attaquer par les deux bouts. On voit bien, dès que l'on regarde de près, que les qualités requises dans les deux cas sont les mêmes. La démarche historique traditionnelle se tient trop souvent dans un entre-deux flasque, ni abstrait ni concret, ce qui fait le « littéraire » dans l'acception la plus péjorative du terme. Refonder la démarche historique implique au contraire que l'on ravive les distinctions, que l'on affûte les arrêtes, que l'on teste la solidité des pièces : on ne construit qu'avec des pièces ayant une forme précise, et dont les ajustements tiennent. Mais on ne construit pas en entassant des pièces au gré de l'inspiration et de l'humeur du moment ; les grandes constructions réclament des connaissances solides sur les propriétés des matériaux, sur ce qui va tenir et ce qui va s'effondrer ; et ces connaissances s'appliquent à la structure d'ensemble : un grand édifice n'est pas l'empilement ou la juxtaposition d'éléments plus ou moins autonomes, produits par autant de « spécialistes ». Il faut combiner l'attention aux détails des matériaux et la capacité à organiser une grande structure qui tienne.

109La métaphore a ses limites. Retenons surtout ceci : il se trouve une remarquable congruence entre l'objectif de reconstruction des macroconcepts, reconstruction qui passe par une élimination (difficile) des présupposés les plus anachroniques, et les principes de la recherche des structures fondatrices de sens dans un corpus au travers d'une analyse formalisée des objets, formalisation dont le principe est précisément d'inclure le moins possible de présupposés. Ces deux objectifs majeurs me semblent en définitive pouvoir constituer aujourd'hui, si on les combine, un programme pratique réaliste pour la refondation nécessaire. Refondation ne veut pas dire, il faut sans doute le préciser pour éviter tout malentendu, élimination de tous les résultats antérieurs : beaucoup sont solides ; il n'en reste pas moins que la nouvelle étape du développement de la recherche historique doit mettre l'accent principal sur une modification profonde du rapport aux outils abstraits, qui sont le fondement de toute science ; jusqu'ici, l'histoire, et l'histoire médiévale en particulier, n'ont prêté à cet aspect des choses qu'une attention minime, qui apparaît aujourd'hui dramatiquement insuffisante.

110On peut d'ailleurs se demander si une reconstruction globale des méthodes de critique et d'élaboration de l'outillage conceptuel ne pourrait pas être aussi un moyen de surmonter, au moins en partie, les blocages engendrés par la derive « spécialisatrice », cette tendance stupide à croire que l'on comprendra mieux en restreignant le champ de vision. Sous prétexte qu'ainsi le regard serait plus concentré. En pratique, cela donne l'effet kaléïdoscope : scintillant, mais pure illusion d'optique. Une réflexion générale et commune sur un jeu de concepts appropriés à la société médiévale et à son étude pourrait peut-être fournir un cadre minimal permettant des élaborations susceptibles de s'articuler les unes aux autres. Complémentairement et logiquement, l'expérience montre à jet continu que les nouvelles méthodes d'analyse et de structuration des corpus sont peu spécifiques, et qu'une expérience sur un corpus constitué d'objets d'un certain type est en général utile, voire transférable, sur un corpus constitué d'objets d'une tout autre nature. Cela s'explique : dans les deux cas, il s'agit d'une forme d'abstraction, c'est-à-dire de structuration par identification des relations les plus significatives et traitement spécifique des variations aléatoires. A l'inverse de ce que proclame le discours traditionnel de l'histoire-sacralisation, l'abstraction n'est en aucune manière une réduction (sauf quand elle est fausse !) : la mise en lumière du jeu et de la hiérarchie des relations (les relations de relations) constitue tout au contraire un enrichissement décisif des connaissances, la seule voie du progrès scientifique.

Du courage !

111L'héritage culturel est un des biens les plus précieux dont peut disposer une société, peut-être même le plus précieux de tous. Qui peut constituer une des sources essentielles de son dynamisme et de ses possibilités de renouvellement et de progrès. Mais dont le sens - intrinsèque - n'apparaît qu'au prix d'un effort construit et persévérant. Et qui n'est doué ni d'une valeur ni d'une force autonome : une société peut l'employer ou non, s'en servir intelligemment ou à contresens.

  • 63 C'est sans doute là le point fondamental : l'histoire-réflexion peine beaucoup ne serait-ce qu'à ga (...)

112Dans la conjoncture actuelle, il est beaucoup question de mémoire et de « mise en valeur du patrimoine », tandis que les mécanismes de la conservation se grippent et se dérèglent et que l'enseignement de l'histoire tombe en quenouille, se muant en « formation de journalistes ». La « demande sociale », c'est-à-dire en l'occurrence les besoins idéologiques de la classe dominante, va massivement dans le sens d'un rejet de toute histoire-réflexion63 et d'une considération exclusive du temps des comptabilités.

113Il reste des historiens capables de réagir. Que peuvent-ils faire ? D'abord sans doute se souvenir que les périodes les plus difficiles ont souvent été des moments d'innovation intellectuelle ; et se rappeler également d'un des enseignements majeurs de la sociologie : une société n'est jamais une mécanique ajustée, il y a toujours « du jeu », qu'on peut, selon les perspectives, appeler aussi des interstices, des contradictions, des incohérences. Ce qui signifie que le champ d'action, les possibilités, s'ils sont différents de ce qu'ils sont à d'autres moments, demeurent très importants. Au surplus, des éléments de l'évolution technique et économique générale, tout à fait indépendants a priori de la recherche et de la conservation, ouvrent des perspectives originales considérables.

114Non seulement il n'y a pas lieu de céder au moindre désarroi, il faut au contraire concentrer la réflexion pour utiliser tous les moyens disponibles en vue d'une nécessaire reconstruction de tout l'appareil historique. Car, comme toutes les autres sciences, l'histoire passe par des étapes successives, et il n'est guère discutable que l'on est en fin de cycle. Le moment d'entreprendre de manière aussi organisée que possible une véritable refondation est venu, il faut se hâter d'en tracer le programme.

115Courage et détermination. AG 11.2008

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Notas

1 Ces réflexions résultent de la demande d'un groupe de collègues portugais, en particulier Maria De Lurdes Rosa et José Mattoso, qui m'ont invité à Lisbonne en septembre 2008, et souhaité que je précise ma pensée par écrit : je les remercie très vivement de leur invitation, de leurs questions et de leur incitation. J'ai mis à profit cette occasion pour résumer l'état de mes réflexions depuis 2001 : je renvoie une fois pour toutes aux développements et aux références contenues dans L'avenir d'un passé incertain (Paris, 2001). Le présent texte doit beaucoup à quelques amis et collègues avec qui j'ai eu de multiples occasions de discuter, et dont les remarques critiques, les suggestions, les objections ont contribué de manière décisive à cette réflexion : Jérôme Baschet, Bruno Bon, Julien Demade, Ludolf Kuchenbuch, Séverine Lepape-Berlier, Didier Méhu, Joseph Morsel, Jean Wirth. Ils savent ma gratitude. Cette réflexion, depuis bien longtemps, est le produit d'un échange permanent et continuel avec Anita.

2 Dans toute la suite du texte, dès que se présente un nom ou même une notion spécifique, on aura recours, le cas échéant, aux notices de wikipedia : c'est désormais la source d'information de base.

3 L'idée de Marc Bloch de placer le début de l'histoire à la fin du 17e, avec Papebroeck, Simon, Mabillon, est incohérente ; ces grands savants ont créé une technique d'érudition, ce qui n'est pas la même chose, même si c'est une condition décisive ; Marc Bloch définit ailleurs, justement, l'histoire comme l'étude des sociétés humaines dans le temps, c'est-à-dire de l'évolution et des transformations des sociétés ; cette idée était encore étrangère aux meilleurs penseurs de la fin du 17e ; une recherche patiente ne semble pas remonter au-delà de l'ouvrage de Friedrich-August Wolf, Prolegomena ad Homerum (1795), qui fut le premier à énoncer l'idée que les difficultés que l'on a pour comprendre un texte ancien proviennent du fait que la société qui les a produits était différente de la nôtre et que, par conséquent, seule la reconstitution de cette société peut nous permettre d'espérer comprendre ces textes.

4 WALLERSTEIN, Immanuel, Unthinking Social Science. The Limits of Nineteenth-Century Paradigma, Cambridge,1991 (tr.fr. 1995).

5 Secteurs « primaire », « secondaire », « tertiaire », correspondant, pour l'époque contemporaine à * agriculture et pêche, * industrie * le reste : services, gestion, etc, ce que maintenant on appelle justement « secteur tertiaire ».

6 Une recherche unique, et d'un intérêt exceptionnel, est celle de Ludolf KUCHENBUCH, « Vom ideologischen Gegensatz zum konzeptionellen Kaleidoskop : die Feudalismus-Diskussionen, ausgehend von Deutschland, von den 1950er Jahren bis zur Wendung 1989 » in SOKOLL, Thomas, MEYER-ZWIFFELHOFFER, Eckhard, SCHMIEDER, Felicitas (éds), Die Gegenwart Alteuropas : Antike, Mittelalter und Frühe Neuzeit im historischen Horizont der Nachkriegszeit, 2 vol., Hagen, 2007, v.1 pp. 131-174. L'analyse de la manière dont « les deux Allemagnes » travaillèrent leur image du Moyen Age pendant une quarantaine d'années est un sujet d'observation et de réflexion sans équivalent ; les deux volumes cités doivent d'ailleurs être lus en entier, tous les textes qui y figurent éclairent de manière particulièrement efficace les enjeux de la pratique historienne ; on doit seulement regretter leur diffusion confidentielle.

7 La transformation de l'usage général des cadres historiques dans l'enseignement secondaire, à l'occasion de cette « massification » ne semble pas avoir été étudiée. Deux modifications importantes au moins se produisirent : 1 . la place des périodes anciennes (et par anciennes, il faut entendre tout ce qui antérieur à 1789) fut rétrécie à l'extrême, 2. les cadres chronologiques furent tout simplement abandonnés dans d'autres matières, comme le « français » : désormais, les auteurs n'étaient plus abordés dans l'ordre, mais véritablement n'importe comment, souvent au profit de soi-disant « thèmes », à propos desquels, de facto, étaient niées toute évolution et toute différence de civilisation.

8 D'une certaine manière, on peut dire que « tout se passe comme si » cette démoralisation avait été un des objectifs fondamentaux de la classe dominante et de ses idéologues mercenaires depuis la fin des années 70 ; les deux objectifs concrets complémentaires étant l'éradication de toute combativité des dominés, et l'assèchement de toute possibilité d'un programme politique de transformation sociale ; de ces deux points de vue, le succès a été quasi total ; savoir si la démoralisation (elle aussi entièrement réussie) de tous les intellectuels, enseignants, chercheurs, artistes, était voulue ou n'est qu'un dégât collatéral, reste à déterminer.

9 François HARTOG, Régimes d'historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, 2003.

10 Ici comme en d'autres matières, la mercantilisation débridée a conduit à renverser l'ordre logique : que l'héritage culturel puisse, localement et à titre accessoire, profiter à quelques professionnels comme les hôteliers et les aubergistes et même, plus généralement, favoriser l'ensemble des activités dites touristiques, pourquoi pas. Mais que les conservateurs, les enseignants et les chercheurs soient plus ou moins poliment sommés de se reconvertir dans la « mise en valeur du patrimoine », voilà qui est complètement absurde et contreproductif. On voit fleurir de sinistres officines d'« ingénierie culturelle », qui parviennent à s'engraisser en profitant de la naïveté (pour le moins) d'élus locaux incompétents ; assez vite en général, ceux-ci s'aperçoivent malgré tout du vide absolu de ce qu'on leur a vendu ; mais les charlatans sont déjà loin, et en escroquent d'autres. Que l'on cherche à élever le niveau culturel général, à diffuser les connaissances, à permettre à tous ceux qui le souhaitent de mieux comprendre ce qu'ils ont sous les yeux, ce sont des objectifs hautement recommandables ; au demeurant, pour y parvenir, une infrastructure matérielle sera nécessaire, qui amènera le développement de certains types d'activité (à commencer par l'hébergement). Dans ce cadre, on peut même espérer oeuvrer au « développement durable ». Mais ramasser à toute force n'importe quoi, le baptiser « patrimoine » (avec tous les adjectifs impossibles, « régional », « traditionnel », « artisanal », « petit », « naturel »), et prétendre avec cela « assurer la mise en valeur d'une zone », est une démarche incohérente qui ne débouche sur rien : à ma connaissance, les marchés aux puces n'ont guère de chance de devenir, où que ce soit, une activité de base.

11 Il faudrait, ici, faire l'historique de la bataille pour l'emploi des mots, « héritage culturel » ou « patrimoine » ; en France, la notion de patrimoine a été favorisée de manière décisive par V. Giscard d'Estaing (en même temps que son ministre Jacques Barrot modifiait profondément la législation sur le prix des logements et sur les loyers), mais l'on ne peut que constater que J. Lang s'est engouffré tête baissée sur cette voie, et qu'il est en large partie à l'origine de la désastreuse création de « l'École du Patrimoine » (devenue par la suite « Institut National du Patrimoine »), institution qui n'a fait qu'accentuer les tendances à la bureaucratisation des métiers. Il n'est pas douteux que le succès de cette notion a été assuré par son ambivalence même, le patrimoine culturel n'étant que le double (justificateur) du patrimoine privé-familial. Il suffit de compter les références que l'on obtient lorsque, sur internet, on cherche « gestion du patrimoine »... On doit aussi souligner les très sensibles différences entre pays européens : l'Allemagne ne connaît guère que Kulturerbe (Kulturgut est bien moins fréquent, et le terme simple de Gut n'a pas de résonnance culturelle), en anglais il n'y rien d'autre que Cultural Heritage. C'est, du coup, le terme courant dans les organismes internationaux.

12 Günther Oettinger (1953-). Je trouve d'ailleurs intéressant de noter que les longs développements qui sont consacrés à cet individu sur de.wikipedia ne mentionnent pas cette affaire (qui n'a fait quelque bruit que chez une poignée d'érudits...).

13 Liée à la grande entreprise éditoriale de Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, 1984-1992, dont il est difficile de dire si elle fut seulement

un révélateur, ou un accélérateur.

14 Que la mémoire serve au « recueil de témoignage », notamment dans les autobiographies justement dénommées « mémoires », cela va de soi ; mais ces textes ne représentent qu'une portion minime de la documentation, et c'est mille fois mieux ainsi, car ces « témoignages » sont de toute manière à des lieues de toute connaissance raisonnée.

15 Voir à ce sujet le site de l'association « Liberté pour l'histoire », www.lph-asso.fr.

16 Je ne jette la pierre à personne : j'ai, moi-même, participé à diverses reprises à des activités de ce type et je ne cherche pas d'excuse. Mais le fait demeure : c'est totalement contreproductif.

17 New-York / Toronto, 1992.

18 Présentation et analyse brillantes dans BRÖCKLING, Ulrich, KRASMANN, Susanne, LEMKE, Thomas (éds), Glossar der Gegenwart, Frankfurt, 2004.

19 La grande majorité de ces plumitifs ont sombrés, il faut le reconnaître, dans un profond oubli. On trouvera un ensemble de résumés assaisonnés d'une critique cinglante dans l'ouvrage de Marx généralement intitulé Theorien über den Mehrwert (1863), couramment désigné aussi comme « le livre IV du Capital » ; ouvrage capital, qui reste un des textes de Marx les plus neufs et instructifs, étant constitué d'une série organisée d'analyses conceptuelles, au travers desquelles Marx fait ressortir les présupposés et les incohérences.

20 On pourrait aussi se demander si la copie ne serait pas plutôt une caricature, et repenser à cette occasion à la première phrase du Dix-huit Brumaire, « Hegel bemerkte irgendwo, daß alle großen weltgeschichtlichen Tatsachen und Personen sich sozusagen zweimal ereignen. Er hat vergessen, hinzuzufügen: das eine Mal als Tragödie, das andere Mal als Farce. » Manifestement, une telle référence s'applique de plein droit à l'utilisation (piteuse) par Fukuyama de la notion purement hégélienne de « fin de l'histoire ».

21 Paul Lazarsfeld (1901-1976), d'abord membre de la célèbre Frankfurter Schule, émigra aux États-Unis en 1933, où il devint un des piliers de la « empirical social science », travaillant particulièrement pour les sociétés radiophoniques, à la recherche des moyens d'améliorer leur impact et leur influence.

22 Joseph Morsel.

23 Il n'est pas indifférent de noter ici qu'un grand intellectuel allemand avait assez clairement diagnostiqué le problème, quarante ans plus tôt, au sortir de la guerre franco-prussienne, qu'il tenait pour une ignominie : Friedrich Nietzsche. Dans la seconde « considération inactuelle » [Unzeitgemässe Betrachtung], intitulée Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben, Leipzig, 1874 [De l'utilité et des inconvenientes de l'histoire pour la vie], Nietzsche se livrait à une réflexion pénétrante sur les genres d'histoire et leurs usages respectifs, et se montrait dans l'ensemble particulièrement lucide et critique. Il y parle à plusieurs reprises des dégâts (Schäden) que peut causer tel type d'histoire.

24 J'ai été choqué depuis longtemps, et je le suis toujours, que les manuels continuent contre tout bon sens à donner pour argent comptant les discours fantasmagoriques sur les soi-disant « rivalités et querelles de grandes puissances », qui seraient la « cause » de la première guerre mondiale, après quoi ce seraient les « erreurs commises après 1918 » qui auraient « causé » le succès du fascisme et du nazisme : de cette manière, la structure sociale européenne - et ses contradictions de base -, qui est la seule matière première de ces conflits et de ces violences, n'a même plus à être évoquée. Ce qui, sur le moment, n'était qu'une rouerie idéologique tourne au mensonge institutionnel conscient.

25 SALOMÉ, Laurent & al., Jeanne d'Arc, les tableaux de l'histoire, 1820-1920, Rouen, 2003.

26 Il faut absolument se garder de succomber à cette sorte de chantage implicite, consistant à peu près à dire : « défendez au moins l'histoiresacralisation, sinon vous n'aurez plus rien du tout ! ». C'est le même genre de manipulation que les « enquêtes d'opinion » qui créent des opinions artificielles par les questions et leur formulation, opinions artificielles qui sont ensuite utilisées comme soi-disant « information ». Le chantage se résume en fait à peu près à : « du poison ou rien du tout ».

27 KITTSTEINER, Heinz-Dieter, Naturabsicht und unsichtbare Hand : zur Kritik des geschichtsphilosophischen Denkens, Frankfurt, 1980 ; Die Entstehung des modernen Gewissens, 1995 (trad.fr, La naissance de la conscience morale, Paris, 1997) ; Listen der Vernunft : Motive geschichtsphilosophischen Denkens, Frankfurt, 1998 ; Schluss mit der Moral, Berlin, 1999 ; Out of control : über die Unverfügbarkeit des historischen Prozesses, Berlin, 2004 ; Wir werden gelebt : Formprobleme der Moderne, Berlin, 2005 ; Weltgeist, Weltmarkt, Weltgericht, Paderborn, 2008.

28 KOSELLECK, Reinhart, Vergangene Zukunft, Frankfurt, 1992 ; nombreuses traductions, dont une en portugais, Rio-de-Janeiro, 2006.

29 A. G., « Raymond Aron et l'horreur des chiffres », Histoire et mesure, vol. I - no1, 1986, p. 51-73.

30 Dans les vieux manuels de philosophie, ces questions étaient évoquées plus ou moins sous les étiquettes « logique » et « morale », le rapport de ces deux-là n'étant pas clairement défini ; or, précisément, le problème de la connaissance historique se situe, d'une certaine manière, exactement à cette jonction ; il est tout à fait curieux et instructif de voir comment un des penseurs contemporains français les plus austères et rigoureux, Jules Vuillemin, décortique avec une extrême minutie le problème « philosophique » de la liberté et du déterminisme, en passant en revue de manière très détaillée les auteurs grecs et, de manière un peu plus latérale, quelques scolastiques ; il « oublie » totalement de s'interroger sur les conséquences théoriques de l'apparition de la science au 17e siècle, et fait « comme si » les points de vue des Grecs représentaient des positions purement formelles, intangibles, éternelles, en dehors de toute société et de toute histoire ; comme si les notions de « réel » et de « possible » (e.g.) étaient des soleils fixes, hors de tout cadre concret. Et bien entendu, il est persuadé, après cette enquête, avoir apporté une contribution solide à la logique éternelle et à la philosophia perennis. Ce qui est dommage, parce que cette impression finale négative risque surtout d'empêcher que l'on s'aperçoive qu'il y a là une très belle étude sur la pensée grecque, dont toute réflexion historique peut tirer parti. Les considérations sur les auteurs médiévaux doivent naturellement être complètement revues : les Scolastiques n'étaient pas des Grecs, et pensaient dans de tout autres cadres, avec d'autres outils. J. V., Nécessité ou contingence ; l'aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Paris, 1984.

31 GEARY, Patrick, The myth of nations : the Medieval origins of Europe, Princeton, 2002 ; tr.fr, Paris, 2004.

32 Personne ne sait si elle est authentique, mais on doit pourtant citer la phrase attribuée à Pasteur, « lorsque j'entre dans mon laboratoire, je laisse la religion au vestiaire ». S'agissant du Moyen Age, je ne vois pas bien comment cela serait possible : l'Église jouait dans cette civilisation un rôle clé, un rôle central, déterminant ; comment peut-on espérer penser rationnellement cette structure si l'on « adhère » aux principaux dogmes énoncés dans le catéchisme de l'Église catholique, qui incluent des assertions massives sur ce que sont le temps, l'histoire, et affirment l'absolue continuité de la « Tradition » ? à moins de pratiquer un strict dédoublement de la personnalité ? Il a fallu beaucoup de temps aux sciences de la nature pour conquérir un champ de libre action (astronomie, biologie...), il est manifeste que l'histoire n'a pas encore conquis le sien ; en invoquant mensongèrement le « respect des croyances », la classe dominante interdit de facto le libre exercice d'une activité proprement scientifique dans le domaine historique. Il ne s'agit en aucune manière de mettre en cause la liberté de conscience (art. 10 de la Déclaration de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi »), toutes les croyances les plus irrationnelles doivent être exactement tolérées, mais on fait violence à l'esprit humain en interdisant ou en entravant le plein exercice de la raison critique dans quelque domaine que ce soit, et cette violence est mille fois pire que n'importe quel risque de mise en cause de l'« ordre social », risque putatif toujours invoqué pour justifier tout ce que l'humanité connaît de pire et de plus dégradant, exploitation, injustice, massacre...

33 Tous les médiévistes savent que le « berceau » des Pipinides se trouvait à Herstal ; ville contiguë à celle de Liège ; donc Charlemagne était belge...

34 MORSEL, Joseph, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… Réflexions sur les finalités de l'Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants d'Histoire s'interrogent, Paris, 2007 (publication en ligne : http://lamop.univparis1.fr/W3/JosephMorsel/index.htm).

35 Dans le cadre de la société contemporaine, s'entend ; l'universalisme dont il est question ici est celui des Lumières, justement corrélé à la naissance d'une approche scientifique des réalités.

36 Sur ces notions, il faudrait un livre, mais même des bibliothèques entières n'épuiseraient pas le sujet. Il faut reconnaître, au passage, que les travaux des linguistes, et pire encore des « sémioticiens », n'ont pas eu d'effet sur la pratique des historiens ; s'ils en avaient eu un, il eût été plutôt négatif, car ils n'auraient rien pu engendrer d'autre que la conviction que ce genre d'élucubration est dénué du moindre intérêt. Ces « disciplines » se sont fondées sur le rejet a priori de toute considération historique ou même sociale : aujourd'hui encore, la plupart des « linguistes » paraissent intimement convaincus que « la langue » est un objet que l'on peut étudier en soi et pour soi, sans aucun examen de son rôle social ou de son devenir historique...

37 Une citation, à tout hasard : « wenig Wert hat alles, was seinen Preis hat », Friedrich Nietzsche, Also sprach Zarathoustra, 1885 (III, 12) [tout ce qui a un prix n'a guère de valeur].

38 La tâche de l'historien n'est pas de répondre à des « questions » posées par les contemporains en fonction de leurs humeurs et de la conjoncture, donc en aucune manière d'« interroger » les documents pour obtenir de prétendues réponses, mais de prendre les documents au sérieux, pour tenter de comprendre d'abord où, quand, par qui ils ont été produits, et surtout pour quel rôle dans la société qui les a vu apparaître : ce qu'il convient d'appeler le sens des documents. Ni plus, ni moins.

39 Bien entendu, une telle définition fut concoctée dans l'espoir de fournir aux conservateurs un outil juridique leur permettant de « revendiquer » à peu près n'importe quoi. Il fallait beaucoup d'irréflexion pour ne pas prévoir qu'un outil aussi percutant allait susciter partout l'étonnement et le rire. Parce que tout et rien, c'est la même chose. Le texte ne précise pas de critères clairs ni ne désigne la ou les personnes chargées de les apprécier...

40 http://legifrance.gouv.fr

41 BALSAMO, Isabelle (éd.), Tri, sélection, conservation. Quel patrimoine pour l'avenir ? Paris, 2001.

42 KUBLER, George, The Shape of Time. Remarks on the history of things, New-Haven, 1962.

43 Bien que tout historien l'ait lu, je rappelle ici que la plus magistrale évocation de cette évolution se trouve au chapitre 24 du livre I du Kapital, « Die sogenannte ursprüngliche Akkumulation » (ne pas oublier l'adjectif, qui recèle le sens).

44 Même de bons esprits ne se sont pas aperçus qu'il y avait là une confusion radicale et délétère : un conservateur d'archive n'est pas un archiviste, pas plus qu'un conservateur de bibliothèque n'est bibliothécaire, même si le conservateur d'archive connaît l'« archivistique » et doit être capable d'en appliquer les principes ; qu'il y ait lieu de former correctement les archivistes des administrations et des entreprises, de telle sorte que les papiers, mieux triés, soient, ultérieurement, plus faciles à traiter, c'est concevable ; mais cela ne justifie en aucun cas d'affecter des dizaines de conservateurs dans les ministères pour s'occuper des papiers contemporains.

45 En fait, on peut consulter : État des inventaires des archives départementales, communales et hospitalières au 1er janvier 1983, Paris, 2 vol., 1984. On dispose par département et par série du nombre de mètres linéaires non classés. Instructif !

46 Il faudrait aborder ici une question en apparence technique, mais qui permet à certains d'énoncer des points de vue qui trahissent les pires travers de l'histoire-sacralisation, la question des choix de restauration. Ou bien on conserve le dernier état connu, quel qu'il soit, au pretexte que « toutes les époques se valent », et que d'ailleurs « un choix est forcément subjectif »; deux assertions inconsistantes qui, en fait, en mettant tout sur le même pied, ne sont rien moins que des négations de l'évolution historique, marquée par les changements de perspective, les changements de logique globale. Ou bien on réfléchit, on essaye de reconstruire le sens du bâtiment à chacune des époques par lesquelles il est passé, et l'on essaye de repérer une sorte d'optimum, qui servira ensuite de point de référence, à partir de l'idée que la conservation a comme objectif de trier pour transmettre ce qui en vaut vraiment la peine. Situation qui illustre bien le fait que le choix d'un type d'histoire peut avoir des conséquences pratiques concrètes directes.

47 Depuis un siècle, les tentatives pour élaborer des méthodes nouvelles de lecture des textes anciens, méthodes fondées sur une réflexion combinée sur les structures des langues et sur les usages sociaux de ces langues, sont demeurées rarissimes, et le peu qui a été produit n'a jamais été pris en compte. Il est hautement significatif que Marc Bloch lui-même n'ait jamais manifesté d'intérêt concret pour ce type de recherche et en soi resté à peu près exclusivement à la question 'vrai ou faux', dans l'exacte lignée de la « méthode critique », directe héritière des érudits précurseurs des 17e et 18e siècle. Et de même, les grandes innovations de la seconde moitié du 20e siècle ont laissé ce secteur complètement de côté (les Annales ne lui ont consacré aucun effort). Il faut dire que la philologie et la lexicographie n'ont pratiquement innové en rien au cours du 20e siècle et offrent aujourd'hui une image fossilisée : elles n'ont pas peu contribué à la survie indéfinie de l'illusion « positiviste » de la traduction et de la transparence des textes. La linguistique saussurienne s'est complètement détournée de toute considération historique. Les courants plus ou moins exotiques comme la sémiotique ou l'analyse du discours, non seulement ne se sont pas intéressés à la « dimension diachronique », mais ont produit eux-mêmes des discours plus ou moins jargonnants ne révélant finalement que des banalités ou des tautologies. En France, l'ouvrage, clair et bien informé, de Régine Robin (Histoire et linguistique, Paris, 1973) est demeuré un parfait hapax. En définitive, le seul savant qui ait réfléchi de manière constructive et efficace à la relation, dans l'histoire et la dynamique, aux rapports des langues et des sociétés, a été l'ethnographe et germaniste allemand Jost Trier (1894-1970), fondateur de la théorie des « champs sémantiques », qui est le seul à avoir pensé dans un même mouvement les structures, leurs relations et leurs transformations ; il n'eut que quelques élèves, qui se regroupèrent autour du thème de la Bedeutungsforschung (Norbert Ohly, Max Wehrli), groupe demeuré tout à fait isolé et sans postérité (J. TRIER, Der deutsche Wortschatz im Sinnbezirk des Verstandes: von den Anfängen bis zum Beginn des 13. Jahrhunderts, Heidelberg, 1931. Voir SCHMIDT, Lothar (éd.), Wortfeldforschung. Zur Geschichte und Theorie des sprachlichen Feldes, Darmstadt, 1973). Aucun texte de Trier n'a été traduit en français, le seul auteur français qui lui ait fait quelque écho fut le linguiste et lexicographe Pierre Guiraud. Dans un tout autre ordre d'idée, et à un tout autre niveau, on signalera un ouvrage exceptionnel d'un philologue romaniste allemand, spécialiste de la littérature française du 18e siècle, Victor Klemperer (1881-1960), professeur à l'université de Dresden à partir de 1920 ; chassé de son emploi et persécuté à partir de 1935, il resta pourtant dans cette ville ; durant les douze années de dictature des organisations nazies, il nota jour par jour toutes ses observations, qui portaient en grande partie sur les emplois des mots, les mots nouveaux, les sens manipulés, les mises en scène des discours, bref tout ce qu'un philologue très attentif peut remarquer ; en 1945 il décida de demeurer à Dresden et manifesta son soutien au nouveau régime ; mais surtout il reprit ses notes et les publia sous une forme organisée, LTI [lingua tertii imperii]. Notizbuch eines Philologen, Berlin, 1947 (tr.fr. LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, 1996). On trouve là une description sans équivalent de la première grande opération systématique de manipulation de la langue au 20e siècle, combinée à une observation de l'efficacité sociale de cette manipulation ; c'est à la fois un document et une réflexion, qu'il faut lire car ils jettent un jour surprenant sur la situation la plus actuelle d'une part et offrent un point de départ três riche à une réflexion sur les manipulations plus anciennes, médiévales notamment, d'autre part.

48 La critique de l'emploi de ce genre de notion liée à une période et indûment projetée sur l'ensemble de l'humanité a été faite depuis le 19e siècle ; manifestement, la critique doit être reprise périodiquement... une des dernières mises au point pour la notion d'« économie » est celle de Maurice GODELIER, Rationalité et irrationalité en économie, Paris, 1969.

49 Dans ce domaine non plus, on n'observe pas le trop-plein. La grande entreprise allemande des Geschichtliche Grundbegriffe est une enorme compilation historiographique ; ce sont des matériaux bruts, sans réflexion critique ni structuration d'ensemble. La seule tentative raisonnée que je connaisse est celle de Pierre Vilar, Initiation au vocabulaire de l'analyse historique. Il s'est d'abord agi d'un cours à la Sorbonne dans les années 60, dont une partie a circulé sous forme ronéotypée dans les années 70 ; Pierre Vilar le reprit et le compléta copieusement en 1981, et une traduction parut en espagnol (Iniciación al vocabulario del análisis histórico, Barcelona, 1982). Significatif : jusqu'ici, aucun éditeur français n'a paru intéressé.

50 Jean Wirth.

51 Toute science progresse par une combinaison d'accumulation et de rectification ; la majorité des historiens cultive l'illusion puérile du « mur de briques » : chacun apporte sa brique à l'édifice, qui grandit peu à peu ; il s'agit d'une représentation qui frise la stupidité, pour de multiples raisons, et qu'il importe de faire disparaître. Dans la situation présente de la recherche historique, il ne fait aucun doute que la rectification occupe au moins les trois quarts du programme.

52 CONDORCET, Jean Antoine Nicolas de Caritat de, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795.

53 Soulignons tout de même au passage que ce développement n'est pas sans heurts ni contradictions, en particulier que l'espace de liberté ainsi créé de par la structure technique de base du système gêne et dérange quantité de milieux politiques et économiques, qui y voient un gros danger potentiel pour leurs intérêts, privilèges et monopoles, et se liguent plus ou moins efficacement pour établir un contrôle policier sur internet : il est significatif d'observer qu'à cet égard, les gouvernements chinois et français travaillent exactement dans la même direction. D'un autre côté, on est encore moins tenté de se méfier d'un envahissement indolore, mais qui a toutes les allures d'une marée noire, celle de l'advertising et de la publicité généralisés et omniprésents, qui, inévitablement, tendent à infléchir, c'est-à-dire à biaiser, une partie croissante de l'activité sur internet ; il est ridicule d'imaginer un instant que des sites « financés par la publicité » puissent être indemnes de l'« influence des annonceurs ». Pour le moment, l'avenir semble encore tout à fait ouvert et incertain.

54 J'emploie ces mots en référence directe et explicite aux réflexions fondatrices de Bertrand Gille (« Prolégomènes à une histoire des techniques » in B. GILLE (éd.), Histoire des techniques, Paris, 1978, pp. 3-118).

55 Le plus célèbre (en France du moins) est Bruno Latour (1947-), qui tente de réduire, de diverses manières, les constructions scientifiques à des artefacts sociaux ; je trouve singulièrement intéressant le fait qu'il ait été nommé en 2006 directeur-adjoint de Sciences-Po, l'institut de formation des « élites » administratives et politiques françaises.

56 Si l'interférence se prolonge, c'est manifestement qu'une partie des professionnels croient y avoir intérêt ; pourquoi, sinon pour les motifs analysés plus haut (cf note 8).

57 La construction la plus célèbre et la mieux étayée demeure celle d'encellulement ; on peut cependant ajouter topolignée, ecclesia, dominium (en toute modestie...), la liste n'est pas close, au contraire.

58 La question de la comparaison est bien plus compliquée que ce qu'on suppose ordinairement. Marc Bloch a eu une intuition très pertinente en insistant à diverses reprises sur l'importance de la « méthode comparative » ; mais il n'avait pas les moyens pratiques de la mettre en oeuvre ; décrire plus ou moins habilement deux ensembles, puis énoncer les principaux points communs et les principales différences, c'est une vieille méthode de dissertation scolaire ; il en ressort généralement peu de choses précises ; surtout, on ne peut pas dépasser le stade de la comparaison binaire, sauf à se contenter d'une série d'analyses simplement juxtaposées ; du coup, aucune relation globale au sein d'une population n'est discernable et finalement la méthode tourne court, très court. Le seul moyen de parvenir à une comparaison utile entre une série d'objets consiste à employer ce que l'on appelle vulgairement une « grille » (encore un terme scolaire), mais alors on se contente de critères de lecture rudimentaires, et l'analyse n'avance que bien peu. Toute la difficulté consiste à construire une grille ou autre système univoque de description qui ne laisse échapper aucun caractère significatif des objets : ce que j'appelle « formalisation » ; quelques tentatives ont réussi, mais les principales difficultés sont encore devant nous.

59 L'utilisation des méthodes (récentes) de la statistique spatiale par les géographes n'a pas encore donné lieu à pléthore de présentations ; on pourra consulter PUMAIN, Denise & SAINT-JULIEN, Thérèse, L'analyse spatiale, 2 vol. Paris, 1997-2001.

60 CIBOIS, Philippe, L'analyse des données en sociologie, Paris, 1984.

61 On ne peut que déplorer l'absence de tout ouvrage de synthèse utilisable sur le TAL ou la « linguistique de corpus ». Des textes d'ampleur et qualité très variables sont disponibles sur internet en quantité quasi infinie.

62 De ce point de vue non plus il n'existe pas de présentation synthétique satisfaisante ; on trouve cependant beaucoup de travaux très détaillés et utilisables sur internet.

63 C'est sans doute là le point fondamental : l'histoire-réflexion peine beaucoup ne serait-ce qu'à garder sa place, il est définitivement dangereux d'employer ce terme « histoire » au singulier et sans déterminant. J'ai plusieurs fois entendu Pierre Vilar faire remarquer que n'importe qui pouvait, sans la moindre règle, coller l'étiquette « histoire » sur n'importe quel genre de produit et qu'il s'agissait d'une marque de fabrique infiniment moins protégée que la dernière des marques de savonnettes (Introduction au vocabulaire de l'analyse historique – cf n.49 - première partie « Les divers contenus du mot 'histoire' »).

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Referência eletrónica

Alain Guerreau, «Situation de l’Histoire Médiévale (esquisse)»Medievalista [Online], 5 | 2008, posto online no dia 06 dezembro 2022, consultado o 20 janeiro 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievalista/6362; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievalista.6362

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