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Les guerriers vikings et leurs homologues irlandais : entre affrontements, alliances et recherche du profit (ixe-xe siècles)

Viking Warriors and their Irish Counterparts: Between Warlike Relations, Political Alliances, and the Search for Profit (Ninth-Tenth Century)
Jean-Louis Parmentier
p. 65-80

Résumé

L’intensification des raids en Irlande à partir des années 830, suivie d’installations durables quelques décennies plus tard, amène les rois et l’aristocratie de l’île à devoir composer avec la présence des Scandinaves. Les comportements face à ces incursions sont divers : certains rois irlandais luttent sans relâche, tandis que d’autres optent pour la diplomatie ; par intérêt politique ou dans le cadre de faides, quelques chefs préfèrent s’adjoindre les services des guerriers vikings pour lutter contre des clans rivaux. Dans un territoire déchiré par les querelles, les Scandinaves savent s’accommoder de cette situation dans une logique de prédation, mais également dans le but de s’assurer des appuis locaux, par exemple pour le trafic de captifs. S’appuyant principalement sur un corpus reconstitué dénommé Chronique d’Irlande, cet article propose d’éclaircir la question des contacts et des relations entre les Irlandais et les vikings en insistant sur le règlement des conflits, soit par la violence, soit par la négociation.

The intensification of raiding in Ireland from the 830s onwards, followed by lasting settlements a few decades later, led the island’s kings and aristocracy to have to deal with the presence of the Scandinavians. The response to these incursions varied: some Irish kings fought relentlessly, while others opted for diplomacy; for political reasons or in the context of feuds, some leaders preferred to enlist the services of Vikings warriors to fight against rival clans. In a territory torn by quarrels, the Scandinavians knew how to deal with this situation in a logic of predation, but also, for example, with the aim of securing local support for the traffic of captives. Based mainly on a reconstructed corpus known as the Chronicle of Ireland, this paper proposes to shed light on the contacts and relations between the Irish and the Vikings by insisting on the settlement of conflicts, either through violence or through negotiation.

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Texte intégral

Le 6 septembre, Áed fils de Niall, roi de Tara, et Conchobor fils de Tadc, roi du Connacht, gagnèrent une bataille à Cell des Uí Daigri contre les Uí Néill de Brega et les hommes du Leinster et une grande armée des Gaill, c’est-à-dire trois cents ou plus, et cinq mille de Flann fils de Conaing, et mille d’Áed Finnliath, dans laquelle Flann fils de Conaing, roi de tout Brega, et Diarmait fils d’Eterscéle, roi de Loch nGabor, tombèrent ; et dans cette bataille, un très grand nombre de gentiles furent tués ; et Fachtna fils de Máel Dúin, rígdamnae du Nord, tomba dans la contre-attaque de la bataille, ainsi que beaucoup d’autres.

  • 1 C’est sous cette forme que T. M. Charles-Edwards restitue l’événement dans son édition de La Chron (...)
  • 2 Terme gaélique qui signifie littéralement « matériau royal » : il indique le rang d’un individu et (...)

1Cet événement, dont le récit est reconstitué à partir de plusieurs textes irlandais1, prend place en 868 dans une Irlande déchirée par les luttes internes et pillée par des bandes vikings dont certains groupes se sont installés durablement sur l’île. Il est riche d’enseignements sur le plan géopolitique, grâce à l’identification des différents belligérants et à la mention de leurs titres, de leur appartenance clanique, de leurs régions d’origine, de leur parentèle. Ce sont de précieuses traces historiques qui aident à la reconstruction des coalitions et à la compréhension de leurs enjeux. Il est donc ici question de rois, de chefs et de rígdamnae2, qui sont autant de personnes contre lesquelles des bandes de guerriers scandinaves combattent ou s’associent. Cet épisode nous éclaire en outre sur les capacités guerrières à la fois des insulaires et des Scandinaves et sur l’une des façons de régler les contentieux en terre d’Irlande : un massacre organisé sur un champ de bataille.

2Mais cet extrait interroge différents aspects propres à la composition de la société irlandaise dans les années 860 et aux relations entre les guerriers irlandais et leurs homologues scandinaves. Le chroniqueur prend soin de distinguer deux groupes de vikings qui prennent part à cette bataille : les Gaill, visiblement alliés aux clans des Uí Daigri et des Uí Néill, et les gentiles, dont l’identité politique nous semble inconnue. Quelle valeur donner à ces appellations pour désigner les guerriers vikings ? Sont-ce là des distinctions bien nettes et utiles pour l’auteur ? Mais dans ce cas, sur quels critères se fondent-elles ? Et ces luttes armées sont-elles l’unique moyen de résoudre des conflits ?

3Ce 6 septembre 868, dont on ne sait pas véritablement s’il fut l’occasion de changements profonds, marque en tout cas le point de départ de notre analyse sur les différentes bandes armées qui sévirent en Irlande au ixe siècle. Nous la déclinerons en trois axes principaux : lexicologique, pour tenter de comprendre les choix opérés par les auteurs dans les termes servant à désigner les guerriers et leurs significations ; politique, pour mettre en lumière les différents types de contacts et leurs finalités entre vikings et Irlandais ; sociologique enfin, pour déterminer les façons dont les individus s’accommodent entre eux pour résoudre des conflits.

  • 3 R. Flechner, « The Chronicle of Ireland : Then and Now », Early Medieval Europe, 21/4 (2013), p. 4 (...)
  • 4 Les deux éditions de référence sont : The Annals of Ulster, éd. S. Mac Airt, G. Mac Niocaill, Dubl (...)
  • 5 N. Evans, The Present and the Past in Medieval Irish Chronicles, Rochester, 2010, p. 89-90.

4Composées dans divers monastères dont Iona, Brega ou Armagh, les annales irlandaises furent élaborées au fil du Moyen Âge, et au-delà, à partir de manuscrits aujourd’hui perdus et dont les plus anciens remonteraient au vie siècle3. Notre étude se fonde sur des fragments de sources rédigées en latin ou en gaélique-irlandais et regroupés sous le nom de Chronique d’Irlande (Chronicle of Ireland), qui s’achève sur l’année 911 et dont Thomas Charles-Edwards a proposé une traduction anglaise. La chronique originale n’a pas été conservée telle quelle, mais des fragments de celle-ci ont été intégrés à des compositions plus tardives, en particulier les Annales d’Ulster et le Chronicon Scotorum, textes que nous avons retenus pour le propos qui va suivre4. La reconstitution que nous avons des événements est donc imparfaite. Il reste que la source appelée Chronique d’Irlande constitue un assemblage de textes au caractère très uniforme, tant dans le style que dans les événements relatés. Cette constante pourrait découler du travail d’un scribe qui a pu copier l’intégralité de cette chronique ou la compiler à partir de différents fragments après 9115.

La définition des vikings et des Irlandais dans les sources

Des pillards aux multiples ethnonymes

5Qu’est-ce qu’un viking pour les chroniqueurs irlandais ? La réponse à cette question semble peu évidente, tant les désignations sont diverses ainsi que leur fréquence ou les faits qui leur sont associés. Bien que la diversité de ce vocabulaire dépende des particularités de ces anciens textes irlandais composés par plusieurs auteurs dans des lieux et des époques dissemblables, son analyse n’en demeure pas moins indispensable. L’inventaire des passages où les Scandinaves sont identifiés permet d’obtenir la nomenclature suivante :

Tableau 1 : Vocabulaire relevé dans le corpus pour désigner les Scandinaves

Date de la première occurrence 794 827 837 851 851
Termes  Gennti Gaill Nordmanni Findgennti/Findgaill Dubgennti/Dubgaill
Fréquence d’utilisation par les auteurs récurrent jusqu’en 850 récurrent à partir de 842 régulier entre 853 et 888 rare rare
Faits souvent associés pillent incendient capturent combattent pillent incendient capturent combattent pillent incendient capturent combattent luttent contre les Dubgennti pillent massacrent
Alliances avec les Irlandais une seule fois cinq fois possible

6À la lecture des sources, ressortent sept types de gentilés entre 794 et 911, tous exprimés en moyen irlandais : Gennti, Gaill, Nordmanni, Dubgennti, Findgennti, Dubgaill, Findgaill. Que pouvons-nous comprendre au travers de ces mots variés ? Gennti est un dérivé du latin gentilis utilisé pour désigner les païens : c’est la forme la plus courante dans ces textes lorsque sont mentionnées leurs premières incursions (à partir des années 790). Les événements autour de l’an 850 marquent le début d’un déclin de ce terme au profit de Gaill, qui ne désigne plus des « païens », mais des « étrangers », et plus spécifiquement des « étrangers scandinaves », car les autres peuples, tels que les Pictes, les Britons ou les Anglo-Saxons, sont bien définis dans les sources irlandaises.

  • 6 C. Etchingham, « Names for the Vikings in Irish Annals », dans Jón Viðar Sigurðsson, T. Bolton éd. (...)

7Rien dans les faits qui leur sont associés ne distingue les Gennti des Gaill : ils pillent, incendient, capturent et combattent contre les Irlandais, à la seule exception près que les seconds semblent plus susceptibles de tisser des alliances avec les clans locaux. Le changement de désignation reflète-t-il une conversion au christianisme chez quelques Scandinaves, qui aurait facilité les rapprochements avec les autochtones ? Ou s’agit-il d’une simple distinction faite entre des groupements vikings plus anciens et de nouveaux arrivants6 ?

  • 7 AU, p. 295.
  • 8 C. Etchingham, « Names for the Vikings… », p. 26.
  • 9 AU, p. 329.
  • 10 AU, p. 330 : « Amlaiph regis Norddmannorum ».
  • 11 C. Etchingham, « Names for the Vikings… », p. 25-26.

8Le terme Nordmanni, variante de Northmanni, est une appellation courante dans les sources latines franques. Il est attesté à partir de 837 avant d’être utilisé de manière régulière pour la deuxième moitié du ixe siècle7. Les activités imputées aux Nordmanni sont identiques à celles des Gennti et des Gaill, mais aucune trace d’alliance ne transparaît dans les sources. Ce terme pourrait peut-être désigner les vikings qui s’installent durablement en Irlande, en particulier du côté de Dublin, ou ceux qui possèdent une forme de pouvoir8. En 873, lors de l’évocation de la mort d’Ívarr le Désossé, l’auteur indique qu’il fut « roi des Nordamnni, de toute l’Irlande et de Bretagne9 », de même en 875 pour Amlaíb (Óláfr) qui est appelé « roi des Nordmanni10 » et non « roi des Gennti » ou « roi des Gaill ». Par ailleurs, comme le suggère Colmán Etchingham, l’utilisation de ce mot témoignerait aussi d’une certaine familiarité des chroniqueurs avec la présence viking ou d’une forme d’imitation du vocabulaire des sources franques11.

9Le débat est plus vif en ce qui concerne les dénominations Dubgaill/Dubgennti et Findgaill/Finngennti. Littéralement, Dubgaill signifie « étrangers sombres » ou « étrangers noirs », et Dubgennti « païens noirs », par opposition à Findgaill qui désigne les « étrangers honnêtes », voire les « étrangers blancs », Findgennti signifiant « païens blancs ». Pourquoi ce genre de dualisme si prononcé ? On entrevoit plusieurs possibilités relevant de trois niveaux d’interprétation. Le premier revient à considérer ces distinctions comme d’ordre physique et matériel (couleurs de cheveux, de peau, ou vestimentaire). Le deuxième se rapporterait à des appréciations métaphoriques et religieuses, en lien avec leurs agissements ou avec leurs comportements vis-à-vis du christianisme. Enfin, le troisième niveau pourrait concerner des démarcations politiques liées à l’origine géographique de ces vikings ou à leur propension à s’entendre ou non avec les Irlandais dans le cadre de possibles alliances.

  • 12 A. Smyth, « The Black Foreigners of York and the White Foreigners of Dublin », Saga-Book of the Vi (...)
  • 13 D. Dumville, « Old Dubliners and New Dubliners in Ireland and Britain : A Viking Age Story », Medi (...)

10L’hypothèse de l’origine géographique associant les Dubgaill aux Danois et les Findgaill aux Norvégiens, soutenue dans les années 1970 par Alfred Smyth12, a été réfutée par David Dumville et Clare Downham, car elle amènerait à porter un regard anachronique sur des royaumes – le Danemark ou la Norvège – qui ne se sont constitués comme des nations unifiées que bien plus tard13. Par ailleurs, il semble peu probable qu’il y ait réellement eu des distinctions prononcées entre les bandes armées d’origine danoise et celles d’origine norvégienne opérant en Irlande au ixe siècle.

  • 14 A. Smyth, « The Black Foreigners… », p. 104.
  • 15 J. de Vries, « Die Entwicklung der Sage von den Lodbrokssöhnen in den historischen Quellen », Arki (...)

11Les distinctions visibles, qu’elles soient physiques ou vestimentaires, soutenues par des érudits scandinaves au xixe siècle, ont été écartées d’emblée par Alfred Smyth et n’obtiennent aujourd’hui aucune adhésion scientifique sérieuse. Il semble en effet irréaliste d’avoir une bande armée uniquement composée de blonds face à une autre uniquement composée de bruns14. Dans le même ordre d’idées, Jan de Vries proposait de voir dans les « étrangers sombres » des esclaves maures qui auraient transité jusqu’en Irlande15, ce qui est hautement improbable.

  • 16 Port et camp fortifié : le terme est couramment utilisé dans l’historiographie pour désigner les é (...)
  • 17 AU, p. 310 : « Tetact Dubgennti du Ath Cliath co ralsat ár mór du Fhinngallaibh & coro shlatsat in (...)
  • 18 AU, p. 311 : « Lucht ocht .xxit long di Fhindgentibh do-roachtadur du cath fri Dubgennti do Shnamh (...)

12David Dumville et Clare Downham suggèrent une autre grille de lecture. De leur point de vue, les chroniqueurs établissaient une distinction fondée sur les dates d’arrivée des troupes vikings en Irlande. Les Findgaill seraient alors les « anciens étrangers », et les Dubgaill, les « nouveaux ». Si tel est le cas, établir le degré d’ancienneté de l’occupation semble difficile au premier abord, étant donné que ces ethnonymes surgissent tous deux dans les sources pour l’année 851. Mais, cette année-là, les Annales d’Ulster indiquent que des Dubgennti arrivent à Dublin et massacrent des Findgaill : nous en déduisons donc que ces derniers étaient déjà présents sur les lieux. Il y est mentionné qu’en plus du massacre, les Dubgennti ont pillé le longphort16, « tant en biens qu’en personnes17 ». Nul ne sait si les Findgaill ont péri en défendant le site de Dublin ou s’ils ont été les victimes collatérales des pillages mentionnés, mais il est un fait qu’ils sont toujours opposés aux Dubgennti. Dans les textes, les uns luttent forcément contre les autres. Ainsi, en 852, les Annales d’Ulster relèvent qu’« un effectif de 160 navires des Findgennti atteignit Snám Aignech pour livrer bataille aux Dubgennti ; ils se battirent pendant trois jours et trois nuits, mais la victoire fut remportée par les Dubgennti, de sorte que leurs adversaires laissèrent leurs navires entre leurs mains18 ». Le dispositif naval imposant décrit dans cet extrait, ainsi que la longue durée des luttes, soulignent jusqu’à quel point les rivalités entre les différentes bandes vikings pouvaient être acharnées.

  • 19 AU, p. 337 : « Sloghedh la Flann m. Mael Shechlainn co n-Gallaib & Goidelaib isa Fochla co n-deisi (...)
  • 20 En 849, des rois irlandais lancent une offensive sur la cité contre des vikings dublinois qui se r (...)

13Les formes de distinction établies par les chroniqueurs entre ces deux bandes d’étrangers pourraient également naître de leur comportement respectif vis-à-vis des insulaires. Certains Gaill s’associent en effet volontiers aux Irlandais. Ainsi, pour l’an 882, nous relevons que s’est tenue une entrevue entre « Flann, fils de Máel Sechnaill, en compagnie de Gaill et d’Irlandais dans le Nord19 ». Le terme Findgaill pourrait en fin de compte désigner des « étrangers loyaux » envers les élites locales. Cette hypothèse expliquerait le massacre perpétré par les Dubgennti à leur encontre, lorsqu’ils tentèrent de protéger désespérément Dublin en compagnie des Irlandais20, ou leur capacité à posséder une importante flotte pour la défense des côtes grâce au concours des chefs locaux, comme cela a été évoqué précédemment pour l’année 852.

Les guerriers irlandais vus par les chroniqueurs

  • 21 AU, p. 266 : « Strages gentilium apud Ultu ».
  • 22 AU, p. 268. L’Umall est un territoire situé dans le Connacht sur la côte ouest de l’Irlande.

14La représentation des guerriers irlandais par les auteurs des différentes chroniques irlandaises passe par la mise en exergue de la figure du chef de clan ou du roi et de leur bravoure face aux incursions vikings, bien que les premières tentatives de résistance attestées dans les sources aient été tardives, soit dix-sept années après les premières incursions. L’année 811 voit se produire un « massacre des Gentiles par la main des hommes de l’Ulster21 » et, un an plus tard, c’est au tour des hommes de l’Umall de faire front22.

15À partir de ce moment sont notifiés de manière succincte des enchaînements de luttes dans lesquelles sont consignés les noms des chefs engagés, des clans, et parfois des lieux d’affrontement. Si les sources indiquent que des guerriers irlandais trouvent parfois la mort dans leur sommeil, nombreux sont ceux qui perdent la vie sur les champs de bataille ou dans des règlements de comptes.

  • 23 AU, p. 188 : « Oengus m. Fergusso, rex Pictorum, uastauit regiones Dail Riatai & obtenuit Dun At (...)
  • 24 AU, p. 282. La source indique fratre suo, ce qui laisse entrevoir la possibilité qu’il fut tué soi (...)
  • 25 AU, p. 291. Les Mugdorna sont un peuple ancien de l’Irlande localisé dans la partie sud de l’Ulste (...)

16Bien avant l’arrivée des vikings, les Irlandais avaient été habitués à lutter contre des envahisseurs, notamment les Pictes. En 736, l’annaliste écrit qu’« Óengus fils de Fergus, roi des Pictes, dévaste les terres de Dál Riatai et s’empare de Dún At et brûle Creic et enchaîne les deux fils de Selbach, c’est-à-dire Donngal et Feradach23 ». Mais c’est dans le cadre de querelles intra-claniques que les guerriers irlandais sont le plus souvent mentionnés, querelles qui entravent de toute évidence leur efficacité à repousser les étrangers. La présence scandinave et les bouleversements qu’elle occasionne n’atténuent pas ces luttes : plusieurs chefs irlandais trouvent la mort pour avoir été trahis par leurs proches. Nous pouvons citer celle de Fallomon en 825, tué par son propre parent, appelé Cellach24, ou encore le meurtre de Suibne, roi des Mugdorna, et de Conchobor la même année en 83425. Les crimes sont monnaie courante, mais les descriptions demeurent très laconiques.

  • 26 Zone délimitée autour d’une église.
  • 27 CS, p. 122.
  • 28 CS, p. 125.
  • 29 AU, p. 324.

17Qu’en est-il des pratiques guerrières irlandaises ? À l’instar des Scandinaves, leurs chefs s’adonnent à la destruction ou au pillage, soit pour lutter contre des clans rivaux, soit pour affaiblir les vikings dans leurs bases. En 846, nous dit-on, le termann26 de Ciarán est mis à sac par Fedimild, et en retour Ciarán le poursuit jusque dans le Munster pour le châtier à coups de bâton27. Ces querelles n’empêchent pas les ententes lors de situations où adversaire commun et besoin de faire du butin favorisent les alliances. C’est probablement sur les termes d’un tel accord que deux rois, Máel Sechnaill et Tigernach, se seraient alliés en 849 pour dévaster Dublin solidement tenue par les vikings28. Les différents faits d’armes mettent en valeur des figures de combattants qui parviennent à s’élever au-dessus du lot. Ces derniers sont représentés comme des icônes de la « résistance irlandaise » face aux menaces étrangères et comme des « champions royaux », à l’instar de Máel Ciaráin, qui, en 869, se retrouve engagé au combat contre les Gaill, avant d’y perdre la vie29.

  • 30 C. Etchingham, « Names for the Vikings… », p. 27, propose de voir derrière ce terme soit une mixit (...)
  • 31 AU, p. 314. Sur les carrières d’Ívarr et d’Óláfr, voir C. Downham, Vikings Kings of Britain and Ir (...)

18À l’opposé de la « résistance irlandaise » existe une autre configuration dans laquelle les autochtones acceptent l’occupation scandinave dont ils s’accommodent. C’est ainsi que l’on peut interpréter, par exemple, le terme Gallgoídil, qui fait référence à des « Irlandais étrangers » ou à des « Irlandais scandinavisés ». Cette appellation se réfère dans un premier temps au mélange culturel entre les insulaires et les Scandinaves, et renvoie dans un second temps à une mixité ethnique dont les descendants changèrent la nature de la société irlandaise et des relations entre individus30. Dans ce « premier âge viking » en Irlande, les passages évoquant les Gallgoídil font surtout état de forces militaires que l’on retrouve dans trois configurations : soit elles sont opposées aux guerriers irlandais, soit elles font face à des vikings, soit elles s’allient avec les rois d’Irlande. Nous disposons de peu d’informations concernant le commandement des troupes de Gallgoídil, mais nous savons qu’en 857 elles sont dirigées par Caittil Find lors d’une bataille contre deux chefs vikings, Ívarr et Óláfr31. En revanche, nous ne disposons d’aucun renseignement dans ces sources concernant l’équipement militaire des Irlandais et leurs méthodes de combat.

Désordre politique et contacts variés

Enseignements tirés des raids et des affrontements guerriers

19Les sources irlandaises s’appliquent en grande partie à recenser de façon très concise des successions de luttes, de crimes, de pillages, perpétrés par les différents groupes armés venus de Scandinavie. Les mobiles et les motivations dépendent du contexte ou des opportunités. Nous ne détaillerons pas ici l’objet des multiples raids recensés par les chroniqueurs, car leur motivation première demeure l’enrichissement. Nous tâcherons plutôt d’évoquer les enseignements pluriels que nous délivrent certaines de ces expéditions en ce qui concerne les pratiques guerrières et la nature des protagonistes, tantôt agresseurs, tantôt victimes.

  • 32 S. Brink, Thraldom. A History of Slavery in the Viking Age, Oxford, 2021, p. 78.
  • 33 C. Etchingham, « Slavery or Ransom? Why Vikings Took Captives in Ireland and Beyond », dans M. Top (...)

20Comme dans tous les territoires occidentaux soumis aux incursions vikings, les communautés religieuses sont en première ligne face aux saccages : Iona, Armagh, Inishmurray, Kildare, entre autres, subissent la disparition et la dispersion de leurs membres. Par sa localisation aux marges de l’Europe occidentale, l’Irlande est perçue comme une terre exotique et ses ressortissants, une fois réduits en esclavage, sont de ce fait très prisés, en particulier dans les mondes musulmans et byzantins32. Lors de ces raids dont le modus operandi ne diffère pas, les vikings font de nombreux captifs destinés à la rançon ou au commerce d’esclaves, tout en cherchant à optimiser leur butin en dérobant par la même occasion des objets sacrés. Notons toutefois que les pillages d’objets en métal dans les divers lieux religieux sont rarement recensés par les sources irlandaises, pour ce qui concerne la première moitié du ixe siècle, avant de complétement disparaître des faits après 850. Cela pourrait s’expliquer par l’installation progressive des Scandinaves et un début d’assimilation aux pratiques chrétiennes33.

  • 34 AU, p. 276 : « Orggan Etir o genntibh ; pred mor di mnaibh do brid ass. » Étar est probablement la (...)
  • 35 AU, p. 298. Lugmad est au nord de la province du Leinster, à proximité d’un longphort établi par l (...)
  • 36 Voir l’entrée « sapiens » dans le glossaire de T. M. Charles-Edwards, The Chronicle of Ireland…, p (...)
  • 37 Plusieurs épisodes montrent l’intervention des pouvoirs laïques ou ecclésiastiques auprès des viki (...)

21La nature des victimes est variée : en 821, lors du pillage d’Étar, les vikings enlèvent un « grand nombre de femmes34 ». Ces prises féminines ont été emmenées en Scandinavie ou ont fait l’objet de ventes sur des marchés d’esclaves. En 840, lors du raid sur Lugmad, les pillards réduisent en captivité des évêques, des prêtres ainsi que des sapientes35. Ils ont visiblement procédé à une sélection, puisque certains ont été mis à mort. De toute évidence, ils n’ont gardé avec eux que des prisonniers de choix pouvant être sources de revenus. Selon Thomas Charles-Edwards, ces sapientes, mot que l’on pourrait traduire par « lettrés », correspondent au statut de suí litre : ce terme, systématiquement lié au monde ecclésiastique, signale la position de pouvoir détenue par ces érudits dans l’Église irlandaise36. Cela renforce l’idée que les vikings savaient à qui ils avaient affaire. Par-delà l’aspect pécunier, avoir sous son emprise ce type d’individu permettait d’obtenir des informations sur le territoire occupé et d’en connaître les rouages politiques pour faire pression sur les relations aristocratiques du captif, comme cela se produisait également dans le monde franc37.

  • 38 AU, p. 302.
  • 39 J. Renaud, Vikings. À la conquête du monde celtique, Rennes, 2017, p. 78.
  • 40 Cogadh Gaedhel re Gallaibh: The War of the Gaedhil with the Gaill, éd. J. H. Todd, Londres, 1867 ( (...)

22En 845, c’est au tour de Forindán, l’abbé d’Armagh, d’être capturé avec l’ensemble de ses biens, avant d’être emmené à bord de navires basés à Limerick38. Cette capture est à mettre sur le compte du chef viking Thorgils. Selon Jean Renaud, elle a pu répondre à un double objectif, à la fois religieux et politique : prendre la place d’un des principaux chefs de l’Église d’Irlande, afin d’imposer de nouveaux cultes et de s’assurer une domination sur la région en évinçant l’un des personnages les plus influents de l’île39. On pourrait cependant se demander si cette interprétation est celle qui convient le mieux aux événements décrits. En effet, ce cas de figure semble inédit, aucun exemple de ce type n’étant véritablement attesté ailleurs. En outre, le lien entre la figure de Thorgils et une forme de promotion active du paganisme n’est pas mentionné dans la Chronique d’Irlande, mais seulement dans une source bien plus tardive et très hostile aux étrangers, le Cogadh Gaedhel re Gallaibh (La Guerre des Irlandais contre les Gaill, xiie siècle) : la femme de ce même Thorgils s’y prête à un rituel de divination sur l’autel de l’église de Clonmacnoise40. Quoi qu’il en soit, Forindán réapparaît en vie et libre l’année suivante avec les reliques de saint Patrick. Nul ne sait par quel moyen il a pu échapper à ses ravisseurs, ni s’il fut libéré contre une rançon.

  • 41 Comme ce fut le cas lors du sac de Nantes, le 24 juin 843, jour de la Saint-Jean-Baptiste : P. Bau (...)
  • 42 CS, p. 116. Clonmore est situé au sud de Dublin.

23Les fêtes religieuses chrétiennes font partie des moments les plus propices pour faire des captifs et du butin face à des Irlandais désarmés dans des lieux de culte ou pris par surprise durant un office41. En 831, la mise à sac de Clonmore a lieu la nuit de Noël42. Ici aussi, les vikings opèrent une sélection des individus : un grand nombre de personnes périssent, tandis que d’autres sont capturées. Tous ces faits évoqués indiquent que les guerriers scandinaves avaient une maîtrise du terrain sur lequel ils opéraient, une perception de la valeur des personnes et une connaissance des réseaux, des traditions et des cultes, afin de faciliter leurs déprédations et leur contrôle sur les communautés. Enfin, l’association de bandes vikings avec des chefs locaux a pu faciliter ces entreprises.

  • 43 Royaume situé au nord de l’Irlande, dans le comté de Louth.
  • 44 AU, p. 286.
  • 45 P. Bauduin, Histoire des vikings. Des invasions à la diaspora, Paris, 2019, p. 344-352.
  • 46 AU, p. 308 : « Muirfhecht .uii.xx. long di muinntir righ Gall du thiachtain du tabairt greamma for (...)

24Durant les chocs armés entre les différentes factions guerrières, nombreuses sont les victimes, mais un certain nombre de passages révèlent que les vikings pratiquent la réduction en captivité quand cela est possible. En 831, lors de luttes contre les habitants du Conaille43, le roi Máel Brigte et son frère sont faits prisonniers et emmenés à bord de navires. La même année, à l’issue de combats menés à proximité d’Armagh, la chronique relate que les prisonniers sont très nombreux44. Ces captures, survenues sur les champs de bataille à un moment où les raids s’intensifient, soulignent une fois de plus le soin qu’avaient les chefs scandinaves de trouver des interlocuteurs et des appuis locaux afin de tirer le meilleur profit possible d’un contexte politique instable et délétère pour la résistance irlandaise. On observe exactement la même stratégie dans l’empire franc à la même période45. Certains Irlandais avaient sûrement conscience de ce qui était en train de se jouer sur l’île, puisque les sources font état, pour l’année 849, d’un renforcement du pouvoir du « chef des Gaill, pendant que l’Irlande se retrouve plongée dans la confusion46 ».

Jeux de pouvoirs

  • 47 Sur Brian Boru, voir S. Duffy, Brian Boru and the Battle of Clontarf, Dublin, 2013. Concernant la (...)
  • 48 AU, p. 308.

25Bien avant Brian Boru, figure popularisée de la défense irlandaise contre les envahisseurs scandinaves47, apparaissent dans les sources, à plusieurs reprises, des faits narrant la détermination du haut-roi du clan Cholmáin, Máel Sechnaill Ier (m. 862) face aux Scandinaves. Guerrier aux méthodes radicales – il n’hésite pas à piller Dublin lorsque la cité est soumise aux vikings –, il est également décrit comme un chef incorruptible dans ses relations avec l’occupant. Pour autant, les déprédations causées en Irlande par les vikings ne sont pas les seuls troubles qui préoccupent ce haut-roi : d’autres chefs comme Cináed, roi du Sud-Brega, sont beaucoup plus opportunistes dans leurs échanges avec leurs adversaires. Ce dernier n’a, en effet, pas hésité à s’allier en 850 avec des Gaill afin de se rebeller contre Máel Sechnaill. Il en a profité pour saccager ses terres, tout en s’en prenant aux bâtiments religieux ainsi qu’aux personnes. Les méthodes décrites dépeignent une certaine cruauté, puisqu’il va jusqu’à brûler des oratoires avec des dizaines de personnes enfermées à l’intérieur48. Bien loin d’unir unanimement les chefs irlandais, la présence des Scandinaves contribue à nourrir leurs antagonismes.

  • 49 F. J. Byrne, Irish Kings and High Kings, Dublin, 2001, p. 263.

26L’épisode de la rébellion de Cináed est un des meilleurs exemples pour illustrer les guerres claniques qui pullulent dans l’Irlande du ixe siècle et leur violence (destructions matérielles, humaines et symboliques). L’alliance entre Cináed et les guerriers scandinaves, probablement des Dublinois comme le suggère Francis J. Byrne49, constitue une rébellion qui a pour but de se défaire de l’emprise du roi Máel Sechnaill et du tribut par lequel il lui était soumis, bien qu’ils fissent partie tous les deux du clan Cholmáin. Il est plausible que, du point de vue des vikings, cette alliance ait été une parfaite aubaine pour se venger des pillages commis un an plus tôt par Máel Sechnaill à Dublin. Chacun y trouvait son compte, avec à la clé le droit de piller : tel fut sûrement le point d’accord de leur pacte.

  • 50 Qui n’est pas celui évoqué précédemment. La mort de Máel Sechnaill Ier du clan Cholmáin est bien a (...)
  • 51 Terme qui signifie « roi conjoint ».
  • 52 AU, p. 326.
  • 53 AU, p. 330. Eysteinn Óláfsson étant tué « per dolum ».
  • 54 AU, p. 332.

27D’autres tentatives d’alliances sont moins fructueuses. En 870, Máel Sechnaill50, lethrí51 du Sud Brega, est trahi par ses alliés scandinaves et périt de la main d’un dénommé Ulfr, qui se voit affublé du sobriquet de « Ulfr le Dubgaill », c’est-à-dire « Ulfr le mauvais (ou noir) étranger52 ». Cette étiquette du « traître » semble être en phase avec le sens précédemment établi pour le terme Dubgaill : lors de l’assassinat du roi de Dublin, Eysteinn Óláfsson, en 875, l’auteur du crime, Halfdan, est qualifié de traître53. Nous le retrouvons deux ans plus tard lors d’une escarmouche entre des Findgennti et les Dubgennti durant laquelle il périt : il est alors qualifié de « dux des Dubgennti54 », autrement dit « chef des mauvais (ou noirs) païens ».

28C’est dans ce tumulte que les contacts et les échanges entre individus se multiplient et qu’apparaissent fréquemment dans les sources les termes de Findgaill, Dubgaill et Gallgoídil. Ce qui semble importer aux chroniqueurs dans ces désignations est la tentative de reconstitution du contexte politique de l’Irlande au ixe siècle et l’élaboration d’un distinguo entre ceux qui combattent au côté des rois irlandais – quels que soient leurs méfaits – et ceux qui dévastent l’île sans entrer en alliance avec eux.

Typologie de la résolution des conflits

Otages et captifs

  • 55 AU, p. 176.
  • 56 Terme qui se traduit par « clientèle de base » et désigne donc une entrée dans la dépendance légal (...)
  • 57 AU, p. 233.

29Dès les premiers temps médiévaux existaient dans les lois irlandaises différentes formes de négociations et de reconnaissances entre les rois, par le biais de cadeaux, de tributs ou de remise d’otages. En 721, lorsqu’un chef irlandais, Fergal, ravage le Leinster, ce dernier réclame le « tribut de la vache », à savoir un paiement évalué en têtes de bétail55. Il est également indiqué que les hommes du Leinster font partie de sa clientèle et qu’ils lui sont liés par des garanties. La forme de cette caution, appelée giallnae56, peut faire appel à une remise d’otages (gíall), afin de maintenir le respect des engagements. Cette méthode pratiquée entre Irlandais est mentionnée à plusieurs reprises dans les sources lors d’entrevues, comme en 738 entre les chefs Cathal et Fáelán ou en 779 entre Donnchad et Domnall57. En cas de non-respect des engagements, la partie lésée pouvait abandonner, tuer, aveugler ou rançonner les otages, ce qui explique pourquoi ceux-ci étaient généralement choisis parmi les fils et les filles de rois ou de chefs.

  • 58 AU, p. 236.
  • 59 S. Olsson, The Hostages of the Northmen. From the Viking Age to the Middle Ages, Stockholm, 2019.
  • 60 P. Bauduin, Le Monde franc…, p. 102-114.
  • 61 C. Etchingham, « Slavery or Ransom… », p. 123.

30Pour marquer la fin d’un conflit armé, la mise en captivité des chefs vaincus semble également être une norme dans l’Irlande d’avant les vikings, puisque plusieurs passages en font mention, comme en 782 où Bran, fils de Muiredach, est emmené par un dénommé Ruaidrí58. Selon toute vraisemblance, les sources indiquent que, durant la période où les vikings opèrent en Irlande, les modalités de négociation mettant en scène des otages continuent de perdurer mais uniquement lors d’arrangements entre chefs irlandais. Les vikings présents sur l’île semblent donc écartés de cette pratique. Pourtant, les Scandinaves ne peuvent pas méconnaître la remise d’otages : elle est largement pratiquée dans le monde scandinave59, et les bandes actives au ixe siècle chez les Anglo-Saxons ou chez les Francs sont confrontées à plusieurs reprises à ce système de garanties avec les aristocrates locaux60. En revanche, la réduction en captivité des chefs de guerre vaincus demeure une méthode employée à la fois par les Irlandais et leurs adversaires après certains affrontements. Au même titre que pour les ecclésiastiques, il est évident que les vikings acceptaient des rançons pour les personnes au statut socialement élevé, même si certaines pouvaient mourir en captivité ou en essayant de s’échapper parce que leurs efforts pour obtenir une rançon avaient échoué61.

Des pratiques violentes mimétiques ?

  • 62 AU, p. 186.
  • 63 AU, p. 302.

31Dans une affaire de règlements de comptes en famille, dont les Irlandais sont coutumiers au viiie siècle, un certain Talorgg est mis aux fers par son frère, avant d’être livré aux Pictes qui se chargent de le noyer62. Près d’un siècle plus tard, nous retrouvons l’usage de ce châtiment, perpétré alors par les Irlandais : en 845, le chef viking Thorgils est capturé par Máel Sechnaill Ier avant de périr plongé dans un lac63. Ce mode d’exécution semble plaire au haut-roi du clan Cholmáin. En effet, six ans plus tard, c’est au tour du rebelle Cináed d’être noyé dans un lac par le même Máel Sechnaill, assisté par son allié Tigernach. La protection de Cináed n’était manifestement pas suffisante et ses bourreaux lui ont sûrement fait payer ses alliances passées avec les Dublinois et sa tentative de rébellion.

  • 64 F. J. Byrne, Irish Kings…, p. 263.
  • 65 AU, p. 320.
  • 66 L. Moulinier, « La noyade et son appréhension au Moyen Âge : un aperçu des questions soulevées par (...)
  • 67 Plusieurs auteurs en font état, tels Cicéron, Plaute ou Juvénal : voir D. Briquel, « Sur le mode d (...)

32Selon les sources, tout porte à croire que cette plongée forcée en apnée est un châtiment que les Irlandais auraient emprunté aux Pictes. Toutefois, Francis J. Byrne suggère que ce mode opératoire appelée « le lac cruel » viendrait à l’origine de Scandinavie64. Il est vrai qu’au même titre que les Irlandais et les Pictes, les vikings présents à Dublin au ixe siècle ont usé de ce type d’exécution : en 864, le roi des vikings de Dublin, Óláfr, fait périr par noyade le lethrí de Mide, un dénommé Conchobor65. Deux possibilités se présenteraient alors : soit ce supplice aurait été directement importé par les vikings en Irlande, soit les Scandinaves l’auraient d’abord pratiqué sur les Pictes, qui l’auraient utilisé à leur tour puis transmis aux Irlandais. Toutes ces hypothèses restent cependant hasardeuses. En effet, au moment où ce châtiment apparait dans les Annales d’Ulster en 734, aucune activité viking n’est encore attestée en Irlande. Par ailleurs, ce type d’exécution ne semble pas propre aux sociétés scandinaves, ni même aux sociétés pictes ou irlandaises66. Quel que soit le contexte culturel, l’exécution par noyade revêt un caractère symbolique important, puisqu’il s’agit de faire disparaître une personne dans l’oubli en ne lui fournissant pas de sépulture et en écartant toute possibilité d’être honorée par ses proches. Sans équivoque, ce sort a été réservé aux êtres considérés comme infâmes. Son origine est ancienne, puisque dès l’Antiquité cette pratique a été utilisée contre les individus accusés de parricide67.

33Enfin, d’autres types de châtiments sont relevés dans les chroniques, mais ceux-ci ne présentent à chaque fois qu’une seule occurrence. Difficile donc d’établir si ces derniers sont coutumiers ou s’ils possèdent un caractère exceptionnel. En 842, le chef irlandais Étgal fut capturé par des gentes qui le laissèrent mourir de faim et de soif et, en 859, le roi du Munster Máel Guala périt sous les coups d’une bande de vikings qui le lapidèrent. Dans ces deux cas de figure, les auteurs sont des envahisseurs scandinaves. La mise en évidence de cette cruauté pourrait tout aussi bien être issue de la volonté d’un chroniqueur chrétien d’accentuer la férocité des païens.

34Les interactions entre les bandes de guerriers irlandais et leurs homologues scandinaves sont modulables en fonction des contextes. Chaque bande tente de s’adapter à une situation qui lui est imposée. Dans les premiers temps de l’installation en Irlande de ces « étrangers venus du Nord » s’entrecroisent des conflits armés, des luttes politiques, des actes criminels lorsque les batailles ne suffisent plus et des prises de captifs destinées tout autant à procurer un bénéfice financier qu’à déstabiliser des chefs locaux.

35Ces contacts prennent parallèlement l’aspect d’alliances aux contours parfois flous et complexes. Mais, dans les terres de ce « Far West occidental », la trahison est sèchement punie. Comprendre le contexte, les enjeux politiques, et tenter d’identifier les diverses bandes armées ont compté parmi les préoccupations des différents auteurs de ces chroniques irlandaises. La tentative d’analyse critique du vocabulaire indique que les débats restent riches quant aux les interprétations que nous pouvons donner aux ethnonymes. Et la vigilance doit être de mise face à la tentative de reconstruction de cette Irlande sous influence scandinave du ixe siècle, à cause du caractère spécifique du corpus qui comporte des fragments parfois réécrits a posteriori par de multiples auteurs. Malgré des partis pris que l’on peut ressentir dans certains passages, probablement dus au fait que certains événements paraissaient plus proches ou plus intéressants que d’autres à certains annalistes, il est impossible de dégager une tendance politique ou idéologique cohérente.

36La présence viking en Irlande va au-delà d’actions visant simplement à l’enrichissement, à la recherche d’esclaves ou au brigandage. Profitant d’un contexte belliqueux dont ils ont su habilement tourner quelques situations à leur avantage, les chefs scandinaves se sont révélés des acteurs de premier plan dans les affaires politiques de l’île et leurs interventions ne semblent pas avoir créé un sentiment d’unité chez les insulaires, bien au contraire. Les raids et les pillages qui représentaient une réelle menace, ne serait-ce que pour les établissements religieux et le bon fonctionnement du clergé, n’ont pas déstabilisé certains chefs irlandais, qui ont su s’en accommoder jusqu’à utiliser à leur propre compte les méthodes de dévastation employées par les vikings. Avec l’installation sur le long terme de ces étrangers venus du Nord, c’est donc l’ensemble de la société irlandaise qui est entrée en mutation.

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Notes

1 C’est sous cette forme que T. M. Charles-Edwards restitue l’événement dans son édition de La Chronique d’Irlande : The Chronicle of Ireland, éd. T. M. Charles-Edwards, Liverpool, 2006, p. 320.

2 Terme gaélique qui signifie littéralement « matériau royal » : il indique le rang d’un individu et le propose comme un candidat possible à la royauté. Plusieurs critères peuvent être retenus comme la lignée, les qualités personnelles ou la richesse : voir N. Stalmans, Saints d’Irlande. Analyse critique des sources hagiographiques (viie-ixe siècles), Rennes, 2003, p. 39-53.

3 R. Flechner, « The Chronicle of Ireland : Then and Now », Early Medieval Europe, 21/4 (2013), p. 425.

4 Les deux éditions de référence sont : The Annals of Ulster, éd. S. Mac Airt, G. Mac Niocaill, Dublin, 1983 [désormais AU] ; Chronicum Scottorum, éd. W. M. Hennessy, Londres, 1866 [désormais CS].

5 N. Evans, The Present and the Past in Medieval Irish Chronicles, Rochester, 2010, p. 89-90.

6 C. Etchingham, « Names for the Vikings in Irish Annals », dans Jón Viðar Sigurðsson, T. Bolton éd., Celtic-Norse Relationships in the Irish Sea in the Middle Ages 800-1200, Leyde, 2014, p. 23-38 (p. 25).

7 AU, p. 295.

8 C. Etchingham, « Names for the Vikings… », p. 26.

9 AU, p. 329.

10 AU, p. 330 : « Amlaiph regis Norddmannorum ».

11 C. Etchingham, « Names for the Vikings… », p. 25-26.

12 A. Smyth, « The Black Foreigners of York and the White Foreigners of Dublin », Saga-Book of the Viking Society, 19 (1974-1977), p. 101-117.

13 D. Dumville, « Old Dubliners and New Dubliners in Ireland and Britain : A Viking Age Story », Medieval Dublin, 6 (2004), p. 78-93 (p. 83) ; C. Downham, « Viking Identities in Ireland : It’s Not All Black and White », Medieval Dublin, 11 (2011), p. 185-201 (p. 185).

14 A. Smyth, « The Black Foreigners… », p. 104.

15 J. de Vries, « Die Entwicklung der Sage von den Lodbrokssöhnen in den historischen Quellen », Arkiv för nordisk filologi, 44 (1928), p. 117-163 (p. 139-140).

16 Port et camp fortifié : le terme est couramment utilisé dans l’historiographie pour désigner les établissements vikings sur les côtes irlandaises.

17 AU, p. 310 : « Tetact Dubgennti du Ath Cliath co ralsat ár mór du Fhinngallaibh & coro shlatsat in longport eitir doine & moine. »

18 AU, p. 311 : « Lucht ocht .xxit long di Fhindgentibh do-roachtadur du cath fri Dubgennti do Shnamh Aighnech ; .iii. laa & .iii. aithchi oc cathugud doaib act is re n-Duibhgennti ro m-meabaidh co farggabsat a ceile a l-longa leu. »

19 AU, p. 337 : « Sloghedh la Flann m. Mael Shechlainn co n-Gallaib & Goidelaib isa Fochla co n-deisidh i Magh Iter Di Glais cor innred leis Ardd Macha. »

20 En 849, des rois irlandais lancent une offensive sur la cité contre des vikings dublinois qui se retrouvent sans chef depuis 845, date à laquelle a péri Thorgils. Il est permis d’imaginer qu’à la suite de cela, les Irlandais occupèrent les lieux et tentèrent de coexister avec certains des Scandinaves survivants.

21 AU, p. 266 : « Strages gentilium apud Ultu ».

22 AU, p. 268. L’Umall est un territoire situé dans le Connacht sur la côte ouest de l’Irlande.

23 AU, p. 188 : « Oengus m. Fergusso, rex Pictorum, uastauit regiones Dail Riatai & obtenuit Dun At & combussit Creic & duos filios Selbaich catenis alligauit, .i. Donngal & Feradach. »

24 AU, p. 282. La source indique fratre suo, ce qui laisse entrevoir la possibilité qu’il fut tué soit par un parent soit par un religieux. Cette dernière possibilité est confortée par T. M. Charles-Edwards, car « Cellach » pourrait signifier « homme d’Église ».

25 AU, p. 291. Les Mugdorna sont un peuple ancien de l’Irlande localisé dans la partie sud de l’Ulster. Quant à Conchobor, il s’agit sûrement de Conchobor mac Donnchada, roi de Mide, un petit royaume situé au nord de Dublin.

26 Zone délimitée autour d’une église.

27 CS, p. 122.

28 CS, p. 125.

29 AU, p. 324.

30 C. Etchingham, « Names for the Vikings… », p. 27, propose de voir derrière ce terme soit une mixité ethnique ou culturelle, soit une alliance militaire.

31 AU, p. 314. Sur les carrières d’Ívarr et d’Óláfr, voir C. Downham, Vikings Kings of Britain and Ireland. The Dynasty of Ívarr to A.D. 1014, Édimbourg, 2007, p. 17-23.

32 S. Brink, Thraldom. A History of Slavery in the Viking Age, Oxford, 2021, p. 78.

33 C. Etchingham, « Slavery or Ransom? Why Vikings Took Captives in Ireland and Beyond », dans M. Toplak, H. Østhus, R. Simek éd., Viking-Age Slavery, Vienne, 2021, p. 117-145 (p. 118).

34 AU, p. 276 : « Orggan Etir o genntibh ; pred mor di mnaibh do brid ass. » Étar est probablement la localité d’Éadair, située au nord de Dublin.

35 AU, p. 298. Lugmad est au nord de la province du Leinster, à proximité d’un longphort établi par les vikings afin de faciliter leurs entreprises de pillages.

36 Voir l’entrée « sapiens » dans le glossaire de T. M. Charles-Edwards, The Chronicle of Ireland…, p. 10.

37 Plusieurs épisodes montrent l’intervention des pouvoirs laïques ou ecclésiastiques auprès des vikings afin de négocier les tributs ou la libération de captifs : voir P. Bauduin, Le Monde franc et les Vikings, viiie-xe siècle, Paris, p. 301-304.

38 AU, p. 302.

39 J. Renaud, Vikings. À la conquête du monde celtique, Rennes, 2017, p. 78.

40 Cogadh Gaedhel re Gallaibh: The War of the Gaedhil with the Gaill, éd. J. H. Todd, Londres, 1867 (Rolls Series, 48), p. 226.

41 Comme ce fut le cas lors du sac de Nantes, le 24 juin 843, jour de la Saint-Jean-Baptiste : P. Bauduin, Le Monde franc…, p. 319-328.

42 CS, p. 116. Clonmore est situé au sud de Dublin.

43 Royaume situé au nord de l’Irlande, dans le comté de Louth.

44 AU, p. 286.

45 P. Bauduin, Histoire des vikings. Des invasions à la diaspora, Paris, 2019, p. 344-352.

46 AU, p. 308 : « Muirfhecht .uii.xx. long di muinntir righ Gall du thiachtain du tabairt greamma forsna Gaillu ro badur ara ciunn co commascsat h-Erinn n-uile iarum. » Il est difficile de savoir qui pouvait être ce « chef des Gaill » en 849, Thorgils ayant péri quelques années plus tôt.

47 Sur Brian Boru, voir S. Duffy, Brian Boru and the Battle of Clontarf, Dublin, 2013. Concernant la bataille de Clontarf, voir O. Viron, « La bataille de Clontarf (1014) entre mémoire et histoire », dans A. Mairey, S. Abélès, F. Madeline éd., « Contre-champs ». Études offertes à Jean-Philippe Genet, Paris, 2016, p. 207‑237.

48 AU, p. 308.

49 F. J. Byrne, Irish Kings and High Kings, Dublin, 2001, p. 263.

50 Qui n’est pas celui évoqué précédemment. La mort de Máel Sechnaill Ier du clan Cholmáin est bien attestée en 862. Voir AU, p. 318.

51 Terme qui signifie « roi conjoint ».

52 AU, p. 326.

53 AU, p. 330. Eysteinn Óláfsson étant tué « per dolum ».

54 AU, p. 332.

55 AU, p. 176.

56 Terme qui se traduit par « clientèle de base » et désigne donc une entrée dans la dépendance légale du vainqueur : voir le glossaire de F. Kelly, A Guide to Early Irish Law, Dublin, 1988, p. 315.

57 AU, p. 233.

58 AU, p. 236.

59 S. Olsson, The Hostages of the Northmen. From the Viking Age to the Middle Ages, Stockholm, 2019.

60 P. Bauduin, Le Monde franc…, p. 102-114.

61 C. Etchingham, « Slavery or Ransom… », p. 123.

62 AU, p. 186.

63 AU, p. 302.

64 F. J. Byrne, Irish Kings…, p. 263.

65 AU, p. 320.

66 L. Moulinier, « La noyade et son appréhension au Moyen Âge : un aperçu des questions soulevées par certains “corps flottants” », dans F. Chauvaud éd., Corps submergés, corps engloutis. Une histoire des noyés et de la noyade de l’Antiquité à nos jours, Paris, 2007, p. 35-53.

67 Plusieurs auteurs en font état, tels Cicéron, Plaute ou Juvénal : voir D. Briquel, « Sur le mode d’exécution en cas de parricide et en cas de perduellio », Mélanges de l’École française de Rome – Antiquité, 92/1 (1980), p. 87-107.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Louis Parmentier, « Les guerriers vikings et leurs homologues irlandais : entre affrontements, alliances et recherche du profit (ixe-xe siècles) »Médiévales, 84 | 2023, 65-80.

Référence électronique

Jean-Louis Parmentier, « Les guerriers vikings et leurs homologues irlandais : entre affrontements, alliances et recherche du profit (ixe-xe siècles) »Médiévales [En ligne], 84 | printemps 2023, mis en ligne le 02 janvier 2025, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/12450 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.12450

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Auteur

Jean-Louis Parmentier

Université de Caen Normandie (Craham UMR 6273)

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