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Entretiens

Marianne Lanavère. Matière à paysage – champs d’imaginaires

Entretien avec Michèle Atchadé
Marianne Lanavère et Michèle Atchadé
p. 104-113

Texte intégral

1Après des études d’histoire de l’art à l’École du Louvre, à l’université Paris IV-Sorbonne, puis au Royal College of Art de Londres, Marianne Lanavère a été curatrice indépendante. En 2004, elle conçoit, aux côtés de Caroline Ferreira d’Oliveira, l’exposition et le catalogue Densité ±0 (Paris, ENSBA, 2004), qui portaient leur attention sur les « logiques de retrait » et de redéfinition, par soustraction, de la matérialité de certaines pratiques artistiques. En 2005, elle devient directrice de La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) et depuis 2012, directrice du Centre international d’art et du paysage de Vassivière.

2À partir de l’invitation de ce nouveau numéro de la revue Marges à réfléchir à l’hypothèse d’une « Rematérialisation de l’art contemporain », nous revenons avec elle sur le paysage comme fil conducteur ayant nourri sa réflexion curatoriale autant du côté d’une matérialité radicale, que de ses possibilités immatérielles.

3Pour cet entretien, nous tenons à remercier Marianne Lanavère, directrice du Centre international d’art et du paysage de Vassivière ainsi que toute l’équipe du CIAP : Georges Ottavy, Adélaïde Laoufi-Boucher, Sophie Anfray, Guillaume Baudin, Muriel Meunier, Nathalie Sartout, Florian Guillaume ainsi que Marjolaine Calipel à La Galerie, Noisy-le-Sec pour les archives éditoriales, nous remercions également l’INIVA, au Van Abbe Museum et Sheela Gowda pour les autorisations.

Le lac de Vassivière

Le lac de Vassivière

© J-M Pericat 2011 avec La Licorne Eiffel de Yona Friedman

Michèle Atchadé : Qu’est-ce qui vous a semblé déterminant dans votre parcours de commissaire d’exposition ?

Marianne Lanavère : Je voulais travailler avec des artistes en train d’élaborer une pratique, pas sur des œuvres d’artistes décédés. C’est la raison pour laquelle j’ai suivi une spécialisation « art contemporain » assez rapidement dans mon parcours. Je savais qu’il fallait passer à l’acte pour être commissaire d’exposition. C’était, par conséquent, assez important pour moi de quitter la France pour voir comment on travaillait dans un autre pays, prendre un peu de distance par rapport à l’art contemporain de l’époque qui était très dominé par l’objet. Ce qui m’intéressait, c’était de replacer l’artiste au cœur des préoccupations curatoriales. Donc d’écouter plutôt comment les artistes parlent de leur travail, d’observer comment ils travaillent.

À La Galerie, c’était un lieu très urbain, en centre ville de Noisy-le-Sec, avec une densité de population et d’urbanisme, mais malgré tout, la première exposition que j’ai faite là-bas, « Fabriques du Sublime » (2005), ne traitait pas directement du paysage mais plutôt de comment les artistes peuvent, avec les moyens contemporains, traiter de la question du sublime. L’exposition portait aussi sur le paysage romantique à partir de l’œuvre de quatre artistes contemporains : James Ireland, Friedrich Kunath, Christophe Orr et Evariste Richer. Cette exposition, a, par la suite, donné lieu à une série d’expositions qui approfondissaient au fur et à mesure cette recherche que j’avais pour le paysage au sens large, en tant qu’état du corps et état de perception, en rapport au monde sensible, climatique, cosmique – de l’univers jusqu’à quelque chose de très terrestre.

Il faut savoir quand même qu’en 2005-2006, cette approche esthétique n’était pas vraiment courante dans les lieux d’exposition en France. Et, je pense que c’est peut-être grâce au fait que je me sois un peu éloignée de la France à un moment, que je sois allée en Angleterre, où j’ai rencontré d’autres choses, d’autres gens, d’autres œuvres, que j’ai pu ensuite assumer des choix artistiques.

Une autre exposition, « Cosmogonies » (2006), touchait davantage à cette relation entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. J’ai aussi fait « Expéditions » en 2007, qui revenait sur les grandes expéditions et la découverte de l’inconnu. On pouvait y voir, comment le lieu de l’expédition relevait en fait de l’abstraction...

Puis, avec « Matière à paysage » (2008), j’avais souhaité réfléchir à l’entropie de la matière dans un paysage urbain, à cette idée que la matière vient de quelque part et qu’elle se transforme pour aller ailleurs. Donc, c’était voir la ville sous l’angle du paysage, mais un paysage en perpétuelle transformation, qui existe aussi par l’infiniment petit, du grain de sable à l’immeuble.

« Au fil de l’œuvre » (2010) portait, quant à elle, sur le process art. Je voulais montrer des œuvres qui ne paraissaient pas terminées et comment l’œuvre peut se prolonger après sa réalisation. Il y a eu aussi « Le monde physique » (2011), qui portait sur la cartographie.

Les expositions personnelles procèdent d’une autre méthode : là, je donne vraiment carte blanche à l’artiste, même si je l’accompagne. Dans la réalisation de chaque œuvre, l’artiste reste libre de son accrochage et de ses choix. Une exposition personnelle est importante pour comprendre l’univers d’un artiste, son approche.

De grandes notions reviennent dans mes expositions : le sublime, l’infini, l’inconnu… Il y a eu une série d’expositions collectives qui ont beaucoup contribué à identifier la programmation que je faisais à Noisy-le-Sec comme une programmation au croisement entre art conceptuel, art processuel et des résurgences du romantisme. Mais ce n’était pas vraiment conscient.

MA : Ces notions qui se sont dessinées au fur et à mesure à La Galerie, et dont vous avez pris conscience a posteriori, se sont-elles développées dans la continuité depuis que vous êtes à Vassivière ? Vos choix curatoriaux ont-ils été prolongés ou ont-ils radicalement changé ?

ML : Par rapport à ces expositions, mon projet pour Vassivière s’inscrit dans une continuité, dans le sens où je ne vais plus travailler sur le paysage mais dans le paysage, avec une relation directe au paysage, avec un potentiel qui est lié à ce lieu, à cette histoire du centre d’art de Vassivière. J’ai ici la possibilité de travailler à plusieurs niveaux : entre un programme de résidences, un programme d’expositions et des commandes pour le Bois de sculptures. Les saisons et les climats influencent beaucoup notre travail et représentent des possibilités sans cesse renouvelées.

Il y a eu des expositions dès 1989 dans le phare, puis dans le centre d’art à partir de 1991. Mais dans les années 1980 les symposiums de sculpture et les expositions au Château constituaient déjà la préfiguration d’un centre d’art. Il y a sur cette île une immense histoire d’expositions et de commandes d’œuvres pour le Bois de sculptures, qui lie chaque artiste de manière intime à ce paysage, son histoire et à cette architecture singulière. Et donc, cette sédimentation-là d’histoires m’intéresse aussi beaucoup. Je me dois de les respecter, dans le sens d’un conservateur de musée. Le Bois de sculptures doit être entretenu, restauré, rendu visible, valorisé. Mais il y a aussi maintenant de nouvelles manières de travailler avec les résidences ; les écrivains et chercheurs qui sont en résidence se mettent à travailler avec les artistes et à programmer des évènements. Mais le lieu est tellement fort, tellement puissant, que j’ai eu besoin d’une phase d’observation.

MA : Le projet « Champ d’expériences » a marqué votre arrivée à Vassivière, en quoi consistait-il ?

ML : « Champ d’expériences» (8 juillet-23 septembre 2012) est la première exposition que j’ai conçue pour annoncer la nouvelle direction. Elle proposait une histoire de la matière dans cette dimension construite du paysage pour mettre en évidence une relation entre la nature et ce qui a été crée par l’homme, puisqu’il y a ce barrage, cette forêt, cette île, ce lac, et finalement, il y a très peu de choses « naturelles ». Les conifères quant à eux ont été plantés dans les années 1950 pour créer une nouvelle ressource économique. Et avant, il n’y avait que des feuillus. Ce bâtiment, qui appartient à cette époque qualifiée de post-moderne, avec un certain nombre de références à l’Antiquité et avec une forte présence théâtrale, ajoute aussi à l’ensemble quelque chose de l’ordre d’une construction imaginaire. Ce bâtiment, comme ce paysage, est le lieu d’un théâtre, de situations en train de se créer.

Je prévois environ deux ans à l’avance le programme d’expositions, autour des enjeux contemporains de la sculpture, en lien avec l’identité du lieu. J’invite des artistes susceptibles de répondre à cette architecture. C’est un lieu très symétrique et très fort, avec une signature architecturale qui est déjà un geste d’artiste… Parmi les expositions qui ont eu lieu ou vont arriver, il y a des artistes qui travaillent avec des matériaux organiques. C’est le cas de Dominique Ghesquière (exposition « Terre de profondeur », du 20 janvier au 31 mars 2013), dont le projet reflète cette idée d’un territoire construit, avec sa dimension artificielle, un faux lac, une fausse île… La réponse de Dominique a été de proposer une exposition à l’écoute de cette histoire ; du lac, des matériaux qu’elle a trouvés sur l’île, de cet environnement, de manière très paisible, très juste par rapport aux différents éléments qu’on trouve ici, que ce soit la terre, l’eau. Dans le phare, elle a créé un tas de feuilles en relation à l’hibernation (Respiration, 2013), qui se soulève très légèrement et qui craque comme la charpente du centre d’art.

MA : Évariste Richer, fait partie des artistes que vous avez exposés à La Galerie et à Vassivière. Dans quelle mesure ses œuvres vous ont-elles semblé pertinentes dans ces différents contextes ?

ML : L’exposition personnelle d’Évariste Richer à Vassivière (« Substrat », 14 octobre 2012-6 janvier 2013) était plutôt en lien avec la minéralogie, avec ce qui constitue le paysage. Je pense que ses œuvres n’illustrent ni des thèmes ni le système de l’art mais elles élaborent leur propre forme de pensée. Pour chaque œuvre, l’artiste élabore un fonctionnement qui lui est propre, avec des matériaux et des techniques choisis pour cette œuvre et son élaboration : de la photographie à la sculpture, à la vidéo… Je trouve que c’est un artiste très intéressant, parce qu’il va regarder dans d’autres champs que celui de l’art : les sciences physiques, la minéralogie, la climatologie… des sciences du monde physique qui enrichissent sa pratique artistique.

MA : Concernant la prise en compte d’autres domaines de référence, y aurait-il des différences pour vous entre Évariste Richer et Loris Gréaud ?

ML : Selon moi, Loris Gréaud crée des scènes ou des décors pour une situation, qui s’apparentent à des scénographies. Sa démarche relève souvent d’hyperproductions qui demandent des moyens humains et financiers importants et qui passent par des prestataires extérieurs. Richer, même s’il ne réalise pas lui-même toutes ses œuvres, est présent à toutes les étapes de l’ingénierie de son travail et aime garder le lien aux artisans. Il revendique quelque chose de familial et de « fait-maison », tandis que Loris Gréaud travaille comme le chef d’une entreprise hyperprofessionnelle.

MA : En quel sens, pouvez-vous préciser ?

ML : Je pense qu’on n’attend pas que l’art soit bien fait, bien produit, car la perfection est contraire à l’art. Je revendique que l’art puisse être mal fait, à moitié fait… raté. S’il est fait par d’autres, l’artiste n’a plus de contrôle sur son travail et celui-ci devient lisse. Je pense que c’est le même problème avec la sous-traitance aujourd’hui. Dans cette chaîne de sous-traitance, finalement, on ne sait plus où est la source, on n’y a plus accès. Dans les mégalopoles, on ne sait plus comment sont fabriquées les choses, d’où elles proviennent, avec quel textile, de quelles fibres sont faits nos vêtements ni ce qu’on mange.

MA : Après Dominique Ghesquière, vous avez programmé une exposition personnelle de Ian Kiaer (14 avril au 23 juin 2013). Les problématiques sont-elles similaires ?

ML : Ian Kiaer travaille plutôt par rapport à l’architecture visionnaire ou utopique. C’est un artiste anglais qui récupère des matériaux de la société industrielle, matériaux d’emballage, bâches plastiques et autres supports qu’on utilise généralement dans l’atelier pour protéger. Donc, j’étais sûre que ce bâtiment d’Aldo Rossi – qui est le seul en France avec le bureau de poste et des logements situés à côté de la Cité de la Musique, dans le 19e arrondissement – construit avec Xavier Fabre, allait l’intéresser, ainsi que cette relation au barrage, lui-même en soi une architecture. Il a posé sur le lac une maquette qui est filmée par caméra de surveillance et retransmise dans le phare.

Pour l’automne 2013 j’ai invité Fernanda Gomes, artiste brésilienne qui utilise des matériaux trouvés, souvent en bois et autres objets d’occasion qu’elle récupère dans les ressourceries. J’ai aussi des projets avec Peter Buggenhout, Sheela Gowda, Joëlle Tuerlinckx… artistes qui renouvellent chacun à sa manière aujourd’hui la sculpture dans son sens élargi (installation, environnement) et en lien avec l’architecture, l’espace et le paysage.

MA : Tous ces artistes, ces démarches, vous semblent-ils être du côté d’une rematérialisation de l’art contemporain ? Serait-ce, pour vous, une tendance actuelle ? Un renouveau ? Un retour à la matérialité ?

ML : Peut-être qu’on peut interpréter ce retour à la matérialité par le fait qu’on assiste, sur le plan économique, à une dématérialisation de l’argent, des flux financiers, aussi de nos rapports au quotidien avec les modes de production. Je crois qu’on assiste à une nécessité de savoir à nouveau comment on fabrique les choses et comment on les fait circuler : depuis leur source de production, leurs matériaux d’origine, jusqu’à leur diffusion, recyclage et devenir, après usage. Il y a une nécessité de revenir à un rapport concret et direct aux choses.

MA : Votre analyse est plutôt sociologique ou économique… Et sur plan artistique, serait-ce le même mouvement ?

ML : De plus en plus d’artistes souhaitent être à nouveau eux-mêmes les fabricants de leurs œuvres. Est-ce un mouvement de « rematérialisation » ? Je ne dirais pas « matériel », mais parvenir à être concret, « reconcrétiser »... Mais les volontés de retrouver quelque chose de concret dans la manière dont on vit, dans la manière dont on fait les œuvres et dont on les appréhende, restent marginales.

En même temps, on assiste à un intérêt croissant pour les œuvres à protocole, notamment dans certaines collections comme celle du FRAC Lorraine. Le CNAP achète des performances, des œuvres à protocole, des œuvres à refaire comme celles de Mona Hatoum, Yona Friedman, Roman Ondàk… ce qui permet de repenser la collection et de la rendre vivante.

Collateral

Collateral

Galettes de cendres d’encens, installation, détail, Rivington Place, 2011.

© Sheela Gowda. Photographie : Thierry Bal.

MA : Pour vous, on peut identifier cet enjeu de « rematérialisation » dans certaines œuvres, certains choix d’artistes ici et là, plutôt qu’une tendance qui serait contemporaine ?

ML : Cette rematérialisation est pour moi liée à une volonté de vivre en zone rurale. En Limousin notamment, il y a encore des paysages préservés, du silence et de l’espace. Les gens viennent s’installer dans ces territoires pour construire des choses, pour créer des initiatives, mais aussi pour retrouver un rapport à la terre, qui est justement matérielle. On assiste en effet à un retour aux choses « de terrain », à une volonté d’être plus proche des agriculteurs, grâce aux associations de maintien de l’agriculture paysanne (AMAP), même dans les zones urbaines, où on va vouloir rencontrer le producteur, aller voir comment il cultive, ce qu’il fait, quel produit il utilise. Il y a peut-être un parallèle à faire avec l’art.

Je fais la différence entre cette matérialité-là et « le monde matériel » de la consommation des années 1960 (Les Choses de Georges Perec) à aujourd’hui. Benjamin Buchloh a justement écrit sur un certain art conceptuel en tant qu’« art administratif », un art qui suivrait cette tendance néolibérale d’une dématérialisation des modes de production et de circulation des marchandises.

Tant d’objets s’accumulent sur cette terre… dont on ne saura que faire, avec tant de matériaux qui ne sont pas recyclables. Certains artistes se soucient un peu plus du recyclage, utilisent des matériaux qui ne sont pas payants, qui ne sont pas toxiques. Ils pensent au devenir de leur œuvre.

MA : Sur ces questions de recyclage, vous pensez à des noms d’artistes plus précis ? Vous évoquiez Fernanda Gomes…

ML : Fernanda Gomes fait des œuvres avec des matériaux qui existent déjà, elle ne veut pas acheter des objets neufs. Jason Dodge aussi, un artiste berlinois que j’avais exposé dans « Visions nocturnes » (8 mars au 10 mai 2008) puis pour une exposition personnelle à La Galerie (29 mai au 25 juillet 2010), revendique un rapport intime à la fabrication de ses œuvres.

Finalement le matériel et l’immatériel sont complémentaires. « Matière à paysage » (La Galerie, 2008) est une exposition que j’avais faite en co-commissariat avec un artiste, Simon Boudvin, en lien avec la question du cycle de la matière, l’entropie, la manière dont tout se dégrade, se transforme, pour devenir autre chose. C’est un certain rapport au monde que de croire que les choses se transforment et ne sont pas permanentes.

À Vassivière, j’ai développé cette question dans l’exposition « Champ d’expériences », qui parlait aussi de la matière, pour faire un lien avec la collection du Bois de sculptures, des premières œuvres en granit du symposium de sculptures des années 1980 jusqu’à des sculptures un peu plus immatérielles et des œuvres à protocole, comme Ombres électriques de Dominique Ghesquière ou La Licorne Eiffel de Yona Friedman, dessin qu’on doit refaire chaque année, ou encore la baguette de Kris Martin, Conductor, qui est un tout petit objet. Il y a aussi des œuvres qui se transforment au fil du temps voire disparaissent – des œuvres fantômes.

Comme pour le Bois de sculptures, cette collection va de quelque chose de très matériel (les sculptures en granit) à quelque chose d’immatériel (des sculptures de lumière, des sculptures de son et tout un pan de l’histoire de l’art des années 1960). Et pour moi, la sculpture évolue entre ces deux polarités.

MA : Il y a un imaginaire tenace de la sculpture qui est perçue dans certaines philosophies idéalistes et la hiérarchie des arts comme l’art le plus matériel, le plus chargé, celui qui est le plus « ancré », alors que la poésie ou la musique seraient les arts les plus immatériels. Au 20e siècle, vous parliez en particulier des années 1960, la sculpture semble perdre de sa matérialité, devenir peut-être plus immatérielle… Est-ce pour vous une tendance liée à l’art moderne, postmoderne et contemporain ou est-ce un mouvement que l’on peut trouver bien avant ?

ML : Je pense que c’est plutôt un état d’esprit, qu’il y a toujours eu des artistes conceptuels, ou processuels, mais qu’on ne mettait pas forcément en avant ou qu’on ne soutenait pas financièrement. Il y avait des canons, des conventions qui faisaient que ces artistes ne pouvaient pas faire leur travail. C’est plutôt une manière de voir le monde…

MA : Et ce à quoi vous êtes sensible dans votre programmation ?

ML : Oui, pour les prochaines œuvres pour le Bois de sculptures, je cherche des artistes qui feraient des œuvres à protocole et qu’on pourrait réactiver.

MA : Pourriez-vous définir, ce qu’est, pour vous, une œuvre à protocole ? Et imaginez-vous que ce type d’œuvres puisse quand même être très organique ?

ML : Une œuvre à protocole, c’est une œuvre qui a un protocole de réalisation. Et ce protocole définit comment réaliser l’œuvre. C’est l’artiste qui définit qui va refaire l’œuvre, combien de temps elle va durer. Mais c’est une œuvre qui n’existe pas matériellement. Elle doit être refaite à chaque fois. C’est comme une partition.

Ombres électriques de Dominique Ghesquière est une œuvre à protocole : une peinture au sol, sur une route qui va s’effacer, avec les intempéries, avec le passage des voitures… L’artiste décide que l’œuvre s’arrête quand elle sera effacée. Mais le protocole existe toujours et elle peut la refaire ailleurs. J’aimerais aussi emprunter au CNAP l’œuvre de Mona Hatoum, Jardin suspendu (2008), une barricade de poste frontière composée de sacs de graines qui peuvent germer. Je voudrais aussi refaire la Prairie fleurie avec Gilles Clément, j’aime aussi le travail de Liliana Motta car elle s’intéresse à la signification des plantes dans l’histoire, en médecine par exemple…

MA : Matériel/ immatériel, ce n’est pas un retour à un objet mais un retour, un rapport à la matière, à la terre ?

ML : Oui, la rematérialisation, ça voudrait peut-être dire aussi prendre plus conscience que les choses sont faites de vide ou qu’elles sont invisibles, comme on le voit avec la radioactivité. C’est quelque chose de terrible qui se diffuse partout, qui est invisible, qui fait des dégâts incommensurables et qu’on a du mal à évaluer encore aujourd’hui, de Tchernobyl à Fukushima. Peut-être, cela amène-t-il une plus grande conscience qu’on vit dans un monde de matériau ou de matière, infiniment petite ou de matière infiniment grande, d’une relation d’échelle entre la terre et le cosmos, et qu’on revient à des philosophes de l’Antiquité. Je pense notamment, à ce livre que j’aime beaucoup, le De rerum natura de Lucrèce (De la nature des choses) qui développe une vision très poétique, parce que Lucrèce est aussi un poète de la création du monde. Il détaille comment le cosmos fonctionne, l’interaction entre tous ces éléments… Ce texte m’a beaucoup inspirée. Je le trouve extrêmement contemporain, même dans son inexactitude scientifique, puisqu’il a été écrit au 1er siècle avant notre ère.

Les réflexions d’Olivier Schefer m’ont nourrie, mais aussi celles de Philippe-Alain Michaud, que j’avais invité à Noisy pour parler du travail de Bertrand Lamarche, qu’il avait mis en rapport d’une manière très personnelle avec le magnifique texte de Jean Louis Schefer, Du Monde et du mouvement des images et avec le De rerum natura de Lucrèce. J’ai désormais envie de lire plus de philosophie antique ; les cosmogonies et les manières de voir le monde à l’époque peuvent nous aider à comprendre le monde d’aujourd’hui.

MA : Vous évoquiez justement dans la préface du catalogue de « Cosmogonies » votre intérêt pour ce qui s’articule « autour de représentations de notre rapport au monde », envisagé autant dans « la relation à la nature en tant que construction (« Fabriques du sublime »), qu’à travers la physique « pour son habileté à envisager le monde ».

ML : Les cosmogonies continuent à m’intéresser pour leur manière de cartographier le monde, de se le représenter dans son rapport cosmique jusque dans la matérialité de cette terre.

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Dominique Ghesquière, Ombres électriques

Dominique Ghesquière, Ombres électriques

Peinture acrylique d’ombres de câbles et de poteaux électriques sur la chaussée.

Les Arques (Lot), collection FRAC Limousin. Photographie Aurélie Leplâtre.

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Table des illustrations

Titre Le lac de Vassivière
Crédits © J-M Pericat 2011 avec La Licorne Eiffel de Yona Friedman
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/890/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,5M
Titre Collateral
Légende Galettes de cendres d’encens, installation, détail, Rivington Place, 2011.
Crédits © Sheela Gowda. Photographie : Thierry Bal.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/890/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 212k
Titre Dominique Ghesquière, Ombres électriques
Légende Peinture acrylique d’ombres de câbles et de poteaux électriques sur la chaussée.
Crédits Les Arques (Lot), collection FRAC Limousin. Photographie Aurélie Leplâtre.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/890/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 1,9M
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Pour citer cet article

Référence papier

Marianne Lanavère et Michèle Atchadé, « Marianne Lanavère. Matière à paysage – champs d’imaginaires  »Marges, 18 | 2014, 104-113.

Référence électronique

Marianne Lanavère et Michèle Atchadé, « Marianne Lanavère. Matière à paysage – champs d’imaginaires  »Marges [En ligne], 18 | 2014, mis en ligne le 01 mai 2016, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/890 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.890

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Auteurs

Marianne Lanavère

Michèle Atchadé

Michèle Atchadé, est artiste plasticienne. Agrégée d’arts plastiques, elle enseigne en audiovisuel et photographie et est doctorante en arts plastiques, université Paris I Panthéon-Sorbonne.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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