Réfléchir par la matière en design. Normal Studio, Martin Szekely, Konstantin Grcic.
Résumés
Discipline de la conception, le design semble par définition attaché à un type de pensée en amont de la production. Cet article vise à remettre en question la nature purement idéale du projet, et à questionner la hierarchie, l’ordre, mais aussi la netteté de limites entre moments conceptuels et moments de « mise en matière ». Par le travail emblématique de trois studios de design, mais aussi par les écrits de François Dagognet, c’est la possibilité d’une part objectivable et « collaborante » de la matière et d’une « pensée par la matière » qui s’esquisse.
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Mots-clés :
art, artiste, conception, conceptuel, contemporain, design, matérialité, matière, œuvre, sculptureKeywords:
art, artist, conception, conceptual, contemporary, design, material, materiality, sculpturePlan
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- 1 « Étude de cas : Myto, Designer : Konstantin Grcic, Entretien avec Konstantin Grcic », dans Elisabe (...)
« Konstantin Grcic : Nous avons […] utilisé ce treillis métallique qui nous a aidé à travailler les formes : nous tenions alors notre maquette. Il s’agit là de véritables instants de création. Vous partez de rien et vous construisez quelque chose. […] Vous réalisez rapidement un grand nombre de modèles. […] Raison pour laquelle nous travaillons de manière assez primitive, en utilisant également beaucoup de papier ou de carton. C’est très libérateur car ce qui importe est le processus de pensée.
Journaliste : Penser avec ses mains ?
Konstantin Grcic : Exactement1. »
1La réification pourrait apparaître comme un principe schématique du travail en design : imaginer la chose (designare = désigner), la formaliser conceptuellement dans le dessin ou un logiciel (designare = dessiner), puis, seulement ensuite, « passer à la matière », la transformer en objet concret en lui donnant forme dans une suite de prototypes, et la produisant en série. Les enjeux étant démultipliés, le fait de produire les formes industriellement induit évidemment des décisions en amont, avant la production.
2Pour fabriquer, il y aurait alors deux temps : un temps de pensée, un temps de l’esprit, des idées, puis ensuite un temps de concrétisation, de mise en œuvre, que l’on peut appeler ici « mise en matière ».
3Jean-François Dingjian (Normal Studio), Martin Szekely, Konstantin Grcic, trois designers différents, se prêtent à parler de ce moment si particulier de leur travail : celui du tout début du projet, celui des pensées premières. Dans leurs propos pourtant bien distincts sur ce temps censé appartenir au monde des idées, sur ce temps avant la fabrication, il est étonnamment beaucoup question de « matière ». Et au-delà, c’est même, chez les trois, à cet instant précis de la réflexion, dans le temps du concept, que la matière et la matérialisation jouent le rôle principal du projet.
4D’ores et déjà, cette présence de la matière à la source, dans les pensées mêmes, nous invite à réviser l’impression qu’elle n’arrive toujours que dans un temps second de la création. Elle remet aussi en question le couple monde idéal/monde matériel tel qu’il est traditionnellement pensé. Non seulement, il y a ici mélange ou du moins perte de netteté de la séparation entre ces deux mondes ; mais aussi la primauté du monde des idées sur le monde matériel est ébranlée. Cela amène notamment à questionner la pureté d’une pensée créatrice qui serait à un moment du projet le produit exclusif de l’esprit.
- 2 Voir Richard Sennett, Ce que sait la main, (titre original The Craftsman, Yale University Press, 20 (...)
- 3 Hugues Jacquet, L’Intelligence de la main, Paris, L’Harmattan, 2012. Voir aussi : Hugues Jacquet, « (...)
- 4 Elisabeth Wilhide, op.cit., p. 71.
- 5 Claire Fayolle, « Martin Szekely. Designer sans dessiner », Beaux-Arts magazine, n° 250, avril 2005 (...)
5Sans forcément viser à dessiner ce mélange entre monde matériel et monde idéal, nous voulons questionner ici la netteté d’une frontière qui différencierait ces deux mondes, et l’idée qu’ils sont sollicités de manière successive dans la création. L’imperméabilité d’une frontière entre pensée et concrétisation dans la création a déjà été questionnée par Richard Sennett2 et par Hugues Jacquet3, en analysant l’activité de l’artisan. Leur travail tend plus particulièrement à gommer la séparation entre travail intellectuel et travail manuel, et ils démontrent que le faire est aussi un mode de pensée. C’est en quelque sorte l’inverse qui nous intéresse ici : analyser un monde censé être « de la pensée » pour remettre en question l’idée qu’elle peut être « pure », isolée d’un monde matériel. L’artisan est à la fois concepteur et fabricant. Le designer n’est pas fabricant. Parce que son travail réside justement avant le faire, dans le suspens qu’exige la fabrication industrielle. Il se situe nécessairement dans une forme de pensée. C’est ce lieu d’étude qui nous intéresse. Celui d’une pensée créatrice censée être isolée et en amont de la matérialisation. La « pensée avec les mains » évoquée en citation liminaire par Konstantin Grcic, que l’on peut qualifier de pensée in actu, fait partie intégrante du moment de conception. Elle se met souvent en actes par le dessin, généralement sous la forme de maquettes. La matière qu’il utilise alors s’apparente à un type de dessin particulier, du côté du croquis rapide, et par lequel la pensée se met en forme plutôt que du côté du dessin imago, donnant une idée finale du projet, figurant le résultat attendu. Il s’agirait d’une « fausse » matérialisation pour nous ici en quelque sorte, un moyen d’écriture durant la réflexion du projet, une « matérialisation brouillon » ou, plus valorisant peut-être, ce que nous préférons appeler ici une matérialisation esquisse. En revanche, quand, évoquant la genèse de la chaise Myto, il parle du matériau et des technologies qui seront utilisés par son fabricant Plank comme « des éléments utilisés quoi qu’il en soit très en amont dans le projet et constituant parfois ses fondements mêmes4 », c’est bien de la matière finale au début du projet dont il est question. C’est à partir du questionnement de cette même matière finale et de sa mise en œuvre que commence le travail de Martin Szekely, comme il en parle par exemple ici pour des Étagères : « […] j’ai procédé à une prise de connaissance des matériaux, une sorte d’étude documentaire. Avec les métalliers, qui alimentent mon idée, m’orientent vers le matériau le plus adéquat, on a commencé en parlant du titane, de la fibre de carbone5. ».
- 6 François Dagognet, Rematérialiser : matières et matérialismes, Paris, Vrin, 1985, p. 15-16.
6Ces projets et d’autres encore, nous le verrons chez Normal Studio, se construisent à partir de la matière « finale » dans laquelle ils seront concrétisés. Et c’est ce qui peut faire percevoir le travail de ces designers comme une application des désirs de François Dagognet dans son ouvrage Rematérialiser : « L’esprit régnerait à l’intérieur des substances les plus éloignées. Mais nous souhaitons le contraire : non pas ramener la matière à l’animisme, mais obliger cet animisme sourd […] à se loger dans « l’en soi » et son organisation, parce que cette dernière autorise les constructions et peut donc porter en elle les fondements de ces multi-propriétés. […] On risque de se méprendre sur notre projet : élargir la dite matérialité ne consiste pas à minimiser le pouvoir des idées, comme si élever l’une consistait à abaisser l’autre. Nous croyons exactement l’inverse : le mental nous paraît d’autant plus réel que le réel se révèle complexe. On ne travaille donc pas pour un dogme réducteur, mais contre le mépris d’un opérateur, le prétendu soubassement. Nous nous opposons, – du moins essayons-nous – aux théories trop dualistiques. Le substrat doit être étudié et célébré : l’esprit, à son tour, le glorifie, au lieu de l’évincer ou de l’ignorer6 ».
- 7 François Dagognet, La Matière de l’invention, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1989, p. (...)
7Il nous semble que les trois studios de design qui nous intéressent pratiquent justement le « retournement » prôné par François Dagognet. Leur travail nous apparaît en plein accord avec ce que cet auteur remarquait aussi en 1989 dans la préface de La Matière de l’invention : « Aujourd’hui les supports ont subi une telle métamorphose qu’ils appellent eux-mêmes de nouveaux ordonnancements, accordés à eux, légers, simples et vifs. Horreur du monumental, du surajouté ou, plus encore, de l’alambiqué et du plaqué ! L’idée germe à partir de la matière même, au lieu de s’imposer à elle : une conception quasi florale ou efflorescente d’une beauté qui se lève, la franche symbiose du contenu et du contenant, la fin des dissociations et des clivages7. »
8Nous verrons comment le « substrat » ou « support » et le processus de matérialisation font partie intégrante de la pensée de ces trois designers. Chez eux, la matière fait plus qu’intervenir dans le travail de projection : elle y participe. Il nous semble que, justement, ils « rematérialisent ». Nous voulons nous demander ce que peuvent donner des projets dans lesquels, comme François Dagognet le souhaite, pensée et matière ne sont pas nécessairement dissociées. Cette analyse a pour objectif de déplacer l’étude d’une pensée « en fonction de la matière » vers l’étude d’une pensée « avec elle », voire « par elle ». Quel sens peut prendre, dans le projet, dans le processus créatif, une matière opérante ? Si quelque chose de l’ordre d’une matière dans la pensée même nous apparaît dans le travail de ces designers, quelle peut être la nature d’une matière in cogitatio ?
La matière au départ
- 9 Konstantin Grcic, Entretien avec Pierre Doze, Paris, Archibooks + Sautereau, 2010, p. 18.
- 10 Christian Simenc, Martin Szekely, Concrete, Paris, Bernard Chauveau Éditeur, 2008, p. 5
- 11 Normal Studio, dans Jeanne Quéheillard, Normal Studio : design Élémentaire, Paris, édition Les Arts (...)
- 12 ibid.
- 13 Jean-François Dingjian, conférence « Formes archaïques et nouvelles technologies », dans Sciences d (...)
- 14 ibid.
- 15 ibid.
9Alors que Eugenio Perazza, président de Magis, l’avait sollicité depuis plusieurs années, c’est sa question « que penses-tu de l’aluminium ? » qui a impulsé une première collaboration avec Konstantin Grcic et a été à l’origine de la chaise Chair_ONE. « Un jour, […] il [Perazza] m’appelle et me dit : Alors, Konstantin, que penses-tu de l’aluminium ? Je rétorque : Attends, la fonte d’aluminium ? Une clé. Et nous sommes partis comme ça9. ». Dans les trois studios de design qui nous intéressent, la matière est le fondement du travail, ce à partir de quoi il démarre. Christian Simenc parle d’un « principe liminaire » chez Martin Szekely : « le projet est la synthèse de diverses données existantes, lesquelles découlent en majorité du matériau lui-même. Ainsi, […] l’objet résulte de la qualité intrinsèque10 » de la matière – ici, pour le bureau Concrete, du béton fibré. Et chez Normal Studio, les projets trouvent eux aussi une source dans le matériau. « Nous partons d’un bout de bois, et en deux opérations, ça devient autre chose. Magique11 ! ». Usiné, fraisé « dessus, dessous, dans un sens et dans l’autre », associé par Normal Studio à une base en fil métallique, ce « bout de bois » – du médium laqué –, devient l’une des tables Ajours. Juste de simples morceaux de marbre, purs, « issus d’un profil qui court le long d’une forme12 », les supports Slice sont des plateaux, des planches à découper. Fresh, juste une plaque de terre cuite repliée-soudée sur elle-même en un seul pincement, est une carafe capable de produire « du froid, de la fraîcheur, uniquement par le système d’évaporation et de porosité de la terre13 ». Jean-François Dingjian parle ici de cette compétence propre à la terre cuite, très utilisée en Afrique, en particulier pour le fonctionnement des zeerpots : « […] en partant de ce système on arrive à générer des formes et des objets qui ont une qualité que seuls le matériau et le système peuvent leur donner. Le dessin devient très secondaire. L’idée est que l’on va exploiter une capacité d’un matériau pour améliorer une fonction14 ». Dans ces projets comme dans la plupart de leurs travaux, Jean-François Dingjian et Eloi Chafaï, fondateurs de Normal Studio, commencent avec la matière, ses propriétés, et ce que suppose leur mise en œuvre particulière. Les attentes fonctionnelles, un cahier des charges ou une envie formelle ne sont pas à la source comme cela se passe souvent en design. Ils inversent une forme d’habitude dans cette discipline : au lieu de déterminer une fonction, une forme, ou un scénario d’usage puis de chercher sa meilleure mise en œuvre et les matériaux les plus appropriés, ils trouvent « passionnant » de « s’emparer » d’une matière « qui n’a pas de forme et d’essayer d’en trouver des usages qui soient pertinents15 ». C’est la matière qui est, cette fois, au départ.
- 16 ibid.
- 17 ibid.
- 18 ibid.
- 19 Normal Studio, dans Jeanne Quéheillard, op. cit., p. 37.
- 20 (À propos des tables basses Plate-forme – Tolix, 2009), Normal Studio, dans Jeanne Quéheillard, op. (...)
10La question « quel usage ? », objectif propre au designer, est dans leur posture intrinsèquement mêlée à un autre type de visée. En travaillant plutôt la question « qu’est-ce que cette matière peut ? », ils conjuguent à leur regard pragmatique de designers un regard de plasticiens. Ils cherchent aussi bien à utiliser les capacités, les qualités, spécialités d’une matière en propre qu’à les rendre lisibles en quelque sorte. Ces designers veulent nous donner une « représentation du matériau dont leurs objets sont composés16 ». Avec Fresh, le projet part d’une volonté d’exploitation des propriétés de la terre cuite, mais le travail des designers se concentre sur un autre objectif : donner à voir sa mise en œuvre. L’un des moyens ancestraux pour travailler la terre est de le faire sous forme de plaques et les coller entre elles à la barbotine pour obtenir des volumes vides, qu’il est alors possible de cuire : c’est exactement ce que nous raconte cet objet. Même si parfois, dans leurs projets des « choses paraissant normales » sont « issues de techniques de mise en œuvre très complexes », « ce qui est intéressant, c’est qu’on ne les perçoive pas17 ». Pour fabriquer Fresh par exemple un petit outil supplémentaire a été conçu, « une sorte de plaque avec un relief qui permet de pincer la terre de façon hermétique et de créer une sorte de grille18 », « à empreinte, qui rainure la poignée » : cela non pour une visée gratuitement décorative mais « pour apporter une conscience subtile de l’objet19 ». Dans la plupart des cas, ceci dit, la dimension plastique de leurs objets est pure conséquence du processus de fabrication, optimisé, sans que les formes soient dessinées, décidées à l’avance. Des effets de capitonnage racontent l’engommage comme un manche d’outil d’une feuille de tôle perforée (Bloc, ToolsGalerie, 2007). Les vides redessinés de la brique Claustra mettent en lumière un autre procédé ancestral de mise en œuvre de la terre, l’extrusion. Ce qui prime et ce vers quoi se tourne l’effort est une forme de simplicité visuelle, directe, écartant ce qui ne concerne pas le matériau. Leur « système constructif et plastique » consiste à « obtenir » des « effets visuels20 » du matériau et de ses techniques de mise en œuvre les plus élémentaires possibles.
- 21 Maurice Fréchuret, Le Mou et ses formes : essai sur quelques catégories de la sculpture du XXe sièc (...)
- 22 Maurice Fréchuret, op. cit., p. 207.
- 23 ibid., p. 206.
- 24 À propos de la table créée en collaboration avec Boostec Industries, Jean-François Dingjian, confér (...)
- 25 Parmi d’autres exemples possibles, sont ici évoqués en particulier : Felt Piece (1974) de Robert Mo (...)
- 26 Germano Celant, « Arte Povera. Appunti per una guerriglia », Flash art n° 5, novembre-décembre 1967 (...)
11Ce sont des problématiques sur les matériaux interrogées en art, et en particulier dans l’arte povera qui apparaissent alors dans leur travail. Des termes comme ceux qu’emploie Maurice Fréchuret à propos d’œuvres de Giovanni Anselmo notamment peuvent très bien s’appliquer aux projets de Normal Studio : intégrer dans leur « champ d’applications toutes sortes de matériaux […] judicieusement choisis pour mettre en évidence les phénomènes naturels […] : la torsion d’un corps, la courbure d’un autre, la respiration d’un troisième.21 » Ou encore : « que ce soit la force d’une torsion exercée sur une étoffe, que ce soit celle de la gravité sur des matériaux mous ou flexibles, la démarche reste la même : ranimer la matière, lui conférer l’énergie nécessaire pour en mieux révéler les propriétés ou, souvent aussi, la réprimer en lui imposant un rythme contraire pour en découvrir d’inconnues22 ». Il s’agit non pas seulement d’utiliser la matière, mais de la rendre signifiante, de chercher une forme par laquelle ses particularités s’expriment, par laquelle elle pourrait se donner à lire. Les sculptures, les objets sont ici au service de la signification des matériaux et non plus l’inverse. Normal Studio tend selon les paroles de ses auteurs à « offrir au regard » les « effets23 » des matières ou des processus de matérialisation. Dans leur travail aussi, « au final, la forme n’est là que pour raconter la qualité du matériau.24 ». Cela peut se faire par la révélation d’un process spécifique : de même que Fresh nous parle de la mise en œuvre de la terre, les meubles Montreuil (Hay, 2010) et les objets conçus pour Tolix (2009) rendent éloquentes les propriétés de pliage de la tôle et sa résistance lorsqu’elle est structurée « en pointe de diamant ». Ou, nous rappelant comment des textiles sont appréhendés dans l’arte povera, quand ils mettent en lumière gravité, plis, force d’une torsion25, cela peut se faire par l’expression de lois physiques : la magie apparente d’aimants utilisée et montrée dans les lampes Diamond Boxes (ToolsGalerie, 2007), les effets de moirages exploités et mis en lumière dans les tables basses Plate-forme (Tolix, 2009). L’objectif est de mettre le spectateur ou l’utilisateur en « présence physique du matériau26 ».
- 27 Peter Zumthor, Penser l’architecture, trad. L. Auberson, Bâle, Springer, 2008, p. 8.
12Et ce type de recherche bénéficie peut-être d’une force supplémentaire dans le monde des arts appliqués ou du design au sens large du terme, l’usage des objets offrant une dimension supplémentaire. Pour l’architecte Peter Zumthor, la « mise en œuvre précise et sensuelle des matériaux paraît s’ancrer dans des savoirs anciens sur l’usage fait par l’homme de la matière27 ». Les compétences utilitaires, les différents processes qui sont propres à un matériau, s’ajoutent à toutes ses dimensions plastiques, sensorielles, formelles : chercher à écouter ce que la matière peut donner, offrir comme service, aller dans son sens pour mieux l’exploiter, augmente sa « mise au jour ».
- 28 Maurice Fréchuret, op. cit., p. 159.
- 29 Néologisme désignant ce que pourraient être des acteurs du positionnement développé par François Da (...)
13Chez Normal Studio, et, nous le verrons aussi chez Martin Szekely ou Konstantin Grcic, la matière est ce à partir de quoi commence la réflexion : elle est l’impulsion de départ du projet – et ce vers quoi elle se tourne. Le projet part d’une écoute particulière du matériau et tend à mettre les efforts au service d’une « représentation imagée28 » de la matière. Cette dernière n’est plus ici le simple medium qui permet de matérialiser le projet : elle en constitue le moteur. Dès lors, La matérialisation n’est pas perçue comme un problème de second temps, comme ce qui arrive en tant que nouvel exercice une fois que le projet est pensé, que l’on a déjà bien travaillé, et qu’il faut « se confronter » ensuite à des questions matérielles. Les designers qui nous intéressent ici nous apparaissent d’autant plus comme des « rematérialisateurs29 » que cette pensée sur et à partir de la matière se fait avec une élégance particulière, situe l’exercice dans un plaisir espiègle, le range du côté de l’hommage. Au lieu d’être perçue comme source de contraintes, la matière est ici encensée. Au lieu de se battre avec elle, ces designers jouent avec ses propriétés. Forcément, cela donne une coloration apparente de plaisir, une empreinte de réjouissance dans le travail. Et c’est ce qui range ces travaux du côté de l’esprit de « célébration » que François Dagognet propose d’adopter dans Rematérialiser. À l’opposé de l’empreinte du labeur, de la dextérité, dans le « chef d’œuvre » du « maître artisan », les efforts des designers se concentrent sur une mise à jour de la matière, sur sa visibilité, voire sa lisibilité. Et comme dans le travail d’un danseur, ces efforts ne doivent pas se voir. Ils tournent les projecteurs non pas sur leur travail, mais sur la matière qu’ils ont choisi de travailler. En rendant concret et par là-même, en rendant visible ce que peut tel ou tel matériau, en cherchant à exploiter et à isoler le plus possible ses capacités pour mieux les rendre lisibles, ces designers ne donnent pas forme à l’Idée dans la matière de la façon platonicienne, mais au contraire, nous font accéder à une sorte d’« idée absolue de la matière » et de ses capacités, par la forme et par la réalité. Ces travaux nous amènent alors à distinguer matière absolue et matière concrète. On peut y lire aussi comme un déplacement du rôle de la matière suivant le point de vue platonicien : avec Fresh par exemple, ce n’est pas par le medium matière terre que l’on accède à l’idée absolue de carafe ici, mais par la réalité de l’objet carafe que l’on accède à l’idée absolue de la matière terre et de sa mise en œuvre. La matière passe d’un rôle de serviteur à l’un des rôles principaux. D’une part, la matière est la première dans un processus linéaire temporel, mais aussi elle devient « première » au sens de « plus importante ». De « la matière au départ », on arrive à l’idée d’une « primauté de la matière », première à tous les sens du terme alors. Supérieure, honorée, ce vers quoi le travail et l’esprit se tournent. Elle n’est pas seulement la base du projet, elle devient le sujet.
Créer en s’effaçant ?
- 30 Confucius cité par Martin Szekely, « MSz, 1998-2009 » dans Martin Szekely, Zurich, JRP Ringier, 201 (...)
- 31 ibid.
- 32 ibid.
- 33 Martin Szekely, « Dialogue de MSz avec Christian Schlatter, mars 1998 », dans Martin Szekely, Zuric (...)
14« Je suis sans idée et toute idée serait un parti pris sur la réalité30 » : Martin Szekely cite Confucius à la suite d’une explication sur la pensée et la fabrication de brique à fleurs, un objet à la définition indéterminée, à la fois réservoir d’eau et climatiseur pour plantes, cache-pot. « Pour brique à fleurs, les usages, la fonction, le matériau et son mode de transformation se sont imposés en tant qu’éléments tangibles et surtout, extérieurs à ma personne ; des « pierres dures » posées devant moi. Je n’ai pas dessiné. Je n’ai fait qu’indiquer le sujet. Le reste est une chaîne de conséquences provoquées par la définition même du sujet, le matériau, son mode de transformation et sa destination. Pour le matériau : une boule de terre. Pour l’outil : un tour. Enfin la main du potier qui fait le lien entre les deux. De mon point de vue distant, je regarde les choses se faire : le potier élève et transforme la boule en cylindre, un geste ancestral. Reste sur le pourtour du cylindre les traces de ses doigts31 ». Brique à fleurs a marqué un « changement radical » dans la démarche de Martin Szekely en remettant en question « l’idée que le design est affaire de dessin » sur laquelle « jusqu’alors32 », ses projets se fondaient. Ici se trouve la clé d’un questionnement autour duquel il a renversé toute sa façon de travailler, jusqu’à ce qu’il annonce dans un dialogue avec Christian Schlatter en 1998 être arrivé à la volonté nette de « ne plus dessiner33 ».
- 34 Cet acronyme, par lequel il signe lui-même ses écrits, désigne Martin Szekely.
15Cette mise à l’écart du dessin touche au cœur même du design. On se plait souvent à revenir à sa racine designare pour rappeler que l’exercice du design n’est évidemment pas qu’une affaire de considérations esthétiques, mais aussi de projet, de « cosa mentale », que le disegno mêle intimement tracé esthétique et tracé d’une intention. Qu’en dessinant, donc, le designer n’est pas seulement celui qui est chargé de la dimension esthétique de nos objets, mais aussi celui qui « par le tracé », « en marquant » ou « en faisant image », détermine un but, une visée, une finalité. En décidant de ne plus dessiner, MSz34 fait alors bien plus que se détacher des questions jugées parfois superficielles ou gratuites liées à l’apparence de nos objets. Ne plus designare, c’est à la fois, certes, comme tous les fonctionnalistes s’en revendiquent, ne plus déterminer une forme à l’avance – de manière artificielle parfois. Mais ce serait aussi ne plus déterminer un dessein. En annonçant « ne plus dessiner », il ne remettrait pas seulement en question sa pratique, mais toucherait à une dimension fondamendale de la discipline et par conséquent de son rôle : on a en effet ici affaire à un design ne traçant plus ni forme ni fonction. L’exercice a pourtant bien lieu. Et ce « drôle de design » sans dessin isole une façon de procéder particulière, où la matière et la matérialisation jouent un rôle essentiel.
- 35 Martin Szekely, op. cit., p. 40.
- 36 Martin Szekely, « Notes et bribes de conversation échangées entre Martin Szekely et Françoise Guich (...)
- 37 Martin Szekely, « MSz, 1998-2009 » dans Martin Szekely, Zurich, JRP Ringier, 2010, p. 24.
- 38 Martin Szekely, cité par Clément Dirié, « Sur les projets industriels et de quelques éléments biogr (...)
- 39 Mylène Glikou, « Martin Szekely, Ne plus dessiner », dans Dossier pédagogique, 2011, Centre Georges (...)
- 40 Konstantin Grcic, entretien avec Pierre Doze, Paris, Archibooks + Sautereau, 2010, p. 13-14.
16« Ne plus dessiner » porte bien au-delà d’un choix de technique de travail personnelle. C’est moins un mode opératoire qui est en jeu ici qu’un positionnement net, l’expression d’une pensée sur son travail et son statut de créateur. Cette résolution pourrait apparaître comme un renoncement au travail de toute forme. Mais elle est précisée et ne tend pas particulièrement à un minimalisme formel ou à une logique d’épure. Elle vise plutôt à un effacement de soi. S’il emploie lui-même le mot « soustraction », c’est bien pour désigner son ego, sa personne : « en 1985, la collection Pi est la manifestation d’une personnalité […] Aujourd’hui, mon travail m’apparaît comme le contrepied exact de cette impulsion : une soustraction à l’expressionnisme du dessin35. ». Ce qui est soustrait en ne dessinant plus chez Martin Szekely touche plus le designer que le design en lui-même : « le dessin, qui est maintenant une pratique révolue pour moi, met dans un état égocentrique, c’est toujours un dessin expressif qui signe le projet36. ». Mettre à l’écart l’ego, le dessin comme « manifestation incontestable de la personnalité de celui qui en est l’auteur37 », amène nécessairement à revoir le statut de ce créateur alors très spécial, effacé. Martin Szekely se met de côté et remet par là même en question « la culture de l’artiste “génie créateur” » : « j’ai été élevé par un père sculpteur [Pierre Szekely] et, de fait, […] rompre avec cette tradition a été très long38 ». La révolution dans ce non-dessin réside certes avant tout dans l’humble recherche de mise à l’écart de sa personne. Mais au delà, c’est une certaine idée du concepteur et du créateur que MSz ébranle. Le style n’est pas son apanage, et il n’est pas non plus celui qui a l’idée et la matérialise. La matière n’est pas ici assujettie, simple medium au service de l’application de l’esprit extraordinaire d’un génie ou d’un démiurge. L’expression personnelle est hors de question et il s’agit de « ne plus s’en remettre à l’imagination individuelle39 ». Cette attitude de mise à l’écart de l’imaginaire est partagée par Konstantin Grcic, décrivant ici à Pierre Doze un « processus générique de naissance de ses objets » : « j’essaie de ne pas avoir d’imagination au début du projet. C’est assez proche d’un Rubik’s Cube, la tentative de rassembler tous les carrés rouges pour former une face complète. Il s’agit de trouver une logique inhérente, afin de réunir les différents aspects d’un projet. C’est une forme de provocation adressée à moi-même, qui ne me donne aucune garantie de réussite. Les conséquences génèrent une image. Écrit, dessin, conversation : nous essayons avec mes assistants de réaliser une petite maquette, et nous savons à partir de ce moment-là à quoi cela va ressembler. Les choses naissent sans préconception. Chair_ONE est née d’un processus qui a généré son image finale. Personne n’a jamais dit : “Et si on faisait une chaise en partant d’une combinaison de triangles ?” Il n’y a aucun dessin à proprement parler de Chair_ONE40. »
- 41 Martin Szekely, « MSz, 1998-2009 » dans Martin Szekely, Zurich, JRP Ringier, 2010, p. 24.
- 42 Martin Szekely, cité par Clément Dirié, op. cit., p. 248.
17Que fait au juste ce créateur qui, « d’un point de vue distant », « regarde les choses se faire41 » ? Comment pense-t-il ? Le renversement dans le travail de Martin Szekely trouverait ses sources dans une prise de conscience après le lancement du verre Perrier. Et ce qu’il en raconte éclaire aussi bien sur des questions de statut que de nature de travail : « […] ce verre n’avait pas été dessiné mais résolu à partir de données effectives et tangibles. Mon travail, de fait, avait été de faire la synthèse de ces données objectives. Ce projet a modifié en profondeur ma façon d’envisager le travail de designer. Le résultat n’est plus directement lié à mon ego mais bien une mise à distance du résultat et de sa gestation.42 ». Ce sont plus ici des questions propres au créateur qu’au design dont il est question.
- 43 Martin Szekely, op. cit., p. 24.
- 44 Martin Szekely, « MSz, juillet 2008 », op. cit., p. 34.
- 45 Martin Szekely, cité par Clément Dirié, op. cit., p. 248.
18Une logique constructive réside paradoxalement dans cette décision de « non dessin » : s’il cherche à annihiler le plus possible sa personnalité, c’est pour mieux laisser place à autre chose, à ce qu’il appelle les « pierres dures du projet43 », à des « données objectives44 ». « Faire objet de manière objective » apparaît dans la posture de MSz comme une découverte. À la lumière de ses propos, ce sont alors toutes les habitudes de travail en design qui peuvent même sembler curieuses : comment en effet imaginer pouvoir pratiquer l’exercice du « faire objet » avec une quelconque subjectivité ou expressivité si l’on en revient aux fondements des termes ? Finalement, exactement comme nous le rappelle l’étymologie du mot « objet », ce que fait tout simplement MSz, c’est déplacer le centre de gravité de la réflexion du cœur de sa personne à « devant lui ». On peut dire que le travail est objectivé : à la fois rendu objectif, et à la fois aussi, délégué en quelque sorte à l’objet lui-même. Ce designer n’exerce pas tout seul, il confie une partie de la conception à la chose pour laquelle il travaille. Il s’en remet en partie à la matière. Cette démarche apparaît alors beaucoup plus féconde que négative, réductrice. Certes en « ne dessinant plus » MSz est dans une soustraction et retranche quelque chose, mais la logique est, elle, constructive, créative. Il parle bien de « gestation45 » et, en déplaçant le centre de gravité du projet de sa personne à la matière, il travaille à un « laisser place ». Il n’est pas question de faire le vide total ici, mais de se retirer et de faire ainsi un vide.
- 46 Martin Szekely, op. cit., p. 24.
19Le choix de Martin Szekely pourrait être perçu comme un renoncement. Nous y voyons au contraire une grande posture d’écoute du matériau, du monde, d’une grande humilité, et surtout d’une grande fertilité. En se plaçant à un « point de vue distant », en « laissant la chose se faire », « regardant les choses se faire46 », il est disponible pour une réelle attention au matériau, pour lui laisser jouer un rôle. En admettant son propre pouvoir comme limité, en admettant ce qui peut apparaître comme des « résistances » de la matière, et en travaillant à partir d’elles, la façon de réagir du matériau quand on le transforme n’est alors plus une « contrainte », mais bel et bien un pouvoir supplémentaire.
Une matière à la fois champ et co-équipier
- 47 François Dagognet, op. cit., p. 15.
- 48 Konstantin Grcic, op. cit., p. 14.
- 49 François Dagognet, La Matière de l’invention, op. cit., p. 13.
20Quand nous parlions de « matière au départ », nous l’avons appréhendée selon sa « nature propre » : c’est elle qui constitue l’amorce du travail chez les designers qui nous intéressent. Et c’est à partir d’elle, avec elle que le projet commence. La traduction anglophone skill de ce que nous limitons aux « propriétés » de la matière ouvre à une ambivalence que le terme français ne contient pas et qui se prête mieux pour désigner les caractéristiques de la matière telle que ces designers la travaillent : il veut également dire « qualités », « habileté », « don », « talent », « adresse », « capacités », « compétences » et s’utilise autant pour parler d’une personne que d’un matériau. Ce sont bien toutes ces choses à la fois, intrinsèquement mêlées, auxquelles Martin Szekely, Normal Studio, Konstantin Grcic sont sensibles pour penser le projet. Et il n’est pas seulement question de les exploiter comme ressources ou services, mais aussi d’être à leur écoute. Comme cela a lieu dans une collaboration, le travail commence avec une envie, des affinités. La particularité est que ces dernières sont ici univoques et ne peuvent évidemment venir que des créateurs eux-mêmes : si pour François Dagognet il ne s’agit pas de « ramener la matière à l’animisme47 », le propos n’est pas plus ici de la personnifier. Ces postures de recherche sont justement spéciales parce qu’elles nous apparaissent comme le fruit d’un échange entre sujet pensant et sujet non-pensant. Certes ces créateurs laissent jouer un rôle à la matière, font avec, et il y a en cela une forme de collaboration ; mais le type de répondant de la matière est particulier : il est de l’ordre de la donnée, ou d’un terrain d’action. Le type de pensée du designer suppose alors une part de malléabilité, de vide. Des choses qui « se font toutes seules » sont incluses dans la réflexion. « Je ne comprends pas très bien le jazz, mais je l’emploierai à titre d’image : il y a des éléments d’improvisation. Des thèmes et des variations sur le thème, des échappées, des choses non écrites à l’avance. C’est là où j’essaie d’être quelquefois48 ». Dans cette sorte de réflexion conjuguée, la matière n’agit pas stricto sensu. Si nous préférons parler d’une pensée « par » la matière plutôt qu’« avec » elle, c’est parce qu’elle demeure selon nous un medium. En préface de La Matière de l’invention, François Dagognet asseoit bien cela : « “Les philosophes, disait Marx, ont pensé le monde, il importe maintenant de le transformer”. Non pas par une action “directe”, mais par les innovations basales et matérielles. L’esprit ne peut rien par lui seul : il ne vaut que par les médiations qu’il engendre et à travers lesquelles il passe49. ».
- 50 Claire Fayolle, « Martin Szekely. Designer sans dessiner », op. cit., p. 80-85.
- 51 Konstantin Grcic, op. cit., p. 18.
21Sans appréhender la matière comme un « réel » collaborateur donc, les attitudes des designers étudiés ici vis à vis de la matière peuvent néanmoins s’apparenter à ce qui se passe dans un travail en équipe : mettre en place un mode de réflexion ouvert, où l’on oscille entre impulsions (intuitions ?), et écoute de l’autre pour avancer. La matière intégrée à la pensée du projet serait ici comme un drôle de co-équipier qui répond aux idées du designer, mais serait incapable d’une quelconque écoute. Cela sous-entend l’expérimentation et l’avancée du projet par maquettes, prototypes successifs. Quand il nous décrit sa façon de procéder pour le projet des Étagères notamment, Martin Szekely nous dit bien que « le résultat est obtenu par empirisme50 ». Cela apparaît également quand Konstantin Grcic raconte la progression de Chair_ONE : « La fonte d’aluminium était une piste nouvelle. Une idée de technologie que je n’avais jamais abordée. Il n’y avait pas de dessin, ni dans ma tête, ni sur le papier. Avec Stefan Diez, mon assistant à ce moment-là, nous fabriquons rapidement une chaise ou quelque chose d’approchant, avec du papier mâché et du scotch. Nous tentons de comprendre comment elle marche, à partir de quel moment ça commence à ressembler à de l’aluminium. Et c’est de cette façon que nous avançons. Quelques abstractions pour créer de la matière, une petite erreur qui va te donner l’idée suivante, une dimension analogique, empirique. Et relativement rapidement, nous avons compris les caractéristiques de ce qui nous intéressait. L’essence de cet aluminium injecté : une structure, des petites sections. Alors que nous étions initialement sur la piste d’une coque, nous avons commencé à tailler dedans, à donner des coups de ciseaux et de cutter. Et c’était la clé de la solution. Ensuite, c’est une succession de séquences de raffinements, des détails techniques, l’intervention des ingénieurs. […] Une action d’ordre physique guide le processus […]. Avec des sauts quelquefois, ou d’autres évolutions extrêmement lentes, des détails, une concentration, et puis on prend à nouveau de la distance51. ». La réalisation n’offre pas qu’un feedback, la matière n’est pas qu’un écran des pensées. Une part, ne serait-ce qu’infime, d’imprévu se loge toujours dans la matérialisation, et c’est cette suite d’échos, de travail par écoute et par rebonds qui meut la recherche. Le « laisser faire » dont parlait Martin Szekely ou l’objectivation du travail que nous avons évoquée ne sont alors pas totaux. C’est une sorte de « laisser place » en pointillés qui a lieu dans la réflexion de ces designers et qui permet d’intégrer la matière au sein de la pensée même du projet. Ce « laisser faire » peut apparaître comme une place offerte à un invité. Il apparaît aussi comme un vide grâce auquel une sorte de mise en résonance de la réflexion est possible.
- 52 Ezio Manzini, La Matière de l’invention, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1989, p. 14.
- 53 Jeanne Quéheillard, Normal Studio : design Élémentaire, op. cit., p. 11.
22Envisager que les rôles du créateur et de la matière puissent se conjuguer fait entrevoir un pouvoir de réflexion créative au carré, ouvre la créativité, démultiplie les « pensables possibles52 ». Commencer par la matière, c’est partir du tangible. C’est en tout cas sortir de soi : partir du monde et non pas partir de l’imaginaire. La pensée créative ne se situe pas ex nihilo dans le travail des designers dont il est question ici, mais dans l’orchestration du concret. Pour Jeanne Quéheillard, le « mode d’entrée » du travail de Normal Studio est une « manière d’indiquer un attachement à ce qui se présente53 ». Nous voyons dans cette position de mise en écoute, d’attention au réel pour travailler en collaboration avec lui, et par lui une attitude particulièrement féconde.
Notes
1 « Étude de cas : Myto, Designer : Konstantin Grcic, Entretien avec Konstantin Grcic », dans Elisabeth Wilhide, Design de chaises, trad. L. Richard, Paris, éditions Pyramid, collection Design museum 2012, p. 74.
2 Voir Richard Sennett, Ce que sait la main, (titre original The Craftsman, Yale University Press, 2008), trad. française P-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2010.
3 Hugues Jacquet, L’Intelligence de la main, Paris, L’Harmattan, 2012. Voir aussi : Hugues Jacquet, « La construction sociale de l’antagonisme entre la main et l’esprit », conférence dispensée lors des journées d’études internationales « Les métiers d’art à mots découverts », Institut National des Métiers d’Art, Paris, 14 février 2013, [http://www.dailymotion.com/video/xxq4kr_hugues-jacquet-les-metiers-d-art-a-mots-decouverts-session-1-jeudi-14-fevrier-2013-part-4-16_creation#.UZ8XFYVigb0], page consultée le 24 mars 2013.
4 Elisabeth Wilhide, op.cit., p. 71.
5 Claire Fayolle, « Martin Szekely. Designer sans dessiner », Beaux-Arts magazine, n° 250, avril 2005, p. 80-85.
6 François Dagognet, Rematérialiser : matières et matérialismes, Paris, Vrin, 1985, p. 15-16.
7 François Dagognet, La Matière de l’invention, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1989, p. 12-13.
8 Martin Szekely, « Notes et bribes de conversation échangées entre Martin Szekely et Françoise Guichon, interview de mai 2000 », dans CIRVA - des plats, Catalogue 2000, 1988 – 2000, (p. 7 de l’onglet « des plats » dans « écrits » sur le site de SZ [http://www.martinszekely.com/niveau3-ecrits.php?ty=de & id = 55 & ext = 7], page consultée le 24 mars 2013.
9 Konstantin Grcic, Entretien avec Pierre Doze, Paris, Archibooks + Sautereau, 2010, p. 18.
10 Christian Simenc, Martin Szekely, Concrete, Paris, Bernard Chauveau Éditeur, 2008, p. 5
11 Normal Studio, dans Jeanne Quéheillard, Normal Studio : design Élémentaire, Paris, édition Les Arts décoratifs, 2010, p. 27.
12 ibid.
13 Jean-François Dingjian, conférence « Formes archaïques et nouvelles technologies », dans Sciences de la cognition et design, ENSCI, mars 2011, [http://www.dailymotion.com/video/xhurcg_05-jean-francois-dingjian-formes-archaiques-et-nouvelles-technologies_creation#.UbNUGIViiCQ], (pdf du texte de la conférence téléchargeable à l’adresse : [http://www.ensci.com/paris-design-lab/carnets-de-recherche/sciences-et-design/] ) pages consultées le 24 mars 2013.
14 ibid.
15 ibid.
16 ibid.
17 ibid.
18 ibid.
19 Normal Studio, dans Jeanne Quéheillard, op. cit., p. 37.
20 (À propos des tables basses Plate-forme – Tolix, 2009), Normal Studio, dans Jeanne Quéheillard, op. cit., p. 39.
21 Maurice Fréchuret, Le Mou et ses formes : essai sur quelques catégories de la sculpture du XXe siècle, Paris, ENSBA, 1993, p. 203.
22 Maurice Fréchuret, op. cit., p. 207.
23 ibid., p. 206.
24 À propos de la table créée en collaboration avec Boostec Industries, Jean-François Dingjian, conférence « Formes archaïques et nouvelles technologies », op. cit., (p. 4 dans le pdf).
25 Parmi d’autres exemples possibles, sont ici évoqués en particulier : Felt Piece (1974) de Robert Morris, Torsione (1968) de Giovanni Anselmo, Pliage (1967) de Patrick Saytour…
26 Germano Celant, « Arte Povera. Appunti per una guerriglia », Flash art n° 5, novembre-décembre 1967, cité par Maurice Fréchuret, op. cit., p. 143.
27 Peter Zumthor, Penser l’architecture, trad. L. Auberson, Bâle, Springer, 2008, p. 8.
28 Maurice Fréchuret, op. cit., p. 159.
29 Néologisme désignant ce que pourraient être des acteurs du positionnement développé par François Dagognet dans Rematérialiser : matières et matérialismes, Paris, Vrin, 1985.
30 Confucius cité par Martin Szekely, « MSz, 1998-2009 » dans Martin Szekely, Zurich, JRP Ringier, 2010, p. 24.
31 ibid.
32 ibid.
33 Martin Szekely, « Dialogue de MSz avec Christian Schlatter, mars 1998 », dans Martin Szekely, Zurich, JRP Ringier, 2010, p. 40.
34 Cet acronyme, par lequel il signe lui-même ses écrits, désigne Martin Szekely.
35 Martin Szekely, op. cit., p. 40.
36 Martin Szekely, « Notes et bribes de conversation échangées entre Martin Szekely et Françoise Guichon, interview de mai 2000 », dans CIRVA - des plats, Catalogue 2000, 1988 – 2000, (p. 1 et 2 de l’onglet « des plats » dans « écrits » sur le site de SZ), [http://www.martinszekely.com/niveau3-ecrits.php?ty=de & id = 55 & ext = 7], page consultée le 24 mars 2013.
37 Martin Szekely, « MSz, 1998-2009 » dans Martin Szekely, Zurich, JRP Ringier, 2010, p. 24.
38 Martin Szekely, cité par Clément Dirié, « Sur les projets industriels et de quelques éléments biographiques », dans Martin Szekely, op. cit., p. 248.
39 Mylène Glikou, « Martin Szekely, Ne plus dessiner », dans Dossier pédagogique, 2011, Centre Georges Pompidou (coordination Marie-José Rodriguez), p. 2, [http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Szekely/index.html], page consultée le 16 janvier 2013.
40 Konstantin Grcic, entretien avec Pierre Doze, Paris, Archibooks + Sautereau, 2010, p. 13-14.
41 Martin Szekely, « MSz, 1998-2009 » dans Martin Szekely, Zurich, JRP Ringier, 2010, p. 24.
42 Martin Szekely, cité par Clément Dirié, op. cit., p. 248.
43 Martin Szekely, op. cit., p. 24.
44 Martin Szekely, « MSz, juillet 2008 », op. cit., p. 34.
45 Martin Szekely, cité par Clément Dirié, op. cit., p. 248.
46 Martin Szekely, op. cit., p. 24.
47 François Dagognet, op. cit., p. 15.
48 Konstantin Grcic, op. cit., p. 14.
49 François Dagognet, La Matière de l’invention, op. cit., p. 13.
50 Claire Fayolle, « Martin Szekely. Designer sans dessiner », op. cit., p. 80-85.
51 Konstantin Grcic, op. cit., p. 18.
52 Ezio Manzini, La Matière de l’invention, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1989, p. 14.
53 Jeanne Quéheillard, Normal Studio : design Élémentaire, op. cit., p. 11.
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Titre | Konstantin Grcic, Chair One. |
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Titre | Martin Szekely, Brique à fleurs. |
Crédits | Photo Christophe Kicherer |
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Titre | Martin Szekely, Brique à fleurs. |
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Pour citer cet article
Référence papier
Claire Davril, « Réfléchir par la matière en design. Normal Studio, Martin Szekely, Konstantin Grcic. », Marges, 18 | 2014, 51-65.
Référence électronique
Claire Davril, « Réfléchir par la matière en design. Normal Studio, Martin Szekely, Konstantin Grcic. », Marges [En ligne], 18 | 2014, mis en ligne le 01 mai 2016, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/866 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.866
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