De Dieter Roth à Michel Blazy, le protocole en question
Résumés
Cet article propose de reconsidérer le travail de Michel Blazy à la lumière de celui de son aîné Dieter Roth, en historicisant la production de l’artiste contemporain à travers les expérimentations de Roth dans les années 1970. La matérialité des œuvres organiques de Blazy sera ainsi discutée à partir de la question du protocole et du rapport que les institutions entretiennent avec de telles créations.
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Mots-clés :
art, contemporain, critique, matérialité, matériau, œuvre, protocole, rematérialisation, rematérialiserPlan
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- 1 Nous tenons à remercier chaleureusement les personnes sans lesquelles cet article n’aurait pu voir (...)
- 2 Dieter Roth s’inscrit sans doute plus que Michel Blazy dans un contexte artistique où de nombreux a (...)
- 3 Lucy Lippard, Six Years : The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972 (1973), Berkel (...)
1Nous souhaitons nous intéresser aux figures singulières de Dieter Roth (1930-1998) et Michel Blazy (né en 1966)1. Tous deux ont réalisé des œuvres pourrissantes, en matériaux organiques ; le premier dans le courant des années 1960-19702, le second à partir du début des années 1990. Seront évoquées la question du protocole dans ces processus créatifs, ainsi que la façon dont les institutions ont réagi face à de telles productions. La question de la rematérialisation dans l’art contemporain sera ici considérée en faisant un pas de côté, en regardant le travail de Michel Blazy à la lumière des subtilités matériologiques de Dieter Roth. La dématérialisation de l’œuvre, thème capital dans l’histoire de l’art des années 19703, ne serait pas forcément là où on pense la percevoir.
Périssable ou éphémère ?
- 4 Le Nouveau petit Robert de la langue française 2008, Paris, éd. Le Robert, 2008, p. 1863 et p. 904.
- 5 Voir Roth Time : A Dieter Roth Retrospective, catalogue d’exposition (New York, MoMA, 2004), New Y (...)
- 6 Voir notamment les témoignages de Dadi Wirz, Raimond Abraham et Eugenia Butler dans Dieter Roth in (...)
- 7 Roth Time, op. cit., p. 96 et p. 114.
- 8 Témoignage de Malcolm Grear dans Dirk Dobke, Dieter Roth in America, op. cit., p. 69.
- 9 Archives Dieter Roth.
- 10 Cette pratique est confirmée par plusieurs témoignages (Dieter Roth in America, op. cit., p. 101 et (...)
- 11 Témoignage de Daniel Spoerri dans Géraldine Fassier-Girard, Daniel Spoerri et le eat art : rites e (...)
2Du périssable, le Robert nous dit qu’il est « sujet à périr, [qu’il] n’est pas durable », et qu’il « se conserve difficilement à l’état naturel », tandis que l’éphémère, étymologiquement lié à ce « qui ne dure ou ne vit qu’un jour », serait dans le langage courant ce qui est « de courte durée, qui n’a pas de temps4 ». Les deux notions semblent éloignées : la première serait consciente de sa propre fin, téléologique, tandis que l’autre se placerait dans un temps que l’on sait impermanent, sans pour autant lui accorder une valeur métaphysique. L’œuvre « alimentaire » de l’artiste suisse Dieter Roth, essentiellement circonscrite aux années 1960, constituée de travaux réalisés à partir d’épices, de chocolat, de fromage, de bananes ou encore de restes alimentaires5, se placerait ainsi du côté du périssable. Dans ces œuvres, les médiums traditionnels sont respectés – il s’agit essentiellement d’estampes, de sculptures et de peintures – et il n’est pas question de les refaire si elles s’abîment. Le périssable devient une composante essentielle de ces créations, qui s’altèrent au point que certains collectionneurs se voient obligés de s’en débarrasser, la plupart du temps en raison de l’odeur qu’elles dégagent6. En 1966, alors que l’artiste enseigne à la Rhode Island School of Design de Providence, le propriétaire de son atelier, profitant d’une absence de l’artiste, se débarrasse de la quasi-totalité de ses travaux de l’époque. En 1968, c’est l’administration de l’Akademie der bildenden Künste de Düsseldorf, où il enseigne, qui donne l’ordre de vider son atelier, en raison de ses œuvres alimentaires7. Ces deux anecdotes, qui font partie de la légende dorée de l’artiste, peuvent sans doute être remises en question8. Dans une lettre non datée adressée à Daniel Spoerri, Dieter Roth se plaint de l’attitude de Leo Castelli, qui aurait jeté à la poubelle une de ses œuvres en fromage9. Cependant, loin de chercher à contrer cette disparition programmée, Dieter Roth conseillait même à certains de ses acheteurs de « nourrir » leurs œuvres avec de nouveaux aliments, une fois le processus de décomposition arrêté10. En outre, certaines de ses œuvres, sous vitre, comportaient de petites ouvertures sur les côtés, afin que les insectes puissent y pénétrer plus facilement11.
- 12 Valérie Da Costa, « Je ne vous ai jamais promis un jardin de roses », Les Cahiers du Musée nationa (...)
- 13 « Lignes de travail et points de détail », entretien entre Michel Blazy et François Piron, août 20 (...)
- 14 Lawrence Weiner, 12 octobre 1969.
3Michel Blazy, quant à lui, se placerait sans doute plus du côté de l’éphémère. Ses œuvres alimentaires, à base de purée de légumes, de gélatine ou encore de jambon, ne recherchent pas particulièrement la décrépitude d’un matériau sur le long terme, à l’inverse des œuvres de Dieter Roth. En effet, dans ses installations ou ses sculptures, les matériaux qui constituent les fondations des œuvres ne durent que le temps de l’exposition. L’artiste fournit aux acheteurs ou aux institutions qui l’exposent des « modes d’emploi », dessins et textes parfois accompagnés de photographies, afin de pouvoir reproduire l’œuvre. « Cet art éphémère est ainsi appelé à durer, tout du moins virtuellement, grâce au mode d’emploi », note ainsi Valérie Da Costa12. Il serait sans doute vain de parler ici d’original, l’artiste ne fétichisant pas la première présentation de ses œuvres, détruite à la fin de l’exposition, comme toutes celles qui suivront. Blazy invoque à propos de ses productions la métaphore de la graine, qui peut choisir de se développer ou de rester « en état de dormance13 ». À l’instar du célèbre statement de Lawrence Weiner, dans le cas des œuvres de Michel Blazy, « 1. L’artiste peut construire l’œuvre 2. L’œuvre peut être fabriquée 3. L’œuvre n’a pas besoin d’être réalisée14 ».
Protocoles
- 15 Sur le site Internet du Centre Pompidou, seules cinq œuvres, toutes de Daniel Buren, portent la men (...)
- 16 C’est en tout cas ce qu’affirme la journaliste Natacha Wolinski, dans « Enquête sur les restaurate (...)
- 17 Voir la notice de Vanitas : robe de chair pour albinos anorexique (1987) (www.centrepompidou.fr), (...)
4Pour simplifier les choses, et se détourner volontairement de la terminologie employée par l’artiste, on pourrait dire des œuvres de Michel Blazy qu’elles sont à protocole, tandis que celles de Dieter Roth ne le seraient pas. Le protocole pourrait être défini comme une caractéristique propre à certaines œuvres, dont la matérialité n’apparaît que le temps de leur exposition, et dont les matériaux sont renouvelés à chaque présentation. Le protocole consiste en une pensée radicalement nouvelle sur l’œuvre d’art, conçu en amont par l’artiste ou conseillé par l’institution dans le cas d’œuvres particulièrement difficiles à conserver. Il génère documents, photographies, plans de montages et autres explications écrites permettant aux musées ou aux collectionneurs de montrer l’œuvre dans l’état souhaité par l’artiste. Nous employons le terme protocole faute de mieux, pour le distinguer du cadre juridique du brevet ou du contrat. Les institutions ne semblent pas utiliser ce terme, si ce n’est en interne15. C’est le cas par exemple au Musée national d’art moderne (MNAM-Centre Georges Pompidou) de la « robe de viande » Vanitas : robe de chair pour albinos anorexique (1987) de Jana Sterbak. L’œuvre, transformée en protocole de par la volonté du musée lors de son achat16, bénéficie d’un statut pour le moins ambigu. Si les outils de médiation propres au musée ne signalent pas que l’œuvre doit être refaite à chaque présentation, en revanche sa notice en ligne précise : « Cette robe doit être confectionnée à chaque nouvelle présentation afin qu’il soit donné à voir le processus de vieillissement17 ». De fait, dans les collections des musées, les œuvres à protocole sont la plupart du temps accompagnées à la fois d’un cadre juridique, par le biais d’un certificat signé par l’artiste, et d’un cadre matériel, par le biais d’une fiche technique qui explique la manière de refaire les œuvres.
- 18 Didier Semin, Le Peintre et son modèle déposé, Genève, MAMCO, 2001.
- 19 Le contrat-type établi par Seth Siegelaub et le juriste Bob Projansky en 1971 au profit des artiste (...)
- 20 Didier Semin, op. cit., p. 63.
- 21 ibid., p. 64.
- 22 Susan Hapgood et Cornelia Lauf, In Deed : Certificates of Authenticity in Art, catalogue d’exposit (...)
- 23 Voir Susan Hapgood et Cornelia Lauf, « Doodles, Deeds, and Claims », dans ibid., p. 78.
5Alors que cette caractéristique est devenue un élément majeur de nombreuses œuvres de l’art de notre époque, l’histoire de l’art s’est peu emparée de la question. En 2001, l’historien d’art Didier Semin fait cependant paraître un court essai, Le Peintre et son modèle déposé18, ne s’intéressant pas frontalement à la question du protocole mais plus au modèle du brevet, utilisé par les artistes à partir des années 1960. Nous distinguons ici le brevet et le contrat du protocole ; même si certaines œuvres dépendent à la fois d’un contrat et d’un protocole (c’est le cas par exemple des œuvres de Daniel Buren), d’autres œuvres, dépendant d’un brevet ayant un cadre légal – par exemple, en France, à l’INPI – ou d’un contrat signé par l’artiste et l’institution, ne nécessitent pas un protocole19. L’ouvrage, qui pose avec finesse la question de l’original et de sa reproduction par l’institution, nous semble être l’un des jalons nécessaires pour une réflexion sur la question. Dans sa conclusion, Didier Semin, lui-même ancien conservateur du MNAM, déplore que le musée n’affronte pas lucidement les contradictions que peuvent poser de telles œuvres, fonctionnant sur le modèle du brevet ou du contrat20. Sa position est sans appel : le musée, pour survivre à ces bouleversements importants dans la production des œuvres d’art, doit cesser d’« imposer son idée de la permanence et de l’immobilité21 ». Dix ans après l’ouvrage de Semin, une exposition itinérante intitulée « In Deed », accompagnée d’un catalogue très dense22, s’intéresse à nouveau à la question du brevet et du certificat, à partir de ceux d’artistes aussi divers que Marcel Duchamp, Adrian Piper, Robert Rauschenberg, Hans Haacke ou Piero Manzoni. Selon Cornelia Hauf et Susan Hapgood, commissaires de l’exposition, le modèle du contrat se développe dans les années 1960, aussi bien dans un but critique vis-à-vis de l’institution que pour une plus grande souplesse des œuvres de plus en plus immatérielles23. Bien sûr, ces recherches s’inscrivent dans la continuité des réflexions majeures de Lucy Lippard sur la dématérialisation de l’œuvre d’art. Cependant, là encore, les rédacteurs du catalogue In Deed s’intéressent relativement peu à la question du protocole et de ses conséquences dans un contexte muséal. La critique institutionnelle qui sous-tendait certaines des réalisations à contrat ou à brevet, notamment de la part des artistes conceptuels dans les années 1960, constitue-t-elle encore un angle d’attaque pour pouvoir aborder des œuvres dont le protocole semble au contraire être produit à la fois pour et par l’institution elle-même ?
- 24 André Kamber, « Brevet de garantie », dans Petit lexique sentimental autour de Daniel Spoerri, cat (...)
- 25 Jon Hendricks, « Daniel Spoerri vs Fluxus », texte dactylographié non daté, Archives Daniel Spoerr (...)
6De fait, sur la question du protocole, les sources manquent. Il nous serait bien difficile de déterminer l’antériorité d’un artiste sur cette pratique. Toutefois, Daniel Spoerri est l’un des premiers à avoir documenté sa pratique du protocole, en laissant le soin à un tiers de réaliser des œuvres en son nom. En 1961, il autorise l’artiste et galeriste Addi Koepcke à réaliser en son nom des tableaux-pièges pour le Salon de mai danois, en son absence effective dans le pays24. Par la suite, il développe cette pratique, aussi bien pour lui que pour ses collègues et amis artistes. À partir de 1970, avec la création de sa Eat-art Gallery à Düsseldorf, il produit et fait produire par des tiers de nombreuses œuvres périssables vendues ensuite dans la galerie ; par exemple, le multiple à base de massepain Candy (1970) d’Arman, réalisé d’après un dessin de l’artiste. Par ailleurs, l’artiste Jon Hendricks affirme que Fluxus doit à Daniel Spoerri une contribution importante au mouvement de par ce qu’il nomme l’« Art by License », engageant George Maciunas à produire pour nombre d’artistes des fluxboxes25.
- 26 Sur le contexte intellectuel des années 1970 concernant la critique institutionnelle, voir Art in A (...)
- 27 Antje Kramer, L’Aventure allemande du Nouveau Réalisme : Réalités et fantasmes d’une néo-avant-gar (...)
- 28 Nous remercions Matt Wrbican, des archives Andy Warhol, de nous avoir fait parvenir ces information (...)
7Il convient de bien distinguer l’action de Spoerri ou de Maciunas de celle de simples exécutants techniques : instigateurs de telles pratiques, ils ont encouragé les artistes à leur fournir des protocoles conduisant à des œuvres plastiques, retranscrites avec plus ou moins de fidélité. L’attitude de Spoerri vis-à-vis des œuvres périssables de la Eat-art Gallery a par ailleurs été plus ambiguë que celle de Maciunas avec les fluxboxes ; sachant les œuvres périssables, il s’était engagé à fournir aux acheteurs des certificats particulièrement raffinés, signés de la main de l’auteur des œuvres protocolaires. Cet « Art by License » semble à l’époque une provocation visant un musée en crise26, remettant en cause les questions d’originalité, de pérennité mais également de propriété intellectuelle. Daniel Spoerri, tout particulièrement, a remis en cause ces questions. Outre le fait qu’il réalisa un « faux Christo » parodique en 1961 pour l’une de ses expositions27, il proposa en 1970 à Andy Warhol de signer a posteriori des éditions en chocolat des Flowers de l’artiste – une série commencée en 1964 – qu’il venait de réaliser28.
- 29 Voir les sources bibliographiques proposées par Lucy Lippard dans Six Years…, op. cit.
- 30 Voir Roth Time, op. cit., p. 120, ainsi que les nombreuses lettres de Dieter Roth à Rudolf Rieser r (...)
8À première vue, les œuvres de Dieter Roth semblent en contradiction avec ces principes, tandis que celles, plus contemporaines, de Michel Blazy, pourraient s’en rapprocher. Ou, pour le dire autrement, les œuvres de Dieter Roth des années 1960-70 seraient une tentative de rematérialisation de l’art au moment même où la critique et l’histoire de l’art réfléchissent à sa dématérialisation29. À l’inverse, celles de Michel Blazy seraient le symptôme d’un art toujours plus immatériel, facilité par des protocoles de plus en plus développés dans le milieu et le marché de l’art. Mais les apparences peuvent être trompeuses : en effet, Dieter Roth, souvent considéré comme le premier artiste qui aurait donné à voir et a fortiori à sentir la moisissure et la décrépitude des matériaux à travers des œuvres périssables aux matériaux instables, a lui-même eu une attitude ambiguë quant à ses productions. D’une part, la rematérialisation de l’art chez Dieter Roth passe par la production à distance de ses œuvres : en effet, beaucoup d’œuvres de Dieter Roth ont été produites par d’autres artistes, notamment Rudolf Rieser, autorisé à signer les œuvres de l’artiste, et qui réalisa pour lui nombre d’œuvres en chocolat et en épices30. D’autre part, si Dieter Roth se montrait rétif à toute forme de conservation de ses œuvres, il accepta néanmoins à la fin de sa vie que son fils Björn Roth reproduise des œuvres à l’état de conservation problématique, à partir de moules existants. Toutefois, il semble que Dieter Roth n’a jamais imaginé spécifiquement une œuvre à protocole pour une institution ou un collectionneur privé.
- 31 Selon la galerie Art : concept, qui représente l’artiste en France, ces œuvres ne posent toutefois (...)
- 32 Voir notamment « Work in Progress – Interview » (entretien entre Michel Blazy et Bärbel Vischer), (...)
9Par ailleurs, concernant Michel Blazy, bien que l’éphémère soit au cœur de nombre de ses installations les plus connues du grand public, certaines de ses œuvres ne sont pas à protocole et s’inscrivent dans une durée plus longue. C’est le cas, par exemple, de ses dessins à l’eau de javel, s’effaçant au fil du temps (1995-1995), ou encore de sa série de tableaux en crème dessert, grignotés par les souris puis encadrés (depuis 2007)31. Peu de commentateurs se sont d’ailleurs risqués à oser le parallèle entre ces œuvres et celles de Dieter Roth, cette référence artistique historique étant d’emblée réfutée par l’artiste32. Peut-être faudrait-il alors, puisque des catégories fermées ne peuvent être effectives dans le cas des œuvres de Dieter Roth, comme dans celui de celles de Michel Blazy, s’intéresser au rapport qu’eux-mêmes entretiennent aux institutions, à travers la matérialité de leurs œuvres.
- 33 ibid., p. 13.
- 34 « Lignes de travail et points de détail », op. cit., p. 11.
- 35 « First : take a ton of cheese – Dieter Rot talks to Richard Hamilton », The Listener, vol. 92, n (...)
10Il apparaît que les deux artistes partagent un point commun quant au discours sur leur œuvre : ils réfutent d’emblée toute volonté de provocation. Michel Blazy s’en défend à plusieurs reprises33, expliquant notamment ne pas rechercher par ses œuvres -(souvent dérangeantes pour les sens) le répulsif ou l’insoutenable34. Quant à Dieter Roth, s’exprimant en 1974 sur l’exposition « Staple Cheese (A Race) », composée d’œuvres réalisées à partir de fromage, il explique : « Je pense que ce que j’ai fait consciemment quand j’ai étalé du fromage, ou quoi que ce soit, sur quelque chose, était très sérieux et sentimental et romantique. C’était un vrai truc germain et dur. Mais cela a été interprété comme de l’ironie, ce que ce n’est pas35 ». Pour mieux comprendre ce paradoxe, nous souhaiterions nous intéresser à cette exposition emblématique de la carrière de Dieter Roth, avant de revenir sur le travail de Michel Blazy et de donner un éclairage historicisant à l’œuvre d’un artiste trop peu souvent replacé dans une histoire de l’art plus large.
Une exposition de fromages
- 36 La plupart des écrits sur l’exposition ne mentionnent que deux ou trois œuvres (voir par exemple Ro (...)
- 37 À l’époque, Roth a déjà eu l’occasion de travailler à plusieurs reprises avec ce matériau alimentai (...)
- 38 Du moins d’après Dieter Roth. Voir « ‘‘I only extract the square root’’, Dieter Roth speaks. An in (...)
- 39 William Wilson, « Art Walk : A Critical Guide to the Galleries », Los Angeles Times, May 1, 1970.
- 40 Selon le témoignage de Richard Jackson, dans Dirk Dobke, Dieter Roth in America, op. cit., p. 117.
11En mai 1970, Dieter Roth présente une exposition personnelle à la galerie Eugenia Butler à Los Angeles, intitulée « Staple Cheese (A Race) ». Il y présente sept œuvres36, toutes réalisées à partir de fromage et produites sur place37. L’installation principale, dont le titre donne son nom à l’exposition, est composée de 37 valises de tailles et de formes différentes, remplies de deux tonnes de fromage de différents types38 : cheddar, limbourg, camembert, brie, etc. Les valises sont exposées fermées puis ouvertes une par une, un jour après l’autre39. L’exposition comporte également cinq œuvres uniques et un multiple, Soft Nippets, produit par Eugenia Butler en l’absence de Dieter Roth, et réalisé par l’artiste John Reed40.
- 41 Richard Hamilton/Dieter Roth, « The Little World of Dieter Roth », Sondern, n° 3, Seedorn, 1978, (...)
12Dieter Roth n’a pu voir l’exposition dans son évolution, puisqu’il dit avoir quitté Los Angeles au bout de quelques jours, laissant la galeriste seule au milieu de son exposition de fromages41. Les informations que nous possédons sur celle-ci proviennent en grande majorité des lettres d’Eugenia Butler durant le mois de l’exposition, auxquelles semble-t-il Dieter Roth ne répondait que peu.
- 42 Voir par exemple William Wilson, op. cit., Valerie Porter, « Cheese busted », The Los Angeles Free (...)
- 43 Studio International vol. 180, n° 924, juillet-août 1970, p. V (notre traduction).
- 44 « ‘‘I only extract the square root’’, Dieter Roth speaks. An interview with Ingólfur Margeirsson » (...)
13Début mai, Eugenia Butler s’enthousiasme par écrit pour les asticots, moisissures colorées et odeurs agréables que dégage selon elle l’exposition. Cependant, le 19 du mois, elle reçoit une visite du Health Department [service sanitaire], suite à une plainte du voisinage, à cause des mouches qui commencent à envahir la galerie. Convoquée par la suite pour une audition, elle réussit à gagner contre le Health Department, grâce à l’aide de son mari l’avocat Jim Butler. L’exposition fut reçue avec curiosité dans la presse locale, et avec intérêt par la presse spécialisée. La puanteur de l’installation et l’état d’hygiène déplorable de la galerie au cours du mois durant lequel les œuvres y furent présentées constituèrent les principaux thèmes retenus par les journalistes. Ils décrivirent la galerie remplie d’une odeur nauséabonde, le sol étant en partie infesté par des mouches, des larves et des vers qui avaient parasité les valises de Staple Cheese (A Race), l’installation se décomposant et commençant à suinter. De fait, la majeure partie des articles ne mentionne que l’œuvre principale, Staple Cheese (A Race)42, oubliant les autres œuvres exposées. En général, la critique apporta plus de détails sur la couleur des larves ou la persistance de l’odeur que sur les installations elles-mêmes. L’anecdote de la visite du Health Department fut également régulièrement contée. Très consciente de cette attention soudaine portée à sa galerie, Eugenia Butler en profita pour faire paraître à l’été 1970 dans Studio International, à la rubrique des lettres des lecteurs, une photographie de l’installation Staple Cheese (A Race) ainsi qu’un mot d’accompagnement expliquant que l’œuvre, était dans un « bel état de décomposition. Il y a des asticots sur le sol, des mouches partout dans l’espace (défoncées au fromage) et la puanteur est bien là. Le Health Departement a essayé de fermer l’exposition, mais on a été acquittés43 ». Du côté de l’artiste, il convient de noter que, s’il ne réagit que peu aux lettres adressées par sa galeristes, il se servit abondamment de l’exposition par la suite pour asseoir une certaine « légende dorée » autour de son travail, prétendant par exemple que le Health Department souhaitait fermer l’exposition car en raison de la chaleur la puanteur pouvait provoquer les mêmes effets néfastes que du gaz hilarant44. La convocation du Los Angeles County Health Department, également déposée aux Archives Dieter Roth, fait plutôt état de l’interdiction de faire se reproduire et d’entretenir des mouches.
- 45 Voir note 27.
- 46 Voir le croquis de Roth dans Pages n° 1, automne 1970, p. 8. Il semblerait que cette structure soi (...)
- 47 « ‘‘I only extract the square root…’’. An interview with Ingólfur Margeirsson », op. cit., p. 233.
- 48 Entretien entre Dieter Roth et Irmeline Lebeer-Hossman, Hambourg, 28 – 30 septembre 1976, et Stuttg (...)
- 49 Richard Hamilton/Dieter Roth, op. cit.,
14La façon dont les critiques d’art de l’époque perçurent l’exposition mérite toutefois d’être évoquée. Si aujourd’hui l’exposition tend à être vue sous le prisme d’une critique institutionnelle propre aux années 197045, il n’en fut pas tout à fait de même en 1970, alors même que ces questions commençaient à prendre de plus en plus d’ampleur dans le milieu de l’art américain. Bien que tous les textes aient décelé dans le travail de Roth une œuvre refusant la pérennité, anti-muséale et non marchande, certains se montrèrent fort critiques face à une initiative de l’artiste consistant à fabriquer un caisson en métal pour y déposer Staple Cheese (A Race) au cas où l’œuvre serait acquise par un collectionneur. Il aurait alors été possible de regarder, en soulevant une trappe, l’œuvre en pleine évolution46. Selon le critique Joseph E. Young, cette initiative était contraire au sens même de l’œuvre, privant le spectateur de la possibilité de regarder et de sentir le processus naturel de pourrissement. Le jugement de Young est alors sans appel : Roth a échoué à créer une grande œuvre, en ne produisant que du divertissement. Dieter Roth, de son côté, n’a jamais prétendu créer une œuvre qui serait une provocation de l’institution, réfutant l’idée d’un art politique47, mais il admet l’idée d’une réaction vive face à la propreté de Los Angeles, et par extension de l’art contemporain48. Quelques années après l’exposition, alors que Richard Hamilton émet l’hypothèse que ce type d’exposition constitue un test pour les galeries, et l’interroge sur le fait qu’il pourrait s’agir d’une attaque délibérée contre le système marchand, Roth semble hésiter : « Cela doit être inconscient. Je pense que la prise de conscience vient tard… Relativement tard. [...] Mais je pense que je peux dire avec honnêteté que je n’ai jamais planifié ces choses-là49 ».
15Si Dieter Roth a ainsi toujours réfuté avoir produit une œuvre consciemment dirigée contre le marché de l’art ou l’institution, la réaction de ce même marché de l’art et des institutions paraît à l’inverse tout à fait symptomatique. Notons qu’aujourd’hui, la plus grande collection d’œuvres en matériaux organiques de Dieter Roth est privée (Fondation Dieter Roth, Hambourg, collection Philipp Buse). En outre, la plupart des collections importantes de ce type d’œuvres dans les musées publics sont le fait d’apports de collectionneurs (Hanns Sohm à la Stattsgalerie de Stuttgart, Siegfried Cremer à la Hamburger Kunsthalle, Wolfgang Hahn au Museum moderner Kunst de Vienne…).
Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970.

© Dieter Roth Estate
Courtesy Dieter Roth Foundation, Hamburg and Hauser & Wirth.
Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970.

© Dieter Roth Estate
Courtesy Dieter Roth Foundation, Hamburg and Hauser & Wirth.
Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970.

© Dieter Roth Estate
Courtesy Dieter Roth Foundation, Hamburg and Hauser & Wirth.
Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970.

© Dieter Roth Estate
Courtesy Dieter Roth Foundation, Hamburg and Hauser & Wirth.
Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970.

© Dieter Roth Estate
Courtesy Dieter Roth Foundation, Hamburg and Hauser & Wirth.
Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970.

© Dieter Roth Estate
Courtesy Dieter Roth Foundation, Hamburg and Hauser & Wirth.
- 50 L’œuvre, qui n’a finalement pas été vendue, a été stockée dans un premier temps dans le garage du c (...)
- 51 Lettre du 11 juin 1970 d’Edy de Wilde à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
- 52 Lettre du 1er juillet 1970 de Thomas G. Terbell Jr. à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
- 53 Lettre du 10 juin 1970 de Franz Meyer à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
- 54 Lettre du 2 juillet 1970 de Martin Friedman à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
- 55 Lettre du 29 juin 1970 de Robert M. Doty à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
- 56 Lettre du 9 juillet 1970 d’Eugenia Butler à Robert M. Doty, Archives Dieter Roth.
16Peut-être persuadée qu’elle arriverait à vendre l’installation Staple Cheese (A Race), Eugenia Butler envoya pendant l’exposition un nombre important de courriers et de photographies à des responsables d’institutions, aux États-Unis et en Europe50. Les lettres de réponse qu’elle reçut sont à cet égard éloquentes : certains interlocuteurs refusent poliment, tels Edy de Wilde, directeur du Stedelijk Museum qui évoque une œuvre qui ne lui paraît « pas très adéquate pour [leur] collection51 » ou Thomas G. Terbell, directeur du Pasadena Art Museum qui invoque un manque de fonds d’acquisition à cette période-ci52. D’autres se montrent plus précis : c’est le cas du directeur du Kunstmuseum de Bâle, qui mentionne la difficulté qu’il a avec ses administrateurs « concernant le principe de la décomposition » et ajoute : « Mon intérêt pour l’œuvre, du point de vue institutionnel demeure donc, je suis désolé de le dire, purement académique53. ». Martin Friedman, directeur du musée de Minneapolis, assure Eugenia Butler de toute son admiration quant à la tenue d’une telle exposition, et suggère que l’œuvre – olfactive – est si spécialisée que le musée n’est pas en mesure de l’acquérir54. Quant à Robert M. Doty, conservateur au Whitney Museum, il envoie une lettre qui semble particulièrement ironique à Eugenia Butler, réclamant des précisions sur la qualité des fromages et demandant à la galeriste plus de dessins à propos de la structure de Charlie Nothing : « Cependant, conclut-il, puisque la pièce ne pourrait pas être exposée dans le musée, cela ne devrait pas être nécessaire55 ». Eugenia Butler répondit toutefois à ses interrogations, lui proposant d’acquérir l’œuvre pour le parc, mais Doty ne semble pas avoir renvoyé de courrier par la suite56. Il est opportun de se demander si, malgré les déclarations de l’artiste, malgré la proposition de caisson en métal, l’œuvre de Dieter Roth n’était pas provocante en soi. L’aspect olfactif, pourrissant, processuel, d’une telle œuvre ne pouvait manquer de rebuter les institutions.
Laisser vivre, laisser mourir
- 57 Sur le Schimmelmuseum, voir Dirk Dobke, « Von der Schönheit des Verfalls – Dieter Roths Schimmelmu (...)
- 58 Gérard Wajcman, « Un rêve d’éternité », Date limite de conservation, Vitry s/Seine, MAC/VAL, 2009, (...)
- 59 Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, Paris, La documentation Française, 1994 (...)
17Au début des années 1990, l’artiste s’attache à la création d’une œuvre in situ, le Schimmelmuseum (musée de la pourriture) : ce « musée », situé à quelques pas du Musée Dieter Roth de Philipp Buse et également financé par le collectionneur, comporte des œuvres en sucre, en chocolat, en épices, et de nombreux bocaux renfermant des substances colorées organiques57. Les œuvres se détruisent au fur et à mesure, reconstruites à l’occasion par l’artiste, et les insectes et autres rongeurs envahissent le lieu. Cinq ans après la mort de l’artiste, suite à des plaintes du voisinage et le constat d’une décomposition de plus en plus problématique, le Schimmelmuseum est détruit. Ne pourrait-on voir dans le Schimmelmuseum une utopie muséale qui viendrait répondre au refus des institutions d’acquérir ses œuvres ? Et, pour paraphraser Gérard Wajcman, dans un texte-charge contre la restauration en art contemporain, ne serait-ce pas là une façon de « laisser les objets mourir58 » ? Quinze ans auparavant, dans le cadre d’un des premiers grands colloques consacrés à la restauration de l’art contemporain en France, Philippe Dagen se livrait déjà à une attaque en règle contre les restaurateurs, accusés de vouloir embaumer les œuvres, et manifestant ainsi la « terreur du temps » de notre société contemporaine59.
- 60 « Lignes de travail et points de détail », op. cit., p. 11.
- 61 Michel Blazy évoque d’ailleurs un cas de refus de la part d’une institution pour l’un de ses projet (...)
- 62 ibid., p. 6.
- 63 Voir ibid., p. 7 et « Work in Progress – Interview », op. cit., p. 13.
- 64 Jackie-Ruth Meyer, « Michel Blazy, mode d’emploi », Michel Blazy, op. cit., passim.
- 65 Ralph Rugoff, « The Missing Garden de Michel Blazy », Michel Blazy, op. cit., p. 90.
- 66 Valérie Da Costa, « Michel Blazy », Artpress, n° 319, janvier 2006, p. 77.
- 67 AFCOREP (sld), Rapport de recherche : la restauration de l’art contemporain, Paris, s.n., mai 1996 (...)
- 68 Michel Blazy, « Des rongeurs et des hommes », op. cit., p. 2.
18À l’inverse des déclarations de Philippe Dagen, comme de Gérard Wajcman, l’art de Michel Blazy aurait, de ses mots même, une « tendance à ne pas mourir60 ». En effet, en raison des protocoles à l’origine de ses œuvres, elles s’adaptent essentiellement à la temporalité de l’institution, et se soumettent à ses exigences en matière d’hygiène et de sécurité plus que le contraire61. Comme le mentionne l’artiste, l’engagement politique de son travail serait plutôt dirigé contre une certaine production artistique de la fin des années 1980, liée à « des produits finis, fabriqués industriellement, à l’esthétique très ‘‘clean’’62 ». En revanche, il réfute à plusieurs reprises l’idée que les commentateurs aimeraient lui attribuer, concernant une possible contamination de l’espace institutionnel63. Cela n’empêche toutefois guère certains auteurs de célébrer une œuvre qui s’attache à miner notre société « aseptisée64 » ou à « déjou[er] la stérilité intrinsèque de la galerie65 ». Alors que la critique d’art a globalement adhéré au discours de l’artiste, se refusant à y percevoir un quelconque aspect mortifère, elle a souvent cherché à amplifier le caractère engagé des œuvres de Blazy. Valérie Da Costa, évoquant une exposition de l’artiste où il présentait des œuvres en purée de pommes de terre et de carottes, en mousse à raser ou encore en biscuits pour chien, écrit ainsi : « L’œuvre n’est jamais pérenne. C’est une gageure dans un monde de l’art qui voit encore la création comme une forme éternelle66. ». Il semble au contraire que l’œuvre de Michel Blazy, à l’instar de la salade toujours pourrissante de Giovanni Anselmo Senza titolo (Struttura che mangia)v(1968), exige un régime de « fraîcheur éternelle », tel que le définit un groupe de travail de l’Association française des conservateurs-restaurateurs de peintures (AFCOREP). Dans un rapport publié en 1996, ils expliquent avec clarté qu’il s’agit « d’œuvres en réalité pérennes, exigeant une fraîcheur éternelle, et dont la restauration [...] consiste en une maintenance et un remplacement régulier des parties organiques périssables67 ». Comme le formule Michel Blazy lui-même : « Il y a toujours cela dans mes pièces : la possibilité de les refaire et de les voir réapparaître neuves, donc presque intemporelles68 ».
- 69 C’est du moins l’avis de la restauration ; dans les faits, de nombreuses œuvres en matériaux organ (...)
- 70 Robert Smithson, « Some Void Thoughts On Museums », Arts Magazine, février 1967, cité dans Jack Fl (...)
- 71 Jean Clair, « La fin des musées ? », op. cit., p. 4. Gilbert Lascault, « Eloge de l’accumulation (...)
- 72 Gilbert Lascault, « Eloge de l’accumulation et du bric-à-brac », Chroniques de l’art vivant n° 35 (...)
- 73 Des exceptions méritent d’être signalées, tels le MAMCO à Genève, ou le FRAC Lorraine à Metz, Voir (...)
19Il ne s’agit pas ici de confronter stérilement deux démarches, mais de réussir à les faire apparaître dans un contexte plus vaste. Dans les deux cas, chez Roth comme chez Blazy, la critique artistique est prégnante, qu’il s’agisse du minimalisme ou de l’esthétique proprette de certains travaux des années 1980. De même, le caractère mortifère de leurs travaux semble les rapprocher, bien que, concernant Michel Blazy, cet aspect ait été en partie oblitéré par la critique. Ce qui en revanche pourrait les séparer consiste en leur relation aux institutions, et ce malgré leur propre volonté vis-à-vis de celles-ci. Le travail de Roth est aujourd’hui toujours aussi problématique pour les musées, en raison d’un temps de dépérissement qui ne connaît pas de fin et risque de voir disparaître définitivement l’œuvre69, voire de contaminer le reste des collections. Quant à celui de Michel Blazy, il nous paraît au contraire l’œuvre idéale d’un musée qui refuse de se soumettre au temps. Le modèle muséal dénoncé par les artistes et les critiques d’art dès les années 1970, musée-tombe de Robert Smithson70, musée-mausolée de Jean Clair71, musée-clinique de Gilbert Lascault72, dans un idéal de présentation éternelle de l’œuvre d’art perçue comme un bien impérissable, demeure aujourd’hui d’actualité dans la majeure partie des institutions accueillant des œuvres d’art contemporain73. L’invention du protocole par les artistes, afin de se soustraire au musée, de permettre une démultiplication dans le temps et ainsi échapper aux notions de pérennité et de patrimoine, a été absorbée par les institutions comme modèle rêvé des œuvres comportant des matériaux périssables. Et la robe de viande de Jana Sterbak n’en finit pas de tanner, et les Murs de poils de carotte de Michel Blazy pèlent inlassablement sans jamais mourir.
20Il nous faudrait sans doute, en guise de conclusion, tempérer ce constat de toute-puissance du musée, en mentionnant le fait suivant : au FRAC Île-de-France, où Michel Blazy exposa en 2007 un de ses caniches recouverts en mousse à raser, le sol en béton garde en mémoire la trace de l’acidité des composants alcoolisés de l’œuvre. Se pourrait-il alors que malgré sa volonté de dématérialiser à tout prix, l’institution se fasse rattraper par une contamination de ses espaces, malgré tout ?
Notes
1 Nous tenons à remercier chaleureusement les personnes sans lesquelles cet article n’aurait pu voir le jour : Sophie Cras et Didier Semin, ainsi que Gabriele Münter des Archives Dieter Roth (Hambourg), et Aurélia Bourquard, de la galerie Art : concept.
2 Dieter Roth s’inscrit sans doute plus que Michel Blazy dans un contexte artistique où de nombreux artistes s’intéressent à la décadence du matériau (Alan Sonfist, de HA Schult, de Peter Hutchinson ou de Gordon Matta-Clark).
3 Lucy Lippard, Six Years : The Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972 (1973), Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1997.
4 Le Nouveau petit Robert de la langue française 2008, Paris, éd. Le Robert, 2008, p. 1863 et p. 904.
5 Voir Roth Time : A Dieter Roth Retrospective, catalogue d’exposition (New York, MoMA, 2004), New York, Lars Müller/MoMA, 2004, p. 70-132, et la thèse de doctorat de Dirk Dobke, Dieter Roth : frühe Objekte und Materialbilder 1960-1975 von Dieter Roth, Cologne, Walther König, 2002.
6 Voir notamment les témoignages de Dadi Wirz, Raimond Abraham et Eugenia Butler dans Dieter Roth in America, Londres, Hansjörg Mayer, 2004.
7 Roth Time, op. cit., p. 96 et p. 114.
8 Témoignage de Malcolm Grear dans Dirk Dobke, Dieter Roth in America, op. cit., p. 69.
9 Archives Dieter Roth.
10 Cette pratique est confirmée par plusieurs témoignages (Dieter Roth in America, op. cit., p. 101 et p. 109).
11 Témoignage de Daniel Spoerri dans Géraldine Fassier-Girard, Daniel Spoerri et le eat art : rites et matériaux de l’alimentation dans l’art contemporain, thèse de doctorat, Université Rennes 2, 2005, p. 352.
12 Valérie Da Costa, « Je ne vous ai jamais promis un jardin de roses », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 105, automne 2008, p. 106.
13 « Lignes de travail et points de détail », entretien entre Michel Blazy et François Piron, août 2001 et juillet 2002, Michel Blazy, catalogue d’exposition (divers lieux, 2003), 2003, p. 7.
14 Lawrence Weiner, 12 octobre 1969.
15 Sur le site Internet du Centre Pompidou, seules cinq œuvres, toutes de Daniel Buren, portent la mention « œuvre à protocole », (www.centrepompidou.fr), page consultée le 16 mars 2013.
16 C’est en tout cas ce qu’affirme la journaliste Natacha Wolinski, dans « Enquête sur les restaurateurs de l’impossible : Pourquoi l’art est devenu une denrée périssable », Beaux-Arts magazine, n° 281, novembre 2007, p. 57.
17 Voir la notice de Vanitas : robe de chair pour albinos anorexique (1987) (www.centrepompidou.fr), page consultée le 16 mars 2013.
18 Didier Semin, Le Peintre et son modèle déposé, Genève, MAMCO, 2001.
19 Le contrat-type établi par Seth Siegelaub et le juriste Bob Projansky en 1971 au profit des artistes de leur génération ne fait d’ailleurs pas référence à un quelconque protocole. Voir Studio International, vol. 181, n° 932, 1971.
20 Didier Semin, op. cit., p. 63.
21 ibid., p. 64.
22 Susan Hapgood et Cornelia Lauf, In Deed : Certificates of Authenticity in Art, catalogue d’exposition (divers lieux, 2011-2012), Amsterdam, Roma Publications, 2011.
23 Voir Susan Hapgood et Cornelia Lauf, « Doodles, Deeds, and Claims », dans ibid., p. 78.
24 André Kamber, « Brevet de garantie », dans Petit lexique sentimental autour de Daniel Spoerri, catalogue d’exposition (divers lieux, 1990), Paris, Centre Pompidou, 1990, p. 26.
25 Jon Hendricks, « Daniel Spoerri vs Fluxus », texte dactylographié non daté, Archives Daniel Spoerri, Bibliothèque nationale de Suisse, Berne (AFr. 579 a).
26 Sur le contexte intellectuel des années 1970 concernant la critique institutionnelle, voir Art in America, vol. 59 n° 4, juillet-août 1971, et Alexander Alberro et Blake Stimson (sld), Institutional Critique : an Anthology of Artists’Writings, Cambridge/Londres, The MIT Press, 2009. En France, voir par exemple Jean Clair, « La fin des musées ? », Chroniques de l’art vivant n° 24, octobre 1971 et Chroniques de l’art vivant n° 35, décembre 1972-janvier 1973, spécial « Le musée en question ».
27 Antje Kramer, L’Aventure allemande du Nouveau Réalisme : Réalités et fantasmes d’une néo-avant-garde européenne (1957-1963), Dijon, Les presses du réel, 2012, p. 60.
28 Nous remercions Matt Wrbican, des archives Andy Warhol, de nous avoir fait parvenir ces informations (lettres conservées aux Archives Andy Warhol, Time Capsules TC 19 et TC 72).
29 Voir les sources bibliographiques proposées par Lucy Lippard dans Six Years…, op. cit.
30 Voir Roth Time, op. cit., p. 120, ainsi que les nombreuses lettres de Dieter Roth à Rudolf Rieser reproduites dans Dirk Dobke, Dieter Roth…, op. cit.
31 Selon la galerie Art : concept, qui représente l’artiste en France, ces œuvres ne posent toutefois pas de problème de conservation particulier.
32 Voir notamment « Work in Progress – Interview » (entretien entre Michel Blazy et Bärbel Vischer), Michel Blazy, Falling Garden, catalogue d’exposition (Dornbirn, 2007) Dornbirn, Kunstraum Dornbirn, 2007, p. 14.
33 ibid., p. 13.
34 « Lignes de travail et points de détail », op. cit., p. 11.
35 « First : take a ton of cheese – Dieter Rot talks to Richard Hamilton », The Listener, vol. 92, n° 2366, 1 August 1974 (texte issu de « A Tear is Better than a Bad Word », Radio 3), p. 141, notre traduction.
36 La plupart des écrits sur l’exposition ne mentionnent que deux ou trois œuvres (voir par exemple Roth Time, op. cit., p. 130-131), mais nos recherches permettent d’en identifier au moins quatre de plus.
37 À l’époque, Roth a déjà eu l’occasion de travailler à plusieurs reprises avec ce matériau alimentaire, entre 1968 et 1969 (galerie Rudolf Zwirner, Cologne ; galerie Neuendorf, Hambourg ; galerie Ernst, Hanovre).
38 Du moins d’après Dieter Roth. Voir « ‘‘I only extract the square root’’, Dieter Roth speaks. An interview with Ingólfur Margeirsson » [ed. originale, jó viljinn, 3 septembre 1978 ; trad. anglaise cat. Reykjavik 1982], dans Barbara Wien, Dieter Roth : Gesammelte Interviews, Cologne, Hansjörg Mayer, 2002, p. 233.
39 William Wilson, « Art Walk : A Critical Guide to the Galleries », Los Angeles Times, May 1, 1970.
40 Selon le témoignage de Richard Jackson, dans Dirk Dobke, Dieter Roth in America, op. cit., p. 117.
41 Richard Hamilton/Dieter Roth, « The Little World of Dieter Roth », Sondern, n° 3, Seedorn, 1978, n.p.
42 Voir par exemple William Wilson, op. cit., Valerie Porter, « Cheese busted », The Los Angeles Free Press, 29 mai – 5 juin 1970. Joseph E. Young ; « Los Angeles », Art International vol. 4, octobre 1970, p. 75 et Peter Plagens, « Los Angeles », Artforum vol. 9, septembre 1970, p. 82.
43 Studio International vol. 180, n° 924, juillet-août 1970, p. V (notre traduction).
44 « ‘‘I only extract the square root’’, Dieter Roth speaks. An interview with Ingólfur Margeirsson », op. cit., p. 233.
45 Voir note 27.
46 Voir le croquis de Roth dans Pages n° 1, automne 1970, p. 8. Il semblerait que cette structure soit demeurée à l’état de projet.
47 « ‘‘I only extract the square root…’’. An interview with Ingólfur Margeirsson », op. cit., p. 233.
48 Entretien entre Dieter Roth et Irmeline Lebeer-Hossman, Hambourg, 28 – 30 septembre 1976, et Stuttgart, 20 – 22 juin 1979, dans Barbara Wien, Dieter Roth…, op. cit., p. 120.
49 Richard Hamilton/Dieter Roth, op. cit.,
50 L’œuvre, qui n’a finalement pas été vendue, a été stockée dans un premier temps dans le garage du couple Butler. Voir notamment Dick Roraback, « The Poignant Story of the Week », International Herald Tribune, 11 juin 1970, p. 16. Contrairement à la légende tenace entretenue par Roth, selon laquelle l’avocat serait allé la déposer au milieu du désert, Staple Cheese (A Race) fut sans doute jeté à la poubelle. Voir Dirk Dobke, Dieter Roth in America, op. cit., p. 115.
51 Lettre du 11 juin 1970 d’Edy de Wilde à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
52 Lettre du 1er juillet 1970 de Thomas G. Terbell Jr. à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
53 Lettre du 10 juin 1970 de Franz Meyer à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
54 Lettre du 2 juillet 1970 de Martin Friedman à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
55 Lettre du 29 juin 1970 de Robert M. Doty à Eugenia Butler, Archives Dieter Roth.
56 Lettre du 9 juillet 1970 d’Eugenia Butler à Robert M. Doty, Archives Dieter Roth.
57 Sur le Schimmelmuseum, voir Dirk Dobke, « Von der Schönheit des Verfalls – Dieter Roths Schimmelmuseum in Hambourg », Kunst+Architektur in der Schweiz, vol. 52, n° 4, 2001, et Silke Müller, « Das Zucker-Schoko-Schimmelreich », ART : das Kunstmagazin, n° 8, août 1999.
58 Gérard Wajcman, « Un rêve d’éternité », Date limite de conservation, Vitry s/Seine, MAC/VAL, 2009, p. 32.
59 Conservation et restauration des œuvres d’art contemporain, Paris, La documentation Française, 1994, p. 261-262.
60 « Lignes de travail et points de détail », op. cit., p. 11.
61 Michel Blazy évoque d’ailleurs un cas de refus de la part d’une institution pour l’un de ses projets. Dans Michel Blazy, « Des rongeurs et des hommes » (propos recueillis par Valérie Da Costa et Alain Berland), Particules, n° 10, été 2005, p. 2.
62 ibid., p. 6.
63 Voir ibid., p. 7 et « Work in Progress – Interview », op. cit., p. 13.
64 Jackie-Ruth Meyer, « Michel Blazy, mode d’emploi », Michel Blazy, op. cit., passim.
65 Ralph Rugoff, « The Missing Garden de Michel Blazy », Michel Blazy, op. cit., p. 90.
66 Valérie Da Costa, « Michel Blazy », Artpress, n° 319, janvier 2006, p. 77.
67 AFCOREP (sld), Rapport de recherche : la restauration de l’art contemporain, Paris, s.n., mai 1996, p. 153.
68 Michel Blazy, « Des rongeurs et des hommes », op. cit., p. 2.
69 C’est du moins l’avis de la restauration ; dans les faits, de nombreuses œuvres en matériaux organiques de l’artiste se sont stabilisées.
70 Robert Smithson, « Some Void Thoughts On Museums », Arts Magazine, février 1967, cité dans Jack Flam (sld), Robert Smithson : The Collected Writings, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 1996, p. 42.
71 Jean Clair, « La fin des musées ? », op. cit., p. 4. Gilbert Lascault, « Eloge de l’accumulation et du bric-à-brac », Chroniques de l’art vivant n° 35, décembre 1972-janvier 1973, p. 16.
72 Gilbert Lascault, « Eloge de l’accumulation et du bric-à-brac », Chroniques de l’art vivant n° 35, décembre 1972-janvier 1973, p. 16.
73 Des exceptions méritent d’être signalées, tels le MAMCO à Genève, ou le FRAC Lorraine à Metz, Voir Béatrice Josse, « À la recherche du chef-d’œuvre invisible », In/visible, Zurich, éd. jrp/ringier, 2006, p. 42.
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Titre | Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970. |
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Titre | Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970. |
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Titre | Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970. |
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Titre | Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970. |
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Titre | Dieter Roth, «Staple Cheese » (vue de l’exposition), 1970. |
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Pour citer cet article
Référence papier
Camille Paulhan, « De Dieter Roth à Michel Blazy, le protocole en question », Marges, 18 | 2014, 10-26.
Référence électronique
Camille Paulhan, « De Dieter Roth à Michel Blazy, le protocole en question », Marges [En ligne], 18 | 2014, mis en ligne le 01 mai 2016, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/856 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.856
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