Appartenir à la cité, faire communauté
Texte intégral
1Loin de concevoir a priori cité et communauté comme antithétiques ou exclusives, ce dossier se propose d’examiner la façon dont les juifs – pensés ici, aussi, comme des acteurs politiques – ont pu, en Occident, durant un « long Moyen Âge » qui commence avec l’Antiquité tardive, conjuguer ces deux niveaux d’inclusion politique : tout à la fois appartenir à la cité et constituer, au sein de la société majoritaire, une communauté ; et comment ils ont su jouer de cette double inclusion pour définir les conditions d’un modus vivendi qui leur permettait simultanément de mener une vie juive et de s’affirmer dans la société.
2Ce dossier résulte de la rencontre intitulée « Appartenir à la cité, faire communauté. L’inclusion politique des juifs au Moyen Âge », que nous avons organisée au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, à Paris, le 7 juin 2022. Notre ambition était de faire œuvre de savants mais aussi, indissociablement, de contribuer au débat citoyen, depuis cette place de savants précisément, et en usant de notre position experte dans le domaine où elle est reconnue, et seulement dans ce domaine : donc, proposer une réflexion sur les sources des mondes anciens et médiévaux. Faire œuvre de pédagogie, non pas pour redresser ou diriger d’une manière quelconque les opinions des citoyens, mais en les incitant au contraire à penser par eux-mêmes, tout en distinguant leurs opinions (respectables) des réflexions et des discussions qui permettent d’établir une vérité scientifique (toujours en marche). Nous n’avons aucune vérité à imposer, mais des vérités historiques à proposer, construites selon les procédures idoines, datées et sans doute à réexaminer bientôt.
3Le choix d’étudier les périodes ancienne et médiévale permet de porter un regard éloigné sur une question actuelle ; l’ampleur de l’arc chronologique et de l’aire spatiale examinés interdit toute essentialisation et tout désir de figer l’analyse des modalités d’inclusion politique des juifs. Elle ouvre, au contraire, sur une diversité de situations. Notre propos vise par ailleurs à proposer une approche interne et externe de la question étudiée : du point de vue des documents produits par les juifs et du point de vue de ceux que produisent les pouvoirs. L’enquête ne peut se concevoir de façon unilatérale ou univoque. L’inclusion politique des juifs est le résultat d’un accord, dont les termes et les conditions varient selon les lieux et les époques, mais qui, pour être appréhendé dans sa totalité, doit être examiné en fonction des diverses parties qui en sont les acteurs.
4Les juifs constituent des groupes aux identités plurielles, emboîtées et évolutives, qui, en partie au moins, répondent aux principes formulés par la tradition juive pour tenir compte des réalités politiques postexiliques. Les juifs en diaspora, conscients de leur situation d’infériorité politique et juridique, sont en effet soumis à des injonctions, sinon contradictoires, du moins diverses : subsister en tant que groupe religieux particulier et minoritaire et, en même temps, exister pleinement dans leur terre d’accueil. Mais, plutôt que de nous placer dans les courants historiographiques qui ont insisté, à juste titre, sur cette situation, nous avons choisi de considérer les acteurs dans l’exercice quotidien de leurs appartenances et de leurs citoyennetés.
5Notre démarche repose, entre autres, sur une observation attentive de la chronologie. Loin de conduire à une conception du temps comme immobile, envisager un phénomène dans la longue durée permet d’examiner l’évolution de la définition et de la place des juifs, à la fois membres de la société politique et groupe distinct, à l’intérieur de corps politiques englobants. Nous ne considérons pas ici premièrement les structures, statiques et résistantes, mais plutôt les changements dans les sociétés tardo-antiques, médiévales et prémodernes. Nous mettons en valeur les césures et les adaptations qui finissent par créer de nouveaux mondes. Des travaux récents sur les juifs dans l’Empire romain préchrétien, qui réinterrogent notamment la nature du particularisme juif (les juifs étant considérés et se pensant comme gens, natio, ou adeptes d’une religio particulière, selon que les sources les qualifient de « juifs » ou de « Judéens »), fournissent des éléments stimulants pour la réflexion concernant les périodes ultérieures. La place accordée aux juifs dans les États du Moyen Âge occidental n’est pas la même selon le type d’État et selon les stades de maturation politique auxquels on les saisit. La nature et la structure des États impériaux supposent la gestion de la diversité alors que les monarchies, qui s’affirment à partir de la fin du xiie siècle, se construisent sur fond d’uniformisation. Mais la distinction doit être affinée encore : par comparaison aux formes autocratiques non royales (aux principautés), il semble que les formes monarchiques investies d’une dimension sacrée et d’une mission chrétienne entraînent un rapport différent à la présence juive. Car on ne doit pas ignorer l’apparition des villes et des ensembles étatiques régionaux : ces institutions et ces régimes sont aussi porteurs de cultures et de valeurs politiques singulières.
6On a entrepris de réfléchir assez haut dans le temps, en interrogeant d’abord le passage du paganisme au christianisme ; puis la progressive christianisation de l’Empire romain, une phase au cours de laquelle, dans un empire multiethnique, les juifs ne sont qu’un groupe ethnique parmi d’autres ; suivie d’une phase où, conformément à la vocation universelle du christianisme, les autres confessions ne peuvent plus subsister ou, du moins, plus de la même manière. Pour finir, du puzzle confessionnel initial, ne subsistent plus que le christianisme, en position hégémonique, et le judaïsme, réprouvé mais maintenu malgré tout, en particulier comme peuple témoin.
7À l’époque médiévale, on observe l’apparition progressive d’une conception nouvelle de la nation et de la souveraineté en toile de fond des mutations politiques. Parmi les moments importants ponctuant ces évolutions, on retient la publication en 212 de l’édit de Caracalla, qui fait de tous les habitants de l’empire des citoyens romains ; et, plus tard, autour du xie siècle, le grand moment de réforme de l’Église qui insiste sur la séparation entre clercs et laïcs, entre chrétiens et non-chrétiens, pour affirmer la supériorité du pouvoir spirituel, et qui, en même temps, donne paradoxalement tout son rôle au bras laïc pour lutter contre l’infidèle et l’hérétique.
8En termes de méthode, notre approche est ici empirique, appuyée très concrètement et précisément sur une documentation de première main. Les articles constituant le dossier interrogent à partir de ces sources les modalités d’inclusion politique des juifs à travers les marqueurs forts que sont, entre autres exemples, la fiscalité, le serment, la participation aux rites collectifs tels que les processions civiques et les entrées princières, et dont il est possible d’offrir diverses interprétations, en matière d’insertion et d’inclusion, de distinction ou d’irréductibilité. On a accordé une attention toute particulière à ce qui peut s’apparenter à la conclusion de véritables contrats politiques entre les juifs et les pouvoirs, depuis l’exemple allemand, dont le privilège de Rüdiger accordé aux juifs qui viendraient s’installer à Spire (1084) constitue l’une des premières occurrences, jusqu’aux cas italiens si particuliers des condotte, qui résultent de la négociation entre les parties en vue de l’établissement d’un contrat d’installation limité dans le temps mais renouvelable ad libitum.
9L’espace considéré est aussi vaste que l’arc chronologique, les exemples sont puisés dans les royaumes de France et d’Angleterre, dans la Couronne d’Aragon, ainsi que dans les villes d’Empire et d’Italie. Quant à l’échelle d’analyse, elle varie également, du micro au macro, de la maison dans la rue à la province ou à l’État. Les articles synthétiques de Giacomo Todeschini, sur l’inclusion ambiguë des juifs d’Italie, d’Amélie Sagasser, sur la contractualisation de la présence des juifs dans les villes germaniques, et de Claude Denjean et Claire Soussen, sur le roi et « ses » juifs dans les monarchies occidentales, trouvent leur pendant dans les études de cas présentées par Marie Dejoux, Manon Banoun et Romain Saguer, qui relisent les sources de l’implantation des juifs pour examiner les formes vécues de leur appartenance à la cité, ainsi que dans celle d’Alessandra Veronese, qui examine la sociabilité des juifs de l’Italie centro-septentrionale. Nous ne prétendons pas avoir traité la question de l’insertion des juifs de façon exhaustive, mais espérons que ce dossier aura ouvert des pistes de réflexion fécondes – en particulier grâce à l’apport de l’archéologie et de la relecture des sources juridiques – pour de futures recherches, la dialectique opposant l’appartenance à la cité aux affinités communautaires n’étant pas près de s’éteindre.
Pour citer cet article
Référence papier
Claude Denjean, Pierre Savy et Claire Soussen, « Appartenir à la cité, faire communauté », Médiévales, 86 | 2024, 5-8.
Référence électronique
Claude Denjean, Pierre Savy et Claire Soussen, « Appartenir à la cité, faire communauté », Médiévales [En ligne], 86 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/13590 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12uu1
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