Claire Judde de Larivière, L’Ordinaire des savoirs. Une histoire pragmatique de la société vénitienne (xve-xvie siècles)
Claire Judde de Larivière, L’Ordinaire des savoirs. Une histoire pragmatique de la société vénitienne (xve-xvie siècles), Paris, Éditions de l’EHESS (« En temps et lieux »), 2023, 300 p.
Texte intégral
1Comment saisir les habitants de Venise au terme du Moyen Âge ? Comment le faisaient-ils eux-mêmes dans leurs activités quotidiennes ? Et en quoi était-ce l’une des conditions essentielles pour habiter la ville au tournant du xvie siècle ?
2Après La Révolte des boules de neige, ou ce qui s’est rapidement imposé comme un classique d’histoire politique et social, Claire Judde de Larivière reprend le chemin de Venise, cette fois sous la forme d’une déambulation. L’Ordinaire des savoirs se présente comme un essai, directement issu de son dossier d’habilitation à diriger des recherches de 2019, autour des expériences politiques et sociales vénitiennes à la fin du Moyen Âge.
3Le terme « essai » est pertinent parce que l’historienne teste et propose d’abord d’expérimenter à partir des archives judiciaires (p. 28). Si l’ouvrage se structure sur sept affaires (un adultère, diverses insultes et agressions, un meurtre, des suspects déguisés déplaçant un corps et un empoisonnement), le corpus choisi comprend en réalité une cinquantaine de procès tenus à l’Avogaria di Comun entre 1450 et 1560. Les quelque quatre cents transcriptions d’interrogatoires et de dépositions sélectionnées au sein de la série « Miscellanea penale » sont des « documents bavards » (p. 56), lesquels constituent un réservoir de données pour saisir le fonctionnement de la société vénitienne par ce qu’en disent les habitants eux-mêmes. Rappelant par bien des aspects la démarche de Simona Cerutti, l’historienne compte sur la nature des sources de la pratique judiciaire qui, en s’étoffant à la fin du Moyen Âge, rapportent dans leurs trames et grammaires des paroles certes contraintes par le processus de l’interrogatoire, mais qui ont l’avantage d’institutionnaliser les mots des invisibles tout en conservant la mémoire. Dans le « théâtre d’épreuves judiciaires » que constituent les procès de l’Avogaria di Comun (p. 68), Cl. Judde de Larivière piste les récits, les souvenirs, les habitudes, les savoirs, le vocabulaire selon les interlocuteurs, en somme les différentes formes de discours qui trahissent la façon dont les individus se situent, tant géographiquement que socialement, dans la société vénitienne.
4Le terme « essai » est ensuite pertinent parce que l’historienne met à l’épreuve sa notion de « savoirs sociaux ». Définis comme un ensemble de compétences sociales et politiques qui s’acquièrent par l’apprentissage (p. 245), ces savoirs renvoient à « ce que les habitants savent de la société, des catégories et des principes qu’ils produisent et partagent, et qui, en retour, encadrent leurs actions et leurs interactions » (p. 39). S’appuyant sur plusieurs notions connexes telles que les savoirs d’usage, les savoirs citoyens ou les savoirs d’action, Cl. Judde de Larivière cherche ainsi à cerner les règles, les principes, les codes partagés et les bricolages interprétatifs qui organisent les relations dans la ville. Deux points sont soulignés : d’un côté, la diversité des témoignages permet d’affirmer que chaque individu se fait praticien amateur des savoirs sociaux, tant en vue de naviguer dans la société urbaine que de pouvoir interagir avec elle ; de l’autre, ces savoirs sont historiquement situés, c’est-à-dire qu’ils sont intimement attachés aux lieux dans lesquels ils sont produits et s’incarnent (p. 204). Ce dernier point explique que les sept affaires judiciaires à l’origine des réflexions sont reléguées au second plan, au profit des différents espaces qui composent et font la ville. De fait, Venise n’est pas qu’une simple toile de fond de l’ouvrage, elle en est l’actrice principale.
5Au travers des témoignages, mais aussi de peintures et de gravures réunies dans un cahier d’illustrations central, la déambulation dans l’une des villes les plus peuplées d’Europe vise spécifiquement les lieux où se côtoient et se reconfigurent quotidiennement les identités sociales. Entre espaces privés, communs et publics (p. 96), soit le foyer ou la cour de maison, les rues, les boutiques, les quais et les canaux, les places, les quartiers et les paroisses, l’historienne interroge les différents environnements qui composent Venise et les façons de les nommer. Proposant une topographie des lieux selon les usages, à l’intersection entre les mots des témoins et ceux de l’administration vénitienne (à l’exemple du quartier et de la contrada), elle cherche les repères partagés (p. 219). Le territoire urbain apparaît alors comme un « espace fractal » (p. 173), un assemblage d’unités modulaires où s’observent différentes échelles d’action. La force de l’ouvrage est de croiser cette lecture avec une véritable taxinomie sociale (p. 244), construite autour des problématiques de la catégorisation : comment nommer ? Comment qualifier ? Comment classer les individus ? Quelles catégories utilisaient les habitants de Venise ?
6L’un des enjeux de L’Ordinaire des savoirs est d’élaborer un répertoire des caractéristiques retenues par les témoins pour identifier des victimes et des suspects. Il devient clair que les identités, parce qu’elles ne sont pas encore fixées par l’administration vénitienne (p. 123), sont affaires de détails, d’analogies et d’interconnaissances qui situent l’individu dans la société. L’apparence physique (âge, pilosité, cicatrice), tout comme les vêtements, complète des données telles qu’un nom, un patronyme pas toujours stabilisé, un métier ou une activité, une origine et une condition. La mise en série des interrogatoires rend compte de la nature organique de la société vénitienne qui, en tant qu’émanation de ce que font les gens (p. 20), repose sur des identités situées. La taxinomie élaborée par Cl. Judde de Larivière se positionne ainsi au carrefour entre la place ou la fonction retenues par les habitants dans leurs témoignages et les formes d’identifications administratives et juridiques déjà en usage sous la plume des scribes de l’Avogaria di Comun (p. 130). À ce titre, les réflexions autour des normes mériteraient d’être enrichies au prisme des recherches récentes sur les notions de « police » et de « police de ville ». Liées aux pratiques et normes infrajudiciaires à l’échelle des villes et plus encore des voisinages (Vidoni, 2018), les normes participent de l’ordre, politique et social, qui sous-tend tout « métabolisme urbain » (p. 243). C’est bien cette question qui parcourt l’ouvrage. En reprenant l’approche praxéologique de Pierre Bourdieu, complétée par les travaux de Bernard Lepetit autour des formes de l’expérience (Lepetit, 1995), Cl. Judde de Larivière travaille sur ce qui façonne les collectifs. Puisque ces derniers « ne sont pas délimités par le droit ni par des frontières géographiques reconnues par les institutions : ce sont les savoirs et les usages qui les font exister » (p. 183).
7Sous couvert d’un laboratoire d’expérimentations, L’Ordinaire des savoirs a tout d’un essai réussi. L’ambition même de mettre à l’épreuve sa notion de savoirs sociaux sur le cas vénitien excuse le rapide pas de côté qui est fait vis-à-vis des sept affaires ouvrant les chapitres, certaines ne faisant pas l’objet d’un suivi jusqu’à leur terme. L’historienne part d’un constat pour ensuite venir élaborer, définir et généraliser. En ce sens, son ouvrage offre une approche renouvelée des sources judiciaires, de leur richesse, pour proposer des formes innovantes d’histoire urbaine, mais aussi de leurs limites, telle que leur faible capacité à parler du religieux (p. 241). Plus qu’une synthèse, L’Ordinaire des savoirs est un véritable outil de travail, non seulement parce qu’il dessine les contours d’une expérimentation réussie dans les archives, mais surtout parce qu’il ouvre des voies utiles et prometteuses pour faire une histoire sociale des villes, entre Moyen Âge et première modernité.
Pour citer cet article
Référence papier
Rémi Demoen, « Claire Judde de Larivière, L’Ordinaire des savoirs. Une histoire pragmatique de la société vénitienne (xve-xvie siècles) », Médiévales, 86 | 2024, 198-200.
Référence électronique
Rémi Demoen, « Claire Judde de Larivière, L’Ordinaire des savoirs. Une histoire pragmatique de la société vénitienne (xve-xvie siècles) », Médiévales [En ligne], 86 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/13740 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12uug
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page