La maison de Bourbon, « escolle de vertu et de perfection ». Anne de France, Suzanne de Bourbon et Pierre Martin
Résumés
Au début du xvie siècle, Suzanne de Bourbon reçoit les célèbres enseignements écrits par sa mère Anne de France peu de temps avant son mariage (1505), et un traité compilé par le frère prêcheur Pierre Martin à l'annonce de sa première grossesse (1517). Ces textes s'inscrivent dans une longue tradition didactique écrite pour la noblesse et ils coïncident avec une période délicate pour le puissant duché de Bourbon. Ils témoignent de l'importance accordée à l'éducation des enfants de la noblesse, un domaine dans lequel la maison ducale de Bourbon jouit d'une très bonne réputation. Suzanne se doit d'être à la fois une princesse exemplaire et une mère capable de transmettre correctement la vertu de noblesse à sa descendance.
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1Au Moyen Âge, nombreux sont les textes adressés à la haute noblesse pour lui conseiller un bon comportement. Construits sur l'idée que le prince ne peut pas prétendre gouverner ses sujets s'il ne se gouverne pas correctement lui-même, le genre des miroirs des princes s'enrichit depuis l'époque carolingienne, renouvelant le « processus de codification éthique de la fonction gouvernante »1. Ce sont souvent des religieux qui guident les grands dans leur vie d'ici-bas. Le frère prêcheur Vincent de Beauvais adresse son De eruditione filiorum nobilium à la reine Marguerite de Provence vers 12472. Gilles de Rome, ermite de Saint-Augustin, compose vers 1279 le fameux De regimine principum pour l'édification du futur Philippe le Bel3.
2L'éducation de la noblesse est parfois assurée par les parents. Des pères prennent la plume comme Geoffroy de la Tour Landry4 qui fut précédé dans cette tâche par saint Louis, auteur d'enseignements pour Isabelle et Philippe5. Quelques mères écrivent pour leurs enfants ou pour les demoiselles de leur maison. Au ixe siècle, Dhuoda rédige un Liber manualis pour son fils Guillaume6. Dans un manuscrit du xiiie siècle, nous disposons d'un petit traité intitulé Sachiez certainement écrit vraisemblablement par une mère pour sa fille de haute naissance7. Au xive siècle, la reine de Hongrie Élisabeth de Bosnie serait l'auteur d'un Manuel d'éducation pour ses filles dont nous avons perdu la trace8. De même, hormis le témoignage de Jean Bouchet, nous ne connaissons pas l'Instruction des jeunes filles composée par Gabrielle de Bourbon au xvie siècle9.
3Parmi ces nombreux témoignages de l'attention que l'on porte au Moyen Âge à la bonne conduite des nobles, le cas de la maison de Bourbon au début du xvie siècle présente l'intérêt de réunir autour d'une même personne, Suzanne de Bourbon, plusieurs textes didactiques. Descendants de saint Louis, proches de la famille royale, forts de possessions nombreuses, les Bourbon ont tout intérêt à faire de leurs héritiers des gouvernants compétents et des épouses vertueuses autant que capables. Suzanne est la fille unique du duc de Bourbon Pierre II et d'Anne de France10. À la mort de son père en 1503, la princesse n'a que douze ans et elle est l'héritière d'une puissante principauté. Dans ces circonstances, la conduite de Suzanne devenait affaire d'État. La princesse doit être une épouse parfaite, une duchesse exemplaire et une mère attentive à l'éducation d'une progéniture que l'on espère masculine. Vers 1505, Anne de France écrit des Enseignements pour sa fille et en 1517, le frère prêcheur Pierre Martin s'attèle à un Traité de l'érudition et de l'enseignement des enfants des nobles qu'il offre à Suzanne. L'un et l'autre cherchent à lui transmettre des conseils adaptés à sa condition de princesse11.
Suzanne de Bourbon, élève et enseignante
4Peu de temps avant son mariage avec Charles de Montpensier en mai 1505, Suzanne reçoit les Enseignements composés par sa mère. Veuve depuis 1503, la dame de Beaujeu veille sur les destinées bourbonnaises auprès de sa fille et de son gendre. Afin de préparer au mieux Suzanne au destin d'épouse, Anne rassemble des conseils dictés par une longue expérience et une grande affection pour celle qui est son seul enfant12.
5En 1517, après douze années d'attente, l'annonce de la grossesse de Suzanne est un soulagement « car vu la difformité et indisposition de la personne de madite dame l'on n'avoit opinion qu'elle portât jamais enfans »13. Pierre Martin, confesseur d'Anne de France, prépare alors un Traité de l'érudition et de l'enseignement des enfants des nobles14. Le texte est conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève15. Le frère recommande son travail à deux personnages. Une lettre en latin est d'abord adressée à Pierre Popillon, chancelier de Bourbon16. Après avoir rappelé par des exemples historiques l'importance que revêt l'éducation de la noblesse, le frère lui soumet son traité et lui demande de bien vouloir relire l'ouvrage dont le contenu peut servir à la bonne éducation de la jeunesse du duché17. Puis Pierre Martin compose en français le prologue de son traité qu'il dédie à Suzanne de Bourbon en se félicitant de la « joyeuse concepcion et commancement de lignee qui est en vous »18. Le traité se divise en douze chapitres et s'achève par une conclusion de nouveau adressée à Suzanne pour l'encourager à « votre lignee bien instruire et conduyre »19. Lorsque Pierre Martin entame la rédaction, l'enfant de Suzanne et de Charles n'est problablement pas encore né. La mention de la naissance de François à Moulins, le 4 septembre 1517, figure à la toute fin du manuscrit20 ; elle est suivie d'un psaume en latin appelant la miséricorde divine sur le nouveau-né21.
6Entre-temps, le manuscrit compile plusieurs autres textes. Faisant suite immédiatement au Traité de l'érudition, on trouve un passage biblique en latin et son commentaire traduit en vulgaire vraisemblablement inspiré des Postilles de Nicolas de Lyre22. Le manuscrit se poursuit par une copie des Enseignements de saint Louis à son fils écrits « ce pendent qu'il assiegeoit la ville de Thunice ». Il s'agirait de la charte prise dans le trésor du roi Charles V par son secrétaire Gérard de Montaigu23. On sait que le texte retrouvé par Montaigu en 1374 fut offert avec un exemplaire des Enseignements à Isabelle au beau-frère de Charles V, le duc Louis II de Bourbon. En 1517 le compilateur pouvait-il encore consulter dans les archives familiales le manuscrit offert au duc ? Il semble plutôt que le texte copié à la suite de l'Érudition corresponde à la version française des Enseignements de saint Louis à son fils transmise en latin par Robert Gaguin dans son Compendium24.
7Suzanne de Bourbon est l'objet de toutes les attentions didactiques. Au discours maternel qui formait une jeune princesse de quatorze ans bientôt mariée, se substitue le discours plus solennel du docteur en théologie soucieux d'aviver la vigilance d'une future mère. Dans les deux cas, le texte est produit à un moment où la vie de la princesse va connaître une modification profonde : le mariage et la maternité. De nombreux points communs rapprochent les deux ouvrages. Anticipant des maternités à venir, Anne de France signalait déjà à sa fille l'importance de bien éduquer les enfants et lui dispensait par avance quelques conseils25. D'autre part, le rôle de mère que s'apprête à endosser Suzanne est une occasion supplémentaire pour la princesse de manifester ses vertus et de faire resplendir sa bonne réputation. Pierre Martin engage Suzanne à « ensuyvre et ymiter les meurs et vertus » d'Anne de France26. Renvoyée au prestigieux exemple maternel comme aux faits de ses ancêtres, Suzanne de Bourbon doit perpétuer une tradition qui fait de la bonne éducation une caractéristique de la maison de Bourbon.
La belle éducation bourbonnaise
8L'éducation des enfants par les parents s'appuie non seulement sur des précédents bibliques mais aussi sur des exemples historiques. S'adressant à Popillon, Pierre Martin rappelle, en se référant à Valère Maxime, que les Romains et les Lacédémoniens accordaient beaucoup d'importance à la formation de leur jeunesse27. À cet égard, la réputation de la maison de Bourbon n'est plus à faire car « est rumeur commune que la maison de Bourbon est une des singulieres de toute chretienté pour bien norrir et instruire en bonnes meurs, vertus et devocion, pudicité et toute honnesteté, les enfans des nobles, soient hommes ou femmes. Car c'est une escolle de vertu et de perfection et ou plusieurs nobles desirent leurs enfans estre norriz »28. Fille et sœur de roi, régente, duchesse de Bourbon, Anne de France reçut la charge de veiller sur plusieurs jeunes nobles parfois dès leur plus tendre enfance29. Louis XI qui voyait en sa fille la « moins folle femme de France »30 avait remis à Anne et Pierre la garde du futur Charles VIII. À la mort de sa mère Marguerite de Bourbon, Louise de Savoie, âgée de sept ans, est envoyée avec son petit frère Philibert auprès du duc et de la duchesse de Bourbon31. La fillette Marguerite d'Autriche, promise à Charles VIII, est elle aussi confiée à Anne et Pierre. À Amboise, sous la surveillance de la gouvernante Madame de Segré, Marguerite fait son apprentissage de reine32. À Moulins, Anne de France assure l'éducation de son futur gendre Charles de Montpensier33. Diane de Poitiers, orpheline de mère, est également confiée à la cour bourbonnaise34. Aussi lorsque Louis XII se marie avec la jeune Marie d'Angleterre en 1514 demande-t-il à Anne de lui enseigner les « modes et façons de France »35. Le compliment de Pierre Martin est confirmé par Brantôme dont la grand-mère avait été élevée avec Anne de France, la « tutrice de roy », « toujours accompaignée de grand'quantité de Dames et de filles qu'elle nourrissoit fort vertueusement et sagement »36. Sous sa conduite, la maison de Bourbon fut un centre prisé par la noblesse : « n'y a guieres heu Dames et filles de grand'maison de son temps qui n'ayt appris leçon d'elle, estant allors la maison de Bourbon l'une des grandes et splendides de la Chrestienté »37.
9Surveillante attentive de la noble jeunesse du royaume, Anne de France conseille à Suzanne d'en faire autant avec sa descendance le moment venu car « en ce monde, n'a telle joye au père et à la mère, que avoir enfans saiges et bien endoctrinez ». De son côté, Pierre Martin donne plusieurs exemples de bons parents. Outre Anne de France célébrée dès le prologue, Blanche de Castille, la mère des sept Maccabées, ou Monique, mère de saint Augustin, ont veillé au bon comportement de leurs enfants38. Dans l'Éthique, Aristote affirme par ailleurs que le rôle du père est essentiel pour l'enfant car « il est cause de son estre et existence par generacion, de sa norriture et permanence par education, de sa discipline et doctrine par informacion »39. David, Tobie, Auguste, Louis VIII et le duc Charles Ier de Bourbon furent de bons pères40. Marié à Agnès de Bourgogne, le grand-père de Suzanne eut à cœur de bien endoctriner quatre de ses enfants « en la langue latine laquelle ilz parloient et entendoient ». Pierre Martin rappelle leurs brillantes carrières, signes d'une éducation réussie. « Ce furent monsieur l'arcevesque de Lion cardinal, et l'evesque et seigneur du Liege, et deux autres qui succederent a la duché apres luy, monsieur le duc Jehan duc magnanime, lequel luy estant connestable de France, respondoit en bon latin et congreu es ambassadeurs et aux orateurs des universités, et monsieur le bon duc Pierre prince de paix, lequel estoit grant amateur de science et de la parolle de Dieu fondee en bonne doctrine »41. À charge pour Suzanne et Charles III de faire aussi bien qu'Agnès et Charles Ier.
10L'éducation des enfants nobles dont la maison de Bourbon se fait une spécialité doit commencer très tôt car « comme la cyre molle reçoit impression, jeunesse prent salutaire amonition et bonne doctrine, et ligerement sans grande dificulté, comme la petite verge et nouvelle plante, on la peult courber, ployer et gouverner »42. L'argument est classique43. Pierre Martin met par écrit ses recommandations dès la grossesse de Suzanne : ainsi l'éducation de l'héritier ne subira-t-elle aucun délai. Plus facile à modeler, l'enfant est aussi plus exposé en raison de son inexpérience. Les parents doivent pallier cette faiblesse qui perdure à l'adolescence. Consciente des fragilités de Suzanne, une jeune fille prête à être mariée en 1505, et poussée par une « parfaicte amour naturelle », Anne de France se propose de rassembler « aucuns petis enseignemens, advertissans vostre ignorance et petite jeunesse ». En 1517 on attend de Suzanne qu'elle puisse à son tour donner le bon exemple à ses enfants car « la faulte des bonnes meurs des enfans provient souvent de la maulvaise vie et exemplarité des parentz ». Des enfants mal éduqués trahissent de mauvais parents. Devenue mère, la noble dame met donc en jeu ce qu'elle a de plus cher : son honneur. Avertie de longue date, Suzanne connaît la fragilité de ce bien car « ne peult estre si peu quassé ou effacé, que jamais on y trouve réparation digne à y satisfaire »44. L'éducation de l'enfant noble incombe aux parents dont elle révèle les qualités et les défauts.
11Au-delà des conséquences personnelles, l'éducation de la jeunesse est primordiale pour la chose publique chère à Pierre Martin. Les princes mal éduqués peinent à conduire correctement leurs sujets car « ilz ne peuvent delaisser ne oblier les meurs et manieres de vivre de jeunesse ». Dans ce cas, point de bon gouvernement : « en lieu de justice font injustice, en lieu de garder leurs subgectz les oppriment, et en lieu de leur monstrer bonne exemple les scandalizent ». Pour le frère prêcheur, une bonne éducation contribue à la continuelle prospérité de la maison princière. Aussi ceux qui désobéissent à Dieu ou manquent de respect à l'Église et aux clercs perdent-ils leur royaume. Les exemples de Saul et Pompée sont là-dessus très clairs45.
12Salut de l'enfant, honneur des parents, efficacité du gouvernement, les enjeux de l'éducation des enfants et des adolescents nobles sont multiples. Anne de France écrit pour former sa fille tandis que Pierre Martin écrit pour aider à l'éducation d'un héritier dont le sexe n'est pas encore connu. Il attend sans doute avec impatience la naissance d'un petit garçon. Les exemples du Traité de l'érudition et de l'enseignement des enfants des nobles sont souvent masculins mais pas exclusivement. Les filles y ont une petite place. Et les deux textes se rejoignent sur bien des points. « Noblesse, tant soit grande, ne vault riens, si elle n'est aournée de vertus », déclare Anne à Suzanne. En 1517 Pierre Martin ne lui dit pas autre chose : « c'est chose plus louable et digne d'honneur noblesse de vertus que de sang, et ne vault gueres et est peu a priser noblesse de sang sans noblesse de vertu, et qui loue ou honnore aucuns pour leur noble generation y loue leurs predecesseurs et non pas eulx »46. La noblesse doit être vertueuse47. La base de toute éducation, sur laquelle Anne de France et Pierre Martin s'accordent, est morale.
La formation de la noblesse : quelques aspects
13Pour définir les règles de vie nécessaires à une noblesse vertueuse digne de la maison de Bourbon, Anne de France et Pierre Martin puisent dans des sources qui réservent peu de surprises. Anne de France se sert de son expérience personnelle et cite les Pères et Docteurs de l'Église, Boèce et le « docteur Lyénard » très souvent, Socrate, Ovide et Aristote ponctuellement48. Docteur en théologie, Pierre Martin compile les citations des Écritures. Chaque chapitre de l'Érudition ou presque commence par les Psaumes de David qui sont une référence récurrente dans le traité. Il a recours également à de nombreux auteurs antiques dont Aristote, Cicéron, Sénèque, Salluste, Plutarque ou encore Végèce49. Enfin il est ouvert aux auteurs plus récents comme Jean Gerson, Robert Holcot ou Antonin de Florence50.
14L'éducation religieuse est essentielle. Anne de France résume les principaux points auxquels Suzanne devra être attentive avec ses enfants. « Par quoy n'y devez plaindre vostre peine, à les bien enseigner et aprendre, selon vostre pouvoir, et leur petit entendement, premièrement les articles de la foy, les commandements de la loy, et en quelle manière on y peult pécher ; aussi des sept péchez mortelz, et comment on se doit confesser, leurs contenances à l'église et aux prédications, et comment en grant révérence et humilité de cueur, doivent recevoir leur créateur ». Il faut surveiller particulièrement les filles car « c'est charge bien dangereuse »51. Sur le modèle de sainte Anne, la mère est une enseignante avisée grâce aux livres d'heures qui servent aussi de premiers livres de lecture aux enfants52. Anne de France préconise de prier souvent et de suivre la messe « en grant dévotion et tous jours à genoulx, si possible est, en aïant les yeulx ententiz envers le prestre à l'autel, ou en vostre livre ». Pierre Martin développe le programme proposé par Anne de France sans innover. Le noble vertueux est d'abord un bon chrétien. Le frère y consacre l'essentiel du chapitre cinq. Dès l'enfance, les parents doivent inculquer les bases de la foi, la façon de se tenir à l'église, la nécessité de se confesser et d'écouter avec attention la parole divine53. Outre les gestes de dévotion à accomplir, il faut quotidiennement rechercher les vertus et fuir les vices. Orgueil, luxure, gloutonnerie et ivresse sont des écueils à éviter. Ils sont souvent favorisés par l'oisiveté qui encourage à mal agir. Pierre Martin consacre de longs chapitres du traité à ces thèmes54.
15Plongé dans le monde, le noble doit être vigilant envers son entourage. De sa mère, Suzanne apprend la bonne façon de se comporter avec les autres et à demeurer toujours méfiante car « dient les saiges que on doit avoir yeulx pour toutes choses regarder, et rien veoir, oreilles pour tout ouyr et rien sçavoir, langue pour respondre à chascun, sans dire mot qui à nully puisse estre en rien préjudiciable ». Pierre Martin insiste sur le danger que représentent les flatteurs et les moqueurs55. Mais la vigilance doit aussi s'exercer envers soi-même. Le contrôle des gestes est généreusement et classiquement traité par Anne de France car le regard des hommes sur le comportement féminin est inquisiteur, particulièrement envers les nobles dames qui doivent représenter un idéal de perfection. Aussi Anne met-elle en garde : « ne faictes de vos mains, comme font aucunes jeunes filles, qui, par folle acoustumance, ont tousjours sans cause la main au nez, ou à la bouche, aux yeulx, ou aux oreilles, qui est très mal séant, mesmement à nobles femmes, qui, voluntiers, sont plus regardées que les autres [...] car, en toutes choses, elles sont, et doivent estre, le mirœr patron et exemple des autres ». Pierre Martin s'intéresse aussi à la discipline de l'apparence car « veoir un gentilhomme bigarré et dechiqueté n'est pas signe de prudence ou gravité, mais de follie et ligereté, et peult on juger qu'ilz sont autant descoupez, dechiquetés et variez par dedans en leur esprit comme par dehors »56. Une apparence désordonnée trahit une disposition intérieure incontrôlée et vicieuse. En s'appuyant sur saint Paul, Pierre Martin souligne l'importance pour les femmes nobles d'avoir un habillement honnête. Là encore Suzanne savait déjà, grâce à sa mère, qu'il lui faudrait tenir ses filles « raisonnablement habillées »57.
16La formation intellectuelle est envisagée également dans les deux textes. Anne de France conseille rapidement à Suzanne quelques lectures édifiantes comme le « livret du preudhomme de sainct Lis, celui de sainct Pierre de Luxembourg, les sommes le roy, l'orologe de Sapience, ou aultres livres de vie des Saincts, aussi les dictz des philosophes et anciens saiges » qui permettent de passer le temps de façon honnête ainsi que la fréquentation des sages « pour apprendre et retenir quelques bons enseignemens et doctrines »58. Pensant à la naissance prochaine d'un héritier mâle, Pierre Martin proclame que « c'est chose vituperable et deshonneste d'estre noble homme imprudent, ignorant et mal instruit ». Il recommande le choix d'un précepteur compétent car « si les princes et nobles mectent doncques grande diligence de chercher et trouver bonne norrice aiant bon laict pour bien norrir le corps de leurs enfans, par plus forte et meilleure raison doibvent labourer et mectre peine de pourveoir d'ung bon et scientificque pere norricier, c'est a dire d'ung bon maistre et precepteur aiant bon laict de bonnes meurs et de science pour norrir et endoctriner l'ame de leur lignee ». Sur le modèle de Plutarque pour Trajan, Sénèque pour Néron, Aristote pour Alexandre, Alcuin pour Charlemagne, le précepteur saura ouvrir l'esprit de son élève et, « selon l'eage », lui faire étudier les arts libéraux, les sciences humaines et les histoires « bonnes, honnestes, pudicques et catholicques »59. Pierre Martin n'oublie pas de signaler que les frères mendiants sont de très bons maîtres. Louis VIII et Blanche de Castille ne s'y sont pas trompés puisque « les parentz du roy sainct Loys, pour le faire bon et scientificque, luy donnerent pour maistres et precepteurs deux bons docteurs en theologie, l'ung de l'ordre des freres prescheurs et l'autre de l'ordre des freres mineurs »60. Remarque intéressante car on ignore qui a pris en charge la formation du saint roi61. Mais Pierre Martin est certain que Louis IX a reçu un enseignement de grande qualité évidemment dispensé par les ordres mendiants. Peut-être plaide-t-il indirectement pour qu'on lui confie ce rôle auprès du futur héritier ?
17Pierre Martin partage bien des points communs avec ses prédécesseurs qui ont écrit pour les rois et les princes. Il suit les traces d'autres prêcheurs comme Guillaume Peyraut ou Vincent de Beauvais qui adressa son traité à la reine Marguerite de Provence pour aider à l'éducation des enfants royaux. Originaire de Bourges, Pierre Martin a pu aussi apprécier le traité composé par Gilles de Rome, archevêque de cette ville à partir de 1295. Les prescriptions de Pierre Martin recoupent en partie celles dispensées par Anne de France et par ces textes bien connus62. Au début du xvie siècle, l'intérêt que l'on porte aux anciens miroirs des princes est notable. La traduction en français du Liber de informatione principum faite par Jean Golein pour le roi Charles V est éditée à Paris en 1517. Le Speculum dominarum écrit par Durand de Champagne pour la reine Jeanne de Navarre († 1305) est traduit et remanié par Ysambert de Saint-Léger pour la sœur de François Ier, Marguerite de Navarre, vers 152863. À défaut d'être originale dans ses préceptes, l'Érudition de Pierre Martin se veut bourbonnaise dans ses exemples.
Pierre Martin et les Bourbon
18L'histoire est riche de rois prestigieux, bibliques ou historiques, comme Charlemagne et Robert le Pieux. Mais le frère valorise également des exemples destinés à célébrer la gloire propre des Bourbon comme le duc Charles Ier et ses fils déjà mentionnés ou encore Louis IX et Louis II de Bourbon, le saint roi et le bon duc, car « c'est ung beau tiltre pour ung prince d'estre appellé bon ou sainct »64.
19Les ducs de Bourbon sont issus de Louis IX par Robert de Clermont son sixième fils. Ils sont de sang royal et aiment à souligner cette prestigieuse filiation. Le cardinal Charles de Bourbon qui commande dans les années 1480 un Livre des faiz Monseigneur saint Loys à la demande d'une duchesse de Bourbon non identifiée admire le saint roi. La miniature de dédicace le présente entouré des statues de Charlemagne et saint Louis. À sa mort, le cardinal est enterré dans une chasuble portant l'emblème de l'ordre de la Cosse de Genêt fondé, selon la tradition, par Louis IX en 123465. L'admiration se manifeste aussi par la construction de saintes-chapelles sur le modèle royal parisien. En 1315, Louis Ier de Bourbon fonde la première sainte-chapelle de Bourbon l'Archambault et en 1483 le duc Jean II y fait construire une seconde sainte-chapelle dédiée à saint Louis66. Ainsi Pierre Martin rappelle à Suzanne ses prestigieux prédécesseurs « en commancent depuis le bon roy sainct Loys » dont l'exemple est utilisé à plusieurs reprises dans le traité pour illustrer le thème du roi dévot et savant aux côtés de Robert le Pieux et de Charlemagne67.
20Le duc Louis II, surnommé « le Bon », fait lui aussi rayonner la gloire des Bourbon68. Otage à la place du roi Jean, fondateur de l'ordre de l'Écu d'or vers 1367, Louis II participe à la conquête du Poitou et de la Guyenne et à la bataille de Roosebecke en 1382 sous Charles VI. C'est un modèle de prince chrétien qui remporte face aux Infidèles « une victoire grande et digne de memoire »69 et fonde les chanoines de Notre-Dame de Moulins et les Célestins de Vichy. Là encore, la maison de Bourbon célèbre depuis longtemps cet ancêtre puisque sur l'ordre de Charles de Bourbon, comte de Clermont, Jean Cabaret d'Orville dès 1429 avait mis par écrit la vie de Louis II réputé pour sa valeur guerrière, sa piété et sa sagesse70.
21En 1505, Anne de France conseillait à sa fille de ne pas mépriser ses ancêtres71. En 1517, Pierre Martin met l'accent sur le prestige bourbonnais. Est-ce un effet de l'avènement des Angoulême au trône ? À la tête d'une grande principauté, le duc Charles III est fait connétable par François Ier : le plus puissant vassal du roi détient l'office le plus important du royaume72. En 1517, alors que les relations avec le roi sont tendues, la naissance prochaine d'un héritier, peut-être masculin, vient conforter l'avenir de la maison ducale de Bourbon et alimenter une certaine concurrence d'autant que la mère de François Ier, Louise de Savoie, est la cousine germaine de Suzanne de Bourbon73. Alors que l'Occident pense à nouveau à la croisade, tant les Angoulême que les Bourbon peuvent incarner l'idéal du prince chrétien. En 1515 François Ier rencontre le pape Léon X à Bologne et reçoit un reliquaire contenant un fragment de la Vraie Croix74. Les ducs de Bourbon ont, quant à eux, régulièrement prouvé leur attachement à l'idée de croisade. Le premier duc, petit-fils de saint Louis, faisait vœu de se croiser dès 1316. Pierre Ier participe à la croisade de Prusse en 1344-134575. En 1517, alors que François Ier est comparé à Constantin, Pierre Martin rappelle dans son traité que Louis II de Bourbon a affronté les Infidèles lors de la croisade de Barbarie en 1390. Mais le frère reste prudent. Tout en renvoyant au passé prestigieux des ducs, il dénonce longuement le péché d'ambition car « non obstant que toute espece d'orgueil soit dangereuse et maulvaise, toutesfois entre les aultres les plus dangereuses et perilleuses es princes sont ambition, vaine gloire et inobeissance a Dieu et a leurs superieurs »76.
22Revenant de l'entrée royale à Rouen en juillet 151777, le duc Charles III de Bourbon assiste à la naissance de son fils, le premier mâle bourbonnais depuis longtemps « car en ladite maison de Bourbon n'y avoit point eu de fils depuis les enfans du duc Charles Ier, quatre-vingts ans avoit ». Le baptême fut célébré par l'évêque de Lisieux dans la chapelle du château de Moulins. L'enfant prend le titre de comte de Clermont et les fastes durèrent « l'espace de douze ou quinze jours, le tout ès dépens de mondit sieur de Bourbon »78. Dans ses Enseignements, Anne de France recommandait à Suzanne de choisir avec soin les parrains et marraines de ses enfants. « Ceux-là doivent estre saiges et de honnestes condicions, sans faire comme font aucuns, à qui il ne chault qui baptise ou tienne leurs enfants »79. C'est chose faite en 1517. En faisant porter le bébé sur les fonts baptismaux par François Ier, Suzanne et Charles font du roi de France le père spirituel de leur fils. Le nouveau-né prend le prénom de son parrain80 et aurait été armé chevalier par Bayard comme lui81. Les liens distendus sont ainsi renforcés par des liens symboliques82. Reste à faire du fils spirituel du roi un prince vertueux et bien éduqué. Louise de Savoie fut le véritable « compas et mesure » de François d'Angoulême83. Grâce à Pierre Martin et son traité, Suzanne de Bourbon espère devenir à son tour le compas de son enfant. Le décès précoce de François de Bourbon en 1518 sonne le glas des aspirations bourbonnaises. À la mort de Suzanne en 1521, la principauté s'effondre84.
23« Escolle de vertu et de perfection », l'éloge de Pierre Martin s'applique à la maison de Bourbon au début du xvie siècle sous l'effet d'une double nécessité. On attendait beaucoup de Suzanne car à court terme l'avenir des ducs reposait en partie sur ses frêles épaules. Mais la fille d'Anne de France devait aussi être digne d'une ascendance remarquable par ses vertus et sa sagesse. Les traités écrits pour cette princesse se rattachent à la féconde tradition didactique de la famille royale à laquelle la maison de Bourbon est liée. Anne de France et Pierre Martin sont les lointains et respectueux héritiers de Louis IX, Vincent de Beauvais ou Gilles de Rome. Comme ses aïeux, comme son père, Anne de France veille à l'éducation des jeunes qui l'entourent85. À son tour Suzanne endosse cette responsabilité. Comme d'autres mendiants, Pierre Martin conseille la haute noblesse grâce aux cas édifiants laissés par l'histoire biblique, antique et nationale86. Par leur excellence, les princes et les princesses de la maison de Bourbon se montrent dignes de leurs ancêtres et contribuent à l'édification d'autrui. Le miroir qu'on leur tend les corrige et renvoie aux autres leur image parfaite87.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Élodie Lequain, « La maison de Bourbon, « escolle de vertu et de perfection ». Anne de France, Suzanne de Bourbon et Pierre Martin », Médiévales, 48 | 2005, 39-54.
Référence électronique
Élodie Lequain, « La maison de Bourbon, « escolle de vertu et de perfection ». Anne de France, Suzanne de Bourbon et Pierre Martin », Médiévales [En ligne], 48 | printemps 2005, mis en ligne le 02 mars 2007, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/893 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.893
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