Frédérique Le Nan, Poétesses et escrivaines en Occitanie médiévale. La trace, la voix, le genre
Frédérique Le Nan, Poétesses et escrivaines en Occitanie médiévale. La trace, la voix, le genre, Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Interférences »), 2021, 272 pages.
Texte intégral
1Les trobairitz ne devaient pas échapper à la déferlante des études littéraires sur les femmes. Légitimement, le livre de Frédérique Le Nan choisit de rendre justice à ces poétesses doublement oubliées, parce que femmes, parce qu’occitanes. Dans une introduction rondement menée, l’auteur dresse un bilan épistémologique efficace et expose les fondements de sa démarche heuristique. Elle s’inscrira dans la continuité des prédécesseurs qui ont souligné la difficulté de reconstruire l’histoire de ces femmes troubadours à partir de sources rares, œuvres d’hommes. Voilà qui justifie le rattachement de la réflexion aux « études de genres » : il s’agira, en dépit de la rareté des sources, de « décider de faire autant de place aux femmes qu’aux hommes dans l’élaboration des questions et des thèmes étudiés » (p. 12). L’attestation, quoique rare, de mots comme autrice, escripvaine, dès la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, cautionne le développement de leur usage actuel, mais aussi, plus subtilement, que les rapports de force ou les brouillages entre masculin et féminin soient démasqués à la lumière de décryptages textuels qui accorderont une place majeure à la matérialité des sources, particulièrement manuscrites.
2Cet ambitieux projet se construit en cinq chapitres à la progression harmonieuse : les deux premiers observent les traces matérielles de l’auctorialité féminine dans les chansonniers et dans les Vidas et razos. Le chapitre central, nourri de fines analyses des poèmes de trobairitz, sonde le rôle des femmes dans la formation des genres littéraires de la lyrique d’oc. L’hommage rendu à la beauté singulière de ces poèmes aurait suffi à la démonstration sans que revienne avec insistance la déploration sur l’injustice réservée par les hommes à ces œuvres de femmes. Les chapitres 4 et 5 étudient la réception de l’œuvre des trobairitz, de Jean de Nostredame jusqu’à la critique la plus récente. Les modulations méthodologiques reposent ainsi sur une architecture solidement chronologique, claire et convaincante.
- 1 . P. Bec, Chants d’amour des femmes-troubadours, Paris, 1995.
- 2 . A. Chemin, « Violences conjugales : un “devoir” au Moyen Âge, inacceptables au xxie siècle », Le (...)
- 3 . A. Jeanroy, Les Chansons de Guillaume IX, duc d’Aquitaine, Paris, 1913 (CFMA).
- 4 . S. Bernard-Griffiths, P. Glaudes et B. Vibert éd., La Fabrique du Moyen Âge au xixe siècle. Repr (...)
- 5 . Principalement : P. Bec, La Lyrique française au Moyen Âge (xiie-xiiie siècles). Contribution à (...)
3L’entrée dans l’ouvrage, sous ces auspices engageants, est séduisante. Mais la réalisation est altérée par trop de militantisme et d’approximation scientifique. Pour illustrer le premier de ces constats, on déplore que la remarque formulée à propos du livre de Pierre Bec, Chants d’amour des femmes-troubadours1, selon laquelle « notre lecture n’est jamais totalement dégagée de réflexes et conditionnements divers » (p. 245), agisse comme une sorte d’excuse à se complaire dans l’embrassement sans recul de tous les poncifs du féminisme contemporain. On nous permettra de penser que l’interprétation lesbienne du poème de Na Bietris de Romans (p. 149 sq.) est aussi datée dans le présent que le sont dans le passé ou dans la domination patriarcale les réserves que lui ont opposées des philologues aussi avertis que Jeanroy, Bec, Rieger ou Zufferey. Ajoutons qu’il semble peu plausible qu’une femme risquant de subir les châtiments énumérés aux pages 150-152 ait rendu publique par un poème performé son orientation homosexuelle. Même Proust ne s’est pas risqué à pareil coming out. Prouver que les trobairitz, si peu mentionnées, si peu lues, sont victimes de la domination masculine exclut trop souvent de mener sur le versant masculin des investigations comparatives, qui auraient conduit à confesser que la représentation péjorative des trobairitz est l’une des modalités de la représentation péjorative de catégories sociales bien plus larges : dans les revues des états du monde, les femmes forment une catégorie parmi d’autres qui font toutes l’objet de satires spécifiques ; qualifier Rutebeuf de misogyne (p. 193) revient à considérer que sa verve satirique est principalement dirigée contre les femmes, alors qu’elle s’aiguise bien davantage contre les Mendiants, les charlatans, et surtout contre le poète lui-même ; qualifier Jean de Meun de misogyne (à la même page, et comme l’a fait récemment un article du Monde2), c’est oublier que le discours misogyne – quoique dénoncé par Christine de Pizan lors de la Querelle de la Rose – est placé dans la bouche du mari jaloux, dont les paroles sont intrinsèquement disqualifiées et par la jalousie et par leur insertion dans le discours d’Ami qui les dénonce. Accuser Fauriel (p. 226) ou « le grand critique » Jeanroy de misogynie, de pratiquer l’insulte et la morgue (p. 130, 226), c’est oublier que l’Histoire de la Poésie provençale du premier regorge de verdicts sans appel sur Cercamon, Arnaut Daniel ou Guiraut Riquier et que la pudeur du second lui a fait traiter avec bien plus de distance encore que les trobairitz l’œuvre de Guilhem IX, dont il se refuse à traduire les passages les plus scabreux3 C’est aussi oublier que la philologie naissante de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle a considéré toute la production médiévale, et non seulement celle des trobairitz, comme naïve, obscurantiste, chaotique – en un mot, méprisable –, dans le sillage d’un xixe siècle romantique qui a « fabriqué4 » le Moyen Âge sous l’étendard d’un féodalisme barbare. Écrire que le style des vidas des trobairitz sent « le schéma, la recette, le plan narratif préétabli d’une rubrique à l’autre » (p. 172-173), c’est oublier que toutes les vidas, même celles des troubadours, sont écrites dans ce même style, et qu’il s’agit là non pas d’une faiblesse, mais, justement, d’un choix stylistique, celui d’une prose qui se veut crédible parce qu’elle adopte les dehors d’un style informatif. Les femmes ne sont pas particulièrement lésées. Affirmer (p. 95 sq.) que les « créatrices » seraient à l’origine de la fixation des genres littéraires et présenter la tenso comme un genre ayant principalement des femmes comme actrices relève d’un parti pris péremptoire. La fréquentation d’ouvrages bibliographiques5 sur le sujet aurait permis d’envisager les choses de manière plus nuancée, et sans doute plus juste.
4Par-delà le parti pris idéologique à propos duquel une marge de discussion reste toujours possible, l’étude aurait été plus convaincante si elle avait été menée avec plus de rigueur. D’abord du point de vue matériel : l’absence d’index empêche non seulement d’accéder à une lecture synthétique des données portant sur telle ou telle trobairitz majeure dont la présence est récurrente (comtesse de Die, Azalaïs de Porcairagues, Na Bietris de Romans, Marie de Ventadour, etcmais instaure surtout une hiérarchie arbitraire entre elles et les trobairitz de facto considérées comme mineures puisqu’elles ne sont mentionnées qu’au détour d’une phrase (par ex. : Germonde de Montpellier, p. 220, 249) : sans index, on n’a aucune chance de les trouver. On regrette qu’un logiciel n’ait pas été utilisé afin de présenter proprement la transcription musicale du poème de la comtesse de Die (p. 64-65). L’auteur ignore l’usage du signe typographique indispensable à tout spécialiste de l’occitan médiéval qu’est le point médian marquant l’enclise. Dans un ouvrage somme toute assez bref et dont la relecture soignée n’a laissé passer que fort peu de coquilles, on s’inquiète que plusieurs de celles-ci estropient les noms d’éminents philologues : « Ch. » (au lieu de Paul) Meyer (p. 226), « C.-Ch. » (au lieu de Charles-Claude ou Claude tout court) Fauriel (p. 226) et surtout H. P. de Rochegude, parfois correctement orthographié mais plus souvent mutilé en « Rochegune » (y compris dans l’intertitre de la page 217), au point que l’on se demande si l’auteur croit que ces noms, qui figurent sous ces deux formes dans la bibliographie, renvoient à deux individus différents.
- 6 . Pour une bibliographie plus récente, voir J.-Y. Casanova, Historiographie et littérature au xvie(...)
- 7 . Flamenca. Romanzo occitano del xiii secolo, éd. et traduction italienne par R. Manetti, Modène, (...)
- 8 . Flamenca, éd. F. Zufferey, traduction V. Fasseur, Paris, 2014 (Lettres gothiques).
- 9 . Ges non puesc en bon vers faillir, de Peire Rogier ; Ailas, com mor ! – Que as, amis ?, de Girau (...)
- 10 . G. Brunel-Lobrichon, C. Amado, Au temps des troubadours, xiie-xiiie siècles, Paris, 1997 (La vie (...)
5On est plus gêné encore par les lacunes de la bibliographie. Même si celle-ci est qualifiée de « sélective » et recouvre essentiellement les ouvrages récapitulés dans les deux derniers chapitres à visée épistémologique, elle ne devrait pas faire l’économie du répertoire de référence, la Bibliografia Elettronica dei Trovatori [http://www.bedt.it/BEdT_04_25/index.aspx]. La bibliographie sur Jean de Nostredame et les jugements moraux qui vont de pair (« faussaire », « procureur malhonnête », etc., p. 194), adoptés sans recul par l’auteur, sont particulièrement archaïques6 La note 10 de la page 17 affirme que la « dernière édition de Flamenca » – texte fondamental puisqu’en plus d’avoir pour protagoniste une femme il atteste l’existence du mot trobairitz – « est celle de J.-Ch. Huchet » ; celle de R. Manetti7 et celle, rien moins que confidentielle, de F. Zufferey8, sont ignorées. L’auteur considère en outre que Marguerite, la suivante de Flamenca, désignée par l’hapax trobairis, « n’est pas une poétesse, mais une servante agréable, pleine d’esprit et prévenante, suggérant quelques mots d’amour pour répondre au bref message […] [du] jeune clerc ». Pourtant, ladite suivante est en train, par le choix de ces mots, de constituer, à deux voix avec le protagoniste Guilhem de Nevers, un véritable poème lyrique, pastiche de deux autres bien attestés9 Que trobairis soit un hapax, qu’il n’ait pas d’équivalent au nord, qu’il fasse ensuite l’objet d’un « vif succès » est incontestable. Mais ce n’est pas un fait isolé : l’ouvrage d’O. Schultz-Gora qui le consacre (1888) est sensiblement contemporain de l’invention de l’« amour courtois » par Gaston Paris (1883). Ne faut-il pas nommer les phénomènes si l’on veut les étudier et dépasser, en les étudiant, l’interrogation sclérosante sur l’imposition de leurs noms ? Le propos général (p. 37 sq.), reprenant une critique déjà ancienne (Lejeune, Jeanroy, Bec) sur le statut social des poétesses comparé à celui des troubadours, aurait gagné à se nourrir de l’ouvrage fort accessible de G. Brunel-Lobrichon et C. Amado, Au temps des troubadours, xiie-xiiie siècles10 Même si, page 85, l’auteur reconnaît que les Vidas et razos « génèrent de la fiction », on s’étonne qu’elles soient d’abord traitées comme sources d’informations historiques (p. 72-73).
- 11 . Par exemple, V. Beltran, T. Martínez, I. Capdevila éd., 800 anys després de Muret. Els trobadors (...)
6Enfin, les fondements philologiques de l’étude dérangent par leur fragilité. L’auteur, par exemple, semble ne pas savoir, ce qui lui aurait permis d’économiser la mise en doute « genrée » formulée page 44, que l’égalité entre amants – hommes et femmes – est tellement ancrée dans la représentation occitane médiévale de la fin’amor qu’elle porte un nom : paratge. Contrairement à une assertion répétée au fil de l’ouvrage (p. 189-190, p. 191, etc.), la Croisade albigeoise ne signe pas la fin de la lyrique des troubadours. Là encore, un peu de bibliographie complémentaire11 aurait permis de ne pas verser dans ce préjugé obsolète et d’observer que la production de troubadours majeurs tels Aimeric de Belenoi, Guilhem de Montanhagol, Daude de Pradas ou Guiraut Riquier, mais aussi d’une trobairitz dont il reste quatre cansos, Na Castelloza, est postérieure à la Croisade. Si des remarques très intéressantes sur le mécénat des femmes, sans doute attesté par la présence du sceptre fleurdelysé présent dans les miniatures du ms H, émaillent l’analyse de la matérialité des témoins, on est une fois encore déçu par le caractère systématique du propos : que déduire de l’écart des représentations entre femmes troubadours et hommes troubadours, quand le déséquilibre numérique des enluminures est tel (p. 58) ? Page 62, l’auteur assume l’« approximation » de la transcription qu’elle donne du seul poème noté dû à une trobairitz, A chantar m’es de so qu’ieu non volria de la comtesse de Die (p. 64-65). Mais assumer l’approximation ne signifie pas que l’on puisse confondre décasyllabe et hendécasyllabe (page 62), non plus que décasyllabe et ennéasyllabe, page 162). On laisse aux musicologues le soin de vérifier la transcription musicale, mais on doute qu’elle soit juste puisque l’analyse du mètre est fausse. Page 72, l’auteur propose une transcription par ses soins de la vida de Na Castelloza. Ces trois lignes comportent plusieurs interventions inutiles et font le choix d’une accentuation non justifiée et non usuelle en ecdotique occitane médiévale. Page 161, l’auteur introduit une enclise destinée à servir une lecture genrée recevable, mais ne voit pas que le vers suivant est faux si l’on n’introduit pas à nouveau deux enclises (se vos]s·os et vos es]vo·s).
7Malgré ces problèmes, et pour ne pas achever sur une note trop dysphorique, on saura gré à Frédérique Le Nan d’avoir observé une certaine prudence dans son investigation des « marqueurs genrés » d’une écriture féminine : il n’y a pas de « cahier des charges masculin ou féminin » (p. 187). L’ouvrage ne recourt pas à l’écriture inclusive ni aux doublons systématiques masculin-féminin : sans doute la fréquentation des trobairitz nous enseigne-t-elle que la voix des femmes ne passe pas nécessairement par la dégradation volontaire d’une langue que nous ne disons pas paternelle, mais maternelle.
Notes
1 . P. Bec, Chants d’amour des femmes-troubadours, Paris, 1995.
2 . A. Chemin, « Violences conjugales : un “devoir” au Moyen Âge, inacceptables au xxie siècle », Le Monde, 25 novembre 2022, [https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/11/25/violences-conjugales-autrefois-encouragees-aujourd-hui-inacceptables_6151526_3232.html].
3 . A. Jeanroy, Les Chansons de Guillaume IX, duc d’Aquitaine, Paris, 1913 (CFMA).
4 . S. Bernard-Griffiths, P. Glaudes et B. Vibert éd., La Fabrique du Moyen Âge au xixe siècle. Représentations du Moyen Âge dans la culture et la littérature françaises du xixe siècle, Paris, 2006.
5 . Principalement : P. Bec, La Lyrique française au Moyen Âge (xiie-xiiie siècles). Contribution à une typologie des genres poétiques médiévaux, t. I : Études, t. II : Textes, Paris, 1977-1978 ; mais aussi : J. Gourc, « Le trobar entre contrainte et transgression », dans H. Charpentier et V. Fasseur éd., « Les genres au Moyen Âge. La question de l’hétérogénéité », Méthode !, 17 (2010), p. 17-24 ; D. Billy, « L’hybridation générique dans l’œuvre de Cerveri de Girona », ibid., p. 25-38 ; P. Canettieri, « I generi trobadorici e la trattatistica. Variazioni sul tema e sul sistema », dans G. Hilty éd., Actes du XXe Congrès international de linguistique et philologie romanes (Zurich, 1992), Tübingen-Basel, 1993, t. V, p. 75-88 ; Id., « Appunti per la classificazione dei generi trobadorici », Cognitive Philology, 4 (2011), p. 1-44.
6 . Pour une bibliographie plus récente, voir J.-Y. Casanova, Historiographie et littérature au xvie siècle en Provence : l’œuvre de Jean de Nostredame, Turnhout, 2012, à compléter par les travaux signalés dans le compte rendu de cet ouvrage par J.-F. Courouau, Revue des langues romanes, 119/2 (2015), p. 535-542.
7 . Flamenca. Romanzo occitano del xiii secolo, éd. et traduction italienne par R. Manetti, Modène, 2008.
8 . Flamenca, éd. F. Zufferey, traduction V. Fasseur, Paris, 2014 (Lettres gothiques).
9 . Ges non puesc en bon vers faillir, de Peire Rogier ; Ailas, com mor ! – Que as, amis ?, de Giraut de Borneil.
10 . G. Brunel-Lobrichon, C. Amado, Au temps des troubadours, xiie-xiiie siècles, Paris, 1997 (La vie quotidienne).
11 . Par exemple, V. Beltran, T. Martínez, I. Capdevila éd., 800 anys després de Muret. Els trobadors i les relacions catalanooccitanes, Barcelone, 2014.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Valérie Fasseur, « Frédérique Le Nan, Poétesses et escrivaines en Occitanie médiévale. La trace, la voix, le genre », Médiévales, 84 | 2023, 205-208.
Référence électronique
Valérie Fasseur, « Frédérique Le Nan, Poétesses et escrivaines en Occitanie médiévale. La trace, la voix, le genre », Médiévales [En ligne], 84 | printemps 2023, mis en ligne le 24 octobre 2023, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/12525 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.12525
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