Amaury Elter, Les Corbeaux de l’aurore. Un emblème du Nord ancien (ve-xive siècles)
Amaury Elter, Les Corbeaux de l’aurore. Un emblème du Nord ancien (ve-xive siècles), Chamalières, Lemme Edit, 2022, 188 p.
Texte intégral
1Le corbeau occupe dans les croyances religieuses, la mythologie, les traditions guerrières et la littérature de l’ancien Nord une place éminente, liée tout particulièrement à la figure du dieu Odin. C’est à certains aspects de la symbolique associée à cet oiseau qu’est consacrée la monographie d’Amaury Elter.
2L’ouvrage est préfacé par Alessia Bauer, directrice d’études à l’École pratique des hautes études, sous la direction de laquelle l’auteur prépare une thèse sur « Le héros diurne et la völva. Narratifs mythiques de la Scandinavie ancienne à la lumière des marqueurs spatiotemporels ».
3A. Elter s’est tout spécialement intéressé au caractère « auroral » des corbeaux d’Odin, en se fondant sur l’étude des sources littéraires, historiographiques et iconographiques, sans négliger l’apport de la toponymie et des traditions populaires, qui témoignent de la « longue mémoire » dont les Islandais ont su conserver l’écho jusqu’à une époque plus récente. Cette approche interdisciplinaire s’avère particulièrement féconde et permet à l’auteur de développer des vues originales sur le rapport significatif des corvidés aux pratiques augurales et aux croyances liées au cycle naturel annuel.
- 1 Sur cette question, voir également H. Beck, « Hugin und Munin », dans Reallexikon der germanischen (...)
- 2 Sur ces deux derniers points, voir également R. Meissner, Die Kenningar der Skalden, Bonn, 1921, p (...)
4Dans le premier chapitre du livre (« Ceux qui tôt repaissent le corbeau »), l’auteur analyse le double rôle des corbeaux mythiques Hugin et Munin, dont l’envol constitue la manifestation aurorale du fatum odinique et qui sont en retour porteurs de nouvelles destinées à nourrir le savoir d’Odin. Les sources principales, notamment dans la Heimskringla (chapitre 7 de l’Histoire des Ynglingar) et l’Edda de Snorri Sturluson (chapitre 38 de la Gylfaginning, avec la 20e strophe du poème eddique Grímnismál), sont présentées par A. Elter, qui mentionne en outre les épithètes désignant Odin comme « dieu aux corbeaux », et évoque quelques hypothèses sur l’interprétation des noms Hugin et Munin, dont l’étymologie renvoie aux notions d’âme, de pensée ou de mémoire1. L’auteur rappelle que le corbeau est constamment associé à l’évocation du carnage et des combats dans la poésie norroise, qu’il entre dans la composition de nombreuses métaphores scaldiques relatives à l’univers martial ou dans celle d’anthroponymes masculins présentant une connotation martiale2. Par ailleurs, le corbeau ne se repaît pas seulement des cadavres gisant sur les champs de bataille, mais se nourrit aussi du corps des pendus, ce qui s’accorde parfaitement à la réputation d’Odin comme « dieu des pendus ». A. Elter se livre à un rapide examen de la riche tradition iconographique répandue dans l’ensemble des cultures germaniques anciennes, depuis la fin de l’Antiquité jusqu’à l’âge des Vikings, dans laquelle des oiseaux souvent identifiables comme des corvidés apparaissent aux côtés de figures masculines anthropomorphes. Un autre motif reproduit sur un grand nombre d’objets – notamment sur l’une des matrices de Torslunda ou sur les casques retrouvés dans la tombe à bateau de Sutton Hoo et les nécropoles de Valsgärde et Vendel – montre un personnage coiffé d’un casque surmonté de deux cornes dont les extrémités s’achèvent en têtes d’oiseaux. Si l’interprétation proposée par de nombreux chercheurs, qui identifient la plupart des occurrences de ce personnage au dieu Odin, a pu parfois être contestée, A. Elter relève que ces figures sont fréquemment dotées d’attributs qui les rattachent en effet à la sphère odinique. L’auteur analyse ensuite les liens qui unissent le thème des corbeaux d’Odin au moment de la journée qui s’étend de l’aube au premier repas, appelé dǫgurðarmál (« heure du repas du jour », située aux alentours de la neuvième heure, comptée à partir de minuit). A. Elter note que cette période matinale est aussi celle au cours de laquelle se déroule chaque jour le combat mythique des einherjar, ces guerriers tombés sur les champs de bataille qui résident auprès d’Odin dans la Valhalle : les héros s’affrontent quotidiennement de l’aube jusqu’au dǫgurðarmál, moment où ils s’attablent auprès d’Odin (cf. le chapitre 41 de la Gylfaginning). L’auteur examine également d’autres sources qui attestent la valeur symbolique attribuée au vol matinal des corbeaux dans la littérature germanique ancienne, en particulier dans les domaines anglo-saxon (avec Beowulf) et norrois (avec des œuvres issues du répertoire des poèmes eddiques et scaldiques ou des textes en prose comme la Landnámabók). En s’appuyant sur ces différents témoignages, A. Elter affirme que le corbeau constitue dans ce contexte un élément majeur de « l’idéologie magico-guerrière de la bataille » (p. 56), liée au temps de l’aube et au dieu Odin/Wotan.
5Le deuxième chapitre de l’ouvrage (« Oiseaux de malheur ») développe plus spécifiquement la question du caractère augural du vol des corbeaux, considéré comme un présage de mort ou de victoire. L’auteur se réfère une nouvelle fois à un large corpus de sources norroises, dont certaines attestent de la persistance de ces croyances jusqu’à l’époque chrétienne : c’est notamment le cas de la Knytlinga saga, qui relate comment le roi danois Valdemar fut instruit en songe de la victoire qu’il allait remporter, à condition de déployer ses troupes à l’endroit où un corbeau viendrait se poser au matin sur le champ de bataille. Plusieurs autres sources établissent en outre un lien entre le corbeau et certains rites sacrificiels (cf. l’emploi de la métaphore scaldique hrafnblóts goði, « prêtre du sacrifice du corbeau », pour désigner Odin, par exemple), tandis que d’autres textes mentionnent la tradition du lâcher de corbeau à partir d’un navire pour découvrir une terre où débarquer (cf. notamment l’épisode de Hrafa-Flóki dans la Landnámabók). A. Elter examine également les nombreuses occurrences du thème de la « bannière au corbeau » (vieil-islandais hrafnsmerki) dans les sources historiographiques norroises et anglo-saxonnes, insigne qui semble également reproduit sur une scène de la tapisserie de Bayeux. Après avoir esquissé d’intéressants parallèles avec les données grecques ou celtiques (en particulier à partir d’un rapprochement entre les dieux Odin, Apollon et Lug), l’auteur conclut au caractère « fatidique » attribué aux corbeaux dans le monde nordique, en tant que « messagers d’une destinée inéluctable, qu’elle soit propice ou non ». L’incertitude attachée aux arrêts d’Odin confère aux corvidés une nature « liminale […], entre ombre et lumière, nuit et jour, mort et vie » (p. 85).
6Le troisième chapitre (« La déesse au corbeau ») constitue sans doute l’apport le plus original de cet ouvrage à l’étude des traditions magico-religieuses associées au corbeau dans l’ancien Nord. A. Elter examine dans la dernière partie de sa monographie les différents types de personnages humains ou divins auxquels peut correspondre une figurine en argent mise au jour en 2009, lors des fouilles du vieux Lejre, ancien site royal du Danemark préchrétien. Cette statuette représente une figure anthropomorphe, vêtue d’un vêtement long, parée d’un collier, et assise sur un trône entre deux corbeaux perchés sur chaque bras du siège, tandis que le dossier est lui-même orné de deux têtes de fauves à la gueule béante. Tom Christensen a identifié ce personnage comme une représentation du dieu Odin sur son haut-siège Hliðskjálf, interprétation qui a toutefois été contestée par les chercheurs qui préfèrent rapprocher l’image de cette statuette des croyances mythologiques relatives aux déesses Frigg ou Freyja. A. Elter rappelle pour sa part que de nombreuses entités surnaturelles de la mythologie nordique (valkyries, nornes ou dises) sont associées à la notion de destin et à l’univers odinique. L’auteur insiste par ailleurs sur la relation plus ou moins étroite entre la forme de magie pratiquée par Odin et les rites divinatoires auxquels se livrent plusieurs prophétesses (vǫlur) décrites dans les sources norroises ; il s’efforce enfin d’établir un lien entre la symbolique du corbeau et ces personnages féminins, tantôt réels, tantôt mythiques, à partir de l’examen des sources littéraires et archéologiques, ainsi qu’en s’appuyant sur le témoignage des traditions populaires et de la toponymie islandaises. En conclusion, A. Elter considère que la figurine de Lejre représente selon toute vraisemblance une figure féminine qui s’inscrit dans le contexte des « codes et constantes mythico-astronomiques […], consacrant les corvidés comme une des passerelles de la connaissance prophétique liant Odin aux divinités féminines suprêmes du destin, du centre à la périphérie des mondes humains et surnaturels » (p. 160).
- 3 H. Beck, Das Ebersignum im Germanischen, Berlin, 1965.
- 4 M. Paul, Wolf, Fuchs und Hund bei den Germanen, Vienne, 1981.
7Révélant une approche originale fondée sur l’analyse d’un vaste corpus de sources, l’ouvrage d’A. Elter constitue une excellente introduction à l’étude de la symbolique du corbeau dans le Nord ancien. Si d’autres animaux du bestiaire germanique ont déjà fait l’objet de travaux d’ensemble, comme le sanglier avec Heinrich Beck3 ou les canidés avec Martha Paul4, le corbeau mérite amplement de susciter l’intérêt des chercheurs, ainsi qu’en témoigne la publication de la monographie recensée ici.
Notes
1 Sur cette question, voir également H. Beck, « Hugin und Munin », dans Reallexikon der germanischen Altertumskunde, Berlin, 2000, vol. 15, p. 200-201.
2 Sur ces deux derniers points, voir également R. Meissner, Die Kenningar der Skalden, Bonn, 1921, p 19 sq., et G. Müller, Studien zu den theriophoren Personennamen der Germanen, Cologne, 1970, p. 52 sq.
3 H. Beck, Das Ebersignum im Germanischen, Berlin, 1965.
4 M. Paul, Wolf, Fuchs und Hund bei den Germanen, Vienne, 1981.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Vincent Samson, « Amaury Elter, Les Corbeaux de l’aurore. Un emblème du Nord ancien (ve-xive siècles) », Médiévales, 86 | 2024, 194-197.
Référence électronique
Vincent Samson, « Amaury Elter, Les Corbeaux de l’aurore. Un emblème du Nord ancien (ve-xive siècles) », Médiévales [En ligne], 86 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/13727 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12uuf
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