Locus et conuentus : un état des « lieux » franciscains chez Salimbene de Adam
Résumés
Pour désigner les endroits où ils s'installent, les franciscains utilisent en latin plusieurs termes, en particulier locus et conuentus. De ce dernier terme est issu entre autres le français « couvent » (souvent utilisé pour traduire le mot latin), qui désigne d'abord les bâtiments où des religieux vivent en commun, puis l'ensemble des religieux qui composent la communauté. L'analyse des emplois de conuentus dans la Chronique du franciscain Salimbene de Adam permet de préciser une étape de l'évolution sémantique de ce mot et montre l'émergence du sens matériel : en cette fin du xiiie siècle, conuentus désigne encore majoritairement la communauté des frères, conformément à l'étymologie du terme, mais le chroniqueur, dans un petit nombre de cas, use du mot pour désigner les bâtiments, non sans être conscient de certaines connotations attachées au choix des mots locus et conuentus.
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1Le mot français de « couvent » entre dans la langue au xiie ou au xiiie siècle, selon les indications des dictionnaires1. Son étymologie latine est évidente et pourtant le parallélisme apparent des deux mots n'est qu'une illusion. En effet conuentus est clairement, d'après son origine tirée de cum+uenio, un terme qui désigne d'abord un rassemblement de personnes, et ce dans tous les domaines (« attroupement » dans la vie quotidienne, « assemblée des grands » dans la vie politique, « assemblée des fidèles », « synode » dans la vie religieuse...) ; l'étymologie du mot reste immédiatement perceptible en latin2. De façon secondaire, le terme a entre autre été employé, par spécialisation de sens, pour désigner une communauté de religieux (ou religieuses). Puis, par métonymie, il a désigné le lieu de vie de cette communauté, les bâtiments conventuels.
2En sens inverse, le français dérivé couvent – anciennement convent –, dont le sens reste toujours lié (directement ou par allusion ironique) au monde religieux, désigne d'abord le lieu, « la maison où des religieux et des religieuses vivent en commun » et ensuite « l'ensemble des religieux ou des religieuses qui composent la communauté »3.
3Dans la perspective d'une traduction4 de la Chronique de Salimbene de Adam, un franciscain du xiiie, s'est tout naturellement posée la question du vocabulaire utilisé pour désigner les établissements franciscains : l'incertitude la plus immédiate est celle des domaines d'emploi des deux termes les plus fréquents, locus et conuentus, même s'il n'y a pas de problème fondamental de sens. Pour le mot locus5, traditionnel chez les franciscains, il n'est pas facile de trouver un équivalent simple en français et bien souvent les historiens de l'Ordre conservent le mot latin. Ceux qui veulent traduire utilisent plusieurs solutions, variables selon les auteurs, et un même traducteur a souvent recours à des traductions qui varient au gré des phrases sans raison particulière : on trouve ainsi « lieux » (pour rester fidèle au latin), « établissements », « local/emplacement »6, « résidence »7, parfois aussi une ellipse du mot dans la traduction de groupe où il figure8, voire très couramment « couvent », ce qui est par ailleurs la traduction habituelle de conuentus.
4La Chronique de Salimbene permet-elle d'éclairer un peu l'évolution sémantique de conuentus au xiiie siècle ? Où en sont à ce moment les sens de conuentus, quel est l'éventail des emplois du terme chez ce franciscain, quelle est la place du sens dérivé, désignant les bâtiments, par rapport au sens premier de « communauté » ? Une deuxième question, liée à la première, est de juger de l'usage attesté chez Salimbene par rapport à la terminologie officielle franciscaine de son époque9.
5Il sera nécessaire de faire d'abord le point sur la terminologie en usage chez les franciscains, en rappelant très rapidement des choses connues, avant de regarder de plus près les emplois de conuentus chez Salimbene. Une confrontation avec quelques emplois de locus, mot que nous aurons déjà rencontré chemin faisant, viendra ensuite confirmer les premiers résultats obtenus.
L'évolution du vocabulaire franciscain
6À l'origine, chez saint François, on ne rencontre aucun mot précis10 pour désigner l'installation des frères puisque par définition ils ne doivent rien posséder de particulier : on connaît assez l'inquiétude que manifestait le saint à l'idée que les frères puissent s'installer dans une construction faite pour leur usage. Les termes employés pour les ordres religieux existants, cloître ou monastère (claustrum, monasterium), n'étaient évidemment pas adaptés aux principes et au mode de vie de l'Ordre naissant. Il n'est donc question, en termes vagues et souvent complétés par des mots à valeur généralisante, que des « lieux », des « endroits » où les frères trouvent un logement : locus a là son sens ordinaire en latin11. De la même façon, domus est employé avec son sens normal de « maison » emprunté au vocabulaire quotidien, puisque les franciscains doivent être hébergés dans des habitations banales12. Il n'y a dans toute l'œuvre de François aucun emploi de conuentus, dans aucun des sens du terme.
7On voit que les deux mots locus et domus ont, comme plus tard conuentus, un point de départ situé dans le vocabulaire courant, non spécialisé et même éloigné de toute connotation religieuse : ils seront de bons modèles pour la spécialisation du terme qui va jouer ensuite un rôle prépondérant et donner en français le mot de couvent.
8Cependant la situation de l'Ordre évolue rapidement : dès 1230, la bulle Quo elongati dispense les frères Mineurs de l'obligation d'observer strictement le Testament de saint François, ce qui leur ouvre la possibilité d'acquérir des locaux plus importants. En 1250, la bulle Cum tamquam ueri accorde le titre d'église conventuelle à toutes les résidences franciscaines où il y avait un nombre suffisant de frères pour « assurer le service divin » et « tenir chapitre »13. Enfin, élément essentiel pour la question que je pose ici, les statuts du chapitre général de Narbonne en 1260 donnent une définition officielle du terme de conuentus14 : le mot sera réservé aux établissements comptant en permanence treize frères ou davantage15.
9Si l'on consulte les historiens de l'Ordre, ils ne semblent guère s'être intéressés à cette question de terminologie : les indications sur les mots employés sont généralement peu précises et donnent une impression que ne confirmera pas l'examen de la Chronique de Salimbene. Ainsi le P. Gratien de Paris16 signale-t-il l'abandon progressif des loca, « pauvres maisons tombant souvent de vétusté », « trop petites » et « qui se prêtaient mal aux usages de la vie religieuse » ; il date des environs de 1230 le moment où les franciscains commencent à se déplacer vers l'intérieur des villes, « mouvement [qui] prit toute son ampleur à partir de 1240 », et il parle à ce moment de « fondation, transfert et agrandissement » de couvents. Il suggère ainsi pour locus un sens restreint qui ne correspond guère aux emplois attestés dans les textes de la deuxième moitié du xiiie siècle.
10Avant d'en venir au texte de Salimbene que je veux examiner de plus près, il me paraît utile de proposer des éléments de comparaison en formulant quelques remarques rapides sur d'autres écrits franciscains presque contemporains de Salimbene.
11Ainsi avons-nous connaissance des débuts de l'Ordre en Allemagne par l'œuvre de Jourdain de Giano, Chronica seu Memorabilia : après une première tentative malheureuse (1217), les franciscains envoient en Allemagne une deuxième mission, dont fait partie Jourdain. Installé d'abord à Augsbourg en 1221, l'Ordre progresse ensuite très rapidement. La Chronique de Jourdain de Giano est écrite après coup, dans les années 1260, soit une bonne vingtaine d'années avant Salimbene.
12Dans cet ouvrage assez bref, on trouve une seule fois17 l'emploi de conuentus, pour désigner l'établissement franciscain de Rome (c'est donc un usage en avance sur les textes officiels), six emplois de locus, 12 emplois de domus, dont une attestation unique avec un adjectif indiquant le lieu, in domum Erfordensem18.
13L'installation des franciscains en Angleterre, décidée en 1223, est l'objet du traité de Thomas d'Eccleston : les Frères arrivent à la fin de 1224 et l'Ordre se développe rapidement, sans grande difficulté, puisqu'il possède une dizaine de couvents en Angleterre avant 1230 et quarante-neuf vers 1256. Thomas est en Angleterre vers 1230-1232 et son Tractatus de aduentu fratrum Minorum in Angliam est écrit aux alentours de 1258-1260. Il cite deux fois le conuentus Londoniae, une fois le conuentus Romae : le terme reste encore très marginal. Il utilise par contre tout à fait habituellement locus19 ou domus20.
Les emplois de conuentus chez Salimbene : une évolution encore en cours
14Au contraire des œuvres que je viens d'évoquer21, Salimbene fait un grand usage de conuentus, dont il présente au total 125 exemples22.
15Le terme a déjà commencé à évoluer à partir de son emploi primitif, puisque sa spécialisation est déjà acquise. Salimbene l'emploie en effet exclusivement en contexte religieux, avec une valeur qui peut être celle de « communauté religieuse » ou de « bâtiments où habite cette communauté », mais on ne le trouve pas avec un sens autre : l'emploi général a disparu chez Salimbene, même s'il existe encore à cette époque ailleurs, alors que pour locus coexistent l'emploi spécifique et la valeur générale du mot23. D'autre part, l'emploi est presque exclusivement réservé aux Mineurs24 : on ne trouve que cinq cas où le mot s'applique à d'autres ordres dont un peut même être éliminé de ce décompte puisqu'il concerne des Clarisses25 (en 579, 35). Sur les quatre cas où conuentus ne s'applique pas à des franciscains, on en trouve un avec désignation géographique pour les Prêcheurs (103, 28), le conuentus Bononie, où je soupçonne un effet de confusion de termes à cause du lieu (on sait l'importance du studium de Bologne pour les franciscains et Salimbene cite cinq fois ce lieu, toujours sous l'appellation de conuentus) et à cause de l'anecdote racontée (il y est question d'une apparition dans l'infirmerie des Prêcheurs, mais c'est celle d'un frère Mineur). Il reste deux autres exemples pour les Prêcheurs26 (335, 6, au singulier ; 339, 2, au pluriel), dont nous reparlerons en conclusion pour montrer pourquoi le terme est employé, et un pour des cisterciens (907, 24), mais il se trouve dans un document que cite Salimbene et ne correspond pas nécessairement à l'usage qu'il fait lui-même du terme27. Pour ces 124 exemples de conuentus sous la plume de Salimbene, on voit donc que pratiquement tous sont en relation avec les Mineurs.
16Deuxième étape, le sens exact de conuentus. Parmi les emplois du mot, un tri permet de montrer que le sens étymologique est encore très présent.
17Un premier groupe d'emplois, numériquement de loin le plus important, est constitué de locutions donnant une précision d'ordre géographique : elles sont formées soit avec un nom propre de lieu (locution courante du type conuentus Bononie, rares emplois du type conuentus de Hesio) soit avec un adjectif d'origine (du type conuentus Bononiensis). Sur les 124 emplois de conuentus chez Salimbene, 102 contiennent une précision géographique explicite, soit environ 82 % des emplois ; il faut y ajouter quelques cas (cinq au moins et vraisemblablement bien davantage28) où le syntagme ne contient pas lui-même la précision géographique parce qu'elle est déjà présente dans le contexte. On peut donc compter au total 86 % au moins d'emplois à valeur géographique. C'est visiblement une terminologie entrée dans les habitudes, la manière la plus commode de désigner les établissements franciscains29. Mais cela ne permet pas encore de décider du sens exact de conuentus dans cet emploi : le sens de « communauté » est tout à fait possible, même si celui de « maison où habitent les religieux » a souvent été privilégié.
18En laissant de côté les phrases ambiguës, il reste finalement une quinzaine de cas où conuentus n'est pas lié à une désignation géographique. Certains ne donnent aucune indication nette sur le sens qu'il faut attribuer au mot30. Mais dans six passages au moins, le contexte souligne très clairement la valeur étymologique de « communauté de personnes » par l'abondance d'indications complémentaires allant dans le même sens. Ainsi, à propos du couvent des Clarisses de Faenza, Salimbene parle du rassemblement de toute la communauté à l'étage où est installée l'église : « Toute la communauté des Dames de ce lieu, au nombre de soixante-douze, était assemblée à cet endroit »31. De même, stigmatisant les raffinements que s'accorde le ministre général frère Élie, il précise que celui-ci se faisait servir ses repas dans sa chambre et non au réfectoire avec toute la communauté, même s'il était évidemment logé à l'intérieur des bâtiments conventuels : « En outre il prenait rarement ses repas avec la communauté en même temps que les autres frères, mais toujours à part, seul dans sa chambre »32. De même encore en 336, 20 sq., totus conuentus congregatus, où il faut lire l'ensemble du passage pour relever toutes les notations de foule33.
19Il reste en fait seulement quatre cas où conuentus désigne à coup sûr le lieu et non la communauté d'hommes, ce qui est fort peu sur les 124 attestations du mot34 ! Trois de ces exemples seront étudiés en conclusion pour leur contenu ironique ; je cite ici un seul emploi : lorsque le ministre général Jean de Parme rappelle l'obligation de dire la messe « secundum rubricam ordinarii », il reproche à certains frères de se contenter parfois d'une messe des morts célébrée le matin dans le couvent et de négliger la messe du jour : « S'ils avaient le matin tôt dans le couvent une messe pour des morts, à certains endroits ils s'en contentaient et se dispensaient complètement de toute autre <messe> »35.
Les preuves du passage au sens matériel de « couvent » ?
20Il est donc certain que l'évolution de conuentus vers son sens matériel est déjà connue de Salimbene, mais il montre une certaine réticence à employer cette valeur du mot. Que trouve-t-on en effet dans les passages où sont évoqués les bâtiments conventuels ? Il faut d'abord constater que le chroniqueur parmesan ne propose guère de description matérielle d'un de ces établissements. On rencontre certes quelques termes spécifiques comme réfectoire (refectorium), chapitre, infirmerie, hôtellerie (forestaria), cellules des frères (cella)... mais ils sont assez rares et jamais construits avec le génitif de conuentus (d'ailleurs peu employé) : on a ainsi « la cloche du réfectoire » mais pas « du couvent », ou des expressions comme ad ianuam monasterii (66, 21), baptisterii, ecclesiarum. On ne trouve donc rien de comparable à ce qui est attesté un siècle plus tard, dans les Actus Beati Francisci et sociorum eius, qui fournit deux exemples de ante altare conuentus36 où le sens matériel me paraît sûr.
21Une autre piste me semble être l'adjonction d'un adjectif qualificatif au terme qui désigne le couvent dans son sens matériel, ce qui reste d'ailleurs peu fréquent, sans doute à cause d'une évidente réticence que manifestent les franciscains à se glorifier de leur prospérité matérielle, trop éloignée de l'idéal de pauvreté originel37.
22L'adjectif magnus peut sembler a priori ambigu puisqu'il peut qualifier le nombre des membres de la congrégation aussi bien que la taille des bâtiments. Aussi hésite-t-on d'abord pour comprendre exactement la phrase qui indique la préférence des Prêcheurs pour les grands établissements/ les grandes communautés, in magnis conuentibus habitare quam in paruis (p. 339, 2). Mais on rapprochera d'autres passages : l'allusion à l'Ordre des Prêcheurs qui... magnum locum habebat in Parma (679, 3), la mention in quodam magno monasterio pour des Cisterciens (p. 908, 14), et surtout l'évocation du couvent franciscain de Ravenne : l'évêque de Mantoue, Martin de Parme, interroge son compatriote Salimbene sur l'endroit qu'occupent les Mineurs à Ravenne ; Salimbene désigne une magna ecclesia et magnum campanile que leur a offerts l'archevêque de Ravenne Philippe (p. 629, 15-32). Il faut noter que face à l'étalage complaisant de cette richesse, Salimbene s'est contenté du mot locus pour désigner cet établissement qu'il appelle ailleurs à quatre reprises conuentus Rauenne (par exemple p. 910, 25). La situation est à peu près aussi ambiguë pour l'adjectif sollemnis (remarquable, illustre), mais il ne s'applique dans le texte qu'à quatre monastères bénédictins dont Cluny et Saint-Gall (p. 306, 25).
23Plus clair est le cas de pulcher, qui qualifie bien des bâtiments, comme en 313, 20 un pulcherrimum monasterium cistercien. Mais il n'est jamais employé avec conuentus. On trouvera un pulcher locus pour les Prêcheurs (p. 104, 13) et Salimbene signale la construction d'un beau réfectoire pour les Mineurs, fratres Minores de Parma fecerunt pulchrum refectorium in Prato Sancti Herculani, ubi habitant (p. 759, 1 et 2) ; par contre lorsque le pape Innocent fait construire sur ses domaines une église et un couvent où il souhaite héberger vingt-cinq frères (pulcrum locum fecit et pulchram ecclesiam, p. 86, 16), les Mineurs refusent parce que cela leur paraît trop beau. On commence à voir se dessiner avec ces exemples les domaines d'emploi de conuentus et locus dans des termes qui ne sont pas ceux qui apparaissaient dans les définitions habituellement données.
24L'étude des adjectifs se termine avec la mention de bonus, qui qualifie lui aussi nettement le bâtiment conventuel, et qu'on rencontre une fois pour un bonus conuentus des Prêcheurs (p. 335, 6), et une fois pour évoquer les deux couvents que possèdent les Mineurs à Tarascon et Beaucaire, in quolibet castro est bonus conuentus fratrum Minorum (p. 337, 11).
Remarques sur l'évolution vers le sens matériel
25D'un point de vue linguistique, on peut trouver quatre éléments qui ont contribué à l'évolution sémantique du terme de conuentus. D'une part, comme je l'ai signalé dès le début, cette évolution n'était pas isolée dans le vocabulaire désignant ces établissements religieux, avec les spécialisations de sens qui ont affecté domus et locus.
26D'autre part, la souplesse du génitif latin lui permet d'exprimer différents rapports de sens entre le nom et son complément au génitif, sans que la structure apparente subisse de variation. Ainsi les constructions fréquentes du type locus fratrum (67 ex. sur environ 140 emplois de locus au sens d'« établissement religieux », soit 47 %) présentent un banal génitif de possession : « le locus qui appartient aux frères ». Or, si l'on rencontre la locution conuentus fratrum Minorum, elle peut paraître a priori bâtie sur le même modèle, et pourtant, dans son sens premier, il n'en est rien, puisque le groupe ne signifie pas « la communauté qui appartient aux frères », mais « la communauté que constituent les frères », construction où le génitif latin a une valeur subjective38. Au demeurant cette deuxième locution est rare (trois exemples seulement, avec une indication géographique explicite dans deux cas et implicite en contexte pour un). La différence de fréquence me paraît là encore significative : locus fratrum Minorum est banal, parce que c'est un bon moyen pour spécifier le sens « technique » de locus et le différencier du sens ordinaire de « lieu, endroit » ; conuentus fratrum Minorum au contraire est rare parce que relativement tautologique chez Salimbene, le terme de conuentus étant, on l'a vu, pratiquement réservé aux franciscains : il est donc inutile de préciser qu'il s'agit d'une communauté de frères Mineurs ! Avec le temps et l'évolution du sens de conuentus vers sa signification matérielle, les deux locutions paraissent bâties sur le même modèle et leur parallélisme peut faciliter l'évolution de la seconde, puisque le changement de sens n'impose aucun changement de construction grammaticale.
27Ensuite l'emploi préférentiel des groupes contenant le mot conuentus comme complément circonstanciel de lieu a pu faciliter le passage au sens matériel de ce mot : « habiter dans une communauté » peut se comprendre comme « habiter dans les lieux où loge cette communauté ». Or effectivement, une large majorité des emplois de conuentus sont des compléments circonstanciels de lieu, souvent groupés avec le verbe habito/moror et la préposition in suivie de l'ablatif (76 exemples), ou avec ire et la prép. ad suivie de l'accusatif (12), soit un peu plus de 70 % des constructions où apparaît conuentus.
28Enfin, et sans doute en liaison avec la remarque précédente, l'association fréquente de conuentus avec une précision d'ordre géographique amenait aisément à donner un sens local à des expressions comme conuentus de Parma ou parmensis, dont je pense, au vu de l'étude qui a été présentée, qu'elles ont bien des chances chez Salimbene d'être encore proches du sens étymologique de conuentus, et qu'elles sont en tout cas le noyau dont est partie l'évolution sémantique du mot39.
Quelques remarques sur le rôle de locus
29Pour compléter cette étude et confirmer ses résultats, il est intéressant de regarder du côté des termes « concurrents » de conuentus. Je me limite ici à locus et je laisse de côté le terme de domus (79 emplois, pas tous pour les Mineurs, sur 363, ont un sens religieux) qui m'a paru moins important par rapport à mon projet, mais qui pourrait être étudié. Le rôle de locus reste prédominant par un certain nombre d'aspects qui nous montreront d'autres traces des réticences à l'apparition du nouveau sens de conuentus.
30Bien loin de ne désigner que les premières et misérables installations dont se sont contentés les franciscains à la naissance de l'Ordre, le mot locus reste encore extrêmement important, il est le terme générique pour tous les établissements, quelle que soit leur taille ; il reste le mot le plus général, pour d'autres Ordres comme pour les Mineurs40. Il est employé 140 fois environ (quelques cas sont ambigus entre sens général et sens proprement religieux), soit un peu plus que les 125 conuentus, ce qui s'explique entre autres par le fait qu'il ne s'applique pas exclusivement aux franciscains.
31Il peut remplacer le terme précis d'ermitage, peu employé mais attesté chez Salimbene (eremus, eremitorium, 11 emplois), par exemple pour La Verna (uniquement désigné par locus) ou Greccio (désigné aussi comme heremitorium, p. 451 ou 801). Il est en outre le seul mot employé pour certains établissements, une quinzaine dans le total des établissements franciscains évoqués dans l'œuvre. Il peut s'agir de petites communautés, ainsi pour Fanano (Modène), cité une seule fois dans la Chronique (p. 594, 28) et si peu connu que le répertoire des établissements franciscains de J. Moorman41 semble ignorer sa présence à cette époque, puisqu'il date la fondation de « avant 1343 », ou pour Medesano (Parme) cité une fois comme établissement franciscain (p. 240, 29) et ignoré de J. Moorman42 ; de même pour les Prêcheurs, à Parme, Salimbene emploie le terme de locus à une époque où, précise-t-il, il n'y avait là que trois frères (p. 848, 26). Mais le terme désigne aussi des établissements importants, qui ne sont cités qu'une fois, par exemple Toulouse ou Salins, où l'on sait pourtant qu'un couvent a été fondé en 1230 par le comte de Châlons, et où, selon Salimbene lui-même, se trouvent vingt-deux frères (p. 754, 11), ce qui ne correspond pas du tout à la définition officielle donnée à Narbonne en 1260. Peut-être s'agit-il dans certains cas de fidélité aux traditions : ainsi l'établissement situé à Celle de Cortona, plusieurs fois cité, est toujours désigné par le terme de locus (ou domus) alors qu'Élie a fait construire une église et un couvent (en ville) dès 124543.
32Mais souvent le mot est employé en concurrence avec conuentus pour beaucoup d'établissements franciscains, qui sont désignés par les deux termes tantôt dans des passages différents, tantôt dans des phrases successives. Sauf dans quelques cas comme ceux que nous avons mentionnés, il y a là un jeu stylistique évitant la répétition de conuentus, comme peut le faire également l'emploi de domus. Notons qu'alors locus ne paraît pas sensible à la répétition : ainsi p. 750 se succèdent six emplois de locus pour Reggio, pour lequel le terme de conuentus est employé ailleurs, ou p. 808/9 où il y a cinq emplois consécutifs, pour La Verna il est vrai44.
33Pourtant, malgré l'impression que locus peut remplacer conuentus, les situations des deux termes ne sont pas symétriques au vu des constructions grammaticales dans lesquelles ils entrent. Par exemple le terme le plus large, locus, peut remplacer conuentus pour éviter des répétitions dans un enchaînement, mais on ne trouve guère conuentus après locus (à une exception près, où les deux termes sont assez éloignés). D'autre part locus est plus rarement déterminé par un élément géographique (14 emplois seulement construits directement sur le type locus Aluerne et 25 avec intercalée la mention fratrum (Minorum/Predicatorum) sur le type de locus fratrum Minorum de Parma, soit moins de 30 % au total) et jamais par un adjectif marquant la localisation (au contraire des groupes du type conuentus Ianuensis), ce qui souligne la dissymétrie de fonctionnement des deux termes locus et conuentus : conuentus n'est pas pleinement entré dans l'emploi de « établissement ».
34En outre les emplois au pluriel sont réservés à loca, à trois exceptions près que nous avons déjà rencontrées et qui seront reprises en conclusion45. De même, lorsqu'il s'agit d'évoquer le responsable d'un couvent, le guardianus, le terme est employé seul, avec le génitif du nom du lieu, ou dans le groupe guardianus loci/domus (7 emplois) dans 47 cas sur 49 ; on ne trouve que deux fois guardianus conuentus, un groupe encore visiblement tout à fait marginal.
35Enfin dans deux domaines où l'aspect matériel est au premier plan, le terme de conuentus est totalement absent. Lorsqu'il s'agit de construction ou de destruction de bâtiments, on ne peut trouver que locus ou d'autres mots à valeur clairement matérielle : ainsi de la destruction par incendie d'un couvent de Prêcheurs (Combustus est locus fratrum Predicatorum in ciuitate Verone, p. 767, 24 et 25) ou de la Bibliothèque du couvent des Mineurs à Lyon (totum dormitorium cum libris omnibus est combustum, p. 768, 6) ; de même pour une construction, on trouve locus p. 902, 24, pro loco eorum edificando ou p. 708, 29 sq. la mention de maisons (domus) achetées à côté du locus des Mineurs pour s'agrandir, et sic amplificauerunt locum suum.
36Quant aux mentions des sépultures dans les lieux dépendants des couvents de Mineurs – et l'on sait à quel point les franciscains tenaient à ce privilège qui leur a valu bien des jalousies ! –, elles peuvent être faites in ecclesia ou in loco fratrum Minorum. On dénombre 59 évocations de sépultures, dont 36 (au total) chez les Mineurs : 23 sont dites in loco fratrum Minorum, pas une seule in conuentu, alors qu'on a par exemple chez les Clarisses ad monasterium illarum dominarum Ordinis sancte Clare iacet sepulta (p. 77, 21), ou chez les Bénédictins in monasterio Sancti Benedicti... in quo comitissa Matildis est sepulta (p. 78, 16).
Conclusion
37La Chronique de Salimbene s'est donc révélée un bon terrain pour observer l'usage que font les Mineurs des termes dont ils ont hérité ou qu'ils sont en train de créer pour désigner leurs établissements. Dans ce domaine où les Mendiants ont joué un rôle central, où l'évolution sémantique de leur vocabulaire a suivi le rythme rapide du développement des Ordres Mendiants eux-mêmes, certains mots ont, quand écrit Salimbene, déjà perdu toute place importante dans le vocabulaire de l'Ordre46, d'autres sont très largement utilisés mais ne connaîtront pas toujours le même succès : locus, encore dominant chez Salimbene et après lui, cèdera du terrain (peut-être trop lié à la modestie de ses origines pour être toléré s'agissant de constructions qui n'ont plus guère de rapport avec les pauvres masures au toit de paille des débuts de l'époque de saint François) et ne laissera pas en français47 par exemple les mêmes descendants que domus, « maison (religieuse) », ou conuentus, « couvent ».
38Conuentus est une « valeur montante » : terme d'apparition assez récente dans ce sens spécifique (mais qui avait pour lui l'avantage d'une existence ancienne, et fréquemment employée dans un contexte religieux), il n'a pas encore achevé son évolution chez Salimbene à la fin du xiiie siècle dans le vocabulaire des franciscains eux-mêmes48, la valeur matérielle de « bâtiments conventuels » ayant bien déjà apparu, mais restant encore numériquement peu attestée. Quant à la tentative de 1260 pour introduire une terminologie précise, elle a visiblement fait long feu, et il est assez naturel que les historiens de l'Ordre ne la mentionnent en général même pas.
39Toutefois l'évolution en cours permet à Salimbene d'utiliser habilement les arrière-plans de l'opposition conuentus/locus dans la rivalité avec les Prêcheurs, et c'est justement là qu'apparaît le plus clairement le sens matériel de conuentus. Il y en a trois exemples, dont j'ai déjà parlé plusieurs fois de façon allusive. Deux, déjà cités, doivent être remis dans leur contexte et j'en ajouterai un dernier49.
40En 335, 6, un dominicain venant de Lyon pour prêcher à Vienne se fait héberger par les Mineurs et Salimbene s'étonne que les Prêcheurs ne se soient pas installés dans cette ville ; la réponse, avec l'emploi de l'adjectif bonus qui s'oppose à l'évocation peu aimable de la multitude des petits établissements franciscains dit assez que, selon Salimbene, les Prêcheurs tiennent à leur confort ou à la démonstration de leur puissance : « Et comme je lui demandais pourquoi les frères prêcheurs n'avaient pas de couvent (conuentum) à Vienne, il me dit qu'ils préféraient avoir à Lyon un bon couvent (unum bonum conuentum) plutôt que d'avoir une telle foule d'établissements (locorum) »50.
41Un peu plus loin, en 339, 2, Salimbene évoque de nouveau la rivalité latente entre les deux Ordres : soulignant avec plaisir combien les habitants d'Hyères sont dévoués aux Frères Mineurs, et ce pour le plus grand bénéfice de leur âme, il en profite pour jeter une pierre dans le jardin des Prêcheurs qui ont dédaigné cette petite ville comme ils ont dédaigné Vienne ! « Les habitants de cette ville éprouvent une grande dévotion pour les frères Mineurs et ils écoutent volontiers la parole de Dieu quand elle est prêchée par les frères. C'est que les frères prêcheurs ne sont pas établis à cet endroit parce qu'ils se plaisent davantage à habiter dans de grands couvents (in magnis conuentibus) que dans des petits et qu'ils en retirent davantage de soutien »51. Ce n'est certes pas par hasard que l'auteur utilise le verbe predicare pour parler du soin que les Mineurs ont du salut de leurs ouailles ; c'est certes une de leurs fonctions, mais le rapprochement avec Predicatores suggère que ces derniers ont failli à leur devoir. L'emploi de consolor (« encourager, rassurer, soutenir ») n'est guère plus aimable !
42En 365, 27, enfin, l'opposition est plus longuement développée. Frère Pierre est un prêcheur, qui vient d'assister à une éblouissante démonstration de la supériorité d'Hugues de Digne. Le socius de frère Pierre s'informe de la qualité de l'orateur : est-il « prelatus, guardianus uel custos uel minister ? ». Mais l'humilité profonde de Hugues lui interdit de rechercher les charges : il ne veut recevoir aucune dignité, répond Salimbene52. Et le socius de louer ces éminentes qualités et d'enchaîner : « Mais je me demande avec étonnement pourquoi il n'habite pas dans de grands couvents (in magnis conuentibus) »53, ce qui permet à son interlocuteur « d'enfoncer le clou » : « Je lui ai dit : “C'est à cause de son humilité et de sa perfection, parce qu'il trouve davantage de soutien à être dans de tout petis établissements (in paruulis locis)” »54. On aura remarqué que les verbes morari et consolari sont ceux-là mêmes de l'exemple précédent, auxquels il font écho. Rappelons enfin que juste avant ce dialogue, Hugues avait souligné la nécessité de donner aux Prêcheurs une bonne leçon pour leur fatuité et leur manque de reconnaissance pour l'accueil généreux qui leur est fait, puisque les Prêcheurs prétendaient que les Mineurs n'étaient que des ignorants stupides, surtout par comparaison avec la culture des dominicains : « Ces braves gens (c'est-à-dire : les Prêcheurs), dit Hugues, se vantent toujours de leur savoir et ils disent que c'est dans leur Ordre qu'on trouve la source de la sagesse... Ils disent aussi qu'ils sont passés chez des ignares, quand ils passent par les établissements des frères Mineurs, où on les sert avec amour et empressement. Mais par la grâce de Dieu, maintenant, ils ne pourront plus dire qu'ils sont passés chez des ignares ! »55.
43Démonstration est faite, me semble-t-il, de la finesse avec laquelle Salimbene utilise toutes les ressources du latin, y compris les ressources nées d'une évolution toute récente.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Gisèle Besson, « Locus et conuentus : un état des « lieux » franciscains chez Salimbene de Adam », Médiévales, 48 | 2005, 123-140.
Référence électronique
Gisèle Besson, « Locus et conuentus : un état des « lieux » franciscains chez Salimbene de Adam », Médiévales [En ligne], 48 | printemps 2005, mis en ligne le 02 mars 2007, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/844 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.844
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