La paroisse dans le De ecclesiis et capellis d'Hincmar de Reims. L'énonciation d'une norme à partir de la pratique ?*
Résumés
Hincmar de Reims composa sa « collection relative aux églises et aux chapelles » en réponse à une consultation du roi Charles le Chauve sur les « divisions » de paroisses réalisées par certains évêques vers le milieu du ixe siècle. Pour dénoncer cette pratique, l'archevêque de Reims s'appuie sur les autorités scripturaires, patristiques et canoniques, auxquelles il joint une sorte de capitulaire épiscopal. La traduction de ce traité, actuellement en cours, fournit l'occasion d'en proposer une nouvelle analyse : seules quelques grandes lignes en sont exposées dans cet article qui montre que le souci principal d'Hincmar, préserver l'intégrité de la communauté ecclésiale et la qualité de l'encadrement pastoral, s'exprime aussi dans ses lettres et par son action en tant que seigneur foncier, évêque et métropolitain.
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1Le traité consacré par Hincmar de Reims aux églises et chapelles (Collectio de ecclesiis et capellis)1, rédigé au milieu du ixe siècle, apparaît essentiel dans l'évolution historique de la notion de paroisse. Utilisé par de nombreux auteurs2, il n'a toutefois jamais fait l'objet de traductions sinon partielles. Les passages choisis, fort intéressants en eux-mêmes, n'en perdent pas moins une partie de leur force lorsqu'ils sont extraits de leur contexte, celui d'une sorte de collection canonique fortement charpentée, à l'argumentation habile, aux implications multiples. La traduction complète de l'œuvre, entreprise à Poitiers dans le cadre d'un séminaire collectif, permettra, à terme, de disposer d'une version française de ce texte, utilisable par tous, mais également d'en comprendre les articulations et la logique générale pour mieux en percevoir les enjeux.
2Si les circonstances dans lesquelles Hincmar fut sollicité pour composer cet opuscule sont bien connues3 – nous y reviendrons –, d'autres questions restent en suspens : quel est le but fondamental de cet ouvrage ? Comment l'auteur agence-t-il ses différents arguments ? Énonce-t-il une norme ou répond-il seulement à un problème circonstanciel ? Quelles sont les interférences avec ses autres écrits ? Comment, enfin, Hincmar traite-t-il de la paroisse, notamment de la paroisse rurale ? Toutes ces questions nous entraînent au cœur d'un texte qui forme un tout cohérent et répond à une logique interne de composition pour devenir (implicitement) un véritable traité sur la paroisse sous tous ses aspects, juridiques, économiques, territoriaux, religieux.
3C'est vers 857/8 qu'Hincmar, archevêque de Reims, rédigea son traité à la demande du roi Charles le Chauve, qui le consulta sur les mesures prises par l'évêque Prudence de Troyes, suffragant de l'archevêque de Sens, à propos de certaines églises de son diocèse. Le prélat était également incité à prendre position dans le débat sur les « églises privées »4 et les pouvoirs de l'ordinaire en matière de construction de lieux de culte et de définition de leur ressort5, en raison des agissements d'un de ses propres suffragants, Rothade, évêque de Soissons. Ce dernier avait procédé à la « division » d'une paroisse et à la construction d'une nouvelle église (Str. p. 63) ; il est possible que cette mesure, ponctuelle mais s'inscrivant assurément dans une tendance plus large, soit intervenue à la faveur de la suspense du prêtre Adelold, peut-être originaire du diocèse de Reims, dont Hincmar prit la défense. Dans le débat sur la « restructuration » des paroisses rurales au ixe siècle, seul nous est conservé le témoignage de l'archevêque de Reims, dont la tradition manuscrite est restreinte6. Ce n'était assurément pas la seule prise de position écrite sur ce sujet ; il semblerait, notamment, que Prudence ait lui aussi rassemblé une collection canonique à ce propos. Selon Flodoard, Hincmar aurait été directement victime de la politique de ce dernier, concernant certaines églises de l'Église de Reims se trouvant dans le diocèse de Troyes7. En effet, les évêques pouvaient posséder des domaines situés hors de leur juridiction : il arrivait que des conflits d'intérêts s'ensuivissent, à propos de la perception de la dîme et de la nomination des desservants. Leur règlement était d'autant plus délicat qu'à la différence des conflits avec les seigneurs laïcs, il n'était pas toujours facile de distinguer de manière stricte ce qui relevait respectivement du pouvoir épiscopal diocésain et de celui du seigneur du lieu, lui aussi évêque8 ; dans le cas des rapports entre Hincmar de Reims et Rothade de Soissons ou Hincmar de Laon, dont nous reparlerons, s'ajoutait une dimension hiérarchique mettant en jeu l'autorité du métropolitain. Dans cet écheveau de droits concurrents, Hincmar défend ceux de l'évêque diocésain sur toutes les églises, « qu'elles soient sous la domination royale, sous l'immunité d'un évêché ou d'un monastère ou qu'elles relèvent de la propriété de n'importe quel homme libre, le droit de possession dû à chacun étant sauf » (Str. p. 91). Son souci premier semble celui d'un pasteur, soucieux d'améliorer l'encadrement des fidèles dans les paroisses rurales et de leur garantir l'administration des sacrements9. Pour ce faire, il convenait de maintenir l'intégrité de la communauté ecclésiale et d'assurer l'entretien du desservant de paroisse en protégeant la dotation de son église et ses sources de revenus. Sur ce point, Hincmar s'appuie sur les capitulaires de Charlemagne et Louis le Pieux copiés dans la collection d'Ansegise (Str. 74-75).
4Si telle est la doctrine qui ressort de l'analyse de ce traité, la structure générale de l'œuvre se laisse d'autant moins aisément appréhender que les deux manuscrits conservés, non autographes, n'en marquent pas graphiquement toutes les articulations. De manière générale, après un prologue qui détaille les circonstances de l'écriture, le traité prend tour à tour l'allure d'une collection canonique commentée, d'un capitulaire épiscopal puis d'une synthèse se terminant par une très longue citation de Grégoire le Grand. Nous nous attarderons ici plus particulièrement sur la première partie, celle qui concerne essentiellement la paroisse, son territoire et son fonctionnement.
5Le propos est rendu en apparence confus par la longueur des phrases, par l'insertion de nombreuses citations bibliques, patristiques ou canoniques à l'intérieur d'un discours personnel, et par une argumentation « à tiroirs » qui rend la compréhension parfois malaisée10. En outre, Hincmar oscille constamment, à dessein, entre les deux sens du mot parochia, celui, ancien, de diocèse, et celui, nouveau, de paroisse, qui tend à s'imposer progressivement. Plus que d'une confusion, il s'agit de la part de l'auteur d'un jeu sémantique subtil qui lui permet d'établir une correspondance entre les prérogatives de l'évêque dans son diocèse et celles du prêtre dans sa paroisse. L'exposé sur les églises et les chapelles met enfin en jeu d'autres notions mouvantes, comme celles de villa ou de decima, qui renvoient à autant de débats historiographiques et contribuent à complexifier le propos.
6Pourtant, ce dernier semble articulé de manière solide, alternant invocation d'auctoritates et prise de parole personnelle, dans une logique qui va bien au-delà de la simple association d'idées. Pour donner du poids à son argumentation, Hincmar commence par établir la légitimité de sa prise de position pour lui donner une valeur normative en invoquant successivement la justification apostolique et patristique de l'obéissance au roi, qui lui a commandé la rédaction du texte (Str. p. 64-66), l'ancienneté de la répartition territoriale des paroisses (p. 66-67), la nécessaire stabilité des prêtres dans les églises où ils ont été ordonnés (p. 67-68), le pouvoir d'ordre des évêques sur les prêtres (p. 68-71) et la nature collégiale de ce pouvoir, soumis en dernier lieu seulement à l'autorité du primat (p. 71-73). Après cette sorte de préambule, Hincmar aborde le problème fondamental auquel tente de répondre l'œuvre : la fondation de nouveaux lieux de culte (p. 74-76) et le conflit qui l'oppose à Prudence de Troyes à propos du déplacement des églises et de leur consécration (p. 76-79). Son raisonnement, fondé sur l'assimilation du diocèse et de la paroisse, évoque le caractère indispensable du maintien des privilèges des anciennes églises pour garantir leur stabilité, étroitement liée à une conception ecclésiologique de la communauté paroissiale (p. 79-82). L'exception ne peut être justifiée que par la nécessité du peuple et décidée par un synode (p. 82-84). Loin de combattre le système des églises privées, Hincmar défend les droits des propriétaires, quels qu'ils soient, en les distinguant très nettement de ceux du prêtre ou de l'évêque (p. 84-87), étayant son propos par une longue liste d'autorités (p. 87-91). Après un petit récapitulatif (p. 91-93), l'auteur termine sa collection en évoquant les rôles respectifs du prêtre, de l'évêque, du comte et du roi vis-à-vis de la paroisse, de l'église rurale, de sa dot et de ses dîmes. C'est donc tout naturellement que prend place, à cet endroit précis, la deuxième partie aux allures de capitulaire épiscopal, règlementant concrètement la vie du prêtre et des fidèles dans une paroisse étroitement contrôlée par l'évêque.
7On ignore si Hincmar fut conduit à rassembler ses arguments patristiques et canoniques sur l'impossibilité juridique de procéder à une « division de paroisse » qui ne serait pas en premier lieu motivée par l'intérêt des fidèles parce qu'il entendait ainsi manifester son pouvoir de contrôle à l'égard d'un suffragant (Rothade de Soissons) ou parce qu'il se devait de défendre les intérêts de sa propre Église ; il n'est en effet pas impossible que l'église desservie par Adelold dans le diocèse de Soissons appartînt aux évêques de Reims. Toujours est-il que la question centrale était celle du financement de l'encadrement pastoral, la réduction de la parrochia entraînant celle des dîmes et autres sources de revenus (casuel). L'enjeu que représentait la dîme dans la définition des ressorts paroissiaux est illustré par la contestation de l'acquittement de cet impôt par les fidèles qui fréquentaient la chapelle d'Aguilcourt, appartenant à l'Église de Laon mais dépendant de la paroisse rémoise de Juvincourt. Dans un réquisitoire contre son neveu et homonyme, l'évêque de Laon († 879), Hincmar justifie les droits diocésains du fait que « cette chapelle fut depuis très longtemps unie à l'église sise en la villa de Juvincourt et soumise à cette paroisse, parce qu'elles [c'est-à-dire leurs ressorts] sont contigu(ë)s, sans être séparé(e)s par une forêt, un cours d'eau, un marais, une grande distance ou quelque autre entrave »11. On reconnaît ici l'argument majeur avancé par Hincmar en faveur de la création de nouvelles paroisses (Str. p. 75-76). Il s'agit toutefois d'une concession aux nécessités du temps. En principe, Hincmar était hostile à de telles créations et aux démembrements qui s'ensuivaient ; cette préoccupation semble avoir été un de ses soucis récurrents. En témoigne la lettre d'exhortation adressée au même évêque de Laon à propos de la paroisse de Folembray12 et la manière dont Hincmar lui rappelle qu'il est tout aussi interdit de réunir des paroisses rurales anciennement établies que de les diviser en vertu d'un caprice13. L'attachement de l'archevêque de Reims à cette question trouve également son expression dans le procès verbal d'installation du successeur d'Hincmar de Laon, l'évêque Hénédulf (en 876) : il lui fut alors expressément défendu de modifier les ressorts paroissiaux et la hiérarchie des édifices ecclésiastiques à son gré14. En 874, cette interdiction avait été rappelée par Hincmar à ses archidiacres dans le capitulaire publié à leur attention15.
8L'argumentaire juridique d'Hincmar dans le De ecclesiis et capellis, appuyé sur des citations scripturaires, patristiques et canoniques nombreuses, ne peut occulter la forte préoccupation spirituelle du prélat rémois, de nature à la fois ecclésiologique et pastorale, dont témoignent également d'autres de ses écrits, tels ses capitulaires16 ou son mémorandum sur les prêtres contrevenant aux obligations de leur état17. Son discours de canoniste est en effet traversé par quelques formules lapidaires fortement structurantes, qui révèlent un souci de théologien. Ses prises de position sur les conflits territoriaux ou économiques engendrés par la division des paroisses, la fondation de nouveaux oratoires ou le transfert des églises anciennes mettent en lumière sa conception éminemment spirituelle de la communauté ecclésiale locale.
9En insistant sur la stabilité des églises en des lieux anciens où les fidèles défunts sont enterrés, Hincmar milite en faveur d'une unité ecclésiologique fondamentale car, dit-il, « en vérité, le Christ est la tête des chrétiens et l'Église, qui est le corps du Christ, est constituée, avec les saints anges, des chrétiens tant morts que vivants, comme on sait que le corps se maintient par la réunion des divers membres18 ». Alors qu'il condamne de manière théorique toute nouveauté, il l'envisage pourtant si le changement est « nécessaire au prêtre et utile au peuple19 », c'est-à-dire s'il contribue à améliorer l'encadrement pastoral et sacramentel des fidèles. Hincmar exhorte les prêtres à mener une vie exemplaire, conforme à l'idéal apostolique, et à entretenir des relations de déférence et de confiance avec les chrétiens, humbles ou grands, de leur paroisse « car celui qui n'est pas aimé n'est pas volontiers entendu dans la prédication20 ».
10Unité de la communauté spirituelle et force de la pratique sacramentelle sont donc au cœur de la position d'Hincmar sur le ministère pastoral, conception qui justifie sa défense des modalités et du ressort de la fiscalité paroissiale. La préoccupation majeure d'Hincmar est d'assurer à chaque église paroissiale des dîmes suffisantes. Un long développement dans le De ecclesiis et capellis illustre bien comment cette nécessité matérielle, à laquelle les Carolingiens donnèrent force de loi21, pouvait trouver sa justification dans l'exégèse biblique, qui lui conférait de la sorte une dimension spirituelle : c'est ainsi que, partant du Psaume 60(59), 8 (« J'arpenterai l'étroite vallée des Tabernacles »), Hincmar cite le commentaire de saint Basile, qui transpose cette référence à l'ensemble des « paroisses des églises de Dieu », avant d'invoquer une fausse décrétale dont il tire argument pour justifier l'injonction de Charlemagne copiée par Ansegise dans sa collection de capitulaires : « Que chaque église ait un territoire délimité à l'intérieur duquel elle perçoit la dîme des villae22 ».
11Une enquête systématique dans la documentation produite par Hincmar de Reims serait assurément d'un grand intérêt dans le débat historiographique autour de la naissance de la paroisse et du village : à titre d'exemple, on pourrait citer le chapitre 1 du capitulaire de 852 relatif à l'enquête devant être menée dans toutes les églises paroissiales et les chapelles (per singulas matrices ecclesias et per capellas)23. Une enquête portant sur l'ensemble des documents produits par Hincmar serait nécessaire pour étudier la conception qu'il avait d'une paroisse et la manière dont celles du diocèse de Reims étaient gérées. À ce propos, on notera que c'est dans le polyptyque de Saint-Remi de Reims24, c'est-à-dire dans un document de gestion seigneuriale, qu'on trouve le plus bel exemple d'application des consignes d'enquête données par l'archevêque de Reims en son synode diocésain de 852, qui témoignent de son souci d'offrir à tous les fidèles de son diocèse une vie sacramentelle de qualité25.
12Comme on l'a vu, Hincmar, dans son De ecclesiis et capellis, fait œuvre tout à la fois de pasteur, de théologien et de canoniste. Il ne fait point de doute que ce prélat d'origine monastique, bien au fait des problèmes que pose tout gouvernement – à l'échelle, par exemple, d'un monastère ou de l'Empire tout entier26 – et qui avait bénéficié d'une solide formation théologique et juridique, avait sa propre idée de ce qu'était une paroisse et des rapports que le prêtre devait entretenir avec ses ouailles. Il n'en a pas livré un exposé systématique, mais laisse appréhender sa pensée par bribes, au hasard de ses prises de position. Il est probable que la confrontation à certains problèmes, tel celui de la « division » de paroisses, lui fournit l'occasion de préciser son opinion. Somme toute, Hincmar livre ici moins un traité juridique qu'un plaidoyer ; on ne peut que regretter d'avoir perdu l'argumentaire de ses adversaires, qui aurait permis de mesurer non seulement l'originalité de sa pensée mais également sa portée réelle.
Notes
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Depreux et Cécile Treffort, « La paroisse dans le De ecclesiis et capellis d'Hincmar de Reims. L'énonciation d'une norme à partir de la pratique ? », Médiévales, 48 | 2005, 141-148.
Référence électronique
Philippe Depreux et Cécile Treffort, « La paroisse dans le De ecclesiis et capellis d'Hincmar de Reims. L'énonciation d'une norme à partir de la pratique ? », Médiévales [En ligne], 48 | printemps 2005, mis en ligne le 02 mars 2007, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/medievales/1064 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/medievales.1064
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