Tristan Martine et Jessika Nowak (dir.), D’un regnum à l’autre. La Lotharingie, un espace de l’entre-deux ? Vom regnum zum imperium. Lotharingien als Zwischenreich ?
Tristan Martine et Jessika Nowak (dir.), D’un regnum à l’autre. La Lotharingie, un espace de l’entre-deux ? Vom regnum zum imperium. Lotharingien als Zwischenreich ?, Nancy, Presses Universitaires de Nancy/Éditions Universitaires de Lorraine (Archéologie, Espaces, Patrimoin2021es), 2021, 394 p.
Texte intégral
1La Lotharingie est un paradoxe : cœur de l’Empire carolingien entre Meuse et Rhin, elle devient pourtant cette périphérie écartelée entre Francie de l’Ouest et de l’Est, avant d’être fermement arrimée à l’Empire germanique. Espace de l’entre-deux politique, mais aussi historiographique, partagé entre les paradigmes de la recherche française et allemande, la Lotharingie interroge encore. La région courant entre Utrecht et Bâle, partie septentrionale de cette vaste Francia Media issue du partage de 843, a-t-elle eu une réalité spatiale, politique, sociale concrète ? Si l’historiographie des quinze dernières années tend à en relativiser la cohérence, voire à en nier l’existence comme communauté d’appartenance, cet ouvrage collectif montre le dynamisme des recherches sur cet espace qui, loin d’apparaître uniquement comme un confin pris entre l’Est et l’Ouest, est au cœur des évolutions travaillant l’Europe post-carolingienne. De la réforme de l’Église et ses rapports avec la papauté aux mutations de l’aristocratie féodale, la Lotharingie doit aussi être replacée à l’articulation Nord-Sud d’un « axe lotharingien », selon la belle appellation du regretté Michel Parisse.
2Dix-huit études composent cet ouvrage bilingue (dix en allemand et huit en français), illustrant toute la richesse des échanges historiographiques franco-allemands. Principalement concentrées sur le sud lotharingien qui a moins fait l’objet de parutions récentes, ainsi que sur une période chronologique peu étudiée par l’historiographie traditionnelle (de l’effacement d’un royaume autonome à la mort de Lothaire II, jusqu’au xiie siècle), ces études sont organisées en quatre parties.
3La première s’intéresse aux figures royales, et notamment à celle moins connue de Lothaire II, car tout absorbée par sa querelle matrimoniale et l’inévitable Hincmar de Reims (E.-M. Butz et L. Dohmen).
4La deuxième fait la place aux échelons inférieurs de l’aristocratie, de ceux qui tentent de récupérer l’héritage politique du royaume de Lothaire II au tournant des ixe e et xe siècles (articles de T. Wittkamp sur le fils de Lothaire, Hugues, ou de D. Schumacher sur Gislebert de Mons), à l’échelle plus locale des familles comtales et seigneuriales prises dans l’intense recomposition des pouvoirs de la période post-carolingienne (études de T. Martine, M. Margue et T. Brunner). On relèvera en particulier l’article important de Michel Margue sur les règlements d’avouerie qui, en se penchant moins sur les documents finaux que sur leur processus d’élaboration, révèle le rôle central du comte avoué dans les négociations entre les abbés et les communautés monastiques qui se cherchent un protecteur efficace d’une part, et les strates sociales émergentes que sont les avoués locaux et les agents domaniaux d’autre part : des relations qui s’inscrivent dans le cadre de mieux en mieux connu des reconfigurations hiérarchiques au sein de l’aristocratie laïque, profitant en particulier au rassemblement et à la concentration des droits comtaux sur des territoires plus définis et cohérents au tournant des xie et xiie siècles.
5La troisième partie traite des acteurs ecclésiastiques et fait toute sa place à la dynamique des recherches sur l’histoire religieuse lotharingienne. Les évêques et l’entité du diocèse sont mis en valeur, échelons privilégiés d’une étude de l’identité lotharingienne et du rattachement au souvenir carolingien (P. Byttebier, A. Wagner, F. Schaeffer) : c’est en particulier le cas de Metz, où la figure de saint Arnoul demeure puissante. On relèvera également la riche étude de Gordon Blennemann qui, en étudiant une charte recopiée et enrichie d’illustrations en 1292 pour le compte de l’abbaye bénédictine de Sainte-Glossinde, analyse les relations complexes entre les monastères féminins et leurs réseaux d’églises paroissiales, faites évidemment de rapports gestionnaires, mais aussi de communication symbolique ou de volonté d’encadrement des pratiques religieuses des communautés paroissiales.
6La quatrième et dernière partie s’intéresse enfin à la variété des sources textuelles, dont l’étude à nouveau frais est au cœur des renouvellements historiographiques sur cet espace lotharingien. C’est d’ailleurs un des intérêts premiers de cet ouvrage que de présenter toute l’étendue des apports heuristiques permis par la prise en compte large d’une documentation au demeurant plus lacunaire entre la fin du ixe et le début du xiie siècle. Eva-Maria Butz montre ainsi tout l’intérêt d’une étude serrée des libri memoriales pour recomposer les réseaux de soutien et de patronage ; l’importance des sources hagiographiques et des récits de translation se retrouve dans les articles de Klaus Krönert ou Anne Wagner ; la richesse des sources diplomatiques, enfin, se révèle dans les études fouillées de Hörst Lösslein, Hannes Engl ou Jean-Pol Evrard. On notera également avec l’article de Thomas Brunner comme les analyses sémantiques et lexicographiques demeurent nécessaires pour la compréhension de la féodalité, sans tomber dans le piège de prendre le mot pour la chose : son étude des évolutions lexicales des relations féodo-vassaliques au sein de l’aristocratie lotharingienne rappelle comment les catégories de cette féodalité sont avant tout relationnelles, liées à des situations et difficiles à réifier, tandis que les rapports entre ces liens de domination et de dépendance et les concessions de biens restent floues jusqu’à la fin du xie siècle.
7L’ouvrage a de plus le mérite de croiser et de faire dialoguer des champs méthodologiques qui, comme le rappelle Tristan Martine, sont parfois très différents de part et d’autre du Rhin, avec une propension plus grande de l’historiographie française à faire la place aux questions féodales, tandis que l’historiographie allemande paraît plus attirée par l’étude des figures royales et des modalités de communication politique et symbolique. La dimension franco-allemande de cet ouvrage collectif prend ainsi tout son sens en invitant chacun à dépasser ses traditions nationales. La question spatiale, pour n’en relever qu’une, plus familière des historiens français, traverse ainsi de nombreuses études : lieux de mémoire carolingiens (F. Schaeffer), construction de l’espace du diocèse (A. Wagner), stabilité des pôles palatiaux et dynamiques des lieux de rencontre avec les souverains voisins sous les deux Lothaire (H. Pettiau), ancrage et conscience spatiale précoce des échelons inférieurs de l’aristocratie (T. Martine), précédant un resserrement territorial du pouvoir comtal au xiie siècle (M. Margue).
- 1 T. Bauer, Lotharingien als historischer Raum. Raumbildung und Raumbevusstsein im Mittelalter, Col (...)
8C’est donc bien le portrait nuancé d’un espace de l’entre-deux que nous dresse cet ouvrage avec, en son cœur, la question fondamentale d’une identité lotharingienne. Le dialogue entre Jens Schneider et Thomas Bauer autour de leur thèse respective1 est ici particulièrement suggestif et attendu, le second postulant d’une conscience lotharingienne, le premier étant convaincu de son inconsistance. J. Schneider réitère ici son argumentaire par l’étude de dix-huit textes vernaculaires qui révèlent non un espace traversé par une frontière linguistique nette, mais une zone de contact dynamique où des îlots linguistiques mouvants, des influences extérieures (saxonne par exemple) et le bilinguisme morcellent d’autant ce « royaume perdu ». De son côté, T. Bauer répond et discute pour la première fois la critique de J. Schneider, en reprenant l’argument avancé en 1997 : celui d’une identité lotharingienne construite sur la longue durée, notamment à l’échelle du diocèse par la mémoire d’un regnum Lotharii, instrument d’un rattachement au souvenir carolingien.
9L’ouvrage dirigé par Tristan Martine et Jessika Nowak s’avère donc fondamental pour faire le point et réactualiser les discussions autour de cet espace d’échanges linguistiques et historiographiques. On regrettera peut-être, pour finir, l’absence de cartes ou de documents iconographiques qui auraient pu accompagner heureusement la lecture de certaines études.
Notes
1 T. Bauer, Lotharingien als historischer Raum. Raumbildung und Raumbevusstsein im Mittelalter, Cologne, 1997 ; J. Schneider, Auf der Suche nach dem verlorenen Reich. Lotharingien im 9. und 10. Jahrhundert, Cologne, 2010.
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Référence papier
Thibault Montbazet, « Tristan Martine et Jessika Nowak (dir.), D’un regnum à l’autre. La Lotharingie, un espace de l’entre-deux ? Vom regnum zum imperium. Lotharingien als Zwischenreich ? », Médiévales, 81 | 2022, 208-210.
Référence électronique
Thibault Montbazet, « Tristan Martine et Jessika Nowak (dir.), D’un regnum à l’autre. La Lotharingie, un espace de l’entre-deux ? Vom regnum zum imperium. Lotharingien als Zwischenreich ? », Médiévales [En ligne], 81 | automne 2021, mis en ligne le 28 janvier 2022, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/12005 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.12005
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