Aristote et la Bible : d’une autorité à l’autre
Résumés
En parcourant la littérature philosophique des derniers siècles du Moyen Âge, nous posons la question du transfert des pratiques exégétiques aux commentaires scolastiques d’Aristote : y a-t-il un emprunt des méthodes exégétiques de l’auctoritas biblique à l’auctoritas aristotélicienne ? Sur la base d’un échantillon (les livre VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque), on envisage d’abord la manière dont la matrice biblique investit le champ philosophique, notamment aristotélicien, en repérant la présence des citations scripturaires dans l’arsenal argumentatif des commentaires d’Aristote. Dans un second temps, on essaie de montrer comment les mécanismes de l’exégèse aristotélicienne se lisent à la lumière des techniques exégétiques scripturaires pour y saisir les emprunts et les reprises.
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1En parcourant la littérature philosophique des derniers siècles du Moyen Âge, on peut se poser la question du transfert des pratiques exégétiques aux commentaires scolastiques d’Aristote : y a-t-il un emprunt et/ou un réemploi des méthodes exégétiques de l’auctoritas biblique à l’auctoritas aristotélicienne ? Le genre des commentaires d’Aristote sera notre observatoire privilégié, et particulièrement la thématique de l’amitié dans l’œuvre morale d’Aristote, l’Éthique à Nicomaque. Cet exemple précis, les livres VIII et IX de l’Éthique sur l’amitié – exemple qui nous est plus familier que d’autres –, fonctionnera à la manière d’une sonde pour une démonstration de détail1. Ce choix s’explique à plusieurs titres. Tout d’abord, le genre est ancien. Dès le iiie siècle avant J.-C., Ariston de Céos commente plusieurs œuvres du Stagirite. Au iie siècle après J.-C., Aspasius, maître de l’école d’Athènes, développe sa propre exégèse. En trois vagues successives, du ve au xiiie siècle, l’Occident latin se dote du corpus aristotelicum complet – y compris les pseudépigraphes. Aristote devient la figure tutélaire de la philosophie, le Philosophe par antonomase. Son autorité est-elle pour autant comparable à la Bible ? Quelle attitude les commentateurs adoptent-ils face à lui ? C’est ce que nous aimerions examiner sur la base de l’échantillon annoncé (les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque). Dans un premier temps, la manière dont la matrice biblique investit le champ philosophique, notamment aristotélicien, sera envisagée et nous nous attacherons à la présence des citations scripturaires dans l’arsenal argumentatif des commentaires d’Aristote. Puis, nous observerons les mécanismes de l’exégèse aristotélicienne à la lumière des techniques exégétiques scripturales pour y saisir les phénomènes de transfert et d’emprunt.
De l’emploi des citations bibliques dans les commentaires d’Aristote
2D’emblée, un constat s’impose : seuls deux commentateurs recourent régulièrement aux citations scripturaires dans leur commentaire d’Aristote sur l’Éthique. Ce sont les deux commentateurs aux origines des deux lignées interprétatives sur le texte aristotélicien : Albert le Grand et Guiral Ot. Tous deux citent librement et abondamment la Bible. En aval, les autres commentateurs qui s’échelonnent du xiiie au xve siècle reprennent le modèle des fondateurs mais en délestent la substance scripturaire. Dans les deux traditions interprétatives, les épigones évacuent unanimement citations et références bibliques. Pour ne prendre que quelques exemples : Thomas d’Aquin vide son commentaire des références aux figures bibliques et des grands aphorismes vétéro-testamentaires présents chez Albert2. Le commentaire de Jean Buridan, adossé à celui de Guiral Ot son aîné, se voit systématiquement vidé de sa teneur théologique et, a fortiori, scripturaire. Le maître ès arts parisien jette au contraire son dévolu sur les auteurs de l’Antiquité classique : Cicéron et Sénèque. Au fil des siècles, les commentaires de Thomas d’Aquin et de Buridan imposent leur autorité à l’ensemble des facultés des arts d’Europe centrale et plus généralement en Occident latin aux xive puis xve siècle. Ainsi, nulle citation biblique ne se lit chez Walter Burley, Albert de Saxe, Nicolas d’Amsterdam, Matthias de Legnicz, Jean Versor, Niccolo Tignosi, Donato Acciaiuoli.
3De ce constat, plusieurs remarques suivent. Les contextes de production de ces deux textes s’avèrent porteurs : les studia mendiants n’interdisaient pas de disserter librement de théologie en philosophie. Albert rédige son commentaire sur l’Éthique en 1250 dans le cadre du studium dominicain de Cologne ; Guiral Ot enseigne la philosophie morale vraisemblablement vers la fin de la décennie 1320 dans le studium franciscain de Toulouse. Pour autant, il ne semble pas qu’il faille ici distinguer une exégèse dominicaine d’une exégèse franciscaine, tant il est vrai, après observation, que les traditions interprétatives ne recoupent pas les familles spirituelles et les appartenances d’ordre3. Enfin, l’emploi des citations vise surtout à un approfondissement du texte aristotélicien plus qu’à une exégèse biblique stricto sensu.
Albert le Grand : les versets bibliques comme argument d’autorité
4Dans le premier grand commentaire d’Albert le Grand – commentaire sous forme de quaestiones –, les citations bibliques fonctionnent, la plupart du temps, comme des arguments d’autorité. En effet, les versets scripturaires sont toujours placés dans les arguments préliminaires de la quaestio albertinienne4. C’est dire que, dans l’architecture de la quaestio, ils fonctionnent comme des sentences ou des aphorismes, sans force démonstrative propre sinon celle de leur autorité biblique. Au sein de chaque ‘Complexe-Question-Réponse’ ou CQR, comme dit Robin Colingwood, l’argument préliminaire, qu’il soit en faveur de la thèse ou contre la thèse à démontrer, n’est pas au cœur du raisonnement5. Il n’a pas pour objet de scruter un problème pour en élucider la teneur. Tant s’en faut : les arguments préliminaires font plutôt figure d’objections du sens commun. D’où leur allure sententiaire. Très souvent, les arguments préliminaires adoptent une forme syllogistique dont le premier membre est l’argument d’autorité, biblique ou non. Par exemple : « Ensuite, l’Ecclésiaste dit : “Malheur à celui qui est seul, etc.”, et il avance plusieurs désavantages de la vie solitaire et plusieurs avantages de la vie en société ; or, l’amitié parfait la société et la conserve ; donc etc6. » La forme des syllogismes est volontiers lapidaire et le rythme est rapide : « En effet, comme dit l’Ecclésiastique, les semblables se réjouissent avec leurs semblables ; or, c’est le propre de l’amitié de se réjouir ; donc etc7. » Souvent, les citations sont tronquées et le commentateur ne se donne pas la peine de citer le verset en son entier. Il n’en évoque que les premiers mots :
Ensuite, l’Ecclésiastique dit : “C’est mauvais, dit tout acheteur”8 ; or telle ne doit pas être la mesure de la donation, parce que la relation serait immédiatement rompue du fait d’une égalité non respectée ; donc, puisque le premier détenteur est celui qui mesure, comme il dit, il semble que le premier détenteur ne soit pas celui qui reçoive mais celui qui donne9.
5D’où l’aspect un peu sibyllin de certaines citations :
6Le recours aux versets bibliques ne signe pas, dans le commentaire d’Albert, un rapport particulièrement étroit à l’Écriture. Dans les arguments préliminaires, les citations patristiques ou les proverbes du sens commun sont invoqués au même titre que les versets scripturaires : s’y juxtaposent saint Augustin, le pseudo-Denys, Grégoire le Grand mais aussi Avicenne, Averroès et bien sûr les Auctoritates Aristotelis, florilèges sententiaires issus des œuvres du Philosophe et qui fonctionnent dans les mœurs scolastiques comme autant de postulats autoritatifs dont il n’y a pas lieu de démontrer la vérité ou la validité13. Versets bibliques, apophtegmes patristiques ou maximes scolastiques sont ainsi placés sur un même pied d’égalité. Ils peuvent aussi être mis en abîme, par exemple quand Albert cite Augustin citant la Bible :
7Ou encore :
8Plusieurs citations bibliques dans le commentaire d’Albert ne sont qu’illustratives voire ornementatives. Souvent, elles sont allusives. Telle thématique aura déclenché une accroche pour citer le verset biblique qui s’y rattache. Quand elles sont très célèbres, les citations sont soit introduites par un impersonnel, soit non annoncées. Enfin, l’utilisation de la Glose semble avérée18.
9Régulièrement, Albert requiert comme pièce argumentative au sein d’un développement thématique des figures bibliques, il est vrai parcimonieusement. Ainsi, Berzillaï illustre la vieillesse :
À propos du quatrième argument, il faut dire que les vieillards ont une sensibilité et une vigueur naturelle défaillantes, et ils ne sont donc pas beaucoup touchés par les plaisirs, comme on le lit au deuxième livre des Rois (II Sam 19, 35) à propos de Berzillaï qui disait en s’adressant à David qu’il ne pouvait plus, à cause de sa vieillesse, prendre plaisir à la musique et à la nourriture19. Et s’ils gardent la mémoire des plaisirs, c’est comme dans d’anciens édifices qui sont ruinés, comme il est dit au livre De la mémoire et de la réminiscence, et donc ils ne sont pas beaucoup adonnés aux plaisirs20.
10On le voit, l’usage de la Bible dans son commentaire d’Aristote reste donc pour Albert de l’ordre d’une pratique stéréotypée et ornementative.
Guiral Ot : l’imbrication des exégèses biblique et aristotélicienne
11Chez Guiral Ot, en revanche, l’implication argumentative est plus nette. La Bible joue un vrai rôle dans l’explicitation du texte aristotélicien. Les deux exégèses se portent et s’éclairent l’une l’autre.
12À la différence de l’ensemble des maîtres ès arts de son temps et des siècles suivants, le franciscain recourt de manière insistante, dans son commentaire d’Aristote, à l’autorité biblique. L’élucidation du Philosophe s’opère par les renvois aux textes bibliques :
Certains affirment que l’amitié est une certaine similitude et posent que sont amis tous ceux qui sont semblables, ce que disent les proverbes du Sage : “Tout animal aime son semblable” et “tout homme aime son prochain, toute chair fait alliance avec sa semblable et tout homme fait société avec son semblable” (Sir 13). Ils disent donc que le semblable va vers son semblable et tout ce qui se ressemble vers ce qui se ressemble. Or certains disent que le contraire vient du contraire quand ils disent que les potiers et tous ceux qui ont même métier sont entre eux contraires, envieux et concurrents21.
13Dans ce passage, le proverbe de l’Ecclésiaste précède la citation d’Aristote. Pour le dire autrement, le franciscain cite l’Ecclésiaste pour annoncer Aristote et l’éclairer. Pour autant, le circuit herméneutique qui s’embraye est alors à double sens : Aristote, éclairé par l’autorité biblique, permet, à son tour, à Guiral Ot d’approfondir le sens du texte révélé. L’exégèse biblique se voit désormais soutenue par l’outillage aristotélicien, alors que la lettre aristotélicienne, quant à elle, est élucidée par la culture scripturaire du maître franciscain. Cette herméneutique se retrouve en d’autres endroits :
Il pose deux lois à l’amitié : l’une propre à tous les amis égaux, l’autre aux amis inégaux. La première est que les amis égaux doivent vivre, échanger en retour et équitablement selon l’égalité qui réside dans l’amour et dans ses conséquences, comme quand quelqu’un aime en retour autant qu’il est aimé et, autant qu’il vit, il aide l’autre et autant qu’il reçoit, il rend à l’autre. Cette loi se voit confirmée ou tire son origine de ces propos : “Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites le pour eux” (Mt 7). La seconde loi est que les amis inégaux doivent rendre l’analogue ou le proportionnel en fonction de leur supériorité, parce que le plus élevé doit être aimé pour les choses les plus élevées et l’inférieur pour les choses inférieures en fonction de la proportion de leur supériorité ou de leur infériorité. Or cette loi tire son origine de cette loi de justice qui dit : “Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur” (Rm 13)22.
14Guiral Ot commente Aristote. Il explicite, en quelques lignes, les deux lois de l’amitié aristotélicienne selon qu’il s’agit de personnes égales ou inégales entre elles. Il clôt chacun de ses développements sur une autorité néotestamentaire (Matthieu d’une part, l’Épître aux Romains d’autre part). Il précise : la loi – aristotélicienne – trouve sa confirmation ou tire son origine (confirmatur vel originem ducit ; originem trahit) d’une loi qui la précède et la fonde, la loi scripturaire, c’est-à-dire la loi divine. Pour Guiral Ot, il ne fait pas de doute que la loi morale est fondée sur la Révélation divine, le sens de son exégèse l’induit. L’ensemble de son commentaire est marqué par cette antériorité fondatrice, là où, chez d’autres commentateurs, comme Jean Buridan, la loi morale trouve sa légitimité dans sa conformité à la rationalité elle-même. Par ce finalisme herméneutique, il n’est pas sûr que les citations soient toujours à propos ou toujours consonantes. Par exemple, la quatrième leçon du livre VIII nous donne une juxtaposition peu convaincante dans laquelle la citation biblique ne vient que faiblement illustrer l’exégèse du terme delectabilia :
Les plaisirs sont aussi différents et divers que le sont les plaisirs des jeunes gens et ceux des personnes âgées, comme dit l’Apôtre : “Lorsque j’étais enfant, je pensais en enfant ; maintenant que je suis un homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant” (I Cor 13, 11)23.
15Le commentateur requiert la citation paulinienne qui contient le terme à commenter, delectabilia, mais la suite de la péricope sur les différentes sagesses – sagesse de l’enfant et sagesse de l’adulte – est quelque peu plaquée.
16Quoi qu’il en soit, l’ensemble est baigné d’une sagesse biblique plus que philosophique. Les illustrations et les exemples sont puisés aux sources mêmes de l’histoire d’Israël. Pour illustrer la trop grande différence d’âge qui entraîne l’inégalité entre deux frères, le franciscain recourt aux figures de Ruben et Benjamin, respectivement aîné et cadet des douze fils de Jacob, douze frères fondateurs des douze tribus d’Israël24. Ailleurs, le théologien file l’exemple biblique dès qu’il veut illustrer ses propos sur la fraternité, issue d’une même chair : « Dans le langage commun, les hommes se disent frères selon la chair, le sang et la souche, comme Ruben, “premier-né” de Jacob, le disait au sujet de Joseph : “Il est notre chair et notre frère” (Gn 37, 27)25. » L’exclusivité et l’intensité affective que requiert l’amitié sont illustrées par l’exclusivité qu’exige Dieu lui-même dans la citation évangélique : « Nul ne peut servir deux maîtres26. » Deux occurrences de cette même citation prouvent que Guiral Ot tronque délibérément sa citation en ne restituant pas la fin du verset et en passant sous silence le contexte du débat : Dieu ou l’argent27.
17Enfin, les propos glissent souvent dans une sagesse ancestrale plus proche du discours homilétique que de l’exégèse scientifique. Plusieurs citations d’allure proverbiale ponctuent les grandes thématiques sur l’amitié comme autant d’incontournables d’une morale élémentaire. Sur la gratification de la bienfaisance pour le bienfaiteur lui-même, Guiral Ot énonce l’un des versets les plus connus des Actes des Apôtres : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir (Act 20, 35)28 ». La valeur des anciennes amitiés est sans prix, comme l’atteste la sagesse d’Israël : « L’ami de longue date est préféré à l’ami de fraîche date, parce que nous ne devons pas considérer le nouveau au même titre que l’ancien, d’où ce que dit le Sage : “N’abandonne pas un vieil ami, le nouveau venu ne le vaudra pas ; vin nouveau, ami nouveau, laisse-le vieillir, tu le boiras avec délices (Sir 9, 14-25)”29. » En ce qui concerne la qualité de l’affection qui prime sur la dispensation des richesses, l’exemple de la veuve du Temple est invoqué dont on tire la morale : il ne s’agit pas tant de mesurer la quantité d’argent que la grandeur de l’affection30. Ailleurs, tel verset sonne comme un précepte moral quotidien : « Comme dit Dieu : “De la mesure dont vous mesurez, on mesurera pour vous” (Mt 7, 2)31. »
18Chez Guiral Ot, les citations bibliques fonctionnent moins comme des apparats que comme des miroirs d’exégèse pour la pénétration du texte aristotélicien. Finalement, il faut bien insister sur cet hapax : au sein de l’exégèse aristotélicienne des derniers siècles du Moyen Âge sur le texte de l’Éthique, seul Guiral Ot recourt véritablement à la Bible pour commenter Aristote, comme si l’on pouvait prendre acte d’une tendance générale à l’autonomie du reste des commentateurs aristotéliciens par rapport à l’exégèse biblique.
Le réemploi des techniques exégétiques de la Bible
La mise en pages de l’exégèse aristotélicienne
19Formellement, l’exégèse aristotélicienne se calque sur l’exégèse biblique : codicologiquement, d’une part ; structurellement, d’autre part.
20Codicologiquement, il n’y a pas de spécificité des manuscrits contenant des commentaires aristotéliciens par rapport aux manuscrits contenant des commentaires bibliques. Autrement dit, pour savoir si l’on est face à un commentaire d’Aristote, il faut le lire car rien, dans sa présentation matérielle, ne l’indique. En revanche, s’il n’est pas codicologiquement spécifique, un manuscrit contenant un commentaire aristotélicien peut être, à certains égards, représentatif, dans sa matérialité, du milieu scolaire de la Faculté des arts. Les artistae sont pauvres et il leur faut économiser un parchemin dont les multiples trous et les nombreux rapiéçages démontrent la mauvaise qualité. Par souci d’économie, les marges sont étroites, le nombre de lignes par page maximal, l’écriture petite et serrée, les abréviations fortes, la mise en pages compacte, les manuscrits de petite et moyenne dimension. L’ensemble atteste un souci de densité et de rapidité.
21Les manuscrits contenant des commentaires d’Aristote ne restituent qu’exceptionnellement le texte de base d’Aristote – à la différence des incunables – ce qui laisse supposer que le maître et les étudiants avaient sous les yeux l’auctoritas commentée. Les passages explicités sont ainsi évoqués par les premiers mots du texte. Le principe de la lemmatisation est de suivre l’ordre du texte commenté et de se laisser guider par lui. Pour que soit bien repéré quel est le passage commenté, le copiste opère un contraste d’écriture (capitale, gros modules, calame plus épais, soulignement parfois) qui attire l’œil dans la page et lui permet de repérer les articulations internes du texte. Le lemme, mot ou groupe de mots, fonctionne comme un point de repère qui renvoie au passage commenté. Les citations lemmatisées sont souvent abrégées et suivies d’un « etc. ». Le texte d’ensemble est ainsi fragmenté, atomisé, découpé, et un littéralisme presque mot à mot caractérise cette exégèse morcelée. Chaque unité explicative est précédée d’un lemme, sorte d’incipit intra-textuel. Dans la pratique, les principaux lemmes deviennent les titres des parties commentées et des grandes articulations du texte, avant que n’apparaisse la numérotation de l’époque moderne.
22Pour les commentaires sous forme de questions, génétiquement issus des commentaires linéaires et historiquement postérieurs, le principe de modules plus gros est appliqué aux articulations de la Quaestio elle-même. Ainsi l’œil circule dans la page grâce aux Consequenter queritur, Arguitur, In oppositum, Respondeo, Ad rationes, etc, qui annoncent les questions et aident à se repérer dans leur tripartition (arguments préliminaires, solution, réponse aux arguments préliminaires). Ce qui détermine la mise en pages, c’est bien le souci de faciliter la lisibilité du commentaire et de contribuer, par la lemmatisation, à l’articulation logique dans la pensée.
23Révélatrice, la mise en pages d’un commentaire d’Aristote sur l’Éthique, dévoile le modèle qui la meut, celui du commentaire biblique : même lemmatisation, même alternance entre le texte de l’autorité et le commentaire, même texture serrée, mêmes annotations marginales, même division des quaestiones, etc. Pour les manuscrits d’Aristote en France et en Angleterre au xiiie siècle, Patricia Stirnemann a montré que le texte d’Aristote était traité comme le texte biblique32. De même, pour les commentaires d’Aristote et leur mise en pages, le dialogue entre l’auctoritas et son commentaire fonctionne de façon équivalente pour la Bible et pour Aristote : l’auctoritas d’Aristote est analogiquement pensée sur le modèle de l’auctoritas biblique, c’est-à-dire selon un rapport de sacralité entre le texte commenté et son commentaire. En somme, par la description sérielle des manuscrits sur les commentaires de l’Éthique, la mise en pages traduit la sacralisation d’Aristote à cette période, considéré comme la « bible » de la philosophie chez les artistae.
Les formes de l’exégèse aristotélicienne
24Comme l’écrit Gilbert Dahan, l’étude formelle, plus qu’une description statique, devrait permettre de faire pénétrer dans le processus herméneutique33. Il existe des formes simples et des formes complexes dans l’exégèse médiévale. Comme pour la Bible, les micro-structures ou formes simples sont au cœur des commentaires d’Aristote : la glose, la nota, la distinctio, les concordances34.
25La glose, « atome » exégétique s’il en est, est très présente dans les commentaires d’Aristote, notamment les commentaires linéaires35. Le mot à commenter est suivi d’un idest, d’un scilicet, d’un seu ou d’un vel. La glose fonctionne par synonymie ou par périphrase brève, la brièveté restant la marque de la glose. Souvent, le mot à commenter est un terme grec, une étymologie ou bien un terme philosophique technique, spécifiquement aristotélicien. Ainsi, les gloses sont plutôt lexicographiques ou philosophiques, telles les notulae de Robert Grosseteste sur l’Éthique à Nicomaque qui accompagnent la circulation des traductions en Occident à partir de 1246-1247 et sont reprises par de nombreux commentateurs universitaires. Il y a donc peu de gloses historiques, littéraires, spirituelles ou tropologiques. À titre d’exemple, on repère les gloses lexicographiques suivantes : Philanthropos id est amatores hominum, philophilos id est amatores amicorum, superhabundancia seu superexcellenciam, askesis id est exercitacio… Quelques manuscrits offrent une mise en pages sur le modèle de la Glossa ordinaria : le texte d’Aristote est intégralement recopié en modules épais et des gloses interlinéaires viennent l’éclairer, au moins dans les premiers folios. Suit un commentaire linéaire. L’exemple de l’Expositio cum textu eiusdem abbreviato36 d’Arthur Parisiensis est le plus probant. Le ms Krakow BJ 642 (de 1426) contient l’Expositio d’Arthurinus Parisiensis avec le texte d’Aristote en gros modules agrémentés de quelques annotations, entre les lignes, dans les premiers folios seulement37. Le texte de base est écrit par morceaux ; l’alternance graphique entre le commentaire explicatif et le passage expliqué soulage l’œil et facilite le rythme de lecture. La mise en pages y est ainsi très différente d’un commentaire continu sans texte de base. Cette mise en pages, rappelle le principe des bibles glosées et annonce déjà les mises en page des incunables. Plus fréquemment, les annotations marginales parsèment les manuscrits.
26Les dubia et les nota forment souvent un paragraphe voire plusieurs, au sein des commentaires, linéaires ou questionnés. Ils sont annoncés par Notandum ou Dubitatur. Excursus par rapport au lemme commenté, la nota peut développer une petite difficulté ou envisager un autre registre interprétatif comme le faisaient les notes spirituelles pour l’exégèse biblique. Les distinctiones, régulièrement présentes dans les commentaires, permettent souvent de résoudre la question initiale en envisageant une différenciation terminologique de plans. Les concordances et les accumulations d’exégèse sont peut-être moins présentes que dans les commentaires bibliques.
27Quant aux formes complexes, elles se répartissent essentiellement en deux types : le commentaire linéaire et le commentaire sous formes de quaestiones38. Les commentaires linéaires ont plusieurs appellations : Expositio, Lectura, Sententia, Commenta… Le ms Praha, UK, 1941 (X-F-15) qui contient la Lectura supra libros Ethicorum de Matthias de Legnicz est daté de 1386. Maître ès arts à l’Université de Prague depuis 1379, Matthias de Legnicz construit son commentaire littéral à partir de celui de saint Thomas dont il dispose incontestablement. Le commentaire est divisé en chapitres (capitula) à l’intérieur de chaque livre, puis en lemmes à l’intérieur de chaque chapitre. Tous les lemmes sont soulignés mais l’on distingue les en-têtes de livres dont les lemmes sont en gros modules, les grands lemmes précédés d’un pied de mouche pour chaque chapitre, et les lemmes pour chaque paragraphe qui sont simplement soulignés. L’auteur commence chaque unité explicative par une très courte divisio textus qui annonce la signification globale du passage, les articulations logiques du texte et le plan du commentaire, grâce encore au repérage lemmatique39. Chez Matthias de Legnicz, les paragraphes lemmatisés sont brefs, concis, et vont à l’essentiel, plus ramassés que chez Thomas. Quelques notandae viennent ponctuer le développement linéaire de l’ensemble. Tout atteste ici la visée pédagogique et la rigueur synthétique qu’exige un cours professé devant un public d’étudiants. Les commentaires linéaires contiennent presque toujours une divisio textus qui facilite et la lecture et la mémorisation. Comme l’a montré Rosa M. Rossi pour les textes bibliques, la divisio textus thomasienne est déjà une technique d’interprétation40. Dans le commentaire sur l’Éthique, la divisio textus est scandée par des formules stéréotypées bien reconnaissables : Postquam Philosophus ostendit…, hic distinguit ; primo distinguit… secundo ostendit… ; circa primum duo facit… primo… secundo.
28Les commentaires sous forme de quaestiones se multiplient au fil des siècles au point qu’ils deviennent la forme obligée et stéréotypée de tout commentaire d’Aristote. Chaque question déploie une grande série d’arguments préliminaires, en moyenne cinq à six, pouvant monter facilement jusqu’à huit ou neuf. Ces arguments préliminaires se partagent en faveur de la thèse posée et contre elle (in oppositum, in contrarium, praeterea…). La solution est solennellement amorcée par le Dicendum quod. Enfin, la réfutation aux arguments préliminaires répond symétriquement au nombre d’objections du début. À la fin d’une série de plusieurs questions très développées arrive enfin la phase d’expositio où l’auteur explique la lettre du texte, lemme par lemme, à l’aide de fréquents id est ou scilicet. Au terme de cette expositio, la lectio est terminée. Au xive siècle, dans les commentaires, la question devient de plus en plus complexe et notamment la determinatio centrale qui se subdivise en plusieurs éléments : distinction terminologique, comparaison, précisions conceptuelles, etc. La determinatio présente un aspect de plus en plus technique. La question est l’unique division pour chaque livre, mais elle est très structurée et dense. Divisions et subdivisions s’enchaînent, définitions et distinctiones se succèdent là où aucune césure typographique ne vient soutenir les articulations logiques. Les item ponctuent la solution comme des litanies argumentatives, rythme repris dans la réfutation finale aux arguments préliminaires (Ad primam, ad secundam, ad terciam…) pouvant aller jusqu’à sept ou huit. Les questions sont presque systématiquement suivies de Dubitatio et de nota, question dans la question.
Les mécanismes de l’exégèse aristotélicienne
Aristote est une auctoritas
29Inspirée de l’exégèse biblique, l’exégèse d’Aristote au Moyen Âge fonctionne à partir de trois présupposés que les commentateurs aristotéliciens ont de plus en plus définis comme des présupposés propres à leur exégèse aristotélicienne. Aristote est une auctoritas c’est-à-dire qu’il détient une charge sacrée. Pour les commentateurs, Aristote ne se confond pas avec la vérité. Aristote ne donne pas non plus la vérité. L’auctoritas, en effet, lorsqu’elle suscite un commentaire, opère plutôt en donnant à penser. L’expression ne renvoie pas à une simple idée de prestige ou d’influence. Quand on dit qu’une autorité donne à penser, il faut comprendre qu’elle possède en elle une puissance d’engendrement de la pensée, une puissance donatrice de pensée en ce qu’elle rend possible la production de discours sur elle et hors d’elle. L’autorité ouvre la possibilité d’autres discours qu’elle-même. Le propre de l’auctoritas est de susciter et d’ébranler des productions discursives, parfois infinies, à certains moments opposées, toujours différentes. L’auctoritas fonctionne comme une condition de possibilité pour la pensée. L’auctoritas médiévale pourrait bien ressembler à ces « instaurateurs de discursivité » dont parle Michel Foucault, lesquels « instaurent » la possibilité d’autres discours, c’est-à-dire rendent possibles des énoncés au-delà de leur texte : « Ils ouvrent l’espace pour autre chose qu’eux et qui pourtant appartient à ce qu’ils ont fondé41. » Or cette essence, cette fonction, l’auctoritas ne peut la déployer que face à une certaine attitude que les médiévistes ont depuis longtemps appelée l’« attitude révérentielle » envers les textes (exponere reverenter)42. Ce qu’une étude sur le commentaire de l’Éthique d’Aristote permet de mettre au jour, ce sont les ressorts fondamentaux de cette attitude. Le comportement intellectuel des commentateurs ne serait pas tant « révérentiel » que « créditeur » : le propre des commentateurs réside dans une certaine appréhension confiante du texte premier. La lecture médiévale de l’auctoritas dans les commentaires est un certain mode de lecture qui fait crédit au texte, qui lui donne une créance, une considération, un poids, une gravitas. La production médiévale du savoir, dans les commentaires sur l’Éthique, s’engage donc à partir et à cause d’un texte à qui l’on fait confiance, que l’on considère comme une garantie, à qui l’on prête d’être valide, authentique, véridique.
Le corpus aristotélicien est un corpus fermé : la circularité herméneutique
30Gilbert Dahan écrit : « La Bible s’explique par elle-même ; une exégèse interne, différente sans doute de la sola Scriptura luthérienne, considère les textes canoniques comme un tout dont les différentes parties s’éclairent réciproquement. […] Il s’agit d’une démarche à la fois philologique et herméneutique, qui exploite tous les cas d’intertextualité et fait constamment appel à la mémoire43. » « L’Écriture s’explique par l’Écriture44. » Gilbert Dahan parle d’« exégèse interne » ou d’« exégèse par concordance »45. Chez les grands commentateurs aristotéliciens, on retrouve ce principe d’exégèse interne. Chez Albert le Grand, la démarche est très claire : il s’agit de commenter Aristote par Aristote. Lorsqu’il commente pour la première fois un texte d’Aristote, il s’appuie sur l’ensemble des autres œuvres du Stagirite qu’il connaît déjà pour assimiler la nouvelle46.
31En Occident latin, Albert est le premier à commenter l’Éthique en son entier. C’est dire que la démarche exégétique du dominicain ne prend appui sur aucun antécédent latin et inaugure le genre. Outre quelques auctoritates de convenance qu’il introduit non sans conformisme dans ses arguments préliminaires, Albert choisit, pour commenter l’Éthique, de s’appuyer sur les parties de l’œuvre aristotélicienne qu’il connaît déjà. Il s’emploie à comprendre Aristote par Aristote lui-même, selon des mœurs exégétiques typiquement bibliques. L’ampleur de son érudition lui permet de se mouvoir au sein des œuvres du Stagirite et d’établir les liens d’un domaine disciplinaire à l’autre. C’est ainsi qu’il recourt souvent au De anima notamment au moment de commenter l’amitié dans l’âme d’un sujet, ses combats, l’opposition de ses facultés, etc. Il cite non moins souvent la Métaphysique mais aussi le De Caelo et la Physique. Commenter l’amicitia aristotélicienne, c’est pour lui envisager le mouvement des sphères et l’attraction stellaire dans laquelle les astres inférieurs sont mus par les supérieurs ; l’ordre cosmique y éclaire l’ordre social. On parle de « cercle herméneutique » ou de « circularité herméneutique », syntagme que Luca Bianchi définit comme « la conscience des implications réciproques existant entre la compréhension de chacun des passages et la compréhension de l’ensemble de l’œuvre d’un auteur47 ».
32Par delà l’envergure de son érudition, Albert commente Aristote en suivant très rigoureusement les structures analytiques aristotéliciennes. La tripartition de l’amitié en trois espèces – amitié utile, amitié délectable, amitié vertueuse – commande l’ensemble des analyses et des questionnements. La grille est opératoire. Bien plus, les célèbres binômes aristotéliciens sont systématiquement requis pour valider une démonstration ou une argumentation. Le couple acte-puissance sert au traitement de l’amitié entre personnes inégales : le donateur est en acte, le récipiendaire en puissance. De même, l’amitié qui ne s’actualise pas par des signes extérieurs ou par une réciprocité de bon aloi, n’est pas amitié. L’amitié en puissance n’est pas amitié. Les autres binômes majeurs sont requis tels cause-effet, vertu-passion, théorétique-pratique. De même, la fréquence de termes philosophiquement très techniques, comme ratio, principium, similitudo, analogia, dit assez la rigueur d’analyse du maître colonais. Le commentaire sur l’Éthique d’Albert est un acte herméneutique dont la circularité s’avère une authentique méthode d’investigation.
Le corpus aristotélicien est un corpus vivant
33En tant qu’auctoritas et qu’« instaurateur de discursivité », le texte aristotélicien suscite une infinité d’exégèses et de commentaires. Gilbert Dahan écrit : « La Bible est un texte qui vit et se trouve constamment enrichi par les lectures qui en sont faites48. » C’est « l’interprétation infinie49 ». Appliquée au corpus aristotelicum, l’assertion fait sens. L’histoire des commentaires d’une seule œuvre aristotélicienne permet de mesurer sur le long terme, les mutations interprétatives, les dérives de sens, les filiations doctrinales et les réemplois exégétiques. Au cours des siècles s’installent de grandes auctoritates commentatrices, telles que Thomas d’Aquin, Jean Buridan ou Jean Versor. Le matériau aristotélicien est ainsi assimilé, acculturé, digéré sur plusieurs siècles. Il engendre une production de savoir éminemment vivante dont l’historien se doit de retracer les cheminements. De cette accumulation interprétative, les Humanistes des xve et xvie siècles s’emploieront à retrouver le message authentique au-delà des traditions commentatrices scolastiques pour atteindre, comme dit Lefèvre d’Etaples, « les eaux très pures de l’œuvre aristotélicienne à leur source50 ».
34Ainsi, l’exégèse aristotélicienne fonctionne sur des ressorts interprétatifs qu’elle emprunte, généalogiquement, à l’exégèse biblique : attitude révérentielle envers l’auctoritas, circularité de l’herméneutique, mobilité d’un corpus vivant. Indéniablement, il y a donc une pertinence à confronter les deux exégèses dont l’une dépend chronologiquement et heuristiquement de l’autre.
35Pourtant, au terme de l’étude, force est de constater que, s’il y a bien un lien généalogique d’une herméneutique à l’autre, pour autant, l’exégèse d’Aristote tend à s’ériger en discours distinct et autonome, n’envisageant Aristote que pour lui-même. Autrement dit, les outils de l’exégèse biblique sont utilisés pour pénétrer la pensée du Philosophe mais c’est la lettre aristotélicienne qui seule intéresse ses commentateurs et non sa portée allégorique, spirituelle ou tropologique. D’où la différence heuristique décisive entre les deux exégèses : il n’y a pas, en terre aristotélicienne, de distinction des quatre sens de l’écriture, y compris de l’écriture aristotélicienne.
36Ce que montre ultimement le rapprochement des deux corpus, outre leur lien généalogique et leur distinction heuristique, c’est l’idéal concordataire qui semble marquer leurs pratiques : les commentateurs médiévaux visent à construire un système concordant qui gomme les contradictions internes ou les apories, et ambitionne leur résolution supérieure par le jeu de la questio savamment construite au point que cet idéal d’une harmonie rationnelle et d’une profonde cohérence semble apparaître comme celui de l’herméneutique médiévale dans son ensemble.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Bénédicte Sère, « Aristote et la Bible : d’une autorité à l’autre », Médiévales, 55 | 2008, 75-92.
Référence électronique
Bénédicte Sère, « Aristote et la Bible : d’une autorité à l’autre », Médiévales [En ligne], 55 | automne 2008, mis en ligne le 20 mars 2011, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/5457 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.5457
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