Scott De Gregorio et Paul Kershaw (éd.), Cities, Saints, and Communities in Early Medieval Europe. Essays in Honour of Alan Thacker
Scott DeGregorio et Paul Kershaw (éd.), Cities, Saints, and Communities in Early Medieval Europe. Essays in Honour of Alan Thacker, Turnhout, Brepols (« Studies in the Early Middle Ages », 46), 2020, 408 p.
Texte intégral
1Publié à l’occasion de son départ en retraite, ce volume de mélanges est offert à Alan Thacker, reader en histoire médiévale à l’Université de Londres. Au cours des deux dernières décennies, tous les hauts médiévistes qui ont fréquenté l’Institute of Historical Research (IHR) et sa bibliothèque aux multiples salles et recoins abritant séminaires et discussions animées ont eu l’occasion de rencontrer celui à qui ce livre est offert. S’il n’a jamais fait paraître de « grand livre » – sa thèse de doctorat sur l’hagiographie anglo-latine du viiie siècle a été remarquée quand il la défendit en 1971, mais elle ne fut jamais publiée (autre temps...) –, A. Thacker est l’auteur d’articles importants (la liste est donnée au début du livre), il a édité plusieurs ouvrages collectifs et, peut-être plus encore, il apparaît comme un des mentors de toute une génération de spécialistes du haut Moyen Âge qui, au moins depuis sa nomination à l’IHR en 2001, ont profité de son immense culture et de ses conseils avisés. L’auteur du présent compte rendu est heureux d’être du nombre.
2Spécialiste de l’Angleterre anglo-saxonne, en particulier de questions religieuses et d’histoire des textes, mais aussi versé dans l’étude des églises locales – celle de Rome, qui revient souvent dans ses propres travaux, n’étant que la plus prestigieuse et la plus documentée d’entre elles – A. Thacker est naturellement honoré par des travaux qui évoquent ses propres domaines d’intérêt. Après une introduction de Paul Kershaw qui retrace sa carrière, on repère donc deux veines principales pour les dix-sept chapitres qui composent le volume : d’une part, au cœur du livre, neuf études mettent au centre de leur préoccupation la figure et l’œuvre de Bède le Vénérable ; d’autre part, au début et à la fin du livre, huit articles abordent diverses questions d’histoire religieuse ou politique du Moyen Âge.
- 1 A. Thacker, « Bede’s Ideal of Reform », dans P. Wormald (éd.), Ideal and Reality in Frankish and An (...)
3Ce n’est pas un hasard si neuf chapitres contiennent le nom de Bède : tant par la quantité que par la qualité de ses écrits, le moine de Jarrow domine la documentation, et depuis l’époque de son doctorat, A. Thacker n’a cessé de revenir à cette œuvre inépuisable. À la lecture des contributions, on constate qu’un article en particulier, publié il y a près de quarante ans dans des mélanges offerts à John Michael Wallace-Hadrill1, son directeur de thèse, est constamment cité. De fait, « Bede’s Ideal of Reform » a marqué un tournant dans les études bédiennes, en cela qu’il a initié le mouvement, aujourd’hui florissant, qui consiste à lire l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais [désormais HE] et les autres ouvrages historiques et hagiographiques de Bède à la lumière de ses commentaires bibliques, ou plus largement à rapprocher les deux versants de l’œuvre : deux versants que les spécialistes avaient plutôt eu tendance à lire de manière isolée (pour les ouvrages historiques et hagiographiques) et parfois même à négliger (pour l’exégèse). C’est à cet exercice de rapprochement et de comparaison interne au corpus bédien que se livrent ici plusieurs auteurs.
4La méthode est singulièrement maîtrisée dans la contribution de Julia Barrow, qui propose une relecture de deux chapitres de l’HE contrastant les destins des monastères féminins de Whitby (où l’harmonie permet la fécondité littéraire et religieuse) et de Coldingham (où l’anomie entraîne la destruction par le feu) à la lumière de la parabole évangélique des vierges folles et des vierges sages et de son traitement par Bède dans ses commentaires des Évangiles de Marc et de Luc. Décédée avant la parution du livre, Jennifer O’Reilly s’est quant à elle interrogée sur la connaissance que Bède pouvait avoir de la querelle monothélite en étudiant conjointement l’HE et le commentaire sur Marc. Elle en a déduit que, si Bède en parle peu, ce n’est sans doute pas par manque d’informations, mais plutôt parce que le sujet était pour lui secondaire face à l’une des grandes questions qui l’occupaient, à savoir la querelle pascale. En effet, comme le montrent ici Faith Wallis à travers une analyse du commentaire sur le livre des Proverbes, puis Peter Darby dans une étude de la Lettre à Plegwine, le sujet de l’hérésie n’a cessé de tarauder notre auteur. Lui-même mis en cause en 708 dans l’entourage de son évêque diocésain Wilfrid d’Hexham, Bède a dû se défendre en recourant avec une certaine virtuosité – et dans l’urgence – à l’autorité des Pères. Si le commentaire sur les Proverbes aborde la question de manière assez différente, et visiblement avec plus de sérénité que dans la Lettre à Plegwine, c’est sans doute parce qu’il ne s’agissait pas ici de pointer du doigt une hérésie en particulier ou de justifier une position doctrinale, mais de tenir un discours moral articulé à la vision que Bède se faisait du rôle d’un pastor, d’un doctor ou d’un magister.
5Les rapports complexes que le moine de Jarrow a entretenus avec sa hiérarchie, et en particulier avec ses évêques diocésains successifs, sont donc un des sujets que les travaux des dernières décennies ont permis d’éclairer : en s’appuyant à la fois sur l’HE et sur les commentaires des Actes des Apôtres et de l’Évangile de Luc, l’article de Clare Stancliffe revisite avec subtilité la relation de Bède avec l’évêque Acca d’Hexham – une relation qui, bien que distante et méfiante (Bède ne semble guère apprécier son action pastorale, qu’il préfère passer sous silence), ne fut pas que négative (Acca serait un de ceux qui, en commanditant des commentaires bibliques, ont incité le moine à expliciter sa pensée et à se confronter à l’exégèse du Nouveau Testament). Pour Richard Sharpe, qui a également signé ici l’un de ses derniers articles, c’est sans doute le même Acca qui a poussé l’auteur à insérer au livre IV de son HE un curieux épisode sur le roi ouest-saxon Ceadwalla, prince guerrier et païen qui finit ses jours au seuil des apôtres et y reçut le baptême peu avant de mourir : l’article propose une nouvelle chronologie de ce souverain avant, pendant et après ses trois années de règne (685-688). La distance que, à travers toute son œuvre, Bède a maintenue avec des figures majeures de l’Église northumbrienne comme Wilfrid et Acca, reflète sans nul doute sa fidélité envers d’autres maîtres, en particulier ceux (et aussi, plus rarement, celles) liés à la mission irlandaise : c’est cette fidélité qu’explore Barbara Yorke dans un article qui revient sur le traitement très positif dans l’HE de personnages comme l’évêque Aidan de Lindisfarne.
6Le moine de Jarrow – on le sait depuis qu’A. Thacker ou Walter Goffart l’on dit, chacun à leur manière, dès les années 1980 – émerge donc comme une figure en prise avec les questions politiques et religieuses de son temps. Scott DeGregorio l’illustre fort bien en élucidant les conditions d’écriture du commentaire du premier livre de Samuel, achevé en 716, année de la mort (violente) du roi Osred, de l’adoption du comput romain par le monastère irlandais d’Iona et du départ pour Rome de Ceolfrith, sous l’abbatiat de qui Bède avait vécu l’essentiel de son existence : il montre comment ses lectures allégoriques sont directement liées à la situation politique du moment, à l’état de l’Église northumbrienne et à la manière dont Bède les perçoit et envisage les réformes à mener ; bien des traits annoncent la Lettre à Ecgberht écrite une vingtaine d’années plus tard et reflètent – comme A. Thacker l’avait écrit dès 1983 – « l’idée que Bède se faisait de la réforme » de l’Église. Bède pouvait aussi s’intéresser à des questions plus théoriques, mais non moins cruciales pour lui, comme celle de la nature de la vision de Dieu dont jouissent dès maintenant les saints : Arthur Holder montre qu’à la suite d’Augustin et de Grégoire le Grand, à l’instar de « visionnaires » anglo-saxons de son temps, Bède la percevait comme une expérience synesthétique impliquant entre autres le sens du goût ; la vision de Dieu serait en effet une praegustatio du paradis.
7Les autres contributions portant sur des dossiers antérieurs ou postérieurs à la charnière des viie et viiie siècles sont nécessairement plus variées. On aurait pu les répartir entre des articles relevant plutôt de l’histoire politique et d’autres situés du côté de l’histoire religieuse, mais, comme dans l’étude de Bède, ces deux aspects sont souvent étroitement liés. De même, il paraît difficile de distinguer entre des articles dont la focale serait gauloise ou franque et d’autres qui regardent plutôt vers l’Italie, car les liens entre les deux espaces sont constamment soulignés. Mark Handley propose une étude exhaustive et stimulante d’une inscription parisienne du milieu du vie siècle trop souvent passée inaperçue : retrouvée en 1973 à Saint-Germain-des-Prés, ce possible (et probable) fragment du sarcophage de Childebert Ier serait la première attestation de l’expression rex Francorum ; mais l’inscription éclaire aussi la diffusion du culte de saint Vincent (un saint d’origine espagnole) dans le monde mérovingien. La contribution de Jinty Nelson permet de retrouver Bède, mais cette fois c’est comme autorité que le moine de Jarrow est convoqué : dans son traité De divortio, écrit pour contester la légalité du divorce entre le roi Lothaire II et son épouse Theutberge, l’archevêque Hincmar de Reims a recouru à l’œuvre de Bède, en particulier le commentaire sur Luc, à qui il doit des arguments clés de sa démonstration. Pour sa part, Paul Fouracre revient sur un document célèbre, la notice de plaid de Risano (aujourd’hui Rižana en Slovénie) et se demande jusqu’à quel point – au-delà de l’éclairage de la situation locale pour lequel elle a le plus souvent été convoquée – elle pourrait refléter une attitude plus générale du pouvoir carolingien sur les marges moins étroitement contrôlées de l’Empire. L’article de Tom Brown sur le culte des saints à Ravenne entre la fin de l’Antiquité et l’an 1000 souligne plutôt l’importance de l’époque ottonienne : c’est surtout à partir du milieu du xe siècle que les archevêques – souvent étrangers à la cité, désireux de se concilier leur clergé et d’attirer le patronage impérial – auraient promu le culte de saints locaux. Non loin de là, c’est à Venise que nous emmène Éamonn Ó Carragáin : l’étude de trois retables de l’église San Giovanni Crisostomo réalisés à la charnière des xve et xvie siècles montre que leur programme iconographique est en prise avec des textes exégétiques de l’Antiquité tardive et de la période carolingienne. Enfin, dans une contribution modèle qui lie la Gaule mérovingienne à la Rome pontificale et à l’Orient byzantin, Catherine Cubitt propose une lecture minutieuse d’un chapitre de la Vie de saint Éloi écrite par Ouen de Rouen à la fin du viie siècle : on y retrouve la question du monothélisme, cette fois-ci à travers la mise au jour d’un milieu « dyothélite » dont le cœur était à Rome et à travers lequel l’information religieuse circulait, entre Orient et Occident, de Constantinople à Rouen et au-delà – avec, sans nul doute, Bède encore au bout de la chaîne.
Notes
1 A. Thacker, « Bede’s Ideal of Reform », dans P. Wormald (éd.), Ideal and Reality in Frankish and Anglo-Saxon Society. Studies presented to J. M. Wallace-Hadrill, Oxford, 1983, p. 130-153.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Alban Gautier, « Scott De Gregorio et Paul Kershaw (éd.), Cities, Saints, and Communities in Early Medieval Europe. Essays in Honour of Alan Thacker », Médiévales, 82 | 2022, 229-231.
Référence électronique
Alban Gautier, « Scott De Gregorio et Paul Kershaw (éd.), Cities, Saints, and Communities in Early Medieval Europe. Essays in Honour of Alan Thacker », Médiévales [En ligne], 82 | printemps 2022, mis en ligne le 10 novembre 2022, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/12309 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.12309
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