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Varia

Accélérations, rétrospections, anticipations : le temps en jeu dans les revues d’artistes

Immobility and fragmentation, presence and memory : suspended times of the Factory
Marie Boivent
p. 128-146

Résumés

En refusant toute forme d’action Andy Warhol accueille et matérialise la présence envahissante du plan, que celui-ci soit un homme qui dort ou un gratte-ciel. Le temps est ainsi l’unique sujet des films de la Factory, et leur absence de montage nous plonge au cœur de l’écoulement lui-même. Là où Andy Warhol travaille les images de façon totalement immobile et comme hors du temps, Jonas Mekas travaille à l’inverse sur la prolifération incessante des évènements et des temporalités.

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Texte intégral

1Le premier numéro de la revue L’Humidité, paru en décembre1970 sur l’initiative de Jean-François Bory, s’ouvre sur un texte qui propose une intéressante règle d’équivalence : si l’on peut apprécier la longueur occupée dans une bibliothèque par les livraisons d’une revue en centimètres ou mètres, il y est démontré que l’unité peut tout aussi bien être convertie en mois ou en années. C’est ainsi que, dans la bibliothèque et pour le mensuel dont il est question, une étagère mesure 22 ans. Et pour le collectionneur qui observe ce « feuilletage », les années peuvent au même titre être transposées en secondes, lorsqu’il s’agit de parcourir la série du bout des doigts, en frôlant le dos de chaque numéro : « 3 ans, 21 centimètres en 12 secondes (1 an de revue mesurant 7 centimètres), 7 ans 49 centimètres 16 secondes, un an 7 centimètres 4 secondes, voilà ! Les revues s’arrêtent là, il a parcouru 11 ans 77 centimètres en 32 secondes ». Mais pour pouvoir défiler ainsi le long des étagères et des années, il aura fallu du temps : temps pour que les numéros soient délivrés au lecteur, temps de lecture avant que chacun d’eux ne rejoigne les autres dans la bibliothèque.

  • 1 Emmanuel Pereire, « Le Collectionneur », L’Humidité, n° 1, décembre 1970, n.p.

2Ce texte d’Emmanuel Pereire intitulé « Le Collectionneur1 » met bien en évidence la manière dont les livraisons d’une revue peuvent devenir étalons, tranches de temps. De fait, tout périodique entretient avec le temps une relation privilégiée. Celle-ci s’instaure à plusieurs niveaux, dans la périodicité même qui le détermine, et se répartit entre différents moments : celui de la réception, marqué par l’attente, sur lequel met l’accent le texte de Pereire via l’idée de la collection, mais aussi celui de la création ou temps nécessaire à la conception de chaque numéro. À ces successions d’instants, répond également le temps comme contexte donné, tout périodique étant en effet marqué par l’époque qui voit son émergence : cette empreinte ne se limite pas à la date qu’il arbore généralement en couverture mais porte aussi quelquefois les traces de l’actualité dans laquelle il s’inscrit. Même lorsqu’il garde ses distances par rapport aux tribulations du moment, il reflète souvent des tendances, des préoccupations ou des recherches qui se révèlent, après-coup, fortement représentatives d’une époque.

  • 2 Francis Picabia, 391, n° 19, octobre 1924.

3La revue, selon qu’elle est comprise comme série ou fascicule (« livraison ») peut ainsi s’appréhender selon au moins deux échelles de temps : le temps long, cyclique ou géologique de la succession des numéros ; le temps court de sa parution, de son événement – celui qu’annonce par exemple Arthur Cravan par le titre programmatique de sa revue Maintenant ou celui que défend Francis Picabia en déclarant 391 comme le « Journal de l’Instantanéisme2 ». Les artistes qui choisissent d’investir ce médium doivent prendre en compte cette réalité temporelle, cette tension permanente entre plusieurs « temps de l’œuvre » qui constitue l’une des particularités de la revue d’artiste, entendue comme pratique. Lorsqu’elle est le fruit du travail d’un artiste, la revue est à la fois work in progress, promesse de projets à venir et marque infaillible du temps qui passe ; elle s’impose dès lors comme un lieu privilégié pour mener, par l’expérience, une réflexion sur le temps. En s’appuyant sur quelques aventures éditoriales – déambulation anachronique parmi des revues réalisées par des artistes depuis les années 1960 – il s’agira ici de s’interroger sur la manière dont ces derniers composent avec ce paramètre « temps » : comment, d’une part, leur projet doit s’y adapter, mais aussi comment (et pourquoi) ils en viennent à s’emparer du temps comme sujet, voire tendent à le traiter comme un matériau.

Un pari sur le temps

  • 3 Revue qu’il choisit de ne pas nommer, sans doute pour donner une portée plus générale à l’expérienc (...)
  • 4 L’Humidité, n° 25, « La Bibliothèque », printemps 1978, n.p.

4Même si le texte de Pereire évoque une autre revue que celle qui, justement, l’accueille3, il n’est pas anodin qu’il ait été publié dans le numéro liminaire de L’Humidité, alors que l’avenir de la revue pouvait encore supporter toutes les projections possibles. Plus surprenant peut-être, ce texte se retrouve, à l’identique, dans le 25e et avant‑dernier numéro de la série4 : sa lecture s’éclaire sous un autre jour lorsqu’il s’agit, pour une publication dont la fin est déjà programmée, de faire le bilan, de mesurer l’« épaisseur » des livraisons et du temps écoulé. Entreprendre la publication d’une revue, en effet, c’est projeter, faire un pari sur le futur, se lancer dans une aventure ayant beaucoup de variables, dont au moins deux sont communes à toutes les entreprises : sa longévité et sa périodicité. L’ambition qui préside au lancement d’un périodique est pourtant le plus souvent, à la fois de marquer le temps (sinon marquer son temps) et de durer. C’est en tout cas le fondement d’une revue que de faire paraître plusieurs numéros, prévus pour s’échelonner sur une période donnée. Les artistes qui s’improvisent revuistes ne mesurent pas toujours la lutte contre le temps qu’ils s’apprêtent à mener à ces deux niveaux : tenir le rythme et tenir sur la durée.

5Même si elle est une préoccupation constante pour ses éditeurs, la durée de vie d’une revue reste cependant un élément sur lequel ils ont peu de prise, tant elle repose sur des aléas : bonne entente des collaborateurs pour les revues collectives, épuisement du contenu, état des finances et, l’un et l’autre sont souvent liés, suivi des lecteurs. La périodicité offre finalement plus de possibilités aux artistes pour mener une réflexion sur le temps : la manière dont ils en prennent acte et très vite, l’intègrent à leur projet, s’avérant souvent révélatrice de ce qu’ils cherchent à défendre.

Arythm-éthique

  • 5 S’il s’agit avant tout de respecter son engagement vis-à-vis des lecteurs et des collaborateurs (vo (...)

6La plus grosse difficulté lorsqu’il s’agit de faire un périodique réside sans doute dans le fait d’en faire un au sens strict du terme, à savoir, selon le dictionnaire, publier une série « qui revient, qui se reproduit à certaines époques déterminées, à des intervalles réguliers ». Pour quiconque relève le défi, s’ensuit une véritable course contre la montre pour tenter de tenir les délais annoncés5. La plupart du temps, les moyens dont disposent les artistes les rendent peu à même de remporter ce combat, et force est de constater que l’irrégularité reste un lieu commun. Si cet état de fait découle là aussi principalement de raisons pratiques, renoncer à la périodicité peut aussi relever de considérations plus idéologiques : dans bien des cas, et quelle que soit leur position de départ, les artistes ne tardent pas à s’apercevoir qu’ils ne tiennent finalement pas spécialement à s’imposer la discipline de la régularité. La périodicité, si elle permet d’avancer, de « tourner la page », peut très vite devenir ce qui bride, étant à la fois source de frustration et de compromis. Nombre d’artistes préfèrent dès lors abandonner d’emblée toute idée de régularité et revendiquer une conception plus libre que celle qui définit ordinairement une revue ou un périodique. Ainsi de Maurizio Nannucci pour la revue Mèla qu’il fait paraître à Florence à partir de 1976 et qu’il présente comme « apériodique », (« a/per/iodico »). Laurent Marissal et Jean-Charles Agboton-Jumeau, de leur côté, choisissent de définir leur revue C.1855 (1999-2001) comme « quasi-mensuelle », tandis que Daniel Spoerri annonce son Petit Colosse de Simi – bulletin qu’il publie depuis les îles grecques entre 1968 et 1970 – comme un « mensuel ou peu s’en faut ». Un néologisme circonstanciel pourra même être choisi comme qualificatif, éliminant par avance tout risque de réclamation : le titre de la revue Irrégulomadaire de Susanna Shannon, Jérôme Saint-Loubert Bié et Jean-Charles Depaule (1990-2000) est en ce sens des plus explicites.

  • 6 Doc(k)s, n° 27-28-29-30-31-32-33-34, « Grand Virage », hiver 1980.
  • 7 Maurice Nadeau, Les Lettres nouvelles, n° 28, 4 novembre 1959, p. 2.

7Différemment, la manière d’intégrer – et d’adapter – la dimension périodique peut s’avérer malicieuse : ainsi en va-t-il par exemple de l’attitude adoptée par les éditeurs de la revue Doc(k)s, Julien Blaine en tête. Cette revue « trimestrielle » lancée au milieu des années 1970 annonce d’emblée la couleur : son premier numéro est en fait le n° 1-4. Si l’on peut soupçonner certaines revues de combler leur retard de parution par la stratégie du numéro double, que penser d’une série qui s’inaugure par un numéro quadruple ? La suite confirmera cette compréhension désinvolte de la périodicité de Doc(k)s, finalement fort peu trimestrielle, bien qu’elle s’obstine à le mentionner sur sa couverture : si l’on s’en tient aux livraisons de la première série (qui court jusqu’en 1986), elle s’avère en effet plutôt semestrielle, voire annuelle. Si l’on considère en revanche ses numéros – qui vont du numéro double au numéro octuple6 – sa périodicité oscille entre un rythme effectivement trimestriel et un rythme mensuel. Étant donné que le nombre de numéros par livraison n’est pas proportionnel au nombre de pages, il faut se rendre à l’évidence : la régularité n’est pas la préoccupation première des rédacteurs de Doc(k)s. Se faire une règle de ne pas respecter le principe périodique, comme choisissent de le faire un certain nombre d’artistes, peut ainsi être compris comme une façon de montrer la dimension alternative de leur projet, de revendiquer la marge de manœuvre dont ils disposent, en l’occurrence, celle d’un temps de travail détaché autant que possible de la pression sociale. Publier une revue est en effet souvent un moyen d’affirmer une indépendance que de nouvelles contraintes risqueraient de compromettre. Cela revient aussi à assumer tous les aspects de leur publication et partant, engage davantage leur responsabilité dans le projet éditorial qu’ils mettent en circulation. Ce parti pris les amène ainsi parfois à mettre en relief, à leur manière, les dangers d’une « ponctualité à tout prix » – dénoncés depuis longtemps par de nombreux auteurs impliqués dans des publications périodiques – dont Maurice Nadeau résume bien les termes : « L’idole exige d’être nourrie régulièrement et à dates fixes, bientôt plus soucieuse du volume et de la quantité de nourriture que de sa qualité, elle s’asservit auteurs et rédacteurs qu’elle finit par vider peu à peu de leur substance7. ».

  • 8 Ce qui place la revue dans un autre rapport au temps que la logique de sédimentation (infinie) des (...)

8Mais alors pourquoi les artistes ne choisissent-ils pas tout simplement d’ignorer la donnée périodique, en s’abstenant d’en faire mention sur leurs publications et en n’annonçant rien du genre ? Car faire le choix de la revue comme médium implique d’accepter de s’inscrire dans une logique définie et d’en adopter certains principes : c’est l’une des ambivalences de la revue d’artiste. Et les artistes ont bien conscience que la revue, si elle n’est pas mise en tension avec la notion de temps, de sa création à sa diffusion, n’en est plus vraiment une. Toute personne engagée dans la conception d’une revue, même lorsqu’elle n’a pas de bornes temporelles déterminées à respecter, ne peut qu’éprouver l’importance du facteur temps, celui qui rappelle qu’il faut boucler le numéro, afin que la revue devienne ce « bloc de temps figé » qui la caractérise8. C’est cette particularité qui pousse les artistes à inscrire malgré tout l’idée de temporalité et de périodicité au cœur de leur projet alors que, dans le même temps, ils trouvent les moyens d’échapper à une emprise trop serrée, en lui dessinant des contours vaporeux ou en en revendiquant une conception élastique.

La ponctualité comme projet

  • 9 Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento, trad. A. Gabastou, Paris, Christian Bourgois, 2006, p. 239.

9Si, comme le remarque le docteur Pasavento, héros d’un roman éponyme d’Enrique Vila-Matas : « ce n’est pas tous les jours qu’on projette de mener à bon terme une œuvre ponctuelle9 », il ne faudrait pas pour autant laisser entendre qu’une prise en compte stricte de la régularité qui définit le périodique ne soit jamais acceptée par les artistes. Elle est au contraire pour certaines revues un paramètre essentiel, au point que la ponctualité fait véritablement partie de la compréhension du projet, voire devient l’une des conditions de sa réalisation.

  • 10 Entretien avec Éric Watier, « Architectures remarquables/Un Horizon/Un Intérieur/Paysages avec reta (...)
  • 11 ibid., je souligne.
  • 12 Éric Watier, « Faire un livre c’est facile », Nouvelle revue d’esthétique, n° 2, 2008, p. 79.
  • 13 Entretien avec Éric Watier, op. cit., p. 181.

10Éric Watier compte parmi ces artistes ayant, à un moment donné, porté une telle ambition. C’est en tout cas pour un rythme quotidien qu’il opte en 2002 pour sa revue Paysage (détail). Comme il le précise, ce choix participe pleinement du projet : « le rythme et la durée sont des paramètres qui conditionnent totalement le travail. Il y a un certain plaisir à se donner des contraintes et à les respecter10 ». La périodicité détermine alors une sorte de règle du jeu dans laquelle, à l’inverse de la posture précédente, le fait que le temps de production soit imposé – et en l’occurrence, fort court – donne tout son sens au projet : « L’obligation de faire quelque chose de montrable, c’est-à-dire quelque chose dont on peut être fier, dans un temps donné est très stimulante11 », reconnaît Watier. Paysage (détail) résulte d’une mise en œuvre extrêmement simple et d’un protocole immuable, qui consiste à imprimer en pleine page l’image d’un paysage, image le plus souvent trouvée (dans des journaux de petits annonces, sur des cartes postales, en tapant le mot « paysage » dans un moteur de recherche sur Internet, etc.). La mention au verso du nom de la revue et d’une date, puis le pliage en deux du feuillet suffisent à créer une publication minimale, un livret de quatre pages, format que Watier apprécie tout particulièrement et qu’il nomme « pli » ou « livre mince ». Ce mode opératoire, immédiat et léger, est ce qui fait que le pari du quotidien est tenable. Le choix d’une parution quotidienne sert ainsi deux desseins : d’abord, elle permet une dispersion rapide de la revue et de ses images (chaque image faisant aux yeux de l’artiste partie d’une série, d’un tout, non recomposable mais virtuellement présent, à l’instar de l’idée même de « paysage »12). Ensuite, elle donne un cadre au travail, impose une règle de conduite à l’artiste, qu’il lui suffit de changer quand les choses deviennent lassantes ; car, nous rappelle Watier, « on n’est pas toujours obligé de rester son propre tyran13 ».

11Si elle ne transparaît pas dans les propos de l’artiste, il faudrait peut-être ajouter une autre motivation : projeter de faire un quotidien, c’est aussi se mettre sur les rangs de la « grande presse » et de son rythme de production effréné. Si le projet peut paraître présomptueux, il va sans dire que les artistes qui se lancent dans une telle entreprise s’amusent de cette référence, comme des différences d’enjeux et d’échelles (surtout lorsqu’il s’agit de s’y atteler seul). L’idée du journal quotidien, le périodique par excellence, persiste en tout cas comme référence, ne serait-ce qu’en bruit de fond.

12L’écho à la grande presse est plus explicite sans doute dans le Donald Parsnips Daily Journal que publie Adam Dant à Londres entre 1995 et 1999. Entièrement fait à la main – typographie comprise –, ce quotidien résulte lui aussi d’une mise en œuvre extrêmement simple, donnant invariablement naissance à une publication de format A6, d’une à huit pages. En dépit de la pauvreté de moyens, le Donald Parsnips Daily Journal reprend au quotidien classique, à la fois sa présentation – réduite ici à quelques traits grossièrement esquissés – et ses modes d’énonciation. Mais l’artiste, qui n’hésite pas au besoin à écrire dans un italien, un allemand ou un français approximatifs, y mêle aussi les codes issus de toutes les formes éditoriales connues, du dictionnaire à la bande dessinée, en passant par les brochures pamphlétaires du XVIIIe siècle.

  • 14 The Gentle Author, « Adam Dant, artist », mai 2010 [http://spitalfieldslife.com/2010/05/29/adam-dan (...)

13Outre sa longévité exceptionnelle de cinq ans, il faut surtout souligner ici le fait que, à l’instar d’un certain nombre de journaux d’actualité, la publication paraît seulement les jours ouvrables de la semaine (les parutions le week-end restent très rares) : le projet s’inscrit dès lors de manière plus flagrante dans un temps normé et se fait le témoin de cette intériorisation du rythme social. Pour Dant, faire paraître son Donald Parsnips Daily Journal devient une tâche quotidienne comme une autre : « je me levais chaque matin à six heures et j’utilisais le temps qu’il me restait avant d’aller travailler pour l’écrire, ce qui fait que quand je me levais tard, il paraissait un peu décousu14 ». Le temps de conception s’échelonnait ainsi entre dix et quarante cinq minutes, lequel était immédiatement suivi de sa reproduction et de sa diffusion, le tout sur le chemin qui séparait le domicile de Dant de son lieu de travail. L’intégration de la donnée temporelle, qui régit strictement la conception de chaque numéro, donne paradoxalement à l’artiste une liberté particulière : on excusera les ratures et les repentirs, les erreurs, les oublis, les approximations… L’absurde du contenu de la publication, le ton décalé, de même que l’accent mis sur la logique du « DIY » finiront de contrebalancer le rigorisme du projet. De la même manière que pour Watier, et que tout projet suivant une stricte périodicité, l’accent est mis sur l’emboîtement de plusieurs temps : celui de la diffusion, qui marque de son sceau la publication, et ce temps à la fois discipliné et rationnalisé qui consiste, pour l’artiste, à interroger voire à mettre à l’épreuve le temps de création.

  • 15 Trois numéros parus en septembre 1998, septembre 2003 et septembre 2009.
  • 16 Don DeLillo, Point Oméga, trad. M. Véron, Paris, Babel, octobre 2013, p. 126.
  • 17 ibid.

14Une autre posture se trouve entre les deux partis pris déjà évoqués : elle consiste à respecter une périodicité définie, mais en lui donnant des proportions considérables. C’est le choix que fait l’artiste allemand Olaf Probst pour sa revue Mc Loop dont la périodicité annoncée – assumée – est de cinq ans15. Si, comme dans les précédents exemples, ce parti pris nous amène à prendre en considération, dans la réception, le temps d’effectuation, on ne peut que remarquer cette improbable lenteur, parti pris singulier qui apparaît comme une volonté de refréner le rythme trépidant de la société. Comme si, à l’instar d’un protagoniste du roman Point Oméga de Don DeLillo, l’artiste s’était posé la question « Comment ce serait, de vivre au ralenti16 ? ». Peut-être en est-il arrivé à la même conclusion que cette spectatrice que décrit l’écrivain alors qu’elle visionne les 24 hours psycho de Douglas Gordon : « Tant de choses vont si vite [...]. Nous avons besoin de temps pour nous désintéresser des choses17. ». Éprouver le temps semble en tout cas l’un des maîtres mots de l’artiste dont la revue se construit à partir d’une pratique du dessin expansive, qui rappelle ces griffonnages automatiques que l’on fait pour passer le temps : de minuscules motifs abstraits ou des inscriptions, reprenant parfois la logique du système binaire informatique, envahissent les pages de la revue, qu’elles soient vierges ou présentent des photographies en pleine page. Cette pratique du dessin et sa mise en œuvre dans une revue à la périodicité étirée montrent que l’artiste laisse aux actions, aux événements, le temps de se développer. Le rythme ralenti de Probst l’est à un tel point qu’il ne serait tenable par aucune publication périodique mainstream. Là encore, son rapport à la périodicité est une manière de montrer son indépendance vis-à-vis des principes de base d’un périodique, paradoxalement en en respectant sa définition première, à savoir, sa parution à intervalles réguliers.

Entorses chronologiques : antidater, dé-compter…

15Chacun des différents partis pris évoqués ci-dessus prend acte du facteur temps et se positionne par rapport à son séquençage, indispensable à la coordination sociale. Si ces propositions permettent d’interroger la marge de manœuvre qu’autorise la logique cyclique ou la manière dont son emprise peut devenir productive, il ne s’agit pour autant jamais de remettre en cause les fondements de son organisation. Il en va différemment lorsque les artistes s’attaquent frontalement à la logique du calendrier. On trouve fréquemment dans les revues d’artistes de telles tentatives pour déjouer la fatalité du temps, lesquelles témoignent on ne peut mieux de la conscience qu’ont les artistes de l’incidence qu’elle a sur le développement de leur travail. Mais rendre compte de ce phénomène n’est pas le seul objet de ces perturbations chronologiques : provoquer des situations temporelles insolites est aussi une manière de renvoyer le lecteur à l’expérience inédite du temps qui est proposée au travers d’une œuvre qui s’élabore sous forme de revue.

  • 18 Anna Banana a retracé l’enchaînement des numéros de VILE dans la dernière livraison de la série, nu (...)

16VILE, magazine publié sur la côte Ouest américaine par Anna Banana et Bill Gaglione, fait partie de ces projets qui jouent sur un décalage permanent avec la logique du calendrier, en adoptant une datation et une numérotation des plus fantaisistes. Le premier numéro (vol. 1, n° 1) affiche ainsi en couverture la date du 14 février 1985, alors qu’il paraît en janvier 1974. Le second, antérieur au premier si l’on en croit la date mentionnée – qui, a priori, respecte cette fois le calendrier –, est indiqué comme étant le vol. 1, n° 4. Sans aucune logique, lui succèdent le vol. 3, n° 1, puis le « vol. 1, n° 2/vol. 2, n° 1 (a.k.a. n° 2/3) » – il s’agit en réalité de la quatrième livraison –, suivi du vol. 3, n° 2. Le lecteur, aussi attentif soit-il au moment de la parution, risque fort d’être décontenancé par ces irrégularités, au point de n’être pas certain de ne pas avoir manqué de livraisons. De la même manière, quiconque cherche à retracer rétrospectivement l’enchaînement des numéros se heurte à des difficultés insolubles, que seul le récapitulatif rédigé par les éditeurs, à la manière d’un mode d’emploi, permet de démêler avec certitude18.

  • 19 Artpolice, Artpolice Comics, Artpolice Magazine, Artpolice Gazette, Artpolice Express, Artpolice in (...)

17De tels jeux avec la chronologie ne sont pas réservés aux publications qui, comme VILE, revendiquent une filiation avec dada. On pourrait au même titre mentionner la revue Artpolice, lancée au même moment par Frank Gaard, et nourrie par l’artiste et ses étudiants du Minneapolis College of Art and Design. Une confusion similaire y est entretenue : la numérotation suit un fil improbable, au point que plusieurs livraisons numérotées « vol. 1 n° 1 » paraissent successivement (dont un, trois ans après le premier). On pourrait se demander si ce n’est pas là le résultat d’une simple négligence – plutôt que de tenir le registre et le compte des numéros, il est finalement plus facile de recommencer au début –, mais la numérotation semble reprendre, de temps à autres, son cours « normal ». Cette revue, qui fait la part belle à la provocation via une inscription dans la tradition des comics magazines et publications underground, ne s’en tient pas là. Elle continue de brouiller les pistes en déclinant les titres, comme des ramifications issues de la publication-mère, mais qui, loin de mener chacune une existence définitivement indépendante, ne cessent de se croiser, parfois de se superposer (la numérotation est alors dédoublée) avant de se diviser à nouveau19. En somme, Artpolice semble se faire une règle de déroger à l’idée convenue de revue comme déroulé du temps.

18Il ne serait pas juste de dire que les artistes jouissent d’une liberté telle qu’ils n’auraient de comptes à rendre à personne : la publication se fait toujours en vue d’un lectorat potentiel, aussi peu fourni soit-il. En venant troubler l’ordre attendu des événements par une numérotation capricieuse, se révèle ainsi quelque chose de la relation particulière que les artistes entendent instaurer avec le lecteur : à ce dernier est refusé l’attente, que l’on pourrait dire passive, de la prochaine livraison ; il devient complice des dérives de la série, et son implication se trouve augmentée lorsqu’il s’agit d’en démêler les nœuds et de rétablir l’ordre des choses, ce qui se révèle parfois un insoluble casse-tête. Les ruptures, non seulement perturbent la logique linéaire qui définit habituellement le périodique, mais dans le même mouvement, rendent caduque celle de la livraison qui viendrait remplacer la précédente, « passée de date ».

Mettre à jour le passé, corriger le futur

19Le caractère malléable du temps est mis en évidence d’une autre façon dans la revue BU, qui pousse encore plus loin de tels dérèglements. À vrai dire, la série toute entière joue sur des temporalités emboîtées, notamment en mettant en exergue le délai presque inévitable, parfois disproportionné, qu’il y a entre la conception d’une revue, sa fabrication et sa réception. Plusieurs temps se confrontent dans cette publication lancée au début des années 2000, qui s’élabore sur le principe d’un échange de lettres entre Philippe Robert et Didier Cattoen. Le lecteur, témoin de ces échanges, a toujours la sensation d’avoir un train de retard : ainsi en va-t-il lorsque, par exemple, il reçoit en juin un numéro-lettre daté du mois de janvier. Ce qui pourrait passer pour un simple retard de la poste, prend encore une autre dimension quand l’abonné reçoit des numéros qui apparaissent comme des réponses, de l’un ou l’autre artiste, à des numéros-lettres qu’il ne découvrira que quelques livraisons plus tard.

20Mais ce sont dans les errata glissés dans certains numéros que les dérèglements temporels sont les plus probants, étant donné qu’ils concernent des numéros non encore parus. L’erratum du n° 22 apporte par exemple un rectificatif à l’erratum au n° 9, qui ne sera publié que dans le n° 24 : l’annonce de l’erreur devient prolepse, elle paraît avant même d’être effective. Le lecteur est en droit de se demander en quoi l’erreur est inévitable, puisqu’elle est corrigée dans un numéro précédent ; mais de telles questions ne semblent pas préoccuper les artistes qui, manifestement, ne se soucient que du fait que la coquille soit, d’une manière ou d’une autre, rectifiée. Ces (dys)fonctionnements ont quoi qu’il en soit pour conséquence directe de mettre l’accent sur la lecture fragmentée qu’impose tout périodique et l’attente qui s’instaure entre chaque numéro. Ils remettent aussi directement en cause l’idée d’un sens unique du temps, en encourageant le lecteur à rebrousser chemin, à remonter le courant de la revue.

  • 20 FILE Megazine, « Annual Artists’Directory Issue », vol. 2, n° 5, février 1974, p. 6-55.

21Une question que se pose sans doute quiconque s’est un jour lancé dans la publication d’une revue est la suivante : quels auraient été ses développements si d’autres choix avaient été faits ? Le collectif General Idea semble faire une telle hypothèse dans le numéro de son magazine FILE qui paraît en février 1974 20. Pour marquer les deux ans d’existence de la publication, les éditeurs ont choisi de transformer une partie de ses pages en calendrier, forme éditoriale fréquemment coulée dans le corps et le cours des revues, autre indice du rapport inéluctable au temps de tout périodique. Ce calendrier est à première vue tout à fait classique : organisation en grille pour la partie supérieure, avec des cases vierges en attente d’être complétées. La partie inférieure est, quant à elle, occupée par des vignettes d’annonceurs, comme on en trouve dans les calendriers publicitaires ordinaires (elles sont ici investies par des éditeurs indépendants, artistes et collectifs, principalement canadiens ou actifs sur la Côte ouest américaine). S’y ajoutent des petites annonces d’artistes en quête d’images, centralisées par le collectif Image Bank, contributeur régulier de la revue depuis ses débuts, ainsi qu’un imposant index qui tente de recenser tous les artistes, galeries, centres d’art alternatifs, et autres acteurs du réseau qui s’est construit autour du magazine.

  • 21 Onze ans, soit le laps de temps qui sépare les lecteurs de l’événement futur que General Idea n’a d (...)
  • 22 On retrouve notamment des images publiées dans le magazine, mais reprises avec un cadrage différent
  • 23 On peut cependant signaler que la couverture du numéro imaginaire de FILE d’octobre 1973 – image vi (...)

22Une particularité apparaît cependant lorsque l’on regarde mieux la structure dudit calendrier : ce dernier, qui n’occupe pas moins d’une cinquantaine de pages, couvre une période de onze ans21, ce qui peut surprendre pour une publication par principe annuelle. En résulte une première tension temporelle, qui s’imposera inévitablement avec l’usage : annonces et index sont promis à une rapide obsolescence, tandis que le calendrier continuera son cours. Une deuxième remarque s’impose : chaque double page (une pour quinze jours), est également ponctuée par une couverture d’un numéro de FILE, identifiable au premier coup d’œil avec son logo inscrit en lettres blanches dans un rectangle rouge (ici reproduit en noir et blanc) et une photographie en pleine page, que vient recouvrir, au bas du format, l’habituel bandeau porteur de la date et du titre du numéro. Vingt-deux numéros de FILE défilent ainsi d’une double page à l’autre, or seulement sept numéros de FILE ont à ce jour paru. On constate alors qu’entre les véritables couvertures s’intercalent un ensemble de numéros fictifs, qui font apparaître FILE comme un mensuel et non plus comme le trimestriel qu’il est depuis le début. Sont ainsi créées seize couvertures fictives tout à fait plausibles22. L’entorse à la chronologie est par conséquent double : le passé est revu sur le mode de l’uchronie, en faisant l’hypothèse d’une autre fréquence de parution, tandis que le futur semble tout tracé, jusqu’en février 1974. Mais il s’agit d’un futur purement conjectural puisque le magazine n’a pas, a priori, le projet de changer sa fréquence de parution. Aucune couverture ne sera dans les faits une véritable couverture du magazine (d’autant que les éditeurs de FILE, suite à des démêlés avec la société qui gère le magazine LIFE seront contraints de changer leur charte graphique). Le lecteur ayant choisi d’utiliser le calendrier offert par FILE se sera ainsi trouvé confronté à deux séries distinctes, celle hypothétique du calendrier, venant en contrepoint de celle formée par les numéros effectivement délivrés23.

Un futur « antérieur » ?

23Au vu de toutes ces façons d’appréhender le temps, on ne sera pas surpris de croiser également des revues qui s’essayent à l’anticipation. C’est ce qui fonde la particularité du Journal d’Anticipation, projet proposé en 2010 par Jocelyn Cottencin dans le cadre de la Biennale d’art contemporain de Rennes. L’idée prend racine dans un récit de science-fiction, comme le suggère l’extrait de la nouvelle de H. G. Wells, « The Queer story of Brownlow’s newspaper », reportée dans le premier numéro. Celle-ci raconte la déconcertante expérience d’un homme surpris un beau matin par un journal qui ne paraîtra que quarante ans plus tard.

24Faire l’expérience vertigineuse d’un temps encore à venir est ce que propose le Journal d’Anticipation, quotidien qui paraît de 2010 à 2060. La particularité du contrat fictionnel qui est proposé aux lecteurs de cet étonnant périodique est qu’il engage différents registres temporels, et ce, indépendamment des multiples prévisions – démographiques, écologiques, économiques, géographiques ou culturelles – que l’équipe de rédaction est contrainte de faire pour alimenter ses pages. En effet, outre la projection dans un futur à l’échelle d’un demi-siècle, les artistes ont opté pour le principe de l’ellipse : alors que le premier numéro, diffusé le 19 juillet 2010, est bien présenté comme le numéro un de la série, le second qui nous est donné à lire, daté du 13 octobre 2020, s’annonce comme le n° 3013. La rédaction nous laisse dès lors le soin d’imaginer ce qu’ont pu être les trois mille onze autres livraisons, restées dans l’ombre du futur. Les deux numéros suivants procèdent de la même manière : au n° 7395, du 28 mars 2036, succède le n° 13674, du 20 août 2060. De tels sauts dans le temps produisent des effets d’accélération inattendus, créant un effet de vide, de trou noir, pour une période qui, paradoxalement, n’existe pas encore.

  • 24 Par exemple, le 13 octobre 2020 ne sera pas un mercredi.

25Les numéros manquants ne nous empêchent cependant pas de suivre le fil de certaines histoires, comme celle de Gaspar de Berg, qui, de ses neuf ans à ses cinquante neuf ans n’aura de cesse de défrayer la chronique par des projets artistiques toujours plus spectaculaires. D’autres articles, plus thématiques, établissent des ponts entre les différents numéros, contrebalancés au fil des années par des changements importants comme une réforme de l’orthographe. Mais ces liens d’un numéro à l’autre sont assurés de manière plus évidente sur le plan visuel par une autre trouvaille : plutôt que d’opter pour l’hypothèse rebattue de la fin des publications papiers (qui en outre, aurait eu l’inconvénient de mettre un terme à l’aventure, du moins sous cette forme), l’équipe de rédaction fait celle d’un coût prohibitif pour la fabrication du papier advenu en 2036 : cela explique qu’elle ait été contrainte de recycler les exemplaires précédents, qui, pour des raisons techniques, n’ont pu être effacés que partiellement. Sous couvert d’une fiction, l’effet de surimpression que l’on retrouve dans les deux derniers numéros peut alors être lu comme une façon de mettre en évidence les différentes temporalités entre lesquelles le journal se trouve pris. On ne manquera d’ailleurs pas de repérer d’autres tensions : voué à être archivé, le Journal d’Anticipation doit rendre compte d’un présent déjà passé, tout en anticipant un futur (entre « voir » et « prédire », tel qu’énoncé dans le slogan de la publication). L’inscription dans un événement donné (passé), fait que paradoxalement deux inconnues constitutives du périodique ont été levées : la question de la pérennité a été évincée, ou plutôt reléguée au rang de la fiction, au même titre que celle de la périodicité et que le nombre de livraisons, doublement prédéterminés. Au temps étiré de la fiction, répond alors le temps ramassé de l’événement, réel : la production des quatre numéros du quotidien s’est en réalité développée sur cinq mois de conception, et sa diffusion s’est échelonnée sur les douze semaines de la biennale. Comme en témoignent les quelques approximations ou incohérences que l’on peut repérer dans la publication24, sans doute liées aux délais impartis pour sa réalisation, même un journal du futur n’échappe pas aussi facilement au calendrier, et à l’obligation de paraître en temps et en heure.

26Une dernière publication nous semble intéressante à mentionner : quoique n’étant pas à proprement parler une revue d’artiste, ce récent projet convoque un dispositif qui engage d’une autre façon la réflexion sur le rapport à la temporalité d’un périodique, notamment en la ramenant au niveau de sa réception et de sa destinée, tout en optant pour une diffusion discrète. Quelques jours après avoir reçu le numéro d’été de Parole (juillet-août 2013), « le magazine qui parle de Brétigny aux Brétignolais », certains habitants de cette petite ville d’Île-de-France ont eu la surprise de trouver dans leur boîte aux lettres un deuxième exemplaire de ce mensuel qui, comme dans la plupart des municipalités françaises, présente l’actualité de la commune, les rendez-vous marquants, des dossiers sur la vie de tous les jours, etc. Si un rapide regard pouvait laisser penser qu’il s’agissait bien du même numéro que celui déjà reçu – comme s’il y avait eu erreur dans la distribution – il suffisait d’en entreprendre la lecture pour constater une différence, une seule, mais notable : la totalité de cette livraison y est conjuguée au futur antérieur. Le magazine livré la seconde fois est en fait un facsimilé de Parole, projet réalisé par Matthieu Saladin dans le cadre d’une résidence d’un an au CAC Brétigny. S’il s’agit d’une intervention ponctuelle d’un artiste, qui en ce sens échappe à la question de savoir ce que seront ses développements futurs, la publication s’inscrit en revanche bien dans la lignée, la continuité d’un périodique. Sa diffusion redoublée à seulement quelques jours d’intervalles avec le magazine original, crée quant à elle une sorte de sursaut temporel, qui fait écho à ce temps particulier de la langue française qu’est le futur antérieur, utilisé aussi bien pour rendre compte d’une forte probabilité ou d’une supposition, que pour présenter un fait comme accompli et certain, d’un temps aujourd’hui clos.

Ci-dessus : Jocelyn Cottencin (éd.), Le Journal d’Anticipation, n° 1, juillet 2010, p. 2-3 (en haut) et 4-5 (en bas).

Ci-dessus : Matthieu Saladin, Paroles au futur antérieur, CAC Brétigny, juillet 2013, couverture et double-page (p. 6-7).

27Ce procédé simple et son application systématique ont pour conséquence de perturber fortement la fonction de ce document et la manière dont il rend compte des faits : en mettant tout sur le même plan, rapports d’événements passés, annonce d’actions en cours ou de projets futurs, le dispositif amène les lecteurs à s’interroger sur le statut et l’avenir d’un tel magazine, au-delà de sa fonction pratique. Il rappelle que, parce que ce type de publication n’a d’intérêt que fermement ancré dans son actualité, il n’a pas pour vocation d’être conservé et lu dans un temps qui n’est plus le sien. Et pourtant, un tel magazine n’est-il pas le support et le témoin de débats qui s’y amorcent ou s’y glissent subrepticement, annonciateur d’événements ou de conflits futurs ? C’est ce que semble suggérer le nouveau magazine (d’autant que l’édito de ce numéro a prêté à polémique, le maire y déplaçant la fonction informative censée être celle du magazine pour se justifier contre des attaques de l’opposition jugées déplacées).

  • 25 Matthieu Saladin, Parole. Le magazine qui aura parlé de Brétigny aux Brétignolais, production CAC B (...)

28Le fait de passer le magazine au futur antérieur lui assure en tout cas, paradoxalement, cette pérennité à laquelle il ne peut d’ordinaire prétendre : les propos tenus, les annonces de projets à venir, très vite obsolètes dans la version classique, deviennent tout à coup durables, tant pour le lecteur d’aujourd’hui que celui de demain, puisque son mode d’énonciation est dès le départ celui d’un temps futur révolu, présentant des actions (potentiellement) passées : « L’été à Brétigny, avec ou sans soleil, aura brillé de tous ses feux. Plusieurs événements auront été prévus pour tenir en haleine les Brétignolais. Pendant les mois de juillet et d’août, une ville aura pu rester aussi attractive qu’une station balnéaire… [...] À Brétigny, on n’aura pas eu d’océan, mais on aura eu des idées25. ». Validité qui devient permanente jusqu’au sous-titre qui, même dans l’hypothèse d’un arrêt définitif de la publication, restera valable puisque Parole aura bien été « Le magazine qui aura parlé de Brétigny aux Brétignolais ».

Des revues qui changent le cours du temps

29L’objet de ces opérations – ralentissement ou accélérations, retours en arrière, projections –, au caractère souvent ludique ou facétieux, est de rappeler que la revue s’inscrit dans un temps social dont il s’agit de révéler la dimension conventionnelle. Mais à y regarder de plus près, les artistes ne se contentent pas, par leurs « tours revuistiques », de troubler ou de réaffirmer la logique d’enchaînement à l’œuvre dans tout périodique : s’ils perturbent ces règles, c’est pour mieux en interroger les fondements. Malgré la désorientation qu’elles créent, certaines démarches peuvent ainsi être perçues dans leur dimension réflexive, comme faisant écho à l’expérience singulière de lecture qui se joue dans les pages d’un périodique : elles rappellent aussi que d’autres relations à l’œuvre et au temps sont encore à inventer et à expérimenter. 

  • 26 [http://yawn.detritus.net/], consulté le 10 janvier 2014. Sur cette publication, voir Marie Boivent (...)
  • 27 Lloyd Dunn, courriel à l’auteur du 1er novembre 2011.

30Mais sans doute peut-on aussi envisager certains partis pris comme des mises en garde quant à notre rapport à l’imprimé et à ses évolutions. Si la logique du temps à l’œuvre avec Internet n’est pas comparable avec celle des revues papiers, cet outil est aujourd’hui de plus en plus utilisé par les revuistes, qui s’en servent de mémoire pour leurs publications : Internet permet d’archiver les numéros de revues épuisés et de rendre leur contenu à nouveau accessible. La manière dont Lloyd Dunn, éditeur du bulletin YAWN, exploite cette solution va dans le sens de notre dernière hypothèse : tous les numéros de ce périodique, publié entre 1989 et 1994 et consacré aux actions de la « Grève de l’Art », sont téléchargeables en ligne26. Mais il suffit de confronter les numéros en ligne avec la série d’origine pour constater quelques changements : rien de spectaculaire, de petites différences qui finissent cependant par provoquer d’importants décalages dans la numérotation. De fait, dans ce qui est présenté comme les archives de YAWN, des numéros ont été intercalés, de nouveaux textes disséminés au cœur des bulletins originaux, la mise en page ajustée. Aucune mention de modification n’apparaît pourtant sur les numéros, qui conservent leur date initiale. Là encore s’instaure un jeu entre le lecteur et l’éditeur qui, par un retour sur la chronologie, brouille les pistes. Il ne s’en cache pas : « Je crois que j’ai publié presque tout ce que j’ai reçu en rapport avec la Grève de l’Art […]. Il n’y avait aucune raison de ne pas y ajouter les autres documents, et cela devenait une sorte de plaisir, alors je les ai ajoutés. C’est un petit jeu, j’aime jouer avec l’histoire, créer la confusion au point que la réalité reste obscure – ce qu’elle est toujours, du reste27. ». La version augmentée en ligne devient alors un autre projet qui va finalement à l’encontre de la prétendue visée archivistique ; une fois matérialisée, la nouvelle version est susceptible d’interférer avec la précédente au point de, finalement, changer l’histoire de la revue.

  • 28 George Orwell, 1984 [1949], tr.ad. A. Audiberti, Paris, Gallimard, 2008, p. 58.

31Une telle démarche rappelle la tâche quotidienne qui incombe au protagoniste principal, employé du Ministère de la Vérité, imaginé par George Orwell dans 1984 : Winston Smith est chargé de faire concorder les prévisions du passé avec les chiffres et les faits officiels, d’adapter les positions idéologiques à la politique en cours, en somme de mettre à jour le passé, afin de le rendre plus en accord avec la vérité du moment. Concrètement, et ce n’est pas un hasard, son travail consiste à rectifier les articles d’un quotidien, qui sont ensuite réédités sans aucune mention de modification: « Lorsque toutes les corrections qu’il était nécessaire d’apporter à un numéro spécial du Times avaient été rassemblées et collationnées, le numéro était réimprimé. La copie originale était détruite et remplacée dans la collection par la copie corrigée. [...] L’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été possible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification28. ». Bien sûr, les interventions discrètes de Dunn sur le bulletin YAWN ont peu de conséquences. Mais elles nous rappellent aussi, au même titre que les autres distorsions que les artistes s’ingénient à faire subir au temps dans leurs revues, qu’il faut peut-être se garder de prendre la date qu’elles arborent pour argent comptant, d’autant plus lorsque les nouvelles technologies, Internet en tête, se mêlent de les classer au rang de documents d’archives.

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Notes

1 Emmanuel Pereire, « Le Collectionneur », L’Humidité, n° 1, décembre 1970, n.p.

2 Francis Picabia, 391, n° 19, octobre 1924.

3 Revue qu’il choisit de ne pas nommer, sans doute pour donner une portée plus générale à l’expérience qu’il décrit. L’auteur glisse cependant quelques indices, indiquant la périodicité de la revue, mensuelle, mais aussi sa date de lancement, janvier 1955, qui nous laissent supposer qu’il s’agit de la revue L’Œil.

4 L’Humidité, n° 25, « La Bibliothèque », printemps 1978, n.p.

5 S’il s’agit avant tout de respecter son engagement vis-à-vis des lecteurs et des collaborateurs (voire vis-à-vis d’annonceurs), la périodicité est, sur le plan pratique, une condition sine qua non pour permettre l’accès à certains financements ou aides dédiées à l’édition, publics ou privés (à l’instar de la commission paritaire en France qui n’est accordée qu’aux revues paraissant régulièrement, et au moins une fois par trimestre).

6 Doc(k)s, n° 27-28-29-30-31-32-33-34, « Grand Virage », hiver 1980.

7 Maurice Nadeau, Les Lettres nouvelles, n° 28, 4 novembre 1959, p. 2.

8 Ce qui place la revue dans un autre rapport au temps que la logique de sédimentation (infinie) des blogs.

9 Enrique Vila-Matas, Docteur Pasavento, trad. A. Gabastou, Paris, Christian Bourgois, 2006, p. 239.

10 Entretien avec Éric Watier, « Architectures remarquables/Un Horizon/Un Intérieur/Paysages avec retard/Paysages (détails) Sous-Paradis/Papier », Marie Boivent (sld), Revues d’artistes, une sélection, coédition Fougères, Lendroit Galerie, Rennes, Arcade, Paris, Éditions Provisoires, 2008, p. 181.

11 ibid., je souligne.

12 Éric Watier, « Faire un livre c’est facile », Nouvelle revue d’esthétique, n° 2, 2008, p. 79.

13 Entretien avec Éric Watier, op. cit., p. 181.

14 The Gentle Author, « Adam Dant, artist », mai 2010 [http://spitalfieldslife.com/2010/05/29/adam-dant-artist/], consulté le 10 janvier 2014.

15 Trois numéros parus en septembre 1998, septembre 2003 et septembre 2009.

16 Don DeLillo, Point Oméga, trad. M. Véron, Paris, Babel, octobre 2013, p. 126.

17 ibid.

18 Anna Banana a retracé l’enchaînement des numéros de VILE dans la dernière livraison de la série, numéro spécial intitulé « About VILE » qui fait office de n° 8 (il paraît en 1983, soit après une pause de quatre ans).

19 Artpolice, Artpolice Comics, Artpolice Magazine, Artpolice Gazette, Artpolice Express, Artpolice international, Artpolice Digest, etc. Artpolicenewsletter (ou Artpolice Newsletter) est la série parallèle qui semble la plus indépendante. Pour un aperçu des méandres d’Artpolice, voir Philip E. Aaron et Andrew Roth (sld), In Numbers. Serial Publications by Artists Since 1955, New York, PPP éditions, 2009, p. 83-89.

20 FILE Megazine, « Annual Artists’Directory Issue », vol. 2, n° 5, février 1974, p. 6-55.

21 Onze ans, soit le laps de temps qui sépare les lecteurs de l’événement futur que General Idea n’a de cesse d’annoncer, la construction du Pavillon de Miss General Idea, prévue pour 1984.

22 On retrouve notamment des images publiées dans le magazine, mais reprises avec un cadrage différent.

23 On peut cependant signaler que la couverture du numéro imaginaire de FILE d’octobre 1973 – image violente et provocatrice qui représente un homme pendu nu en érection – sera reprise à l’identique pour VILE pour son n° 2, en septembre 1974.

24 Par exemple, le 13 octobre 2020 ne sera pas un mercredi.

25 Matthieu Saladin, Parole. Le magazine qui aura parlé de Brétigny aux Brétignolais, production CAC Brétigny, juillet 2013, p. 25.

26 [http://yawn.detritus.net/], consulté le 10 janvier 2014. Sur cette publication, voir Marie Boivent, « Yawn, un bulletin pour la Grève de l’Art », dans Leszek Brogowski et Anne Mœglin-Delcroix (sld), Le livre d’artiste : quels projets pour l’art ?, Rennes, Incertain Sens, février 2014, p. 87-107.

27 Lloyd Dunn, courriel à l’auteur du 1er novembre 2011.

28 George Orwell, 1984 [1949], tr.ad. A. Audiberti, Paris, Gallimard, 2008, p. 58.

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Table des illustrations

Légende General Idea, FILE, février 1974, couverture et double‑page (p. 28-29) Courtesy General Idea.
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URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/998/img-3.png
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Légende Ci-dessus : Jocelyn Cottencin (éd.), Le Journal d’Anticipation, n° 1, juillet 2010, p. 2-3 (en haut) et 4-5 (en bas).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/998/img-4.png
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URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/998/img-5.png
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Légende Ci-dessus : Matthieu Saladin, Paroles au futur antérieur, CAC Brétigny, juillet 2013, couverture et double-page (p. 6-7).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/998/img-6.png
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Pour citer cet article

Référence papier

Marie Boivent, « Accélérations, rétrospections, anticipations : le temps en jeu dans les revues d’artistes »Marges, 19 | 2014, 128-146.

Référence électronique

Marie Boivent, « Accélérations, rétrospections, anticipations : le temps en jeu dans les revues d’artistes »Marges [En ligne], 19 | 2014, mis en ligne le 01 octobre 2016, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/998 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.998

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Marie Boivent

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