Navigation – Plan du site

AccueilNuméros55Notes de lectureSamuel Leturcq, Un village, la te...

Notes de lecture

Samuel Leturcq, Un village, la terre et les hommes. Toury en Beauce (xiie-xviisiècles), Paris, Éditions du CTHS, 2007, 565 p.  

Catherine Letouzey
p. 172-175

Texte intégral

1« À l’issue de cet ouvrage, le rapprochement de l’openfield beauceron avec le bocage breton, les terroirs gascons ou provençaux n’apparaît pas aussi farfelu qu’on pourrait le penser » (p. 448). À l’image des derniers mots de sa conclusion, le livre de S. Leturcq, issu d’une thèse de doctorat, s’avère délibérément iconoclaste. Relevant un pari audacieux, il fait voler en éclats quelques-unes des certitudes acquises dans le domaine des études rurales, dont l’une des plus solidement ancrées : l’opposition openfield/bocage, et les grands modèles théoriques qui la sous-tendent. S. Leturcq extrait du stéréotype l’apparence immémoriale de la Beauce, à travers la micro-analyse d’un petit terroir, celui de Toury (Eure-et-Loir), et le choix assumé de la méthode régressive : sortant du terrain d’études familier aux médiévistes, S. Leturcq prend comme point de départ la documentation du xviie siècle, pour remonter, pas à pas, jusqu’à celle du xiie siècle. L’application de cette méthode repose sur la richesse et la continuité des sources, condition que remplit entièrement Toury : ancienne possession de l’abbaye de Saint-Denis, transférée par la suite aux dames de Saint-Cyr sur ordre de Louis XIV, ses archives, très soignées, sont remarquablement conservées. Grâce à cette documentation exceptionnelle, et à la diversité des approches envisagées, S. Leturcq fait émerger pas à pas les structures agraires communautaires et intercommunautaires de ce village, pour tenter de comprendre, sur la longue durée, le long processus d’élaboration d’un terroir dit d’openfield du xiie au xviie siècle.

2Une première partie s’attache à justifier les choix méthodologiques. L’auteur soulève dans un premier temps les problèmes majeurs posés par les concepts d’openfield et de bocage développés par les géographes du début du siècle. Cette « étonnante antithèse » (M. Bloch) oppose terme à terme une structure communautaire (openfield) à une structure (bocage) où la propriété individuelle domine, c’est-à-dire la liberté, dans l’esprit de penseurs libéraux du xviiie siècle. S. Leturcq souligne combien ces macro-analyses, bien plus théoriques qu’ancrées dans le réel, ont été orientées par des préoccupations idéologiques : les économistes et agronomes du xviiie siècle retrouvaient dans le paysage l’opposition entre l’Ancien Régime et l’esprit de « progrès » qui était le leur, réduisant la réalité du territoire à des « paysages intellectuels » (p. 56). Bien plus sujet à débats est le second parti pris méthodologique : l’approche régressive. S. Leturcq rejette d’emblée les réticences quant à la mise en œuvre de cette méthode pour le Moyen Âge, réticences qui lui semblent « plus académiques que scientifiques » (p. 60), motivées essentiellement par la difficulté de s’aventurer hors des textes médiévaux. Une approche régressive raisonnée et prudente permet par ailleurs d’éviter l’écueil consistant à surestimer les permanences. La frilosité des médiévistes français, peu enclins à suivre la voie ouverte par M. Bloch et R. Dion dans les années 1930, contraste avec l’avance des chercheurs britanniques (cas des grands « surveys » archéologiques, fouilles de villages tels que Wharram Percy, etc.). S. Leturcq s’inspire manifestement de cette approche dans son choix du recours à la micro-analyse, qui permet de combiner approche régressive et attention à la spécificité du cas étudié, et de mettre en valeur l’infinité des variétés existant dans les pratiques d’assolement, à l’inverse de la typologie artificiellement dressée.

3La seconde partie de l’ouvrage traite du fonctionnement agraire de Toury aux xviie-xixe siècles, à partir d’un terrier exceptionnellement soigné, commandé par Louis XIV en 1696. Ce document recense les propriétés et non le terroir d’exploitation, mais S. Leturcq parvient, par une analyse méticuleuse des termes employés et des mentions de confronts (et le recours à un logiciel SIG) à reconstituer une trentaine de « métairies » (fermes) existant dans le finage de Toury. Au sein de ces métairies, qui concentrent la majorité des terres villageoises, l’émiettement des parcelles est extrême. S. Leturcq nuance la surprise face à cet état de fait en interrogeantsur le principe de l’enquête ethnographiquedeux vieux agriculteurs de Toury, ayant connu la situation avant le remembrement des années 1950. Leur témoignage montre d’une part que l’éclatement parcellaire ne constitue pas une gêne, étant donnée la surface maximale cultivée en une demi-journée par une charrue et des chevaux (15 ares), et, souligne, d’autre part, le poids de la méfiance paysanne face à l’échange de terres. On perçoit ici toute l’importance de la prise en compte du territoire vécu, dont l’expression nuance l’image fournie par les sources « institutionnelles » émises au sein du village (notamment les actes de police, mettant l’accent sur les conflits). La vivacité des rapports et des ententes orales ne fait pas de doute, et il y a dans les faits une distorsion entre le territoire institutionnel (fiscal, religieux, juridique) et le terroir et ses pratiques culturales. L’exemple de la vaine pâture et de la gestion de l’assolement contredit par exemple l’image d’une servitude collective transcendant la propriété individuelle. Par une attention méticuleuse dans la toponymie aux termes « champtiers » (ou quartiers d’une même sole), l’auteur montre que des zones entières échappent à cette contrainte de sole. L’argument a silentio apparaît d’autant plus étrange que la police rurale est par ailleurs très active. Il s’agit en fait d’une contrainte facultative, mais dont l’acceptation assurait, en échange, le droit de vaine pâture pour ses propres bêtes.

4L’éclairage apporté par les sources de l’époque moderne permet, dans une dernière partie, de dépasser la rupture documentaire du tournant entre xve et xvie siècles, pour interpréter les indices lacunaires des sources médiévales, et démonter le processus d’« élaboration médiévale d’une structure communautaire ». Dans un premier temps, l’auteur reconstitue, à partir d’une série de recettes de cens du xve siècle, la multitude de types de cens alors exigés à Toury (oublies, franchises, petit cens, grand cens…). Les cens les plus lourds pèsent sur les zones de cultures les plus soignées, qui sont également les plus proches des habitats, révélant une structure concentrique (suivant le modèle de von Thünen), ce que confirme également la technique de la prospection pédestre. Cette structure concentrique porte néanmoins sur des « îlots », perdus au milieu d’une immensité uniforme, où les terres, quelles que soient leurs aptitudes agronomiques, sont redevables d’un taux de prélèvement unique, ce qui suppose une entreprise seigneuriale de vaste envergure pour imposer une telle rationalité mathématique. La multiplicité des types de cens dans les zones d’habitat dénote, en parallèle, une perception fragmentée de l’espace de la seigneurie (qui se traduit dans la structuration complexe des censiers), et ce malgré l’uniformité proclamée du système de prélèvement. Cette complexité s’explique par la présence de sept hameaux, dotés d’une responsabilité pour le prélèvement des cens et jouissant d’une existence propre en tant que communauté agraire. L’abandon de certains de ces hameaux à l’époque moderne, faisant suite à la consolidation de la seigneurie foncière face à la « crise » de la fin du Moyen Âge (nuancée par S. Leturcq dans le cas de Toury), explique une polarisation progressive de l’espace autour du bourg (suivant la théorie des polygones de Thiessen), et une simplification des documents fiscaux pour la période moderne.

5Concernant les pratiques d’assolement, l’absence de documentation médiévale éclairant ce point pour Toury a orienté S. Leturcq vers les sources d’un village proche, également possession de l’abbaye de Saint-Denis : Rouvray-Saint-Denis. Une « déclaration » du xve siècle et un « papier des monesons » explicitant l’état des terres en 1475, font apparaître les pratiques de « dessaisonnement », ce qui montre à nouveau que l’exploitant peut, de son plein gré, sortir temporairement du cycle d’assolement.

6L’étude s’achève par un retour au cas de Toury, pour insister sur la phase fondatrice de constitution de sa structure agraire. L’organisation communautaire précédemment décrite existait-elle avant le xive siècle ? En l’absence de sources directes, le témoin privilégié choisi est Suger, qui occupa le poste de prévôt de Toury au début du xiie siècle. Malgré une critique circonspecte à l’égard des récits de Suger, S. Leturcq analyse pas à pas les informations fournies par l’abbé sur son œuvre réformatrice dans les seigneuries beauceronnes. La politique volontariste de Suger et de ses successeurs aux xiie-xiiisiècles est à l’origine de la réorganisation du terroir de Toury (lutte contre le seigneur local, création d’un castrum, réorganisation fiscale...). La rationalité du système de prélèvement, qui combine un système sophistiqué et homogène et implique un arpentage rigoureux et une gestion lourde, remonte à cette époque ; S. Leturcq parvient à dater, assez finement, l’apparition de chacun des types de cens cités pour le xive siècle. Cette étude se conclut sur l’ancienneté très probable de la structure parcellaire de Toury, qui remonte certainement à l’Antiquité ; la lacune des données pour le haut Moyen Âge ne doit donc pas être interprétée en terme d’effondrement des structures de l’exploitation agraire.

7Le travail dense et méthodique de S. Leturcq fait donc tomber nombre de certitudes. Parmi les résultats majeurs, on voit que la communauté agraire n’est pas la communauté paroissiale, malgré la polarisation progressive du terroir autour du bourg de Toury et la disparition de certains des hameaux périphériques. Cette société rurale, bien que fragmentée, n’apparaît par ailleurs pas fermée, comme le montre la vivacité des ententes intercommunautaires. Enfin, S. Leturcq met clairement en lumière la souplesse de ce système, qui n’impose nullement la contrainte dans les pratiques d’assolement, mais repose sur des accords de gré à gré, préservant la vitalité de l’individualisme agraire. S. Leturcq a pleinement relevé le défi posé. Cette belle leçon de méthode est unique dans le domaine des études rurales du Moyen Âge français, par l’application intégrale de l’approche régressive sur un terroir donné. Le pari est d’autant plus risqué et louable que l’auteur s’attaque ici au socle de l’openfield system : la Beauce. C’est aussi une leçon de lucidité face à la méthode adoptée, assumée pleinement jusque dans ses limites, de prudence face aux sources, et d’humilité de l’historien ruraliste, qui, ne négligeant pas le contact avec les paysans du lieu, reste conscient de toute la complexité et l’aspect mouvant de l’objet d’étude. S. Leturcq ouvre, sur cinq siècles d’archives, une fenêtre exceptionnelle sur l’organisation agraire d’un village beauceron, qui modifiera certainement le regard du lecteur traversant cette plaine une fois prochaine…

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Catherine Letouzey, « Samuel Leturcq, Un village, la terre et les hommes. Toury en Beauce (xiie-xviisiècles), Paris, Éditions du CTHS, 2007, 565 p.   »Médiévales, 55 | 2008, 172-175.

Référence électronique

Catherine Letouzey, « Samuel Leturcq, Un village, la terre et les hommes. Toury en Beauce (xiie-xviisiècles), Paris, Éditions du CTHS, 2007, 565 p.   »Médiévales [En ligne], 55 | automne 2008, mis en ligne le 08 mai 2009, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/5505 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.5505

Haut de page

Auteur

Catherine Letouzey

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search