Le Musée passager
Texte intégral
1Le 8 avril 2014, le Conseil régional d’Île-de‑France inaugure à Saint-Denis une opération appelée à se poursuivre pendant plusieurs mois dans différentes villes de la région. Le Musée passager se présente sous la forme d’une construction préfabriquée assez banale, en partie ouverte sur l’extérieur, où sont installées des œuvres d’art contemporain. Celles-ci sont principalement des dispositifs interactifs numériques et des vidéos, même si l’on trouve également une ou deux peintures. Il n’y a pas vraiment de thématique d’ensemble et, si l’on ne tient pas compte de l’extrême précarité de la présentation, on y retrouve l’atmosphère des centres d’art de la région parisienne. D’un point de vue strictement artistique, il n’y a pas grand-chose à ajouter : les œuvres sont un peu inégales, parfois dues à des artistes assez connus (Bill Viola, Ann-Veronica Janssens), parfois à des artistes plutôt débutants. On sent surtout la volonté d’engager la participation des visiteurs – ce dont témoignent plusieurs des dispositifs présentés –, ce que relaient les médiateurs.
2Des questions se posent assez vite quant à la raison de cette présentation : ce « musée passager » ne reste en effet que quinze jours stationné devant la basilique de Saint-Denis, avant d’aller quinze jours dans le centre ville d’Évry puis dans celui de Mantes-la-Jolie. L’itinérance doit se poursuivre par la suite pendant plusieurs années. Pour quelles raisons ces villes ont-elles été choisies ? Qu’est-ce qui justifie de ne rester que quinze jours sur place ? Quel est le sens d’une telle opération ? À quels publics s’adresse-t‑elle ? On sent bien à lire le dossier de presse que les questions artistiques sont assez secondaires : il s’agit surtout de « permettre l’accès à la culture pour les publics éloignés de l’art » ou de « contribuer au rayonnement et développement culturel de la région ». Le même dossier de presse mentionne le nom de l’architecte et énonce un certain nombre de principes assez vagues où le « multimédia et les nouvelles technologies » permettent de « placer la population francilienne au cœur de l’action ». Il s’agit, explique-t-on encore, de « lutter contre l’exclusion en associant à la réalisation les populations en situation de précarité et les jeunes en décrochage scolaire ». Les enjeux artistiques ne sont pas évoqués et aucun nom d’artiste n’est cité.
3En fait, pour bien comprendre les implications de ce projet, il suffisait sans doute de se rendre à son inauguration à l’Hôtel de ville de Saint-Denis et d’y entendre les
discours des élus et responsables de la région. L’enthousiasme était de rigueur. Il est vrai que quelques enfants en situation de précarité allaient probablement bénéficier du dispositif. On ne peut manquer pourtant de s’interroger sur le bien fondé d’une telle opération, sachant qu’elle ne durait que quelques jours, pendant les vacances scolaires, et qu’il n’est pas dit qu’elle laisse des souvenirs bien durables.
4D’ailleurs, qui se souvient qu’à peine un an et demi auparavant, à la Toussaint 2012, une autre opération très similaire avait eu lieu exactement au même endroit ? Il s’agissait alors du MUMO (Musée mobile), une exposition itinérante d’art contemporain dans un container, qui était venue s’installer pendant quelques jours place Victor Hugo, là aussi avec le projet de mettre les enfants en contact avec la création et de « dépasser la fracture culturelle ». Les initiateurs du MUMO, comme ceux du Musée passager, prétendaient suppléer au manque d’équipements culturels et rendre l’art contemporain plus accessible à des personnes qui en sont ordinairement privées. Et dans les deux cas, on se félicitait, dans la logique des self-fulfilling-prophecy, de la réussite de l’opération. Pourtant, cela vaudrait la peine de faire un bilan réel de ce genre de projet : combien coûtent-ils vraiment ? Combien de personnes les visitent ? Qui sont-elles et qu’en retiennent-elles ? Quels en sont les bénéfices et pour qui ?
5Au fond, et bien qu’une dimension « sociale » soit affichée, on n’est pas loin ici des projets similaires, quoique plus prestigieux, qu’avaient été la H-Box (Hermès) de Didier Faustino, le Chanel Art Mobile de Zaha Hadid ou le Centre Pompidou mobile de Patrick Bouchain : des opérations d’envergure qui, avant leur arrêt prématuré, avaient fourni l’occasion à des architectes créatifs de mettre au point des dispositifs spectaculaires. À chaque fois des œuvres d’artistes internationaux avaient été promenées de ville en ville (parfois contre des sommes assez importantes) et le motif était toujours le même : l’art allait venir au contact « direct » du public, ce qui permettrait de contribuer à changer la société en la rendant meilleure.
6Au fond, derrière ce genre de projet, on retrouve de manière récurrente le point de vue bien connu d’André Malraux, selon qui l’accès à l’art ne serait jamais qu’un problème de transport. On sait pourtant depuis L’Amour de l’art de Bourdieu que c’est plus compliqué et des dizaines d’études de publics, qualitatives ou quantitatives, de statistiques de fréquentation des équipements culturels, ainsi que l’expérience de générations d’animateurs culturels ou de médiateurs ont montré que malheureusement l’accès à la culture ne dépendait pas de la seule mise en contact avec des objets culturels. La triste réalité, que les décideurs institutionnels, les élus ou les « grands mécènes » ne veulent pas entendre, c’est que l’accès à l’art suppose un habitus, un terreau familial, scolaire ou social qui le permette. On peut bien sûr prétendre que tel ou tel enfant a beaucoup apprécié un dispositif et on peut même reproduire ses propos en gros caractères sur papier glacé dans un catalogue de circonstances, il n’en demeure pas moins que l’on est surtout confronté à des opérations événementielles publicitaires, à des actions politiques démagogiques, à de l’autocélébration institutionnelle, etc. C’est-à-dire à des opérations qui, loin de rendre accessibles des questions artistiques ou culturelles à des populations défavorisées, visent à faire croire que l’accès à la culture ne peut se dérouler que sur le mode de la rencontre exceptionnelle et fulgurante.
Pour citer cet article
Référence papier
Jérôme Glicenstein, « Le Musée passager », Marges, 19 | 2014, 150-151.
Référence électronique
Jérôme Glicenstein, « Le Musée passager », Marges [En ligne], 19 | 2014, mis en ligne le 01 octobre 2014, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/951 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.951
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