Catherine Verna, L’Industrie au village. Essai de microhistoire (Arles-sur-Tech, xive et xve siècles)
Texte intégral
1Catherine Verna nous propose dans cet ouvrage dense et fouillé, non seulement une belle enquête sur une vallée des Pyrénées catalanes (la vallée du Tech) peu connue des chercheurs, mais surtout une remarquable réflexion méthodologique sur l’étude de l’essor industriel – essentiellement métallurgique – durant les derniers siècles du Moyen Âge. Les six parties réunissant les treize chapitres qui composent l’ouvrage se présentent comme autant de moyens d’aborder quelques-unes des multiples facettes du phénomène aux xive et xve siècles et les observations recueillies dans les très nombreuses sources archivistiques sont confrontées aux problématiques et discussions historiographiques les plus récentes. Ce mode de faire est manifeste dès l’introduction, puisque l’auteure souligne, en balayant une large bibliographie, combien les historiens ont été rétifs à concevoir l’existence même d’une forme d’industrie à la fin du Moyen Âge et combien des notions essentielles comme celle de Verlagssystem ou de proto-industrie – étroitement associées à la prédominance d’un centre décisionnel urbain – peinent à rendre compte de la réalité complexe d’un mode de production rural antérieur à l’époque moderne. C’est pourquoi elle plaide pour distinguer ce moment singulier où les hommes des campagnes ont su développer, dans leurs ateliers, des activités qui permettaient à la fois une production artisanale et une production industrielle – au sens de production de masse comme l’a suggéré Philippe Braunstein.
2Elle se propose de le démontrer en analysant les données archivistiques provenant d’amples dépouillements – plusieurs milliers d’actes notariés, des registres de la procuration royale conservés à Perpignan ou du Real Patrimonio à Barcelone – concernant le bourg d’Arles-sur-Tech et, dans une moindre mesure, ceux de Cérêt et de Prats-de-Mollo. Ces agglomérations comptaient parmi les plus importantes du Vallespir, une vallée pyrénéenne qui semblait prospère avant la guerre catalano-aragonaise (1462-1472). Ces bourgs se singularisaient des autres agglomérations de la vallée par l’ampleur des services qu’ils proposaient : ils étaient des centres administratifs, des lieux de marchés ; ils accueillaient des artisans spécialisés, des médecins, des apothicaires et des notaires.
3C. Verna s’étend longuement sur le rôle des notaires. Ils étaient une quinzaine entre 1300 et 1450 à Arles-sur-Tech, largement investis dans le service de l’administration royale et les activités artisanales ou industrielles locales. Ils étaient insérés dans les nombreux réseaux de sociabilité (confréries, parentés, etc.) qui unissaient certains des hommes les plus puissants et les plus actifs de la vallée. Les actes qu’ils ont produits portent traces de savoirs techniques pointus qu’ils ont pu connaître – notamment par l’emploi d’un lexique latin ou catalan particulier – et traduisent, à l’occasion, l’existence d’innovation. Le vocabulaire contribue ainsi à définir un territoire technique, où les nouveautés s’implantent d’autant plus facilement qu’elles profitent de pratiques et de savoirs déjà mis en œuvre.
4Cet état de fait justifie, selon l’auteure, le recours à la microhistoire. C’est à l’échelle locale, en effet, qu’il est possible d’approcher les hommes au travail ; un travail industriel singularisé par l’essor de la mouline – une forge hydraulique de réduction directe –, apparue dans le Vallespir au tournant du xive siècle et dont la présence est suffisamment prégnante pour qu’elle puisse servir à définir un véritable district industriel. L’étude ainsi circonscrite permet de proposer des comparaisons avec d’autres territoires techniques et d’engager une réflexion approfondie sur les modalités d’apparition des innovations en considérant la circulation des produits et les marchés des fers.
5Avant de poursuivre, C. Verna s’emploie à mieux cerner les contours des activités industrielles et artisanales déployées à Arles, dans la première moitié du xve siècle, en étudiant précisément la situation de plus de 200 individus dotés d’une identité professionnelle. Près de la moitié d’entre eux travaillent dans la production textile (pareurs, tisserands, tailleurs, teinturiers...). Certains sont en sociétés, notamment les teinturiers qui traitent avec les pareurs. Ces derniers semblent dominer plusieurs étapes du cycle de production et parmi eux figurent plusieurs membres des familles les plus riches d’Arles. Tout porte à envisager une production dynamique de draps qui ne dépendait pas du monde urbain, tant pour ses techniques que vraisemblablement pour ses capitaux – même si on ignore leur origine –, production qui alimentait probablement le marché de Perpignan et qui était sans doute commercialisée en Catalogne comme draps du Roussillon. À côté du textile, l’activité du cuir paraît modeste, tout comme celle des fustiers, alors qu’elle est bien représentée dans d’autres bourgs du Vallespir. C’est d’autant plus étrange que la montagne du Roussillon est alors peuplée de scieries, que les activités d’usage du bois sont mentionnées dans les statuts, que la législation royale sur les forêts est importante et qu’elle traite notamment de la circulation des bois flottés vers la mer.
6Cela tient principalement au fait que le travail du fer est la spécialité d’Arles. Le bourg accueillit entre 1400 et 1450 plus d’une cinquantaine de fabri (des forgerons, des artisans qui transformaient le fer) et deux moulins à aiguiser qui produisaient des armes blanches. La communauté de ces forgerons était bien implantée localement : ses membres attestés sur deux générations étaient insérés dans les réseaux de sociabilités communales. Quelques-uns étaient basques, la plupart autochtones. Ils se fournissaient en matières premières auprès de marchands et surtout de forgeurs installés dans la vallée qui étaient pour la plupart des étrangers. Ces derniers, que l’on peut considérer comme des producteurs, se distinguaient des maîtres de forges – les propriétaires ou les preneurs à bail des forges – qui les employaient. C. Verna analyse finement les modes de désignation précis et subtiles de ces acteurs, tels qu’ils apparaissent en plusieurs langues sous la plume des notaires. Elle note toutefois qu’ils ne rendent pas compte de la diversité des activités déployées par tous ces individus. Ces termes servent à identifier les artisans, à les associer à un métier.
7En revanche la pluriactivité dont ils font preuve est une réalité commune du monde rural. Elle concerne toutes les couches de la société et l’auteure s’attarde longuement sur les diverses activités déployées par quelques-uns des membres les plus éminents du bourg d’Arles. Certains étaient si actifs qu’ils peuvent apparaître comme de petits entrepreneurs réalisant des placements industriels, comme le boucher Pere Comelles – qui devint même marchand – ou Urbà Aygabella, l’apothicaire qui fut aussi un maître de forges et un entrepreneur minier. C. Verna s’interroge d’ailleurs sur les raisons et les moyens qui poussent ces notables à s’intéresser à des activités aussi éloignées de leur profession et sur l’incapacité qu’ont les hommes du Moyen Âge à penser le statut social de semblables entrepreneurs, en dehors de leur identification par métiers.
8La place de ces entreprises porte l’auteure à revenir sur le district minier du Vallespir dont elle s’efforce de préciser les caractéristiques. Arles est au cœur de ce territoire productif qui embrasse toute la vallée. On connaît mal les initiatives des seigneurs de la zone dans l’essor de ce district, mais ces derniers semblent avoir joué un rôle modeste. Les habitants de la ville furent aussi peu impliqués dans la vallée, hormis le notaire Pere Candell de Perpignan dans la mouline de Léca. L’essentiel des investissements venait des Arlésiens qui déposaient une partie de leurs capitaux en ville pour les réinvestir dans leurs entreprises. C. Verna met aussi en lumière le rôle de la confrérie de Saint-Abdon et Saint-Sennen à vocation charitable et qui accueillait, au côté des clercs, les notables du bourg. Cette confrérie réunissait notamment ceux qui étaient partie prenante de l’industrie et son rôle paraît d’autant plus important qu’elle accordait aussi des prêts, stimulant vraisemblablement les activités. Cette organisation laisse entrevoir un district maîtrisé par les élites rurales, un territoire où circulent non seulement les hommes, les produits, les capitaux, mais aussi les techniques.
9En effet, le district du Vallespir fut un territoire d’innovation, puisque autour de 1300 s’y implanta la mouline. Les premières sont attestées dans le Haut Vallespir (à Prats-de-Molo en 1314), après avoir été repérées dans le Capcir et le Conflent pour atteindre une petite dizaine à la fin du xive siècle. Au cours du xve siècle, leur nombre crut sans qu’il soit possible de l’apprécier complètement ; il y en avait vraisemblablement une trentaine vers 1450. Les moulines du Roussillon s’inscrivent dans un territoire technique plus vaste dans le Languedoc, qui s’étend au comté de Foix et voisine d’autres espaces où se sont déployés d’autres types de forges hydrauliques : des ferrières (basques), des martinets (Cévennes), des fusine (Dauphiné), dont les singularités sont évoquées. La mise en œuvre de ces infrastructures semble avoir été d’emblée l’affaire exclusive des élites rurales, car ni les seigneurs locaux ni les bourgeois de Perpignan – à l’exception de l’un d’entre eux : Benat Saquet – ne paraissent avoir investi dans les moulines et tirer profit de la sidérurgie.
10L’apparition de ces moulines pousse l’auteure à revenir sur un débat historiographique important car, depuis les années 1930, un groupe étoffé d’historiens, s’appuyant sur des textes antérieurs au xiie siècle, s’est efforcé de montrer que la forge hydraulique était née dans l’espace catalan et l’ont dénommée « forge catalane », considérant cet objet technique comme étroitement associé à l’identité régionale. C. Verna s’emploie de façon claire et précise à démonter les raccourcis qui ont conduit à cette mystification. Elle souligne aussi combien il est difficile de bien identifier le rôle de l’énergie hydraulique, car les moulins pouvaient servir à maints usages. Reprenant le dossier catalan, l’auteure soutient que les forges catalanes étaient essentiellement des forges de transformation – pas même associées à des moulins – et rien ne prouve que l’usage des soufflets pour réduire les minerais soit une invention catalane. En revanche, elle soutient que les recherches actuelles convergent pour montrer qu’à la fin du xiiie siècle l’emploi de l’énergie hydraulique sert à entraîner des maillets et aussi, dans nombre de cas, à actionner des soufflets donnant naissance à toute une palette d’infrastructures, parmi lesquelles, dans l’arc alpin, les fusine permettant même d’obtenir des fers et des aciers en coulant de la fonte ou en décarburant la loupe. Ainsi est née, au tournant du xive siècle, une nouvelle vague d’infrastructures hydrauliques innovantes et les forges catalanes ne sont donc pas les industries exceptionnelles décrites par certains. La mise en œuvre de ces procédés en Europe fut progressive : en Roussillon, la première attestation de soufflets concerne la forge de Léca en 1416.
11Quels fers alors produisaient ces moulines ? S’appuyant sur près d’une centaine mentions, provenant des registres notariés, C. Verna montre d’abord qu’il s’agit essentiellement de semi-produits (vergelle, lingots, plaques en fer et non en acier), dont la forme est liée au martelage. Leur appellation est aussi associée au nom de l’atelier dont ils sont issus et non du minerai. Lorsque les pièces quittent les lieux de production, ils sont désignés avec le nom des marchands qui les commercialisent. Sur les marchés plus lointains (Valence, Barcelone), ils ne sont pas mentionnés comme des fers catalans, alors qu’il existe des fers lombards ou basques. C’est peut-être le signe de leur moindre circulation, de leur commercialisation dans un rayon plus modeste (notamment vers le royaume de France), mais l’auteure n’exclut pas qu’ils aient aussi voyagé plus loin, notamment dans le nord de l’Europe sous l’appellation de fers espagnols.
12Le prix de ces fers n’était pas fixé dans la vallée sur une place de marché, mais à l’occasion de transactions entre les producteurs et acheteurs. Ces transactions étaient essentiellement des ventes anticipées. Les acheteurs s’assuraient du meilleur prix en accordant un crédit aux forgeurs qui s’engageaient sur les quantités et les délais de livraison et utilisaient les sommes consenties pour solder des dettes et payer des fournitures. C. Verna souligne combien cette organisation complexe n’avait jusqu’alors pas fait l’objet de description précise.
13Les producteurs qui faisaient fonctionner les forges étaient des étrangers : des Languedociens, des Ariégeois et surtout des Basques principalement entre 1440 et 1490. Ces derniers, les plus nombreux, sont les mieux connus, car ils ont laissé chez le notaire des traces de leur situation précaire. Les raisons de leur migration restent incertaines, elles furent éventuellement politiques (guerre), sociales (régime matrimonial) et économiques (endettement). À partir des années 1480, les Basques furent progressivement remplacés par des hommes du royaume de France, principalement les Ariégeois. Ces ouvriers spécialisés travaillaient donc pour les élites arlésiennes, mais les contrats qui les unissaient sont peu nombreux et les comptabilités d’entreprises inexistantes. Toutefois, il ressort de la documentation que leurs engagements étaient de courte durée, la plupart des sociétés qui exploitaient les forges duraient un an.
14Le travail des mineurs comme des forgeurs reste mal connu, mais C. Verna suggère qu’il n’existait pas de culture d’atelier qui aurait distingué quelques-unes des moulines : la pratique des forges paraissait assez partagée. Il faut attendre l’arrivée des Génois vers 1490 – qui importaient précédemment du minerai de Batère – pour que s’implante une technique innovante : la forge à la génoise qui utilisait une soufflerie hydraulique. Pourtant l’usage d’un semblable procédé et l’ouverture aux innovations n’étaient pas étrangers à la vallée.
15Enfin, C. Verna s’attarde sur le rôle de la mine d’argent des Comelles à Montbolo. L’exploitation de cette mine sous protection royale, entre 1425 et 1468, constitue une singularité. Elle fut en effet la seule ouverte au xve siècle dans les Pyrénées où l’extraction avait disparu deux siècles plus tôt. Arles fut l’atelier où se construisit la politique minière royale avec l’élaboration en 1427 d’une ordonnance qui précisait les conditions pratiques de l’exploitation et fixait les exigences du souverain en fonction des possibilités des exploitants. Des essais établis sous contrôle de l’atelier monétaire de Valence assuraient le suivi de l’activité, probablement aux abords du site de Montbolo, en mobilisant de petites quantités comme il était alors devenu l’usage. Il s’agissait d’un site sophistiqué, car aussitôt l’exploitation lancée apparut une « fusina ». C. Verna revient sur ce terme qui, dans l’espace italien, désigne une forge de réduction hydraulique : un four doté de soufflets mus par la force hydraulique, capables d’élever en température les métaux jusqu’à leur point de fusion. Elle évoque prudemment la possibilité d’une semblable installation –en considérant les évolutions importantes que connurent les modes de production dans les mines d’argent et de cuivre ailleurs en Europe dans la seconde moitié du xve siècle – tout en signalant que la « fusina » disparaît vite. Elle propose aussi d’interroger le rôle d’Urba Aygabella dans ces évolutions, susceptible d’articuler savoirs tacites et savoirs codifiés, en soulignant les liens étroits entre médecine, pharmacopée et métallurgie à la fin du Moyen Âge.
16Assurément, les élites arlésiennes constituent un milieu entreprenant ouvert et parfaitement connecté, en liaison avec les réseaux d’affaires urbains et les agents du pouvoir royal, capables de soutenir une véritable industrie au village, comme l’a magistralement montré Catherine Verna.
Pour citer cet article
Référence papier
Didier Boisseuil, « Catherine Verna, L’Industrie au village. Essai de microhistoire (Arles-sur-Tech, xive et xve siècles) », Médiévales, 77 | 2019, 192-196.
Référence électronique
Didier Boisseuil, « Catherine Verna, L’Industrie au village. Essai de microhistoire (Arles-sur-Tech, xive et xve siècles) », Médiévales [En ligne], 77 | automne 2019, mis en ligne le 12 mai 2020, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/10691 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.10691
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