Juliana Eva Rodriguez, El rey arquitecto. Clasificación y operatividad de las ceincias en el modelo politico de Christine de Pizan
Juliana Eva Rodriguez, El rey arquitecto. Clasificación y operatividad de las ceincias en el modelo politico de Christine de Pizan, Buenos Aires, Instituto Multidisciplinario de Historia y Ciencias Humanas, 2022, 312 p.
Texte intégral
1Rares sont les études sur l’œuvre de Christine de Pizan venues de pays hispanophones, et c’est pourquoi il faut se réjouir de la parution de l’ouvrage de la chercheuse argentine Juliana Eva Rodriguez. Ce livre est tiré d’une thèse soutenue en 2022 à l’Université de Buenos Aires et à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Historienne, et plus particulièrement historienne des idées, J. E. Rodriguez étudie l’œuvre politique de l’écrivaine en montrant en quoi Christine de Pizan est un penseur politique à l’origine d’un système dont le cœur est la figure du roi idéal développée dans le Livre des fais et bonnes meurs du sage roi Charles V. Selon l’autrice, Christine de Pizan a une conception architectonique de la politique, au sens aristotélicien du terme : la politique est la finalité des autres sciences, considérées comme des moyens au service de cette fin ultime.
2J. E. Rodriguez construit sa démonstration en sept chapitres. Le premier définit le paradigme d’« architectonique » à partir d’un examen des relations entre l’Église et l’État tout au long du Moyen Âge, et en s’appuyant sur l’idée qu’il y a un transfert de sacralité et d’autorité entre les deux à la fin de la période. Le moment clé de ce processus est le xiiie siècle et la redécouverte de la philosophie aristotélicienne qui permet de penser la société hors de l’Église et conçoit la politique comme une science et la finalité d’un système hiérarchisé. Dans cette perspective, l’usage de la compilation dans le Charles V ne correspond pas à une volonté d’accumuler les exempla en vue d’une simple démonstration, ce procédé littéraire contribue à la construction d’un système qui répond à une logique et à une finalité, celle d’élaborer une figure de roi sage.
3Le deuxième chapitre, qui interroge également les fondements de la pensée de Christine de Pizan, s’intéresse à la façon dont la politique s’est constituée comme science, s’émancipant ainsi de la tradition du regimen, traité qui donne des conseils de bon gouvernement. Pour comprendre cette évolution, il faut remonter à l’époque carolingienne et à sa conception de la figure royale. Le roi est alors assimilé à la figure du prêtre, suivant l’idée d’Augustin selon laquelle le gouvernement est issu du péché originel et que le rôle du roi est de diriger et contrôler les hommes qui sont des pécheurs. La réforme grégorienne prive le roi de ses fonctions cléricales mais elle en fait le point central d’un ensemble de rituels officiés par les clercs. La redécouverte d’Aristote introduit une nouvelle conception de l’État comme nécessité naturelle, sans fondement divin. Pour Thomas d’Aquin, qui fait la synthèse entre l’aristotélisme et la tradition chrétienne, l’homme est capable de se gouverner ; le rôle du roi change alors : il doit œuvrer pour le bien commun. Alors que Gilles de Rome, dans son De regimine principum, établit la liste des vertus indispensable au bon gouverneur sans l’organiser, Thomas d’Aquin et Oresme construisent les premiers systèmes architecturaux des vertus. Selon J. E. Rodriguez, Christine de Pizan franchit une étape supplémentaire en intégrant à ces systèmes le modèle d’un roi sage, véritable architecte qui connaît les finalités des sciences et des qualités morales.
4Le troisième chapitre s’intéresse plus particulièrement à la figure du roi clerc tel que Christine de Pizan le conçoit. Pour construire son modèle, l’écrivaine organise les savoirs en fonction de la science politique. Charles V a développé le studium, la cour comme lieu d’étude, et en a fait un élément essentiel de la translatio studii, au détriment de l’Université. Le sage roi de Christine de Pizan n’est pas seulement protecteur du savoir, comme le suggère le lien filial qui fait de l’Université la « fille du roi », mais il le possède, comme Ptolémée et Charlemagne.
5J. E. Rodriguez consacre ensuite quatre chapitres à l’analyse de qualificatifs attribués par Christine à Charles V, qui font du roi le sommet d’un système architectonique des sciences. Le premier est le « roi théologien ». Pour l’écrivaine, le roi détient la « sagesse parfaite », qui englobe l’ensemble des vertus aristotéliciennes du bon gouvernement (art, prudence, entendement, science et sapience), énumérées dans le livre III du Charles V. Cette sagesse parfaite détenue par le roi fait que, pour Christine de Pizan, la science politique n’est pas une science subalterne mais bien la finalité de toutes les autres. De plus, le roi rend les sciences opératives, de sorte que la sagesse parfaite se traduit dans la praxis politique. Dans le Charles V, le roi n’est pas seulement un philosophe mais un théologien. Il commande des traductions de textes théologiques et l’insistance de Christine de Pizan sur ce point témoigne de sa volonté de doter Charles V d’une autorité en matière de commentaires bibliques. De même, en qualifiant les propos du roi de substancieuz, l’écrivaine choisit un mot habituellement utilisé pour parler des propos bibliques ou théologiques. Pour J. E. Rodriguez, en faisant du roi un théologien, Christine de Pizan contribue à transférer la sacralité du champ théologique au champ politique.
6Lié au précédent, un autre qualificatif est attribué au souverain dans le Charles V, celui de « vray inquisiteur » : le roi est celui qui interroge et atteste la véracité des reliques. Il est le seul à pouvoir contempler les reliques du Christ à la Sainte-Chapelle, ce qui le place devant le pape et devant l’empereur. Christine de Pizan raconte que Charles V a ordonné l’examen d’une ampoule contenant le sang liquide du Christ pour l’authentifier. Le récit sert à renforcer l’image d’un roi théologien mais il se fait aussi l’écho des débats théologiques de l’époque sur les reliques du Christ et la question de savoir si le Christ a laissé des parties de son corps sur terre au moment de l’Ascension. Cet examen contribue également à faire du roi un « philosophe naturel » en ce que, pour lui comme pour ses contemporains, la connaissance passe par la perception par les sens qui sont, pour Thomas d’Aquin, les intermédiaires entre le sensible et l’intellect. La vue est essentielle dans l’examen de l’ampoule, et la philosophie naturelle, comme la théologie, participe de la compréhension des mystères divins. La même question de l’authenticité se pose pour les prophétesses qui se présentent à Charles V. Convoquant Jean Gerson et sa définition des qualités de l’inquisiteur chargé d’examiner la nature divine d’un phénomène, l’autrice montre que l’une de ces qualités, la connaissance des saintes, est possédée par le Charles V de Christine de Pizan.
7Le sage roi du Charles V est également un roi astrologien. J. E. Rodriguez rappelle que l’astrologie regroupe deux approches différentes des astres : l’observation et la connaissance du ciel, et l’art divinatoire. Si Charles V s’intéresse à l’astrologie divinatoire, son entourage, comme plus tard celui de Charles VI, est très critique envers cette pratique. Dans ses traités, Christine de Pizan a soutenu l’usage de l’astrologie divinatoire en politique. Pour elle, cet art est utile, notamment pour gouverner les armées en temps de guerre. L’écrivaine s’oppose ainsi à Oresme en se fondant pourtant sur les mêmes principes aristotéliciens et ptoléméens : l’âme humaine est entièrement libre et n’est influencée par rien. Pour Oresme, l’astrologie empêche l’approche rationnelle du pouvoir nécessaire à la prudence et à la justice ; pour Christine de Pizan, la connaissance des événements à venir est indispensable pour maîtriser les aléas de la fortune, gagner des batailles et, en cela, elle fait partie de la prudence.
8Enfin, le roi sage est un artiste, au sens où il maîtrise parfaitement les sept arts libéraux. Si l’université médiévale distingue les arts libéraux des arts mécaniques, Christine de Pizan les traite dans un même chapitre qui rassemble sous le même terme, « art », l’ensemble des règles d’une discipline et sa pratique, suivant en cela la Métaphysique d’Aristote pour qui l’art est à mi-chemin entre la science et la technique. J. E. Rodriguez examine plus particulièrement la figure du roi architecte : il est celui qui dirige les opérations, qui connaît la finalité des choses. Elle étudie deux chantiers qui forgent l’image de Charles V comme concepteur : celui du château de Vincennes, investi par le roi pour en faire une cité aristotélicienne idéale, et celui d’un canal reliant la Seine à la Loire, preuve de sa prudence et de son gouvernement rationnel du royaume.
9Le Charles V de Christine de Pizan porte ainsi un nouveau registre du sacré qui se définit par l’opérativité des sciences, toutes possédées et contrôlées par le roi en vue du bien commun.
10On ne peut qu’admirer le travail d’analyse effectué par J. E. Rodriguez, qui tient compte du contexte intellectuel de l’époque et de la façon dont la pensée politique s’est construite et a évolué au cours du Moyen Âge. Les références maniées sont nombreuses et érudites. On conseillera notamment les synthèses des théories des philosophes qui ont inspiré Christine de Pizan, celles de Thomas d’Aquin, d’Oresme et de Gerson, entre autres.
- 1 Voir l’article « subtantiel », dans Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500), version 2020 (DMF 2 (...)
11J. E. Rodriguez tire parfois loin les pistes qu’elle suit et on peut aussi se demander si cette démarche est vraiment nécessaire : qu’est-ce que Christine de Pizan a su des idées de Jan Hus, théologien tchèque qui écrit en 1405 un traité, De sanguine Christi, sur les reliques du corps de Jésus ? Connaître l’existence d’un tel ouvrage permet néanmoins de montrer l’importance théologique d’un chapitre du Charles V qui ne pourrait paraître qu’anecdotique. Mais certains passages auraient gagné à être condensés : c’est le cas du débat sur le degré de connaissance du latin par Charles V, car ce qui est en jeu dans la biographie de Christine de Pizan, c’est moins l’exactitude historique que la construction symbolique d’un roi savant. De même, le raisonnement selon lequel elle fait des paroles du roi l’équivalent de paroles divines nous semble aller un peu trop loin : difficile, à l’époque, de rapprocher ainsi l’humain du divin. Oresme emploie déjà le terme substanciel pour désigner ce qui touche à l’essence1, et il aurait suffi de partir de cette définition philosophique pour prouver que le roi idéal de Christine de Pizan est en relation avec le monde des idées, c’est-à-dire avec l’essence divine selon la lecture médiévale de Platon, ce qui en fait un théologien. Ces détails ne nuisent aucunement à l’intérêt d’El rey arquitecto : J. E. Rodriguez démontre avec brio qu’en plus d’être poétesse, de maîtriser la prose et de concevoir des manuscrits de toute beauté, Christine de Pizan mérite aussi le titre de philosophe.
Notes
1 Voir l’article « subtantiel », dans Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500), version 2020 (DMF 2020), Nancy, 2021, en ligne : http://www.atilf.fr/dmf/definition/substantiel (consulté le 10/03/2024).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Claire Le Ninan, « Juliana Eva Rodriguez, El rey arquitecto. Clasificación y operatividad de las ceincias en el modelo politico de Christine de Pizan », Médiévales, 86 | 2024, 191-194.
Référence électronique
Claire Le Ninan, « Juliana Eva Rodriguez, El rey arquitecto. Clasificación y operatividad de las ceincias en el modelo politico de Christine de Pizan », Médiévales [En ligne], 86 | printemps 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/13718 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12uue
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