Princes et princesses à la fin du Moyen Âge
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1De l'ouvrage de Michelle Bubenicek sur Yolande de Flandre1 au colloque du CRISIMA de 1999 dont l'objet était « Reines et princesses »2, en passant par les dernières biographies politiques sur les ducs et duchesses de Bourgogne (Charles le Téméraire, Philippe le Beau, Isabelle de Portugal3), par les récentes études consacrées aux reines4 ou le dossier des Annales HSS de 2002 intitulé « Du gouvernement des princes »5, l'historiographie française paraît aujourd'hui marquée par un fort engouement pour les princes et les princesses de la fin de l'époque médiévale6. Comment l'expliquer ? Par le retour du politique7 ? Par une attention soutenue portée depuis quelques années aux élites8 ? Par la tradition française du genre monographique ? Par le nouvel intérêt pour la micro-histoire ? Le retour des « grands personnages » sur la scène de l'Histoire ou, tout au moins, des hommes et des femmes appartenant aux familles et cercles « dirigeants », serait-il un des symptômes de la « crise de l'Histoire » ? Ou, au contraire, doit-il être interprété comme le signe d'un enrichissement ? Le genre biographique, assumé par les plus grands médiévistes français – que l'on pense à Jacques Le Goff et son Saint Louis9, Bernard Guenée et ses Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Âge10, ou Françoise Autrand et ses Charles V et Charles VI11 – se présente désormais comme sujet d'histoire « globalisant »12, intégrant les tendances nouvelles de la recherche : prosopographie13, histoire des représentations et de l'imaginaire, du droit, des « arts de gouverner »14, des liens de parenté et d'« amitié » qui structurent la société politique.
2À côté de ces multiples recherches centrées sur la personne du prince, de nombreux travaux ont vu le jour qui éclairent davantage un aspect particulier de l'activité princière : étude de l'entourage15, de l'action politique16, de l'œuvre monumentale, culturelle et « mémoriale »17. Chaque fois, l'accent est mis sur une lecture politique au sens large du terme, qui intègre pratiques gouvernementales, considérations territoriales et réflexion idéologique18.
3Affectant les princes dans un premier temps19, ce mouvement gagne depuis quelques années les princesses et les reines20. Le regain d'intérêt pour ces dernières est directement lié au courant historiographique que représente l'histoire des femmes21 et, plus spécifiquement, l'histoire du pouvoir des femmes analysé selon une large perspective : commandement des abbesses22, pouvoir des épouses et des veuves23, autorité des femmes à l'intérieur de la sphère familiale24. Les femmes ainsi étudiées ont laissé plus que d'autres des traces dans l'Histoire. Éclairer leur parcours et leur action présente certes un danger, celui de renouer avec l'histoire des femmes d'exception, des « grandes figures »25, écueil qui a été fort heureusement évité dans le large et salutaire mouvement de l'histoire des femmes en France26. Il n'empêche que l'étude du pouvoir exercé par les femmes doit avoir sa place au sein d'une histoire globale des pouvoirs, et il ne peut être analysé pour le Moyen Âge comme une « anomalie ». En outre, on fera remarquer que si l'abondante et récente littérature sur l'histoire des princesses en France est traversée par le courant historiographique hérité de l'histoire des femmes, elle reste cependant, même dans les études les plus récentes, assez peu sensible à l'histoire du genre27, outil de déconstruction et « démarche »28 pourtant efficaces pour renouveler les approches et les perspectives de l'histoire du pouvoir et observer comment se construisent les catégories, permettant de poser un certain nombre de questions cruciales : quelle est la part du masculin ou du féminin dans l'art de régner, de gouverner, dans la tenue d'un conseil, dans une prise de décision ? Qu'y a-t-il de « féminin » chez une princesse ? Son approche de la réalité politique, sa perception des individus, ses émotions sont-elles si différentes de celles du prince ? Doit-elle, comme l'écrit Christine de Pizan « avoir cœur d'homme »29 ? L'appartenance à un milieu princier joue-t-elle comme facteur de durcissement ou, au contraire, d'adoucissement des oppositions de genre ? Faut-il d'abord apprendre à tenir son rang ou à « tenir son sexe »30 ?
4Les quatre articles ici rassemblés, rédigés par de jeunes chercheurs et chercheuses, illustrent parfaitement cet engouement et ces tendances historiographiques diverses. Deux d'entre eux nous offrent également à l'appui de très riches documents : des textes inédits, transcrits et traduits concernant Sforza Secondo, et une version intégrale modernisée de la Vie d'Isabelle de France par Agnès d'Harcourt, déjà publiée en 1668 par Du Cange. Les quatre contributions traitent de quelques figures de princes et de princesses laïques entre le milieu du xiiie siècle et le début du xvie siècle, en Italie, en France ou en Allemagne. De leur lecture, trois thèmes majeurs de réflexion peuvent être retenus.
À la croisée des catégories
5L'étude des princes et des princesses représente un poste d'observation privilégié pour élaborer une histoire des identités car ces « personnages » se situent aux confins de plusieurs catégories qu'il convient d'articuler entre elles : noblesse, jeunesse, sexe, aînesse. C'est de cette confrontation avec ces autres modes d'identification que sont le statut social ou juridique, l'âge, le sexe ou la position dans la parenté que l'historien peut parvenir à une meilleure approche de l'identité princière.
6La plupart des hommes et des femmes éclairés ici, en effet, sont des jeunes, une catégorie fort difficile à cerner comme Georges Duby l'avait déjà montré dans son fameux article daté de 196431. Les sociologues et les anthropologues, eux aussi, ces dernières années, ont beaucoup apporté à l'histoire des âges de la vie et de la jeunesse en tant que catégories construites offrant à l'historien un regard nouveau sur ce qu'on a pu longtemps considérer comme des « évidences naturelles »32. Dans une situation donnée, laquelle de ces catégories, « jeunes », « haute aristocratie », « sexe », domine ? Dans le cas de Sforza Secondo étudié par Pierre Savy, l'appartenance sociale semble primer le reste. Mais alors, comment faut-il définir la jeunesse dans le milieu princier ? Les bornes chronologiques sont-elles plus précoces pour les filles du fait de leur âge au mariage ?
7À la fin du Moyen Âge, les notions de légitimité et de bâtardise sont également à prendre en compte dans les milieux princiers, même si, comme le montre Pierre Savy, le fait d'être un bâtard n'est pas un élément d'exclusion, bien au contraire : légitimé vers l'âge de 13 ans, Sforza Secondo reçoit une éducation de prince cadet que lui prodigue un précepteur. Néanmoins, son statut ne peut que le destiner au métier des armes. Ailleurs, la bâtardise princière ouvre les portes d'une carrière dans l'Église. Partout en tout cas, le xve siècle voit, pour emprunter à Michael Hargsor, l'« essor des bâtards nobles »33 : si la bâtardise princière reste toujours facteur de hiérarchisation, elle n'est aucunement facteur d'exclusion.
8Enfin, dans le cas particulier d'Isabelle de France, étudiée par Anne-Hélène Allirot, une autre catégorie interfère, celle de la sainteté qui, ici, n'est envisageable qu'en comparaison avec celle de son frère, saint Louis.
Éducation et formation
9Comme le prouve l'ensemble des contributions, la formation et l'éducation des princes et des princesses apparaissent comme un enjeu majeur34. L'exemple de Sforza Secondo qui vient d'être évoqué l'a montré. Le cas d'Anne de France, duchesse de Bourbon, le confirme. Les enseignements qu'elle rédige à l'attention de sa fille Suzanne, sans doute entre 1503 et 1505, perpétuent la tradition des conseils aux princesses illustrée par Louis IX et les Enseignements à sa fille Isabelle, pendant féminin des Enseignements à son fils35. L'éducation des princes et des princesses passe donc par l'écriture, qui joue un rôle essentiel dans la production et la diffusion d'une idéologie morale et « sapientielle ». Traités de pédagogie, « miroirs aux princes », mais aussi histoires et chroniques sont ainsi sollicités et prennent place au sein des bibliothèques princières comme autant de marqueurs qui disent tout à la fois un statut, un pouvoir et une espérance, celle de la sagesse princière, gage de bon gouvernement.
10Bien sûr, les traités de pédagogie, les « miroirs aux princes » de la fin du Moyen Âge, s'inspirent toujours, peu ou prou, du modèle par excellence qu'est le De Regimine principum de Gilles de Rome. Toutefois, un autre texte a eu une influence loin d'être négligeable. Il s'agit du De eruditione filiorum nobilium de Vincent de Beauvais. L'un de ses intérêts est d'avoir été commandité par Marguerite de Provence en 1250. On le voit, dans cette production, le « féminin » n'est pas absent. Les princesses sont à la fois à l'origine de la rédaction de textes de sagesse, comme le montrent les figures d'Élisabeth de Bosnie, Gabrielle de Bourbon, Anne de France ou Suzanne de Bourbon, évoquées ou étudiées ici par Élodie Lequain, et destinatrices de cet enseignement – leurs filles ou les filles de la cour36.
11Il semble que les traités d'éducation destinés aux princesses fassent peu de place à la perspective politique et soient surtout d'ordre moral. Le but est-il d'en faire des femmes de pouvoir ou des bonnes épouses, mères et veuves de prince ? Il y a là un point qu'il conviendrait d'approfondir pour dresser des tableaux parallèles des vices et des vertus des filles et des garçons. De même, des comparaisons entre ces traités destinés aux jeunes princes et princesses et ceux rédigés à l'intention de la petite et de la moyenne noblesse ne seraient pas inutiles37. La distinction de sexe se modifie-t-elle en fonction de la place occupée dans la hiérarchie sociale ? Quoi qu'il en soit, dans ces milieux princiers, un signe de la dissymétrie entre les sexes n'est guère contestable : les traités destinés aux garçons ne peuvent être écrits par une femme, alors que l'inverse n'est pas vrai.
12L'écriture épistolaire ou celle d'un traité invite par ailleurs à réfléchir à l'autonomie de la plume féminine, en même temps qu'elle conduit à s'interroger sur la part réelle du féminin dans ces écrits faits souvent de collages, de réemplois, et de stéréotypes émanant du masculin. Les princesses éducatrices sont largement influencées par des hommes, hommes d'Église principalement – confesseurs, directeurs de conscience – qui « masculinisent » leurs propos, comme l'atteste l'action du dominicain Pierre Martin auprès d'Anne de France et de Suzanne de Bourbon. Dans l'ensemble des traités de princesses, les modèles historiques de bons gouvernants sont les mêmes que ceux qui traversent les miroirs destinés aux princes. Qu'il s'agisse de David, Salomon, Charlemagne ou encore Louis IX, ces références « fonctionnent » aussi pour les femmes comme des figures tutélaires.
13Mais au-delà de cette sensibilité masculine et féminine, l'une des spécificités premières de ce groupe de l'aristocratie est de gouverner, et là se trouvent les enjeux de l'éducation et de l'apprentissage.
Pratique du pouvoir et entourage princier
14Les contributions ici rassemblées se veulent un apport à une réflexion plus large sur la pratique du pouvoir, même si elles ne permettent pas toujours de répondre aux questions spécifiques que pose notamment le gouvernement des princesses : ainsi, ce dernier donne-t-il ou non une tonalité « féminine » au pouvoir princier ? Le cas de la duchesse de Bourgogne, Isabelle de Portugal, tend à montrer que cette interrogation est loin d'être superflue. Si cette dernière a certes œuvré dans le même sens que son mari, Philippe le Bon, au renforcement des États bourguignons, elle a joué un rôle important en matière diplomatique en vue de promouvoir la paix38. Sans doute avons-nous là une particularité de la princesse de la fin du Moyen Âge qui ne revêt pas l'image d'une guerrière. La figure féminine de la princesse et de la reine est volontiers associée à la paix39. Froissart ne s'y trompe pas quand, décrivant la reddition de Calais, il explique que les Bourgeois n'ont eu droit à la vie sauve qu'à l'intervention ultime de la reine d'Angleterre, Philippa de Hainaut40.
15La réflexion générale sur le pouvoir princier permet de poser la question de sa légitimation. Ainsi les princes maintiennent toujours un lien très étroit avec un « monastère dynastique » qui, par les prières, entretient la memoria de la dynastie, tel celui de Itzehoe pour le lignage Schauenburg, comtes de Holstein, étudié par Mathieu Olivier41. Cette légitimation passe également par la recherche de figures tutélaires, véritables modèles que proposent les traités (Charlemagne, saint Louis) ou par celle de racines romaines (princes du Holstein).
16Enfin, ces quatre études permettent d'aborder un aspect central de la réalité du pouvoir princier, celui de son entourage. Si la composition, les spécificités des hôtels féminins, les principes et les modalités de délégation de pouvoir entre le prince et la princesse sont peu éclairés, en revanche, l'importance prise par certains individus dans l'ombre des hommes et des femmes de pouvoir apparaît nettement. L'une de ces figures est celle de l'« historien », mise en valeur dans la contribution de Mathieu Olivier qui, étudiant le Chronicon Holtzatiae dû à la plume du Presbyter Bremensis, montre comment cet ouvrage historique a une finalité politique manifeste : permettre au prince de Holstein, le commanditaire, de se démarquer nettement des deux grandes entités politiques voisines que sont la Saxe et l'Empire. Ici l'histoire participe à la définition des pouvoirs et légitime l'autorité du prince, au prix d'une réécriture des événements tendant à effacer les ruptures dynastiques42.
17Les textes réunis dans ce numéro de Médiévales ne prétendent pas, bien entendu, épuiser un sujet si riche. Ainsi disent-ils peu de choses du patronage des princes et des princesses, de leur rôle de fondateurs et fondatrices de monastères ou de monuments mémoriaux, de leurs fonctions de mécènes ou encore de commanditaires, sans qu'on sache toujours, à partir des actes, concernant la princesse43, ce qui relève de sa propre initiative ou de celle de son mari ou de sa parenté44. Ces quatre articles permettent avant tout d'attirer notre attention sur la manière dont un « vieux » sujet en plein chantier et en plein renouvellement est nécessairement « rajeuni » par des problématiques récentes. Aujourd'hui, étudier les princes et les princesses à la fin du Moyen Âge, c'est aussi contribuer à l'histoire des principautés, des élites, des cours, de la formation, de la parenté et des alliances, des transferts patrimoniaux, de la mise en place de la bureaucratie et de l'État moderne.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Didier Lett et Olivier Mattéoni, « Princes et princesses à la fin du Moyen Âge », Médiévales, 48 | 2005, 5-14.
Référence électronique
Didier Lett et Olivier Mattéoni, « Princes et princesses à la fin du Moyen Âge », Médiévales [En ligne], 48 | printemps 2005, mis en ligne le 02 mars 2005, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/832 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.832
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