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Thématique : Les temps de l'art

Horloges au présent. Présences de l’horloge dans l’art actuel

Clocks at present. Clocks in contemporary art
Claire Labastie
p. 96-112

Résumés

Pourquoi l’horloge, désertant les intérieurs bourgeois à la fin des années 1960, a-t-elle fait son entrée dans les œuvres d’art ? Après avoir été un motif peint, tendu entre fixité et mouvement dans la modernité, elle devient un matériau banal dans la sculpture contemporaine. Résistance au temps de travail aliénant ou volonté de le promouvoir, temps collectif ou individuel, mesure et démesure : les œuvres à horloge offrent aux artistes un champ d’expression démultiplié pour inventer de nouvelles approches et des perceptions inédites du Temps.

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Texte intégral

  • 1 Les célèbres montres molles de la peinture à l’huile Persistance de la mémoire (1931), mais aussi L (...)

1L’horloge en état de fonctionner, en tant que matériau ou objet artistique et non pas seulement comme motif peint ou sculpté, apparaît dans le champ de l’art avec une abondance croissante à partir des années 1960 : son importance culmine dans les années 1990-2000. L’horloge qui nous intéresse est un objet qui fonctionne et le matériau d’une œuvre. Recyclée ou spécialement fabriquée, elle pourrait, à l’occasion, être très proche de l’objet utilitaire. Il n’est pas lieu ici de traiter l’absence de frontière – ou du moins la fragilité de cette dernière – entre l’œuvre d’art et l’objet de design, alors que la question de l’horloge-matériau en soulèverait assurément le problème. Certaines de ces œuvres inclinent tantôt vers la célébration d’un temps rassembleur et communautaire, tantôt vers la mise en avant d’une disjonction des temporalités individuelles les unes par rapport aux autres. D’autres horloges artistiques rappellent leur rôle premier de mesure du temps, mais pour cela-même elles se font aussi, dans le registre symbolique, sièges de chaos, génératrices déchaînées d’une inquiétante – ou réjouissante – démesure. Enfin un certain nombre oscille entre l’enregistrement d’un temps de contraintes sociales et l’expression d’une libération vis-à-vis de lui. Ainsi, pour approcher théoriquement l’afflux d’horloges dans l’art de ces dernières décennies, des axes de réflexion pendulaires ont paru adaptés au propos : chacun des points thématiques abordés génère un pôle contraire selon une dialectique qui rend difficile une interprétation univoque. Mais, pour interroger à la racine cette question de l’horloge-en-état-de-marche comme matériau artistique, il faut revenir à la période où elle est apparue, dans les années 1960. Elle est certainement héritière des montres1 de Dali, comme elles en association avec d’autres figures, mais elle ne nous fait pas entrer dans un rêve : il s’agirait plutôt de nous révéler ce que nous ne voyons pas ou ne voulons pas voir.

Des œuvres pionnières : pourquoi un garde-temps qui fonctionne ?

  • 2 Art After Philosophy. Texte paru en français dans Artpress, n° 1, décembre – janvier 1973. Publicat (...)
  • 3 « Les œuvres d’art sont des propositions analytiques », ibid., p. 239.

2Dans le champ artistique des années 1960, apparaissent des techniques et des pratiques artistiques à teneur temporelle : les performances théorisées et pratiquées par Allan Kaprow par exemple, et la vidéo avec Wolf Vostell et Nam June Paik dans ses débuts. L’œuvre capte et « rapte » le présent du spectateur : la durée d’observation y est déterminée et ne relève pas du choix de l’observateur. Or c’est aussi dans cette période qu’apparaissent de véritables horloges qui fonctionnent dans le champ de l’art contemporain et qui intègrent dans l’œuvre le présent du spectateur. En 1965, Joseph Kosuth présente une horloge qui fonctionne dans son installation Clocks (One and Five), une de ses premières Proto-Investigations. Elle est accompagnée d’une photographie de la même horloge à l’échelle 1 et de trois photographies représentant chacune une définition agrandie, puisée dans un dictionnaire, des mots time, machination et object. L’objet-horloge est réel et fonctionne, comme la lampe dans One or Three Lamps, autre Proto-investigation de 1965. Selon l’artiste, la nature artistique d’un objet quelconque est déterminée par le champ artistique dans lequel il se trouve : « Un objet n’est art que lorsqu’il est placé dans le contexte artistique »2. Comme l’horloge a l’air d’être un objet d’usage parce qu’elle fonctionne, son caractère artistique se remarque du fait même qu’on pourrait en douter au départ. De plus, l’horloge à l’heure, même appartenant à l’art et à aucun autre domaine, va « chercher » le spectateur dans son présent. Ce dernier, devant une œuvre de Kosuth, se saisit intellectuellement de l’œuvre qui résonne dans son actualité : sa réflexion, que l’artiste veut « analytique »3, s’en nourrit dans son présent. Et l’horloge aura valeur de contact réel et symbolique entre le présent de l’œuvre et celui du spectateur.

  • 4 Edward Kienholz, « The Portable War Memorial », dans « Entretiens avec Pontus ultén », dans Pontus (...)
  • 5 ibid., p. 12.
  • 6 ibid.

3Dans l’installation en forme de scène pliable, The Portable War Memorial (1968) d’Edward Kienholz, la spécificité de l’horloge au présent engage aussi une démarche de réception critique, mais en impliquant le spectateur de façon moins abstraite que chez Kosuth. Le concept de monument portatif suppose une permanence dans n’importe quel espace, ce qui correspondrait à l’actualité qu’évoque l’horloge toujours à l’heure, elle-même au-dessus d’un réfrigérateur en fonctionnement. Ainsi, le monument renvoie aux guerres passées et présentes (au moment de la réalisation du Portable War Monument, la guerre du Viêt-Nam) et sollicite le spectateur dans un parcours de gauche à droite. Kienholz lui-même le commente : « La section suivante, “fonctionnement habituel”, se compose de tables et d’un vrai distributeur automatique de vrais Coca-Cola. L’horloge marque notre heure exacte et tout est parfaitement plaisant […]4. ». Il s’agit pour le visiteur de pénétrer dans l’installation, de s’emparer de Coca-Cola frais dans un réfrigérateur qui fonctionne et de parcourir le reste de l’œuvre à partir de cette position de détente. Mais l’objectif de Kienholz est de démonter cet état de bien-être. Il imagine un véritable parcours dramaturgique avec une fin formulée comme une chute : « […] jusqu’au moment où le spectateur remarque que sur la dernière pierre tombale, représentant l’avenir, vierge par conséquent, est crucifiée une petite forme humaine (environ 5 sur 127 cm). Poussant plus loin son investigation, empli de confiance avec son Coca-Cola à la main, le spectateur remarque que les mains du petit personnage sont brûlées, ce qui indique la responsabilité prévisible de l’humanité en matière nucléaire5. ». L’horloge et le Coca-Cola visent clairement à donner envie d’entrer dans l’œuvre et à mettre le spectateur en confiance, et ainsi à rendre plus dramatique, par un contraste soigneusement aménagé, l’écart et la surprise entre ce moment et celui où il aperçoit la présence dysphorique de la forme crucifiée aux mains brûlées. Enfin sa participation vise à lui faire appréhender la date de la victoire du pays dans lequel il se trouve : « Sur la pierre tombale figure, outre les noms, une croix retournée. On y lit : “monument commémoratif ambulant, rappelant la victoire…” – là, sur le tableau noir, un petit carré vide “de l’année 19..”, un autre petit carré vide. Chacun pourra ainsi actualiser la date avec le morceau de craie fourni […]6. ». Provoquant, Kienholz ajoute même que si l’œuvre se trouvait au Canada à la suite d’une guerre avec les États-Unis, on pourrait ajouter la date de la victoire du Canada : il insiste bien sur cette actualisation qui concerne l’ici-et-maintenant du spectateur. L’horloge appartient au processus d’une surprise narrative qui vise à faire prendre conscience au visiteur de sa précarité et de sa vulnérabilité dans un pays en guerre utilisant des armes nucléaires. Ainsi, derrière le way-of-life américain auquel adhère le visiteur, tout au moins temporairement, se niche la sauvagerie inouïe de la guerre. Il s’agit pour Kienholz de mieux faire prendre conscience de la barbarie en impliquant le visiteur dans un processus au départ banal pour lui, puis révélateur. L’horloge tient ainsi un rôle bien précis qui enclenche un dispositif de distanciation dans un parcours aussi bien physique que mental : elle sollicite le présent du spectateur, lui fait signe dans son actualité même et fait communiquer des strates temporelles mentales qui visent un accroissement de sa conscience politique.

4Dans les deux cas examinés, l’horloge interpelle le spectateur au sein d’une installation, elle n’est pas en elle-même l’œuvre, mais elle en fait partie. Dans les années 1960 et 1970, les artistes sont souvent attentifs à introduire dans leurs projets des processus de démontage analytique qui visent à donner une position critique et consciente au spectateur, soit à propos de l’art lui-même, soit concernant des ressorts psycho-sociaux, soit encore des systèmes et machinations politiques au départ confus. L’horloge au présent a un pouvoir captateur dans ces processus de révélation : dans un premier temps elle interpelle le spectateur dans son ici-et-maintenant, puis le fait entrer dans l’œuvre pour mieux le dessiller et lui donner une conscience philosophique ou socio-politique. Ainsi, parallèlement aux nouveaux types d’œuvres temporelles qui conduisent le flux de sa conscience, les installations qui comportent des horloges font signe au spectateur dans son présent. Au lieu de le transporter dans l’atemporalité d’une peinture éternelle ou dans une durée diégétique, il s’agit au contraire de l’impliquer dans son actualité. Mais ce présent n’est pas seulement individuel, il est aussi collectif.

Communion/disjonction

5Les repères temporels mondiaux s’appuient sur une base internationale. La France s’est ralliée au reste du monde en mars 1911 pour obéir à l’unité commune de mesure du temps, basée sur l’heure du méridien de Greenwich. Cette liaison nous paraît maintenant aller de soi. Nombre d’œuvres sont fondées sur l’idée que le garde-temps, obéissant à des mesures et des repères communs, constitue un lien qui rassemble, un lien régissant des données affectives, sociales, politiques ou psychobiologiques communes. Les horloges de ces œuvres deviennent alors des métaphores, voire des symboles d’universalité – mais aussi par conséquent dans certains cas inverses, de disjonction sociale.

  • 7  « Blue Time, Blue Time, Blue Time… », du 1er mars au 28 avril 2013, Institut d’art contemporain, V (...)
  • 8 On placera à part Les Inséparables d’Esther Shalev-Gerz, pourtant épigone de celle de Gonzalez-Torr (...)

6La musique, comme le flux de la radio et l’aiguille qui tourne, se déroule dans le temps. Dans une visée globalisante, Saadâne Afif a réalisé en 2004 l’objet hybride qu’est Blue Time (Sunburst) : horloge-guitare, gardant de la guitare sa table d’harmonie et ses ouïes, ne retenant de l’horloge que son rythme régulier et sa forme ronde. Dans toutes les salles de l’exposition « Blue Time, Blue Time, Blue Time…7 », la musique et l’horloge ont rassemblé dans une même écoute des spectateurs situés dans des espaces différents. Cette vision positive de l’horloge musicale « communautaire » tire en fait son inspiration de la conception des horloges à la fin de l’époque médiévale, associées à des cloches rythmant les activités de tous. Elle trouve aussi un de ses lointains prolongements dans ce mélange d’intime et de collectif qu’est l’œuvre d’union sentimentale, Sans titre (Perfect Lovers) (1987) de Félix Gonzalez-Torres, qui a marqué toute une génération d’artistes. On sait qu’elle était destinée à exprimer à jamais les cœurs vibrant à l’unisson de deux amants (l’artiste et son ami Ross Laycock) morts l’un après l’autre du sida à cinq années d’intervalle. Le protocole artistique demande à ce que les deux horloges se touchent et soient remises à la même heure dès qu’elles témoignent de velléités d’indépendance l’une par rapport à l’autre. Dans de nombreux récits littéraires, l’horloge, métaphore organique du cœur, aux battements duquel son tic-tac la fait ressembler, désigne, quand elle est arrêtée, la mort. Ici au contraire, l’éternelle marche de l’objet mécanique inscrit dans la continuité du temps un amour qui survit à ceux qui l’ont éprouvé, amour contrastant avec la froideur de l’objet, tout en acquérant son caractère indéfectible. Cette œuvre paradoxale, mêlant le sentiment passionné à la raideur mécanique et la temporalité à l’éternité d’un amour idéal, est l’objet de nombreux hommages ou parodies qui surfent sur les notions de communion ou de scission. Jack Falanga, dans Still Perfect Lovers (2006), reprend exactement le même principe que celui de l’œuvre de Gonzalez-Torres avec un jeu de mots sur « still », interprétable comme « Encore l’œuvre de Gonzalez-Torres Perfects Lovers » ou « Encore des Amants parfaits ». La conjonction entre humains se fait ainsi non seulement à travers l’espace, mais à travers le temps. Double union, l’une entre amants et l’autre entre artistes de deux générations successives, même si elles ne sont pas de même nature. Elle se teinte alors d’une ironie légère : la singularité de l’œuvre autant que de l’amour s’efface, devient banale et non plus singulière. Et bien d’autres artistes contribuent à banaliser l’œuvre de Gonzalez-Torres tout en lui rendant hommage. Bhakti Baxter, loge le « parfait amour » (Perfect Love, 2008) dans l’atemporalité de deux horloges parallèles sans aiguille : l’idéal parfait s’affranchit du temps. Dans Forward & Reverse (2005), James Hopkins inverse illusion et réalité avec une horloge où tout est écrit et monté à l’envers, alors qu’un miroir mural placé perpendiculairement, renvoie son image à l’endroit. L’idée de complément domine, ajoutée à celle d’une dialectique entre réel et illusion, images de fantasmes et de projections venant s’ajouter aux réflexions sur l’amour induites par les œuvres précédentes8. Ainsi un nombre important d’horloges, souvent présentées par deux, rappelle l’union des âmes et des individus. Jusqu’à la conjonction collective à travers temps et espace qui s’actualise dans les horloges siamoises d’Esther Shalev-Gerz, représentant l’Histoire selon le philosophe Walter Benjamin, tournée vers le passé et le présent à la fois. Tension entre les différents pôles du temps que l’Histoire seule sait faire tenir ensemble, en conjuguant les temps disjoints.

7L’œuvre du Sud-Africain Kendell Geers, Untitled (Imperfect) (2011) offre un contrepoint pendulaire et ironique à cette allusion collective à Gonzalez-Torres : elle évoque la guerre du Golfe (les derniers soldats américains sont partis en 2011) en indiquant l’heure de New York sur la première horloge et celle de Bagdad sur la deuxième horloge. Là où était symbolisée l’union idéalisée des amants, s’introduit maintenant la critique politique, la discordance entre deux pays, que le titre Imperfect souligne. L’artiste a ainsi détourné l’aspect universel de l’heure livrée par les horloges, en pointant l’écart temporel entre un pays et un autre, symbole lui-même du désaccord entre les deux régimes politiques. La conscience politique tranche le cours lisse du temps, la critique se loge là où une vision globalisante aurait pu tenter de la dénier.

  • 9 voir http://www.julienberthier.org/L-Horloge-d-une-vie-de-travail.html, consulté le 22 novembre 201 (...)
  • 10 ibid.

8Une autre scission interpelle dans l’œuvre de Julien Berthier, L’Horloge du temps de travail II (2009), qui « est le reflet d’une organisation qui tend à l’individualisation et fissure les formes de solidarité en annihilant les stratégies collectives de défense9 ». Il s’agit donc là encore d’une horloge disjonctive. Avec ses roues dentées, elle calcule le montant de la prestation-retraite d’une personne en fonction du temps de travail de sa vie entière, avec un ratio propre à la réforme des retraites de 2009, selon laquelle l’artiste a réactualisé son horloge qui datait de 2008. Les rouages complexes du système à cadrans et roues dentées, déposés sous un vitrage transparent et arrondi comme un bocal, semblent figurer ceux d’une usine (selon une esthétique mécaniste des années 1930 proche de celle du film Métropolis, de Fritz Lang, 1927). « L’individualisme délite la solidarité10 », ajoute l’artiste. Le bocal isolant évoque l’individu et l’artiste stigmatise, semble-t-il, la division entre salariés. L’horloge porte clairement un sens antisocial, du moins c’est cet aspect sur lequel l’artiste focalise l’attention dans ses commentaires, tout en le condamnant.

  • 11 Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

9Mais la discordance ne s’établit pas seulement entre des individus ; des lignes de fracture s’établissent au sein du temps même de l’individu. C’est ce qui donne son pouvoir d’expression aux œuvres comportant des horloges de Matthew McCaslin, dont My Life (1991) et Places I Have Been (1991). Les horloges, multiples et « saucissonnées » dans des câbles de toute sorte, évoquent cette sensation d’accélération du temps et de désynchronisation à l’intérieur de nos existences mêmes, compressions spatio-temporelles dont rend compte Hartmut Rosa dans ses recherches sur l’accélération vécue dans la post-modernité11. Si l’on suit le titre où le narrateur s’implique, les pendules évoquent des instants marquants de l’existence qui renvoient à différents points du globe où il est allé. Concerné par ces formules déictiques, le spectateur peut lui aussi se projeter dans ces œuvres, rappelant comme voyages et décalages horaires nous font bondir d’une heure à l’autre. Notre temps de voyageurs de la modernité, loin d’être linéaire, nous fait vivre une sensation brouillonne de durées discontinues, que métaphorisent habilement ces horloges dans leur fouillis de câbles et leur liaison-déliaison chaotique.

  • 12 Melik Ohanian, « Une exposition à l’échelle d’une ville » http://www.poptronics.fr/melik-ohanian-un (...)
  • 13 ibid.

10Cette œuvre fait songer à celle, moins politique mais néanmoins polémique, de Melik Ohanian, L’Horloge de mars (2008). Son horloge est réglée sur la durée d’une révolution de la planète Mars, qui tourne sur elle-même en temps terrestre de 24 heures et 39 minutes. La marche de l’horloge en est du coup ralentie, le tour du cadran s’allonge par rapport au nôtre. La seconde martienne, plus lente que la seconde terrienne, est ainsi égale à 1,02745 secondes sur la terre. L’artiste se démarque lui aussi de l’aspect communautaire qui apparaissait au début de cette partie : « On dépasse dans cette configuration toutes les notions de transversalité et de collaboration qui sont, à mon avis, de faux concepts issus de la décennie précédente12. ». L’installation nous fait sentir un espace cosmique élargi qui cesse d’être géocentré, nous rappelant la présence d’autres planètes. Melik Ohanian s’explique : « La notion de co-existence qui sous-tend le projet vient des recherches scientifiques sur la découverte de la multiplicité des temps, en amont du Big Bang. Nous sommes dans la perception et dans cette conscience-là. Il n’y a pas un temps et nous ne sommes plus dans l’unité. Je pourrais dire : “je suis dans des univers, je suis dans des systèmes, je suis dans des cosmos, je ne suis pas dans un système”13. ». Ici le temps unique universel se confronte aux temps multiples de l’univers.

11Le jeu entre la référence commune d’un temps souverain dans le monde entier et les temps rationnellement autres ou différemment vécus parcourt l’art contemporain. Nombre d’œuvres comportant des horloges reflètent les interrogations inquiètes qui se soulèvent dans un monde qui tend à l’individualisation autant qu’à la globalisation : actualité d’un vivre-ensemble qui ne va pas de soi, sensation d’harmonie ou de dysharmonie amoureuse ou sociale, le temps social objectif se fractionne en autant de durées individuelles vécues que d’artistes et de spectateurs de ces œuvres. Synchronies ou désynchronisations déterminent ou reflètent accords et désaccords, regards circonspects sur un monde qui, tendant à la globalisation, produit à l’inverse des îlots de résistance dans des cercles réduits.

Mesure/démesure

12Le rôle premier de l’horloge est de mesurer le temps. Il arrive que les artistes qui l’intègrent à leur œuvre surenchérissent sur son aspect régulier et mathématique, le mettant en évidence, le multipliant et en accroissant l’effet. Souvent ils l’évoquent pourtant, non pour en louer les bienfaits, mais pour en déplacer et en brouiller les unités et les repères. Ainsi l’idée de mesure sera-t-elle associée très souvent à son envers : notre regard pendulaire ne se balancera plus d’une horloge à l’autre, mais de la mesure à la démesure à l’intérieur même de chacune des œuvres.

13Dans Albert Einstein ! When does Baden-Baden Stop at This Train ? (1989-1990), de Klaus Rinke, une horloge de gare se loge dans un objet humoristique qui ressemble à un chariot de jouet d’enfant, simple et coloré. Selon le titre de l’œuvre, elle inverse le système de mesure conventionnel : ce n’est pas le chariot qui bouge, mais la ville de Baden-Baden par rapport à lui, qui s’arrête devant lui. Le point de vue sur la vitesse du train varie en fonction de la place de celui qui la considère : à l’extérieur du train, ou dans le train dans le sens de la marche ou l’inverse. Dans le cas de l’œuvre de Klaus Rinke, si on se pense immobile dans le train arrêté, on voit la ville arriver et s’arrêter devant soi à la gare. Comme Einstein a donné une dimension théorique et physique à la question du point de vue, Rinke fait sentir la relativité dans le titre de ce petit véhicule très spécial, qui rend mobile l’horloge de la gare, si l’on en suit l’humour du titre. Ainsi cette œuvre déplace les références et rappelle la relativité des points de vue, ouvrant un nouvel espace-temps dans ce qui aurait pu n’être qu’une banale horloge.

  • 14 http://www.fondazionezegna.org/en/roman-signer/, consultée le 29 septembre 2013.

14Le Pendule (2009) situé à Rezé, de Roman Signer, ne propose pas cette fois de repère fixe dans le temps, si ce n’est seulement rythmique. Un pendule géant fixé à un ancien bâtiment industriel en tôle rouge (une centrale à béton des années 1960) bat la cadence comme un grand métronome, avec pour contrepoint le cours souple et tranquille de la Loire qui le longe. Là sont prises en considération deux représentations du temps, l’une naturelle, continue, l’autre humaine, discontinue, précise et régulière, quoiqu’en aient été soustraits les repères tels que date et heure : des battements seuls. Cette double mesure du temps horloger et de l’eau antédiluvienne qui coule interroge la mesure mathématique discontinue et la fluidité temporelle continue de l’eau, dans des relations que n’aurait pas désavouées Bergson, qui opposait la continuité de la durée propre au vivant à la discontinuité de la mesure temporelle scientifique. Ce sont aussi deux ordres de temporalités différentes que Roman Signer met en évidence avec cet autre garde-temps artistique, Horloge (2012). Tous les quarts d’heure, une véritable horloge lâche un jet de vapeur d’eau de son centre, surprenant le visiteur et lui rappelant le temps du nuage qui passe, de la vapeur ancienne du chemin de fer, des nuées ondoyantes et de l’air du temps autant que du temps de l’air. « Seul le temps humain semble s’écouler selon une base régulière » dit l’artiste, « alors que la nature, l’énergie et les choses suivent un flux différent, où le changement perpétuel est la règle14. ». Il n’y a pas d’aiguille, mais un effet de cadran solaire donné par l’ombre du jet de fumée, qui fait de cet appareil un gnomon épisodique, une horloge et un agréable rappel, au sein d’une mesure néanmoins rigoureuse, du temps sans contraintes que savent encore nous offrir les nuées, celui des rêves perdus dans les « merveilleux nuages ». Fluidité et discontinuité remémorent la naissance de l’horloge, quand on a commencé à séparer en sections la continuité d’un fluide (l’eau), à diviser des durées et à les comparer dans les antiques clepsydres, quand est née la mesure dans la non-mesure, la division dans le continu.

15En fonction des calculs reconnus des physiciens actuels, Big Crunch Clock (1999) de Gianni Motti prend un repère originel différent du nôtre. Au lieu de voir le temps avancer à partir de la naissance conventionnelle du Christ, accumulant les minutes les unes après les autres tout en remettant les pendules à zéro toutes les 24 heures, il conçoit une horloge dont le point d’origine est dans l’avenir. Comme toutes les horloges, elle se base sur le cycle du soleil, mais de façon inattendue. Ce n’est en effet plus la course régulière du rythme circadien, modèle du temps des campagnes et jusqu’au XIXe siècle du temps de tous, qui est en jeu dans Big Crunch Clock, c’est sa disparition, le moment où le soleil explosera, où il se transformera en « géante rouge ». L’horloge fonctionne d’ailleurs justement à l’énergie solaire, programmée pour s’arrêter en même temps que l’astre. Non seulement elle renonce au temps circulaire, comme toutes les horloges électroniques, mais elle ne se remet pas à zéro toutes les 24 heures et surtout, elle conçoit le temps à rebours, dans une décroissance des nombres indiquant secondes, minutes et heures, et ce vers le zéro. Au moment du Big Crunch (quand le soleil deviendra géante rouge), une énergie surmultipliée la fera exploser. Déplacer les mesures et leurs repères vers l’avenir, c’est considérer le temps non plus comme porteur d’avenir indéfini, mais au contraire construire une vision telle que ce que nous savons assurément de l’avenir devient une base : le futur n’est plus un absolu inconnu. En l’occurrence, pour Gianni Motti, c’est un futur cataclysmique qui nous rappelle la condition éphémère de ce qui est ici-bas, y compris celle d’une des balises cosmiques spatio-temporelles les plus sûres : le soleil.

16Quant à Cildo Meireles, il semble au premier abord nous faire entrer dans un univers régulier de chiffres et de mesures avec Fontes (1992). Il explique qu’il cherche à donner une matérialité à ce qui est abstrait, aux nombres, au temps. Mais au lieu d’être une allégorie d’un espace‑temps mesuré et maîtrisé, auquel nous mèneraient ces quantités de règles (mètres de menuisiers) descendant du plafond et ces mille horloges entourant cette forêt pénétrable de lianes-règles disposées à la façon des Pénétrables (années 1960-2000) de l’artiste vénézuélien Jesus Rafael Soto, c’est l’inverse qui se produit. Non seulement l’installation déploie des moyens gargantuesques : 6 000 règles, 1 000 horloges et 500 000 nombres en vinyle, mais la démesure est surtout là où la règle devait être installée : les nombres aléatoirement disposés sur le sol se déplacent sous les pas des visiteurs, les règles ne sont pas étalonnées régulièrement, les horloges présentent des séquences de nombres aberrantes et une distance variable d’une de leurs divisions à l’autre. De quelle autre vérité que celle de l’horloge réelle traite l’artiste ? Notre temporalité subjective ? La démesure du temps de travail ? Rien ne le dit, l’installation met en échec le temps objectif qui perturbe nos rythmes biologiques et nous contraint. Le corps reprend ses droits dans une jubilation sensorielle au sein d’un espace-temps où toute mesure est subvertie et où le chuintement des nombres foulés comme le cliquetis des mètres des menuisiers se mouvant dans le sillage de notre déplacement, accompagnent avec bonheur notre adhésion à l’installation.

17À la dé-mesure appartiennent aussi les horloges arrêtées ou cassées. On prendra seulement l’exemple de celle, sisyphéenne, de Jorge Macchi, dans 10 h 51 (2009), installation vidéo sur coin horizontal en hauteur, du mur au plafond. La projection d’une image vidéo d’une horloge tronquée à l’horizontale au niveau du chiffre X (10) par la limite du plafond (réel) laisse voir une aiguille tournant normalement au rythme des secondes, qui s’arrête quand elle arrive au plafond, rebondit vers l’arrière juste avant le X, semble reprendre son élan et s’arrête à nouveau pour incessamment reprendre le même circuit en vain. 10 h 51 livre tant l’image d’une éternité (éternel retour) que d’une vanité (impuissance à continuer, image de la mort), mais aussi celle d’une récalcitrance, positive ou négative, au temps mesuré.

18Tous ces rappels de la mesure plus ou moins décalés, déphasés, semblent fuir la rigueur du temps mathématique ou même s’opposer à la division du temps qui nécessite une mesure, pour rappeler qu’il se vit dans un flux continu, dans un stream of consciousness, comme les commentateurs désignent le parcours de la conscience dans des livres de James Joyce (Ulysse, 1922) ou de Virginia Woolf (Mrs Dalloway, 1925). Le temps de la mesure n’est peut-être mis en cause que parce qu’il est plus synonyme de contraintes que des bienfaits des rencontres qu’il rend possibles.

Matthew McCaslin, Places I have been, 1991, ampoules, horloges, câbles, dimensions variables. © Matthew McCaslin, 1991.

Olga Kisseleva, It’s Time, 2010, installation. © Olga Kisseleva.

Olga Kisseleva, Time Value, 2012. © Olga Kisseleva

Les balises du temps : sources de contraintes ou de liberté ?

  • 15 Jean-Claude Beaune, Philosophie des milieux techniques, la matière, l’instrument, l’automate, Seyss (...)

19À propos du temps de travail, le philosophe de la technique Jean-Claude Beaune rappelle qu’il n’y a aucun caractère d’évidence à ce qu’il soit contraint de façon répétée, selon l’obligation d’un rythme abstrait et mathématique : « On n’aurait garde d’oublier […] l’aliénation du travail ou d’abord l’aliénation du temps, l’imposition brutale à l’homme de rythmes d’existence artificiels et despotiques qui perpétuent leurs effets même quand le temps du travail proprement dit est achevé15. ».

  • 16 L’œuvre existe en plusieurs versions, avec plus ou moins d’horloges et de marteaux, notamment certa (...)
  • 17 « La division du travail, le processus de production, de distribution et d’appropriation sont compt (...)

20Or, à l’expression des contraintes liées au temps de travail répondent en écho des élans de libération dont se fait signe l’horloge artistique, comme dans Local Time16 (1987) de Jean-Luc Vilmouth, installation impressionnante de 250 horloges, toutes accompagnées d’un marteau. Sur chacun est écrit le mot : « augmente », que l’on peut interpréter grâce aux écrits de l’artiste, insistant sur sa qualité « d’augmenteur d’objet ». Énigmatique appellation qui suppose au marteau des potentialités que l’artiste éveille et accroît, par exemple ici le désir suscité de briser le cadran17 de l’horloge (le marteau ressemble à ceux que l’on voit dans les points d’alarme où il s’agit de casser la vitre pour déclencher le signal). Ce qui augmente alors, peut-on supposer, en même temps que se multiplie le nombre d’hommes en colère, c’est le temps libre, celui qui n’est pas contraint, pas enserré entre deux balises, les pointeuses « mouchardes » qui existaient encore à l’époque. D’autant que la première exposition de Local Time se tenait dans une ancienne usine à Grenoble et que l’artiste lui-même évoquait à son propos le « marteau de l’ouvrier » : l’œuvre semble donc bien une invitation à casser l’horloge comme mécanique de temps astreignante, celle de l’ouvrier qui « pointait », pour augmenter son temps à soi.

21L’association de l’horloge et du temps de labeur aliénant a été traduite dans une version extrêmement cynique par Olga Kisseleva dans l’installation Time Value (2010). Une série d’horloges, écrans vidéo pentagoniques, font défiler différentes données chiffrées pour chaque pays considéré. Ce sont celles qui intéressent les décideurs de multinationales cherchant à implanter une usine ou une société dans un pays, prêts à délocaliser pour faire de meilleurs profits sur le dos de leurs employés. En effet, elles mettent en relation divers paramètres variables d’un pays à l’autre : temps de travail correspondant au salaire moyen de 1 euro ou nécessaire à l’achat d’un Big mac, espérance de vie, coût du transport des marchandises, évaluation des risques. L’artiste s’est basée sur le logiciel-répertoire que ces chefs d’entreprise utilisent, friands de pays où le prix du travail sera le plus avantageux et soucieux de ne pas omettre le prix des matières premières, des transports de marchandises, ainsi que les risques et leur coût éventuel. En ne faisant qu’aligner des chiffres qui sont ceux-là même qu’utilisent ceux dont dépendent les conditions de travail des salariés d’énormes multinationales, Olga Kisseleva révèle à quel point le temps de travail des salariés est le produit actuel de calculs avides, mercantiles et déshumanisants. L’horloge mesure un temps qui n’a d’universel que sa dépendance à une superstructure économique et qui offre une vision critique mordante.

  • 18 « L’expérience de la modernisation est une expérience de l’accélération. » Hartmut Rosa, op. cit., (...)
  • 19 Fred Forest, La Machine à travailler le temps, Centre Culturel Landowski, Boulogne-Billancourt., dé (...)

22Mais les contraintes du temps prenant le pouvoir sur nos vies revêtent encore un tout autre caractère. Le sociologue Hartmut Rosa fonde son livre Accélération. Une critique sociale du temps18, sur la sensation d’accélération sans précédent que nous vivons actuellement. L’augmentation de nos tâches, dont le nombre est souvent démesuré comparé à l’apport de temps qu’ordinateurs et machines divers nous font obtenir, en est un facteur essentiel. Or certaines tâches ne sont pas compressibles. Le déséquilibre entre ces différentes activités, la difficulté que nous avons à régler notre effort, l’imposition incessante de nouveaux travaux, donnent l’impression que notre temps est trop court pour supporter tout ce que nous avons à accomplir. Stress intense, dépression et négligence de soi peuvent en découler. Mais à l’inverse, lorsque nous souhaitons ardemment voir une personne, partir dans un lieu qui nous attire ou toucher notre salaire lors des fins de mois difficiles, nous vivons une situation d’impatience qui nous fait éprouver le temps nous séparant de ce qui comblera notre désir comme terriblement étiré, trop long, fastidieux. À ces sensations d’auto-dépossession que les désynchronisations amènent, peut sembler répondre en 1998 la web-horloge La Machine à travailler le temps19 de Fred Forest. Afin de donner un pouvoir imaginaire au public sur le tempo du temps, il lui offre en 1998 un pouvoir réel sur la vitesse d’une horloge virtuelle démocratique, La Machine à travailler le temps. Chaque spectateur, à partir d’un site internet, répond à deux sollicitations possibles : accélérer l’horloge ou la ralentir. C’est la moyenne de leurs désirs dans un sens ou un autre qui mène finalement le tempo de l’horloge : si elle avance sur le site, c’est que la majorité préfère accélérer le temps ; si elle retarde, c’est l’inverse. Cette œuvre vise ainsi à se poser le problème du tempo qui nous correspondrait le mieux et à mieux écouter nos désirs face à une marche du temps normalement impossible à modifier, à laquelle nous nous soumettons généralement.

23La réflexion du spectateur sur son rythme de vie et sa participation sont aussi sollicitées par Olga Kisseleva dans son installation It’s Time (2010), qui propose une horloge électronique dont le tempo s’accélère ou ralentit en fonction du stress et du calme du spectateur, invité à poser sa main sur un capteur de rythme cardiaque. Des mots s’affichent, qui vont dans le sens de ce qu’éprouve le participant tout en le lui restituant sous forme d’injonction : « détends-toi », « sois cool », « vite ». De même, le défilement des chiffres de l’horloge s’accélère ou se ralentit pendant quelques dizaines de secondes, comme pour donner une image de ce temps subjectif lié au nombre des battements du pouls du visiteur et à sa température, toutes données évaluées par le capteur. Cette horloge très sophistiquée met ainsi en évidence que nos sensations de stress ou de tranquillité sont souvent le fruit d’injonctions ou de stimulations (provenant des autres comme de nous-mêmes), qui n’ont rien de naturel, même si nous ne les voyons plus à force de les subir.

  • 20 http://www.andrearosengallery.com/exhibitions/2000_4_andrea-zittel, consulté
  • 21 ibid.
  • 22 Il y a aidé financièrement un jeune Afghan à ouvrir un petit hôtel (le One Hôtel) où il a pu de ce (...)

24Andrea Zittel, elle, s’interroge sur les rapports entre notre emploi du temps et les garde-temps en réalisant plusieurs « tentative(s) pour [se] libérer de la tyrannie du temps20 » auxquelles appartiennent des horloges qu’elle a réglées sur une mesure plus large que celles que nous connaissons. A-Z Time Trial (1999), installation constituée de 5 horloges, ouvre à une perception diversement ralentie du temps, chaque horloge se basant sur une unité de mesure différente : des pendules étalonnées en fonction de 24, 36, 72, 168 ou 504 heures. Ainsi le temps n’est plus limité à la minute près et paraît s’écouler très lentement au regard du temps habituel des horloges. En préfiguration de ces œuvres, Les Montres d’Alighiero e Boetti témoignaient dès 1977 d’un ralentissement plus grand, n’ayant retenu que l’unité de base d’une année par tour de cadran ! On pourra lier à ces recherches sur les garde-temps l’extrême cohérence de ces deux derniers artistes. Andrea Zittel s’isole fréquemment des rythmes citadins et séjourne régulièrement à la lisière du désert de Mojave (près de Los Angeles). Elle a créé une Timeless Chamber (2000) et exprime clairement sa conscience d’un temps objectif qui cadre et unifie : « Est-il possible que l’invention de l’horloge et ses tableaux de régulation correspondants nous régulent tous dans une masse unifiée plus parfaitement qu’une structure concrète ? […]21. ». Dans les années 1970, Alighiero e Boetti est, quant à lui, parti vivre plusieurs mois à Kaboul, en Afghanistan22. Ces deux artistes ont cherché une manière de vivre plus traditionnelle, plus lente surtout, que celle de nos rythmes urbains trépidants. Pour ces créateurs, la simple visualisation de la vitesse des aiguilles détermine une perception singulière du temps, qui par un effet contaminant, semble du coup affecter le temps lui-même : plus sa mesure est ample et peu perceptible, et moins son écoulement se fait sentir. Toutes ces horloges fonctionnant réellement et ouvrant à des rythmes variés manifestent une volonté de liberté par rapport aux exigences du temps social. Elles mettent en crise la sensation du temps objectif auquel tous obéissent par la force des choses, pour ouvrir à d’autres perceptions de la durée et restituer à chacun la place de sa propre sensation de la durée vécue, contre le pouvoir nivelant du temps universel.

Conclusion

  • 23 Particulièrement le chapitre « L’accélération du rythme de vie et les paradoxes de l’expérience du (...)
  • 24 C’est dans cette même visée que Roman Signer nomme son Horloge de Triveno, une « Sculpture de temps (...)
  • 25 Dans le courant des années 1960, la présence de l’horloge tend à s’effacer de la vie courante, alor (...)
  • 26 Voir Tiphaine Samoyault, op. cit.

25Peu fréquente, l’horloge au présent dans l’art des années 1960 et 1970 accompagne la temporalité, constituant nouveau de l’œuvre dans les arts plastiques. Elle amène au départ à capter l’attention du spectateur dans son présent même, pour mieux conduire sa réflexion selon des processus de réception analytique et de distanciation. Ses possibilités expressives se démultiplient dans les années 1990, où les installations et les assemblages d’objets en fonctionnement se déploient en grand nombre. Les horloges se dérèglent et se re-règlent autrement, font appel à des perceptions récentes du temps : accélération et ralentissement expriment les désaccords entre les rythmes de vie urbains actuels et les exigences de notre corps, de nos désirs et de nos vécus, dont on peine à re-synchroniser des lignes temporelles désaccordées, selon les théories d’Hartmut Rosa23. Ces désynchronisations, retards ou accélérations, apparaissent comme des mises en formes temporelles dans les horloges-sculptures au même titre qu’un ciseau laissant sa marque dans la matière d’un bloc de bois. Ainsi, le sens du titre célèbre du livre de Marguerite Yourcenar pourrait se déplacer : Le Temps, ce grand sculpteur deviendrait maintenant Le Temps, cette grande sculpture24. Par ailleurs, les déphasages manifestent presque toujours une subversion temporelle au sein d’une perception du temps collectif et social, régulé selon des codes internationaux. Ce qui frappe c’est le pouvoir d’invention des artistes, qui confrontent cet objet porteur de temps abstrait25 avec des manifestations naturelles du temps, fleuves ou vapeurs et qui peuvent aussi lui accorder une présence burlesque (Rinke), le voir à l’arrêt, avec des connotations d’idéal, de perfection, ou de suspens détraqué26, tout autant que rappeler positivement son pouvoir unifiant. Ce que les artistes actuels réalisent, ce n’est justement pas une expression du temps social objectif habituellement mesuré et signifié par les horloges, mais en contraste avec lui, celle d’une multiplicité de temps, vécus ou concrétisés dans des objets naturels ou culturels. Délivrant un message de liberté, ces artistes souhaitent s’émanciper des contraintes du temps abstrait en déplaçant ses données plutôt qu’en s’y affrontant. Modifier la marche d’une horloge paraît transformer celle du temps par capillarité fantasmatique. L’opposition au temps objectif semblait perdue d’avance dans ce qu’on appelle le réel, mais pas selon les pouvoirs de l’imaginaire dans les approches artistiques du temps. Pouvoirs dont on méconnaît justement les effets immenses sur les représentations de ce dernier et sur le « réel » qu’elles impliquent, les nouvelles technologies s’emparant des utopies. Et de fait, c’est peut-être à notre époque où de nombreuses techniques permettent d’échapper à la contrainte du temps abstrait (téléphone portable pour prévenir d’un report ou un retard, prise en considération de l’accomplissement d’une tâche en temps voulu plus que de la ponctualité sur le lieu de travail) qu’il est plus aisé de manipuler l’horloge et le temps qu’elle représente, déjà en partie désactivés de leur pouvoir contraignant sur les hommes des sociétés fortement technologisées.

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Notes

1 Les célèbres montres molles de la peinture à l’huile Persistance de la mémoire (1931), mais aussi L’œil du temps, ce petit bijou hybride de platine, rubis et diamants de 1949.

2 Art After Philosophy. Texte paru en français dans Artpress, n° 1, décembre – janvier 1973. Publication originale en anglais dans Studio International, octobre –novembre 1969, texte reproduit dans L’art conceptuel, une perspective, catalogue d’exposition (Paris, MAMVP, 1989-1990), Paris, MAMVP, p. 240.

3 « Les œuvres d’art sont des propositions analytiques », ibid., p. 239.

4 Edward Kienholz, « The Portable War Memorial », dans « Entretiens avec Pontus ultén », dans Pontus Hultén (sld), Edward Kienholz : 11+11 tableaux catalogue d’exposition (Stockholm, Moderna Museet, 1971), Zürich, Kunsthaus Zürich, Londres, ICA, 1971.

5 ibid., p. 12.

6 ibid.

7  « Blue Time, Blue Time, Blue Time… », du 1er mars au 28 avril 2013, Institut d’art contemporain, Villeurbanne.

8 On placera à part Les Inséparables d’Esther Shalev-Gerz, pourtant épigone de celle de Gonzalez-Torres, faite de deux horloges imbriquées. L’œuvre se réfère au concept de l’Ange de l’histoire de Walter Benjamin (Sur le concept d’histoire (1940), thèse II, dans Œuvres, III, trad. M. de Gandillac et P. Rush, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 434, s’appuyant sur un dessin de Paul Klee (Angelus Novus) pour saisir dans l’Histoire le passé indissociable du présent. Les deux horloges imbriquées regardent, l’une, vers le passé, l’autre vers l’avenir, comme l’Histoire qui ne peut considérer le passé sans le réévaluer selon le présent.

9 voir http://www.julienberthier.org/L-Horloge-d-une-vie-de-travail.html, consulté le 22 novembre 2013.

10 ibid.

11 Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

12 Melik Ohanian, « Une exposition à l’échelle d’une ville » http://www.poptronics.fr/melik-ohanian-une-exposition-a-l), consulté le 22 novembre 2013.

13 ibid.

14 http://www.fondazionezegna.org/en/roman-signer/, consultée le 29 septembre 2013.

15 Jean-Claude Beaune, Philosophie des milieux techniques, la matière, l’instrument, l’automate, Seyssel, Champ-Vallon, 1999, p. 311.

16 L’œuvre existe en plusieurs versions, avec plus ou moins d’horloges et de marteaux, notamment certaines n’en comportent qu’un seul de chaque.

17 « La division du travail, le processus de production, de distribution et d’appropriation sont comptés par le temps des horloges et sont en quelque sorte inventés par celles-ci. Y échapper implique encore d’intervenir sur elles et de transformer l’outil de production en outil de destruction. Casser le temps en brisant les instruments qui l’indiquent revient ainsi à l’augmenter […] ». Tiphaine Samoyault, La Montre cassée, Paris, Verdier, 2004, p. 54.

18 « L’expérience de la modernisation est une expérience de l’accélération. » Hartmut Rosa, op. cit., p. 36.

19 Fred Forest, La Machine à travailler le temps, Centre Culturel Landowski, Boulogne-Billancourt., décembre 1998 – janvier 1999, http://www.fredforest.org/temps/index_flash.html, consulté le 16 juin 2013.

20 http://www.andrearosengallery.com/exhibitions/2000_4_andrea-zittel, consulté

le 22 novembre 2013.

21 ibid.

22 Il y a aidé financièrement un jeune Afghan à ouvrir un petit hôtel (le One Hôtel) où il a pu de ce fait séjourner très régulièrement.

23 Particulièrement le chapitre « L’accélération du rythme de vie et les paradoxes de l’expérience du temps », Hartmut Rosa, op. cit., p. 151-183.

24 C’est dans cette même visée que Roman Signer nomme son Horloge de Triveno, une « Sculpture de temps » (« Time-Sculpture »), ou qu’Andrea Zittel pose la question : « Qu’advien-drait-il si nous approchions le temps comme un autre matériau plastique pour le sculpter selon des formats et des structures créatifs ? Quelles sortes d’effets psychologiques, émotionnels et sociaux résulteraient de ces structures ? »

25 Dans le courant des années 1960, la présence de l’horloge tend à s’effacer de la vie courante, alors qu’auparavant, elle trônait dans les foyers. Baudrillard remarque la disparition de l’horloge dans « l’intérieur moderne, un objet essentiel ». Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 29. Mais l’horloge a été refoulée hors de nos intérieurs alors même qu’elle a commencé à apparaître en tant qu’objet réel dans des œuvres d’art. Devenue moins utile à l’heure de la montre à quartz, déplacée dans le champ de l’art, elle pouvait soudain y trouver une raison d’être, chose manipulable, jouet entre les mains des artistes qui donnent à travers elle libre cours à leur point de vue, fantasque ou critique, sur le temps et sur leur temps.

26 Voir Tiphaine Samoyault, op. cit.

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Table des illustrations

Légende Matthew McCaslin, Places I have been, 1991, ampoules, horloges, câbles, dimensions variables. © Matthew McCaslin, 1991.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/995/img-1.png
Fichier image/png, 168k
Légende Olga Kisseleva, It’s Time, 2010, installation. © Olga Kisseleva.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/995/img-2.png
Fichier image/png, 3,9M
Légende Olga Kisseleva, Time Value, 2012. © Olga Kisseleva
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/995/img-3.png
Fichier image/png, 2,4M
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Pour citer cet article

Référence papier

Claire Labastie, « Horloges au présent. Présences de l’horloge dans l’art actuel »Marges, 19 | 2014, 96-112.

Référence électronique

Claire Labastie, « Horloges au présent. Présences de l’horloge dans l’art actuel »Marges [En ligne], 19 | 2014, mis en ligne le 01 octobre 2016, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/995 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.995

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