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Points de vue

La femme de Putiphar, le viol et l’entrée en hétérosexualité : lectures de textes médiévaux et épistémologie féministe

The Wife of Putiphar, Rape and the Entry in Heterosexuality: Reading Medieval Texts and Feminist Epistemology
Yasmina Foehr-Janssens
p. 155-190

Texte intégral

  • 1 Deux ouvrages de référence peuvent servir d’utiles introductions et de guides historiographiques : (...)

1Est-il pertinent d’intégrer une perspective de genre dans l’étude de la littérature médiévale ? La question peut paraître datée ou hors de propos puisque, depuis au moins un demi-siècle, plusieurs travaux académiques ont indéniablement contribué à remodeler notre compréhension des faits littéraires en interrogeant la place qu’y occupent les femmes et les représentations du genre. Nombre d’études s’inscrivant dans une épistémologie féministe ont permis la promotion fulgurante d’autrices de premier plan, comme Christine de Pizan, mais aussi Clémence de Barking, la comtesse de Die ou Marguerite Porete. Elles ont fourni une réévaluation critique de la construction du champ littéraire et de la production livresque, grâce à la mise en évidence de l’implication des femmes en tant que commanditaires, interprètes, écrivaines, dédicataires, copistes, enlumineuses et lectrices. Elles ont aussi permis de revisiter la réflexion sur les genres littéraires et leur structuration. On leur doit l’ouverture de nouveaux chantiers de recherches thématiques sur la représentation littéraire des rôles sociaux de sexe, sur les débats autour du discours amoureux ou sur la subversion du genre et des identités sexuées1.

  • 2 Cf. S. Gaunt, « Letteratura medievale e Gender Studies : ascoltare voci soffocate », dans P. Boita (...)

2Néanmoins notre question garde toute son actualité, tant la notion de genre est communément reçue – au-delà des réalités et des productions culturelles du passé – comme un outil pour l’essentiel dédié aux débats contemporains. Elle continue aussi de se poser particulièrement dans l’espace académique francophone : l’institutionnalisation de la recherche dans ces domaines n’ayant pas connu un essor comparable aux départements de Women Studies ou de Gender Studies du monde anglo-saxon2, les travaux publiés ne bénéficient pas de la visibilité que peuvent offrir les instituts de recherche ou les revues spécialisées bien implantés et reconnus.

  • 3 M. Reid éd., Femmes et littérature. Une histoire culturelle, Paris, 2020.
  • 4 Ibid., p. 11.
  • 5 J. Cerquiglini-Toulet, « Le Moyen Âge 1150-1450 », dans Femmes et littérature…, p. 23-217.

3La parution récente de deux ouvrages importants signale pourtant une nouvelle reconnaissance, plus large, de ce domaine de recherche. D’une part, la publication en 2020, dans une collection à grand tirage, de Femmes et littérature. Une histoire culturelle, fait événement3. Placée sous l’autorité de Martine Reid, connue pour ses travaux sur les femmes autrices au xixe siècle, cette somme propose la « première synthèse générale portant sur les femmes dans la littérature de langue française4 ». Elle comporte un très substantiel chapitre sur le Moyen Âge, présenté par Jacqueline Cerquiglini-Toulet. Le titre de ce livre qui fera date est programmatique : traiter de « femmes et littérature », c’est remettre en question la prévalence de la figure de l’auteur·rice comme agent·e singulier·ère et autonome de la création littéraire. En effet, aborder l’histoire littéraire par le versant de la participation des femmes revient à bouleverser les règles du jeu. Comme l’indique Jacqueline Cerquiglini-Toulet, il faut sonder l’amont et l’aval de l’écriture, les modes de penser qui autorisent ou interdisent l’accès à la création, les formes de la circulation du livre, les rapports entre langue et projet poétique, la circulation des savoirs et leur diffusion, ainsi que tant d’autres critères qui légitiment ou discréditent le fait de s’aventurer dans le « champ des lettres » et d’y fonder sa parole5. C’est donc bien à parcourir une histoire culturelle que nous invite une telle entreprise : une histoire inclusive, mettant l’accent sur les interactions sociales, sur les conditions matérielles des métiers de la plume, mais aussi une histoire qui défait les hiérarchies établies entre les « grands genres » et ceux, réputés « féminins », que l’on minorise.

  • 6 M.-F. Berthu-Courtivron, F. Pomel éd., Le Genre en littérature. Les reconfigurations masculin/fémi (...)
  • 7 C. Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, nouv. éd. révisée, Lyon, 2015.
  • 8 M.-F. Berthu-Courtivron, F. Pomel, « Introduction », dans Le Genre en littérature…, p. 10.

4D’autre part, en 2018, a eu lieu à l’université de Rennes le premier colloque universitaire tenu en France sur Le Genre en littérature. La parution des actes en 2021 nous offre un important corpus d’études sur les « reconfigurations » du genre dans la tradition littéraire « du Moyen Âge à l’extrême contemporain »6. En ouverture de l’ouvrage, on peut lire les introductions théoriques de Marie-Françoise Berthu-Courtivron, Fabienne Pomel et Christine Planté, à qui l’on devait déjà un important Essai sur la femme auteur7. Le thème choisi place la binarité du genre au centre des débats. Il s’agit de montrer que l’art et la littérature ouvrent, à chaque époque, des espaces de configuration et de reconfiguration, voire de subversion, de la polarité du masculin et du féminin. Cet ouvrage démontre que le renouvellement apporté par les études de genre ne repose pas sur le maniement de présupposés abstraits sans lien avec les textes et leur substrat culturel. Les outils les mieux partagés de la critique et de la théorie littéraire (analyse de l’énonciation, étude des points de vue, des références génériques, des effets d’intertextualité, etc.) permettent de faire apparaître « les mises en scène les plus fantasques8 » de l’arrangement des sexes, pour peu que l’on accepte de dénaturaliser les identités de sexe et de ne pas tenir pour acquise la définition usuelle, mais souvent non contextualisée, de ce qu’est un homme ou une femme.

  • 9 F. Pomel, « Au-delà de la binarité : les régimes de genre en littérature », dans Le Genre en litté (...)
  • 10 D. Lett, « Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au xviie siècle », A (...)
  • 11 La notion d’intersectionnalité est issue de la réflexion féministe afro-américaine. Elle a été éla (...)

5C’est ainsi que Fabienne Pomel9 insiste sur la valeur heuristique de la notion de « régime de genre » que Didier Lett10 propose d’adopter pour approcher les sources et les œuvres anciennes afin de rester attentifs et attentives à la manière dont les distinctions sociales entre les sujets sociaux s’agencent les unes par rapport aux autres. Il s’agit de permettre, grâce à une approche intersectionnelle11, une compréhension aussi fine que possible de la manière dont l’appartenance à différentes catégories, d’âge, de statut marital, d’appartenance sociale et religieuse, etc., définissent de manière singulière la place de tel ou tel sujet dans un temps et un lieu donnés, mais aussi dans chaque discours particulier.

6Dans cette optique, l’étude des textes littéraires médiévaux s’avère un merveilleux révélateur du fait que le système du genre, quoique presque toujours soumis aux impératifs d’une forme de la domination masculine, n’est ni fixe, ni rigide, mais sujet à mille variations. En forçant légèrement le trait, on pourrait dire qu’il n’y a pas d’hommes ou de femmes en littérature médiévale : le statut et l’identité d’un personnage littéraire se déclinent à partir de considérations qui mêlent les conventions littéraires, le système de représentation des classes sociales, l’appartenance à une communauté donnée ainsi qu’à un sexe ou un autre. Partir de ce point de vue invite à aborder les œuvres en adoptant une posture de déprise : du régime de genre que tel ou tel texte propose à l’imagination du lecteur ou de la lectrice, nul ne peut présumer. L’attention prêtée à la lettre du texte permet seule de dégager la portée signifiante ainsi que les implications éthiques et esthétiques de chaque agencement singulier.

Daphné, Lucrèce et les autres : le viol comme mythe politique et littéraire

  • 12 S. Brownmiller, Against our Will. Women and Rape, New York, 1975 ; S. Griffin, « Rape, the All-Ame (...)

7Le spectre des interrogations suscitées par la prise en compte du genre dans les études de littérature médiévale est vaste. Le présent « point de vue » entend démontrer la fécondité d’une démarche attentive aux paramètres du genre en se concentrant sur l’une d’entre elles, qui constitue aujourd’hui un défi pour la compréhension de la tradition culturelle occidentale, dans tous les domaines artistiques, qu’il s’agisse de littérature, des beaux-arts ou, pour les époques les plus récentes, du cinéma, de la bande dessinée ou des jeux vidéo. Il s’agit de la prise en compte des violences de genre, que nous aborderons en faisant usage du concept controversé de « culture du viol », calque de la formule rape culture introduite par les féministes américaines dès les années 197012.

  • 13 Les Salopettes, « Lettre d’agrégatifs·ve·s de Lettres modernes et classiques aux jurys des concour (...)
  • 14 H. Merlin-Kajman, La Littérature à l’heure de #Metoo, Paris, 2020. Voir aussi le compte rendu de c (...)

8La question de la présence insistante d’un script de viol dans les œuvres littéraires s’est invitée dans le débat public en France à l’occasion du concours d’agrégation 2017. Le poème « L’Oaristys » d’André Chénier, auteur inscrit au programme, a fait l’objet d’une « Lettre d’agrégatifs·ve·s de Lettres modernes et classiques aux jurys des concours de recrutement du secondaire13 ». Cette missive interroge la pertinence de reconnaître ou non, dans l’exercice du commentaire textuel, la présence d’un rapport sexuel non consenti. Le livre d’Hélène Merlin-Kajman, La Littérature à l’heure de #Me Too14, paru en 2020, se propose d’offrir une réponse à l’initiative des candidats et candidates à l’agrégation et à la polémique qui s’en est suivie.

  • 15 Sur l’intégration de la notion de culture du viol dans le commentaire des œuvres littéraires, voir (...)

9Outre la difficulté de la « judiciarisation » du rapport à la littérature, ce débat engage notre rapport au fait littéraire. Comment rendre compte de la prégnance et de la permanence de représentations de situations érotiques et de rapports sexuels inscrits dans la logique de la domination masculine15 ? Le constat de cette évidence doit-il conduire à une révision du canon littéraire ? Quelles stratégies de lecture adopter pour discerner ce qui, dans les œuvres et leur réception, relève du déni, de l’euphémisation, de l’esthétisation, ou au contraire de la dénonciation, voire de la dérision des violences de genre ?

10J’aimerais montrer ici que l’apport déterminant des études qui prennent le concept de culture du viol au sérieux est de sortir d’une vision purement anecdotique des violences de genre. Cette approche nous incite à changer de regard et à cesser de penser le viol comme un délit privé. L’imaginaire du viol est profondément ancré dans les représentations des rapports sociaux de sexe, ainsi que dans les rites et représentations érotiques. Dans la mesure où la sexualité se conçoit selon une polarité binaire opposant l’actif et le passif, le désir, entendu comme une pulsion avant tout masculine, est présenté essentiellement comme l’expression d’un ethos conquérant. Le viol est partout : tel est le constat récurrent des autrices féministes. Cet argument est déployé avec verve par Virginie Despentes dans son essai King Kong théorie :

  • 16 V. Despentes, King Kong théorie, Paris, 2006, p. 48.

On s’obstine à faire comme si le viol était extraordinaire et périphérique, en dehors de la sexualité, évitable. Comme s’il ne concernait que peu de gens, agresseurs et victimes, comme s’il constituait une situation exceptionnelle, qui ne dise rien du reste. Alors qu’il est, au contraire, au centre, au cœur, socle de nos sexualités. Rituel sacrificiel central, il est omniprésent dans les arts, depuis l’Antiquité, représenté par les textes, les statues, les peintures, une constante à travers les siècles. Dans les jardins de Paris aussi bien que dans les musées, représentations d’hommes forçant des femmes. Dans les Métamorphoses d’Ovide, on dirait que les dieux passent leur temps à vouloir attraper des femmes qui ne sont pas d’accord, à obtenir ce qu’ils veulent par la force16.

  • 17 K. Gravdal, Ravishing Maidens. Writing Rape in Medieval French Literature and Law, Philadelphie, 1 (...)
  • 18 D. Rieger, « Le motif du viol dans la littérature de la France médiévale entre norme courtoise et (...)
  • 19 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, v. 1295-1321 (éd. C. Méla, Paris, 1997).
  • 20 Sur ce point, je me permets de renvoyer à Y. Foehr-Janssens, La Jeune Fille et l’Amour, Genève, 20 (...)

11Il y a longtemps que la question du viol est en discussion parmi les historiens et les critiques de la littérature française médiévale. En 1991, le livre de Kathrin Gravdal, Ravishing Maidens. Writing Rape in Medieval French Literature and Law lance hardiment le débat17. Parallèlement, un article de Dietmar Rieger démontre combien le motif est répandu18. Parmi les genres littéraires qui mobilisent un tel imaginaire, la pastourelle et le roman de chevalerie ou arthurien occupent une place de choix. Ils ont en commun une cristallisation de la problématique du viol autour de la figure du chevalier. La rencontre d’un noble cavalier et d’une bergère dessine un rapport de classe et de genre qui autorise le badinage, d’autant que le décor champêtre contribue à naturaliser le corps de la pastoure et active un imaginaire de la chasse et de la prise. Dans le roman, le chevalier violeur apparaît comme une figure menaçante et abusive souvent dépeinte sous les attributs du géant imbu de sa force primitive. Cependant, malgré ce portrait grimaçant, on sent bien ce que la mise en scène de la violence, qui se résout le plus souvent au profit du bon chevalier sauveur de « pucelles », a de systémique dans l’imaginaire arthurien. La « pucelle desconseillee » et la demoiselle en détresse font partie du personnel narratif indispensable au bon fonctionnement de la fable chevaleresque. L’apparente inconséquence de la « coutume de Logres », énoncée par l’une d’entre elles dans le Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes19, le donne à entendre. Les chevaliers se doivent de respecter les demoiselles esseulées, mais il leur est licite d’en « faire leur talent » s’il leur arrive de s’en emparer après avoir vaincu leur ami20.

  • 21 G. Vigarello, Histoire du viol. xvie-xxe siècle, Paris, 1998 ; P. Cholakian, Rape and writing in t (...)

12On pourra objecter ici qu’il convient de prendre garde au contexte historique et de ne pas appliquer sans examen critique des concepts contemporains pour décrire les objets culturels des sociétés du passé. Cependant, dans le cas qui nous occupe, le regard rétrospectif a surtout pour effet de mettre en évidence la permanence sur la longue durée des stratégies de déni des agressions sexuelles. Si, du point de vue historique, on prend acte, avec Georges Vigarello ou Patricia Cholakian21, du fait que le viol n’est qualifié comme tel que lorsqu’il porte atteinte à l’honneur d’un homme et que, par conséquent, l’évaluation de la gravité du délit ne se mesure pas à celle des atteintes subies mais à la position sociale de la victime, on parvient mieux à mesurer le poids des habitudes de pensée qui rendent si complexe aujourd’hui la traduction en termes juridiques de la primauté de la notion de consentement dans les affaires de viol.

13Par ailleurs, l’étude des scénarios narratifs évoquant la contrainte sexuelle et de leurs implications tant érotiques que poétiques et politiques met au jour la permanence de certains stéréotypes. Elle permet de mesurer la force de suggestion dévolue à de nombreux mythes du viol. Il en va ainsi de la transformation de Daphné rapportée par Ovide au livre I de son long poème. Lorsqu’on y songe en prenant en compte le sort de la femme et de la plante, cette histoire des Métamorphoses nous alerte sur le fait que le laurier couronnant la gloire du vainqueur militaire ou du créateur génial fait mémoire de la fuite d’une nymphe devant le dieu Apollon et révèle sur quel socle pulsionnel le triomphe politique ou artistique est censé s’appuyer.

  • 22 On songe ici au chap. XLIV du livre II de la Cité des Dames de Christine de Pizan, qui dénonce la (...)

14Ainsi, loin de forcer l’interprétation des œuvres anciennes afin de les faire correspondre à un standard anachronique, la réflexion critique féministe sur le viol donne-t-elle une visibilité à des scénographies restées dans l’ombre des commentaires. Analyser dans le détail les œuvres anciennes, ici médiévales, qui impliquent, euphémisent, esthétisent ou, parfois – le plus souvent sous la plume de femmes22 – dénoncent les a priori de la banalisation patriarcale du viol, permet de prendre en compte, à une époque donnée, la diversité des points de vue adoptés à son propos. C’est ce que nous tenterons de faire en examinant diverses occurrences médiévales d’un motif pouvant s’inscrire dans la longue liste des mythes du viol véhiculés par la littérature et les beaux-arts.

La femme de Putiphar : déqualification du viol et renversement des rôles

  • 23 V. Despentes, King Kong théorie, p. 35.

15Parmi les scénarios qui servent à charpenter cet imaginaire largement impensé du viol et qui en assurent la pérennité, il faut faire sa place à l’histoire de Joseph et de la femme de Putiphar. Ce récit met aux prises un jeune homme avec une femme puissante qui tente de le séduire et qui, devant l’échec de sa tentative d’abus, dénonce sa victime en l’accusant calomnieusement d’avoir tenté de la violer. « C’est dans notre culture », constate Virginie Despentes, « dès la Bible et l’histoire de Joseph en Égypte, la parole de la femme qui accuse l’homme de viol est d’abord une parole que l’on met en doute23. »

  • 24 Voir A. Airò, « Il motivo della moglie di Putifarre tra silenzio e parola : confronti letterari da (...)

16Ce scénario apparaît avec une fréquence remarquable dans la littérature narrative française à partir de la seconde moitié du xiie siècle. Le Roman des Sept Sages de Rome et, dans la même veine, le Roman de Dolopathos en fournissent une version marquée par un point de vue nettement clérical. Mais la littérature courtoise s’en empare aussi. Trois lais féériques très semblables, Lanval, Graelent et Guingamor y ont recours, ainsi que Le Roman de Silence de Heldris de Cornouailles, la Châtelaine de Vergi ou le Roman de Protheselaüs de Hue de Rotelande. Gautier Map l’intègre dans un des contes des Nugiis curialium, l’histoire de Sadius et Galon24. Cette récurrence n’est pas anodine. Nous nous attacherons à envisager quelques occurrences de ce récit proliférant afin d’en comprendre mieux la dynamique et les divers usages.

  • 25 La tradition antique connaît l’histoire de Phèdre et Hippolyte, ainsi que celle de Bellérophon (Il (...)

17Dans ses versions anciennes, antiques et bibliques25, ce motif apparaît souvent dans un récit biographique dont il constitue un des épisodes principaux. Les chapitres 37 à 50 de la Genèse nous rapportent l’histoire de Joseph, le fils préféré de son père Jacob. En butte à la jalousie de ses frères, le jeune homme est emmené en Égypte et vendu au riche Putiphar. Suite à l’accusation dont il est victime de la part de l’épouse de son maître, il est jeté en prison. Là, ses talents d’oniromancien sont remarqués et il devient le puissant conseiller de Pharaon. Lorsque ses frères et son père, contraints à l’exil, montent en Égypte, Joseph se fait reconnaître d’eux et leur offre sa protection. Dans cette séquence d’épreuves qualifiantes, l’agression de la femme de Putiphar redouble la persécution des frères tout en déclenchant la série des aventures qui permettront au héros de s’illustrer comme un puissant soutien du pouvoir royal. Face à sa séductrice, Joseph démontre son endurance et sa maîtrise de soi, vertus qui annoncent sa lucidité et sa prudence politiques.

  • 26 Ce trait est particulièrement remarquable dans l’adaptation de la Châtelaine de Vergi proposée par (...)

18Cette scène joue aussi sur le renversement des rôles : épouse d’un homme puissant, la femme séductrice se trouve dans une position sociale supérieure à celle du jeune homme chaste, de sorte qu’elle peut exprimer et imposer son désir. Le déséquilibre entre les protagonistes est accentué par la différence d’âge. Souvent la rencontre avec la séductrice prend l’aspect d’une troublante première expérience érotique26.

Le Roman des Sept Sages et le Roman de Silence : la clergie au risque du désir féminin

  • 27 Le Roman des Sept Sages de Rome, éd. M. B. Speer, Y. Foehr-Janssens, Paris, 2017.

19Pour en venir aux versions françaises médiévales, on distingue assez facilement, parmi les textes cités, deux groupes de récits. Le premier comprend les différentes versions du Roman des Sept Sages27, ainsi que l’épisode du Roman de Silence qui met aux prises l’héroïne travestie avec la reine d’Angleterre. Ces textes tendent à mettre en exergue une virilité capable de maîtriser les pulsions sexuelles par la pratique de la sagesse philosophique. Le second groupe rassemble la plupart des autres réécritures médiévales du récit, dans lesquels l’abus de pouvoir de la reine se présente plutôt comme une péripétie menant à l’initiation amoureuse d’un très jeune chevalier. Dans ce cas, un second personnage féminin, souvent de nature féérique, s’oppose à la reine abusive. L’amour généreux et bienveillant de la fée permet au héros d’entrer dans le jeu d’une culture hétérosexuelle.

  • 28 Pour reprendre le terme utilisé avec constance dans le Roman des Sept Sages en vers.
  • 29 Il s’agit du conte intitulé Vaticinium.
  • 30 Jean de Haute-Seille, l’auteur cistercien d’une version particulière des Sept Sages, le Dolopathos(...)

20L’histoire cadre du Roman des Sept Sages met en scène un jeune prince, fils de l’empereur de Rome, dont l’éducation a été confiée aux sept sages de Rome après la mort de sa mère. Lorsque, sur l’insistance de ses barons, l’empereur prend une nouvelle épouse et rappelle son fils à la cour, les sages et leur disciple discernent les dangers qui attendent le prince dans un milieu qui lui est inconnu. Leurs compétences astrologiques permettent de percevoir un remède : l’adolescent, pourtant prodigieusement savant, devra se taire pendant sept jours afin d’éviter toute parole malheureuse qui causerait sa perte et celle de ses maîtres. Mais cette contrainte est justement celle qui conduira le récit à son acmé : affolé par l’infirmité de son fils brusquement devenu muet, l’empereur confie celui-ci à son épouse qui, émue par la beauté du jeune homme, cherchera à le séduire. Devant le refus de l’« enfant28 », l’épouse entreprenante simule une tentative de viol et accuse publiquement sa victime. Un procès s’ouvre au cours duquel les sages et la reine font valoir leurs arguments en narrant des récits exemplaires, jusqu’à ce que le prince reprenne la parole et révèle la vérité. Il proteste de son affection filiale qu’il illustre par un dernier conte. Celui-ci n’est autre qu’une adaptation de l’histoire de Joseph et de sa glorieuse ascension sociale29. Le héros pourtant juvénile fait la preuve de sa sagesse et se révèle comme le candidat idéal à la succession de son père. Comme dans le cas de Joseph, cet itinéraire héroïque répond aux normes d’une masculinité basée sur les vertus de prudence et de sobriété. La force s’exprime par la tempérance et la recherche de la justice30.

  • 31 Le Roman de Silence. A Thirteenth-Century Arthurian Verse Romance by Heldris de Cornuälle, éd. L. (...)
  • 32 Le Roman de Silence…, v. 2605-2656.
  • 33 Je reprends cette désignation de personnages longtemps définis comme des « saintes travesties » au (...)

21Paradoxalement, les aventures de l’héroïne du Roman de Silence peuvent être comprises dans une perspective semblable. Dans la seconde partie du roman, la jeune femme travestie en homme est confrontée à une tentative de séduction et à une accusation de viol de la part de l’épouse du roi d’Angleterre. Le crime commis par la reine ne restera pas impuni et le dénouement du roman conduit d’ailleurs au mariage de Silence avec le roi. Rappelons que toute l’intrigue du Roman de Silence repose sur l’adoption d’une loi injuste évinçant les filles de l’héritage des fiefs. En se comportant en héros chaste, Silence se conforme au modèle qui prévaudrait pour un jeune homme plein de sagesse31. L’attachement de Silence à son identité masculine est longuement mis en scène dans un passage souvent cité qui dépeint l’adolescence de ce personnage non binaire, les débats intérieurs qui le tourmentent et sa décision, sur les conseil de Raison, d’opter délibérément pour l’« usage du masculin » (« Et voit que miols valt li us d’ome / que l’us de feme, c’est la some », v. 2637-2638) qui lui procure une position sociale plus enviable32. De même, dans la scène qui oppose Silence à la reine, le valet meschine ne cherche pas à se tirer d’affaire en révélant son appartenance au sexe féminin. En cela, Silence s’apparente aux personnages de saintes transgenres33, Marine/Marin, Eugénie/Eugène, Théodora/Théodore et d’autres encore qui, confrontées sous leur habit de moine à une accusation d’abus sexuel sur une jeune femme, préfèrent endurer la pénitence que leur vaut leur péché supposé plutôt que renoncer à leur identité masculine.

22Le régime de genre qui se déploie dans ces textes repose sur un standard moral unique. L’idéal humain se construit au masculin singulier et n’inclut pas de qualités qui seraient spécifiquement féminines. Ce type de récit repose sur une forme de misogynie qui conduit à l’exclusion des personnages féminins non conformes aux normes de bienséance. Certes, la souveraine libidineuse occupe une place déterminante dans ces intrigues, mais son rôle est celui d’une adversaire déterminée d’une juste gestion des affects. Dans le cas de Silence, on voit se dessiner un modèle de la bonne épouse construit à partir de l’appropriation des vertus masculines. L’itinéraire héroïque du « vallet qui fu meschine » (v. 3704) se conclut par son mariage avec le roi d’Angleterre après la découverte de la trahison de la reine. Au terme de ses aventures, la future reine fait preuve de qualités requises pour un bon souverain : sens de la justice, perspicacité et tempérance.

  • 34 E. Kosofsky Sedgwick, Between Men. English Literature and Male Homosocial Desire, New York, 1985.
  • 35 Voir S. Kinoshita, Sharon, « Heldris de Cornuälle’s Roman de Silence and the Feudal Politics of Li (...)
  • 36 Dans le cas du Roman de Silence, qui convoque un décor chevaleresque (et en partie arthurien par l (...)

23La trajectoire héroïque de ces personnages les prépare à trouver leur voie dans un monde dans lequel les femmes ne jouent pratiquement aucun rôle, non seulement sur le plan politique, bien sûr, mais aussi sur le plan des passions Les relations homosociales34 dominent l’univers narratif. L’intrigue de ces romans semble viser un équilibre affectif et politique qui puisse servir de miroir à la communauté féodale35. Les émois amoureux et la sensualité érotique hétérosexuelle n’ont pas part à la formation de l’élite intellectuelle et politique, contrairement à la situation qui prévaut dans les romans arthuriens ou dans les lais féériques36.

La puissance de la reine : anxiétés masculines et lectures féministes du Lai de Lanval

  • 37 P. McCracken, The Romance of Adultery. Queenship and Sexual Transgression in Old French Literature(...)
  • 38 Ibid., p. 145.

24Dans son livre The Romance of Adultery. Queenship and Sexual Transgression in Old French Literature, Peggy McCracken aborde la présence insistante de notre motif dans les textes narratifs du Moyen Âge central en interrogeant la face cachée de cette prévalence masculine37. Elle propose de considérer les réécritures médiévales de l’histoire de Joseph et la femme de Putiphar comme autant de mises en scène destinées à jeter le discrédit sur les prétentions des femmes à l’égard du pouvoir. Disqualifiées par leur méconduite sexuelle, les reines abusives cristallisent, à la faveur d’une association entre ambitions politiques et prédation sexuelle38, les inquiétudes suscitées par l’accès des femmes à la souveraineté. Ces craintes trouvent une expression explicite dans le Roman des Sept Sages lorsque la seconde épouse de l’empereur propose à son beau-fils de s’allier avec elle pour prendre le pouvoir :

Vés vostre pere : est ja chanu,
des or mais a il trop vescu !
Se tu bien vels, je l’occirai
et anuit l’empuisonnerai.
Lors me poras prendre a moillier :
le regne avrons a justichier,
car cils est fols ki se tient jus
quant il puet aler au desus !
(Roman des Sept Sages..., v. 803-810.)

25Un commentaire du narrateur, qui établit la liste des hommes de pouvoir accablés par la trahison de leurs épouses parle aussi en faveur de cette lecture (v. 422-428). Adultère et diffamation, hybris et lubricité font couples et permettent de condamner tout appétit de grandeur de la part des épouses royales.

  • 39 Lais Bretons (xiie-xiiie siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. N. Koble, M. Séguy, (...)
  • 40 Ibid., p. 103-108.

26Or, cette inquiétude apparaît aussi dans les textes du second groupe, celui qui nous intéressera à présent : les lais de Lanval, de Graelent et de Guigamor39 forment un ensemble compact de récits aux intrigues similaires qui permet d’observer de près les effets de l’introduction du motif de la tentation sexuelle imposée par une femme de pouvoir dans des textes qui répondent explicitement aux codes d’une sociabilité courtoise. Ces trois lais rapportent à peu près la même histoire et entretiennent des liens étroits dans la tradition manuscrite, puisqu’ils apparaissent ensemble dans le manuscrit, Paris, BnF, n.a.fr. 1104, qui se présente explicitement comme une anthologie de lais. De plus, on rencontre aussi les lais de Lanval et Graelent dans le manuscrit P, Paris, BnF, fr. 216840.

  • 41 Graelent, dans Lais bretons…, v. 208.
  • 42 Suivant en cela le choix récurrent des lais, je désignerai ici la fée, rarement désignée comme tel (...)
  • 43 G.-L. Tin, L’Invention de la culturelle hétérosexuelle, Paris, 2008 ; Y. Foehr-Janssens, « Aimer, (...)

27Troublé par les assauts de la reine, le jeune « bacheler » est atteint dans sa psyché (« il est trespensis »)41, mais son statut social et sa loyauté sont aussi remis en question par l’hostilité de la reine. La rencontre et l’alliance avec une « pucelle »42 bienveillante et dotée de pouvoirs merveilleux qui lui offre son amour et son soutien vient remédier à cette situation. Avec les lais féériques, notre motif semble donc avoir subi une translation vers un régime de genre incluant les relations hétérosexuelles comme une norme existentielle43. La réponse au traumatisme imposé par la reine libidineuse ne se trouve plus dans l’impassibilité virile, mais dans l’établissement d’une relation harmonieuse avec une créature féminine compatissante. Cette alliance comble les vœux érotiques du jeune homme, mais elle est aussi féconde en termes de bénéfices sociaux et économiques.

28Le lai de Lanval occupe cependant une place à part dans ce groupe. Sa parenté avec Graelent et Guingamor ne peut faire oublier sa présence dans le recueil de douze lais conservé dans le manuscrit H, London, B. L., Harley 978 et attribué à Marie de France.

29Dans Lanval, Marie de France dispose les éléments du récit de manière originale, puisque les poursuites de la reine se situent dans la droite ligne d’une première injustice commise par le roi lui-même. La largesse d’Arthur est prise en défaut lorsqu’elle s’exerce au bénéfice de ceux qui l’ont servi, à l’exclusion de Lanval, jeune homme de « haut parage », mais « hum estrange descunseillez » (v. 36) :

Asez i duna riches duns
E as cuntes e as baruns.
A ceux de la Table Roünde –
N’ot tant de teus en tut le monde –
Femmes et teres departi,
Fors a un sul ki l’ot servi :
Ceo fu Lanval.
(Lanval, v. 13-19.)

  • 44 S. Kinoshita, « Cherchez la femme : Feminist Criticism and Marie de France’s Lai de Lanval », Roma (...)

30Lanval fait écart par rapport à la disposition des deux autres lais, puisque l’accusation de la reine se situe après la rencontre avec la fée. La munificence de cette dernière répond donc à l’ingratitude d’Arthur et non à la lubricité de la reine. Les enjeux du récit se cristallisent autour de l’antagonisme entre deux souverainetés. Marie de France oppose les valeurs de la fée et celles du roi et de la reine. Elle fait de l’amour une utopie basée sur le rejet explicite des réalités féodales et de la violence des rapports de pouvoir qui caractérisent l’univers dit « courtois »44.

31À la lumière de cette proposition poétique de Marie de France, on se demandera si les lais ne procèdent pas à une réinterprétation complète du scénario qui nous occupe au profit d’une vision irénique de l’exclusivité amoureuse, bâtie sur l’opposition forte entre la fée et la souveraine harceleuse. Notons dès à présent que chacun des trois lais se conclut sur la disparition du héros, qui choisit l’amour au détriment du monde de la cour. À la fin du procès au cours duquel la pucelle merveilleuse a manifesté sa magnanimité à l’égard de Lanval, celui-ci s’élance sur le palefroi de la fée, qui l’emporte (Lanval, v. 633-646). De même, lorsqu’il tente de suivre la fée dont il est épris, Graelent est sauvé in extremis de la noyade (Graelent, v. 698-734). Guingamor, enfin, est recueilli par deux dames alors qu’il est sur le point de mourir après avoir tenté de revenir auprès de son oncle le roi (Guingamor, v. 656-667).

32Ces récits mobilisent toutes les caractéristiques de la topique merveilleuse : la rencontre avec la fée au bain, la chasse à l’animal blanc, la découverte d’un palais merveilleux, la bonne fortune qui accompagne le héros « faé ». Ils contribuent à promouvoir une figure féminine capable de faire pendant à la reine qui offre sa « druerie » et dépeignent une initiation à un amour hétérosexuel doté de tous les attraits de l’amour courtois. En parant la fée de la force magique du pardon, de la sollicitude et de l’accueil inconditionnel, ils renégocient le caractère menaçant de la dame courtoise, exacerbé par la figure de la reine séductrice. Ce faisant, les lais participent à la création d’un imaginaire genré qui assigne la bienveillance au pôle féminin de la relation hétérosexuelle. Ils établissent une éthique duelle : chaque sexe se distingue par des comportements et des affects vertueux qui lui seraient propres. En outre, la fuite hors du monde par laquelle se soldent les trois récits permet de maintenir le pouvoir de la fée (et les valeurs qu’il promeut) en marge du jeu politique et de la sociabilité féodale et de cantonner l’espace de l’intimité amoureuse dans un « ailleurs » utopique clos, sans lien ni incidence avec la scène publique.

On ne nait pas hétérosexuel, on le devient : amour, merveille et viol

33Pour consolider notre hypothèse, nous considérerons à présent la manière dont sont agencées les interactions entre le héros et la reine d’une part et, de l’autre, entre le héros et la fée. Dans les trois lais, malgré leurs différences, la proposition subversive de la souveraine se heurte à la loyauté du très jeune homme vis-à-vis de son seigneur, ainsi qu’à son inscription dans un réseau d’alliances masculines. Graelent et Guingamor sont vierges de tout attachement affectif avec une femme. Ils déclarent vouloir se tenir à l’écart des jeux de l’amour entre personnes de sexe opposé, ou sont perçus comme tels. Ainsi, dans le cas de Guingamor :

Li chevaliers l’a respondue :
« Dame, fet il, ne sais conment
J’amasse dame durement,
S’ainçois ne l’eüsse veüe,
Acointie et aconneüe.
Onques mes n’en oï parler,
Ne quier ouan d’amor ovrer ».
(Guingamor, v. 80-86.)

34Le lai de Guingamor s’attarde aussi sur la beauté du jeune homme. Celui-ci apparaît aux yeux de la reine dans sa splendeur juvénile alors qu’il est tout occupé par les plaisirs du jeu et par une camaraderie masculine avec le sénéchal (v. 33-50). Graelent, quant à lui, tient l’amour entre ami et amie en si haute estime qu’il en fait une sorte d’idéal presque inatteignable (« Por ce ne m’en os entremettre », v. 116). Le jeune homme délivre à la reine abusive une véritable leçon sur les exigences de l’amour loyal (v. 83-116). Quant à Lanval, le refus qu’il oppose aux avances de la reine lui vaut une accusation d’homosexualité :

Lanval, fet ele, bien le quit,
Vus n’amez gueres cel deduit.
Asez le m’ad hum dit sovent
Que des femmes n’avez talent !
(Lanval, v. 277-280.)

35La confrontation avec le désir immodéré de la dame donne une forme traumatique à cette initiation érotique. Guingamor en particulier se distingue par sa timidité et par son désarroi affectif :

Guingamor entend qu’ele dist
Et quele amor ele requist ;
Grant honte en a, tout en rogi,
Par mautalent se departi.
(Guingamor, v. 107-110.)

36Une fois échappé des mains de la reine, il se remet au jeu « molt triboulez », « esfreez et pensis » (v. 117 et 132).

37Nos récits s’emploient à ajuster l’histoire de la femme de Putiphar aux codes de la courtoisie. Ils prennent d’ailleurs soin d’adoucir la fureur érotique de la dame. On n’y trouve plus trace d’une accusation de viol proférée à l’encontre du jeune héros. Seule la reine de Lanval conserve un peu de la brutalité de son modèle. Ulcérée par les paroles de Lanval qui se cabre lorsque la reine met en doute son orientation sexuelle, elle accuse Lanval de l’avoir « requise de druerie » et prétend que, devant son refus, il l’a humiliée en se vantant de supposés mérites de son amie. Dans Graelent, la reine dessert le héros dans l’esprit de son mari sans dévoiler la cause de son irritation. Enfin dans Guingamor, la souveraine amoureuse use d’un stratagème pour se débarrasser du jeune récalcitrant en le forçant à entreprendre la chasse au blanc porc. Ces deux outrages obliques mèneront Guingamor et Graelent vers la fée.

38Pourtant, curieusement, toute trace d’allusion à la violence sexuelle ne disparaît pas de nos récits. Sa menace fait retour, au moment de la rencontre avec la fée. Ébloui par la pucelle qu’il surprend au bain, Graelent réclame la « druerie » de la fée, de sorte qu’il reprend à son compte la posture initialement adoptée par la reine :

Par la main senestre la prent,
Et puis l’a de soi aprouchiee,
D’amor la requise et proiee.
Et que de lui fasse son dru.
(Graelent, v. 276-279 ; voir aussi v. 67-68 : « Entre ses braz prent Graalant / et l’acola estreitement », et v. 77-78 : « merveille soi qu’il ne la prie / qu’ele l’amast par druerie ».)

39Comme Graelent lui-même face à la reine, la fée fait la leçon à l’amant empressé et lui répond dans des termes qui évoquent en symétrie inverse le rapport qui s’était établi entre le héros et la souveraine :

La pucele a respondu :
« Graalant, tu quiers grant outrage
Je ne te tieng mie a sage !
Durement me doi merveillier
Quant de ce m’oses aresnier.
Ne soies mie si hardiz
Tost en seroies mal bailliz.
Il n’avient pas a ton parage
D’amer feme de mon lignage ».
(Graelent, v. 280-288.)

40Or, le refus de la fée incite Graelent à user de la contrainte :

  • 45 Le ms. S intercale ici deux vers : « Tant la prie, tant la blandi / A ce qu’a icele embelli » (Lai (...)

Graalant l’a trovee si fiere,
Tres bien entend que par proiere
Ne fera rien de son plesir.
Mes de li ne se velt partir45
Qu’en l’espoisse de la forest
A fet de li ce qu’il li plest.
(ms. A) (Graelent, v. 289-296.)

41On sent bien que la rencontre avec la fée offre une réponse à l’abus initial et réassure la puissance du jeune homme que l’agression de la reine et le désamour du roi avaient réduit à la misère et qui pénètre dans la forêt « trespensis, mornes et dolenz » :

Tant la vit bele et eschevie
Blanche, rovente et colorie,
Les eulz rianz et bel le front :
Il n’a si bele fame ou mont !
Soz ciel n’a riens qui tant li plese,
Toute en oublie sa mesese.
(Graelent, v. 229-234.)

42Une telle aventure est d’emblée placée sous le signe d’un désir de prise, puisque c’est, sans grande surprise pour un public accoutumé aux usages de la narration féérique, en tant que chasseur lancé à la poursuite d’une biche blanche que Graelent est conduit vers la fontaine aux fées :

N’ot gueres par le bois erré
Qu’en un buisson espés ramé
Voit une biche tote blanche
Plus que n’est noif qui gist sor branche.
Devant li la biche sailli,
Il la hua, si point a li.
(Graelent, v. 209-214.)

43Bien que la scène mette en œuvre une topique bien connue, l’évidente continuité entre la figure de la biche et celle de la fée est soulignée par l’insistance sur la blancheur de l’une et l’autre « proies » (v. 211-212 et 230), ainsi que par la mention explicite du changement d’objet du désir :

Graalant a cele veüe
Qui en la fontaine estoit nue :
Cele part vet grant aleüre,
De la biche n’ot il plus cure.
(Graelent, v. 225-228.)

44Cette pulsion d’emprise physique s’exprime également dans le fait de s’emparer des vêtements dont la pucelle s’est dépouillée et que le chasseur a aperçus, trésor chatoyant, « sor l’or de la fontaine » (v. 223-224) :

Sa vesteüre ala saisir
Par tant la cuide retenir.
(Graelent, v. 237-238.)

45Dans le lai de Guingamor, qui se caractérise par une représentation moins affirmée de la pulsion prédatrice du chevalier, le motif de la prise de possession de la fée ne s’exprime que sous cette forme euphémisée du vol des vêtements :

Des que Guingamor l’ot veüe,
Commeüz est de sa biauté.
Le frain du cheval a tiré :
Sor un granz arbre vit ses dras,
Cela part vint, ne targe pas,
El crues d’un chiene les a mis.
[…] Bien set qu’ele n’ira pas nue.
(Guingamor, v. 434-439.)

46Enfin, le vocabulaire utilisé à propos des intentions de Graelent (« la cuide retenir », v. 238 ; « que de moi vos puissiez sesir », v. 260) souligne la volonté de possession qui anime le héros.

47L’articulation entre les deux scènes de séduction amoureuse nous apparaît à présent clairement. La rencontre avec la fée permet d’assurer au jeune homme une initiation amoureuse et érotique que les exigences de la reine lui avaient interdite. Un scénario de viol répond en somme à l’autre et restaure l’agentivité du héros dans une scène qui vient effacer le ratage de la première, plus traumatique. Le consentement du jeune homme à la règle de l’amour hétérosexuel s’obtient par l’activation d’un scénario de viol dont il sera l’agent plutôt que la victime.

48Le lai de Graelent propose donc, à partir de la même base narrative que celui de Lanval, une scène d’initiation à la relation hétérosexuelle qui insiste bien plus nettement sur l’assurance virile du jeune chevalier. Il offre une image assez précise des accointances de la fin’amor avec la culture du viol et ce qu’elle a à offrir aux aspirations érotiques d’un jeune chevalier.

  • 46 Lais bretons…, p. 797, n. 2.
  • 47 Ibid., p. 807, n. 1. Les éditrices soulignent le fait que cette scène confirme les thèses de G. Du (...)

49Une remarque des éditrices retiendra tout de même notre attention et nous permettra de hasarder une interprétation un peu moins massive. À propos de la curieuse scène du « viol consenti », Nathalie Koble et Mireille Séguy suggèrent que « [l]es révélations finales de la fée contribuent ainsi à faire apparaître l’ensemble du passage comme une citation, à la fois ludique et discrètement subversive, d’une scène emblématique sans doute déjà usée46 ». L’hypothèse est intéressante. Le montage proposé par Graelent serait alors à prendre cum grano salis. Une telle lecture donnerait aussi un relief particulier à une scène assez étonnante au cours de laquelle, lors d’une cour plénière annuelle, le roi exhibe la beauté de la reine pour obtenir la cohésion et l’unanimité de ses vassaux en les soumettant à la vision fascinante de la splendeur royale exposée sous des atours féminins. Cette scène démontre de manière presque caricaturale l’usage social des corps des femmes lorsqu’ils sont mis au service de l’affirmation de la puissance virile47. Cependant, par leur outrance légère, à la limite du burlesque, ces deux passages pourraient nous mettre sur la piste d’une veine discrètement sarcastique dans la conduite de ce récit, qui manifesterait une sorte de réserve à l’égard du triomphalisme viril distillé par les motifs qu’il convoque.

50Nous avons déjà pu remarquer que le lai de Guingamor prend d’autres voies, tout en respectant le même programme narratif. En misant sur l’émotivité du jeune homme et en réduisant le recours à la contrainte sexuelle exercée sur la fée à une simple esquisse, il dote son héros d’une personnalité virile moins affirmée que celle de Graelent. L’itinéraire suivi par Guingamor frappe par les multiples étapes qu’il comporte. Loin d’être conduit tout droit à la fée par le blanc porc à la poursuite duquel il s’est lancé, Guingamor découvre tout d’abord un palais resplendissant de marbre vert et d’argent, dont il voit « l’entree du tout aperte » (v. 375), ornée de « portes sont de fin yvoire » (v. 369). Il en visite les chambres faites « a pierres de Paradis » (v. 391). Ce lieu signale son appartenance à la merveille par son caractère éblouissant, mais aussi par les allusions littéraires antiques et bibliques à l’au-delà virgilien et à la Jérusalem céleste. L’autre monde féérique se présente comme un lieu de délices paradisiaques. Mais la poursuite de la proie permet d’introduire une autre caractéristique singulière de la quête fantastique de Guingamor. Lorsqu’il sollicite la permission d’entamer l’aventure, le jeune homme réclame le cheval, la meute, le cor et le brachet de son oncle (v. 204-206 et 255-260). Il place donc explicitement son sort sous l’autorité de ce dernier. Tout au long de son séjour enchanté chez la fée, il se préoccupe du sort du brachet royal et craint à tout instant de le perdre. Le puissant attachement homosocial qui s’exprime ainsi alimente son désir de retrouver le monde qu’il a quitté. On peut donc soupçonner que Guingamor n’adhère pas entièrement au pacte hétérosexuel passé avec la fée. Le dénouement du récit qui transforme trois jours de bonheur amoureux en trois siècles d’histoire humaine aurait alors pour fonction de souligner la concurrence entre plusieurs ordres d’affectivité qui s’affirment comme contradictoires.

51Ainsi chacun des trois lais joue-t-il avec les sollicitations littéraires multiples que produit l’articulation inédite du motif de la reine séductrice avec celui de la capture de la fée. Les trois versions du récit proposent un jeu de variantes agencées avec subtilité. Chez Marie de France, le propos s’oriente vers la dénonciation politique de l’injustice féodale. Les lais anonymes de Graelent et de Guingamor envisagent une éducation masculine à la norme hétérosexuelle de la fin’amor, non sans laisser s’exprimer des formes diverses de résistances à l’égard de ce modèle.

52Les lais féeriques useraient donc du scénario de la femme de Putiphar pour contrebalancer un rêve d’hétérosexualité heureuse qui, sous l’action de la toute-puissante bienveillante de la fée, tend à imposer une utopie amoureuse. La disparition finale des amants et l’impossible réintégration de l’amant mortel dans le monde humain semblent indiquer que cette aspiration à une dilection parfaite ne saurait prétendre au statut de programme politique, quoi que Marie de France en ait.

53Prendre au sérieux les mythes de la culture du viol nous conduit à réévaluer un certain nombre de lieux communs littéraires pour en ouvrir la compréhension à des dimensions inédites. Ce travail ne peut se faire que dans la lecture minutieuse de chaque texte, sous peine d’aboutir à la condamnation sans appel d’une littérature qui ne cesse de recycler les scripts du viol. Pour éviter cet écueil, l’intégration d’une perspective de genre dans l’exégèse littéraire ne saurait viser un mode d’explicitation généralisant. À notre sens, il ne s’agit pas, par cet effort de lecture, de dégager un quelconque invariant anthropologique. D’une part, une telle posture impliquerait de concéder une portée universelle à l’arrangement patriarcal du genre qui sécrète les mythes du viol. D’autre part, elle empêcherait de saisir la dynamique particulière qui caractérise la circulation des motifs narratifs et de démontrer la dimension herméneutique de la réécriture. À partir d’un scénario qui ne se réalise jamais dans toute sa simplicité, mais est toujours discuté, parodié ou remis en question, se déploie une multiplicité de projets poétiques singuliers potentiellement porteurs d’une dimension critique.

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Notes

1 Deux ouvrages de référence peuvent servir d’utiles introductions et de guides historiographiques : M. Schaus éd., Women and Gender in Medieval Europe : An Encyclopedia, New York, 2006 ; J. M. Bennett, R. M. Karrras éd., The Oxford Handbook of Women and Gender in Medieval Europe, New York, 2013. Voir aussi J. E. Burns, « Feminism and Medieval Studies : Moving Forward », Exemplaria, 26/2-3 (2014), p. 291-298 ; Y. Foehr-Janssens, « Littérature médiévale et Études Genre : succès, freins et défis », Francofonia, 74 (2018), p. 21-37.

2 Cf. S. Gaunt, « Letteratura medievale e Gender Studies : ascoltare voci soffocate », dans P. Boitani, M. Mancini, A. Varvaro éd., Lo spazio letterario del Medioevo 2. Il Medioevo volgare, vol. IV : L’attualizzazione del testo, Rome, 2004, p. 651-683.

3 M. Reid éd., Femmes et littérature. Une histoire culturelle, Paris, 2020.

4 Ibid., p. 11.

5 J. Cerquiglini-Toulet, « Le Moyen Âge 1150-1450 », dans Femmes et littérature…, p. 23-217.

6 M.-F. Berthu-Courtivron, F. Pomel éd., Le Genre en littérature. Les reconfigurations masculin/féminin du Moyen Âge à l’extrême contemporain, Rennes, 2021.

7 C. Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, nouv. éd. révisée, Lyon, 2015.

8 M.-F. Berthu-Courtivron, F. Pomel, « Introduction », dans Le Genre en littérature…, p. 10.

9 F. Pomel, « Au-delà de la binarité : les régimes de genre en littérature », dans Le Genre en littérature…, p. 15-29.

10 D. Lett, « Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au xviie siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 67/3 (2012), p. 563-572. Voir aussi Id, « Trouver les bons mots pour étudier le genre dans les périodes anciennes : histoire et régimes de genre », dans A. Albert, P. Farge, F. Lotterie éd., Les Mots du genre, Écrire l’histoire 20-21, Paris, 2020-2021, p. 23-33.

11 La notion d’intersectionnalité est issue de la réflexion féministe afro-américaine. Elle a été élaborée notamment par la juriste Kimberlé Crenshaw afin de rendre visibles les intersections entre genre, classe et race qui structurent les discriminations : cf. « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, 43 (1991), p. 1241-1299 ; trad. fr. : « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité, et violences contre les femmes de couleur », trad. O. Bonis, Les Cahiers du genre, 39 (2005), p. 51-82.

12 S. Brownmiller, Against our Will. Women and Rape, New York, 1975 ; S. Griffin, « Rape, the All-American Crime », Ramparts Magazine (1971), p. 26-35.

13 Les Salopettes, « Lettre d’agrégatifs·ve·s de Lettres modernes et classiques aux jurys des concours de recrutement du secondaire », 3 novembre 2017, en ligne [https://lessalopettes.wordpress.com/2017/11/03/2540/].

14 H. Merlin-Kajman, La Littérature à l’heure de #Metoo, Paris, 2020. Voir aussi le compte rendu de ce livre par L. Wajeman, « Lire le viol », dans Les Mots du genre…, p. 194-197.

15 Sur l’intégration de la notion de culture du viol dans le commentaire des œuvres littéraires, voir l’article très récent de M. Triquenaux, « Cachez ce viol que je ne saurais voir ? Analyser les récits de violences sexuelles dans la littérature du xviiie siècle : la “culture du viol” comme anachronisme contrôlé », dans Les Mots du genre…, p. 55-66. M. Triquenaux (p. 59) renvoie à la définition proposée par V. Rey Robert, Une culture du viol à la française. Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner », Paris, 2019 : « La culture du viol est la manière dont une société se représente le viol, les victimes de viol et les violeurs à une époque donnée. Elle se définit par un ensemble de croyances, de mythes, d’idées reçues autour de ces trois items. On parle de “culture” car ces idées reçues imprègnent la société, se transforment de génération en génération et évoluent au fil du temps. »

16 V. Despentes, King Kong théorie, Paris, 2006, p. 48.

17 K. Gravdal, Ravishing Maidens. Writing Rape in Medieval French Literature and Law, Philadelphie, 1991.

18 D. Rieger, « Le motif du viol dans la littérature de la France médiévale entre norme courtoise et réalité courtoise », Cahiers de civilisation médiévale, 31 (1988), p. 241-267.

19 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, v. 1295-1321 (éd. C. Méla, Paris, 1997).

20 Sur ce point, je me permets de renvoyer à Y. Foehr-Janssens, La Jeune Fille et l’Amour, Genève, 2010, p. 185.

21 G. Vigarello, Histoire du viol. xvie-xxe siècle, Paris, 1998 ; P. Cholakian, Rape and writing in the Heptaméron of Marguerite de Navarre, Cabondale, 1991, p. 13-14. L’autrice s’appuie, entre autres, sur S. Brownmiller, Against our Will…, p. 16-30. Sur les violences sexuelles dans l’Occident médiéval, voir le chapitre de D. Lett, chap. VI, « Les violences sexuelles », dans S. Steinberg éd., Histoire des sexualités, Paris, 2018, deuxième partie, « L’Occident médiéval », p. 155-167.

22 On songe ici au chap. XLIV du livre II de la Cité des Dames de Christine de Pizan, qui dénonce la supposée complicité des femmes dans les actes de viol (Christine de Pizan, La Città delle dame, éd. E. J. Richards, Milan, 1997, p. 328) ou à la récurrence symptomatique du viol dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, mais aussi, comme on le verra, à Marie de France.

23 V. Despentes, King Kong théorie, p. 35.

24 Voir A. Airò, « Il motivo della moglie di Putifarre tra silenzio e parola : confronti letterari dal 428 a.C. al 1270 a.D. », dans F. Benozzo et al. éd., Culture, livelli di cultura e ambienti nel Medioevo occidentale. Atti del IX Convegno della Società italiana di Filologia romanza. Bologna, 5-8 ottobre 2019, Rome, 2012, p. 49-80 ; E. Faverty, « The Story of Joseph and Putiphar’s Wife in Medieval Literature », Harvard Studies and Notes in Philology and Literature, 13 (1931), p. 81-127. Pour des études plus générales, voir E. Frenzel, « Frau, die verschmähte », dans Motive der Weltliteratur : ein Lexikon dichtungsgeschichtlicher Längsschnitte, 6e éd., Stuttgart, 2015, p. 157-167 ; M. Mezzetti, I volti della moglie di Putifarre nelle letteratura francese (sec. xii-xx), Pise, 2010 ; H. Petriconi, « Die verschmähte Astarte », dans Metamorphosen der Träume : fünf Beispiele zu einer Literaturgeschichte als Themengeschichte, Francfort, 1971, p. 53-98.

25 La tradition antique connaît l’histoire de Phèdre et Hippolyte, ainsi que celle de Bellérophon (Iliade, chant VI) ; Apulée insère un conte basé sur le même motif au livre X, 2-12 de ses Métamorphoses.

26 Ce trait est particulièrement remarquable dans l’adaptation de la Châtelaine de Vergi proposée par Marguerite de Navarre dans la 70e nouvelle de l’Heptaméron : cf. Y. Foehr-Janssens, « Joseph travesti. Métamorphoses du motif de la femme méprisée dans les recueils de nouvelles », dans J.-C. Mühlethaler, M. Lecco éd., Nouvelles en mouvement (xiie-xve siècles)/Novelle in movimento (xiii-xv secolo), Studi e richerce, 184 (2021), p. 39-61 (p. 53-58).

27 Le Roman des Sept Sages de Rome, éd. M. B. Speer, Y. Foehr-Janssens, Paris, 2017.

28 Pour reprendre le terme utilisé avec constance dans le Roman des Sept Sages en vers.

29 Il s’agit du conte intitulé Vaticinium.

30 Jean de Haute-Seille, l’auteur cistercien d’une version particulière des Sept Sages, le Dolopathos, insiste sur l’impassibilité de son héros « au cœur d’acier et à la volonté de fer (adamantinum cor pectusque ferreum) ; selon lui, la reine attaque en vain « la citadelle inébranlable de ce cœur » (illam firmissimam cupiens evertere arcem) (Jean de Haute-Seille, Dolopathos ou le roi et les sept sages éd. Y. Foehr-Janssens, E. Métry, Turnhout, 2000, p. 108-109 et 112).

31 Le Roman de Silence. A Thirteenth-Century Arthurian Verse Romance by Heldris de Cornuälle, éd. L. Thorpe, Cambridge, 1972 ; Le Roman de Silence, trad. F. Bouchet, dans D. Régnier-Bohler éd., Récits d’amour et de chevalerie, Paris, 2000, p. 459-557. Ce roman entretient des liens significatifs avec le Roman des Sept Sages et avec sa première continuation en prose, le Roman de Marques de Rome. Comme dans le roman d’Heldris de Cornouailles, la reine abusive de Marques de Rome cache dans son gynécée un jeune homme habillé en femme. Voir Y. Foehr-Janssens, « Mapping a Global Narrative Cycle : Marques de Rome, the First French Continuation of the Prose Roman des Sept Sages and the Gendered Structure of Serial Writing », à paraître dans Das Mittelalter. Perspektiven mediävistischer Forschung, 28/1 (2023), p. 12-31, ici p. 25-28.

32 Le Roman de Silence…, v. 2605-2656.

33 Je reprends cette désignation de personnages longtemps définis comme des « saintes travesties » aux conclusions du colloque international « Archéologie des transidentités : mondes médiévaux », qui a eu lieu du 24 au 26 novembre 2021 à Paris, Sorbonne Université, co-organisé par Sophie Albert (Sorbonne Université, EA 4349) et Clovis Maillet (ESAD Angers/EHESS).

34 E. Kosofsky Sedgwick, Between Men. English Literature and Male Homosocial Desire, New York, 1985.

35 Voir S. Kinoshita, Sharon, « Heldris de Cornuälle’s Roman de Silence and the Feudal Politics of Lineage », Publications of the Modern Language Association of America, 110 (1995), p. 397-409 ; S. Kinoshita, « Male-order Brides : Marriage, Patriarchy, and Monarchy in the Roman de Silence », Arthuriana, 12/1 (2002), p. 64-75.

36 Dans le cas du Roman de Silence, qui convoque un décor chevaleresque (et en partie arthurien par la présence du personnage de Merlin dans le dernier épisode), la description des émois amoureux est quasiment inexistante. Seule concession à la tradition courtoise, l’épisode initial qui rapporte la formation du couple des parents de Silence, Cador et Euphémie, se conforme plus ou moins aux codes de l’amour courtois. Par contre, malgré le dénouement nuptial du récit qui prévoit le mariage de l’héroïne avec le roi, aucune romance ne se dessine entre le souverain et sa nouvelle fiancée. Sur la précellence du masculin, on pourra se reporter à l’article de S. Gaunt, « The Significance of Silence », Paragraph, 13/2 (1990), p. 202-216.

37 P. McCracken, The Romance of Adultery. Queenship and Sexual Transgression in Old French Literature, Philadelphie, 1998.

38 Ibid., p. 145.

39 Lais Bretons (xiie-xiiie siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. N. Koble, M. Séguy, Paris, 2018. Toutes les citations des lais étudiés ici sont tirées de cette édition.

40 Ibid., p. 103-108.

41 Graelent, dans Lais bretons…, v. 208.

42 Suivant en cela le choix récurrent des lais, je désignerai ici la fée, rarement désignée comme telle, par le terme « pucelle ». L’intérêt de cette forme me semble être de réactiver la question de la virginité de ces jeunes filles à la fontaine qui évoquent aussi bien les figures des nymphes antiques (notamment Daphné) que celles des pastourelles.

43 G.-L. Tin, L’Invention de la culturelle hétérosexuelle, Paris, 2008 ; Y. Foehr-Janssens, « Aimer, qu’est-ce à dire ? Les mots et les concepts de la fin’amor », dans Les Mots du Genre…, p. 95-103.

44 S. Kinoshita, « Cherchez la femme : Feminist Criticism and Marie de France’s Lai de Lanval », Romance Notes, 34/3 (1994), p. 263-273 (p. 270-273) ; Y. Foehr-Janssens, La Jeune Fille…, p. 196-197 et la note.

45 Le ms. S intercale ici deux vers : « Tant la prie, tant la blandi / A ce qu’a icele embelli » (Lais bretons…, p. 794). Les éditrices notent à ce propos que « ces vers atténuent sensiblement la violence du geste de Graelent et font de la scène suivante un viol consenti ». L’expression est oxymorique, mais elle traduit bien l’ambiguïté de la scène.

46 Lais bretons…, p. 797, n. 2.

47 Ibid., p. 807, n. 1. Les éditrices soulignent le fait que cette scène confirme les thèses de G. Duby sur « la fin essentiellement politique de l’amour courtois ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Yasmina Foehr-Janssens, « La femme de Putiphar, le viol et l’entrée en hétérosexualité : lectures de textes médiévaux et épistémologie féministe »Médiévales, 84 | 2023, 155-190.

Référence électronique

Yasmina Foehr-Janssens, « La femme de Putiphar, le viol et l’entrée en hétérosexualité : lectures de textes médiévaux et épistémologie féministe »Médiévales [En ligne], 84 | printemps 2023, mis en ligne le 02 janvier 2025, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/12510 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.12510

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Auteur

Yasmina Foehr-Janssens

Université de Genève

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