La mémoire et la photographie
Résumés
Marc Tamisier développe ici la question de la mémoire de la photographie et de ses rapports avec le savoir historique, face à l’exposition « Mémoire des camps » organisée par le Patrimoine Photographique à l’Hôtel de Sully du 12 janvier au 25 mars 2001, sous la responsabilité de Pierre Bonhomme et Clément Chéroux.
Ce questionnement naît des utilisations très diverses de la photographie depuis les clichés d’identification produits par les nazis, jusqu’à l’utilisation des photo reportages après la découverte des camps. La photographie n’atteste-t-elle pas le discours que l’on tient, quel qu’il soit ? Devant les nations alliées ou dans la presse idéologue allemande ? Au contraire, Marc Tamisier conclut que la mémoire photographique et le discours des historiens se complètent comme l’origine et le fondement de notre mémoire historique. Dés lors, la photographie, en tant que présence d’une absence, pourrait être utilisée par l’historien comme une « origine » de sa recherche.
Texte intégral
- 1 Cette exposition s’est tenue du 12 janvier au 25 mars 2001 à l’Hôtel de Sully, à Paris. Un livre re (...)
1Mon propos portant sur l’exposition Mémoire des camps 1 organisée par le Patrimoine photographique, sous la responsabilité de Pierre Bonhomme et Clément Chéroux, je ne discuterai pas de l’horreur des camps, ni de la nécessité d’en faire mémoire. Je suis né dans cette mémoire, et comme beaucoup de Français d’aujourd’hui, souvent bien plus jeunes que moi, j’ai cette horreur gravée dans chacun de mes gestes. Les camps constituent un foyer, sans doute le plus dense, qui organise et structure notre être et notre manière de vivre. L’époque n’est donc pas, pour nous, celle du souvenir, mais plutôt celle de la maîtrise d’un avenir où l’horreur ne pourra plus prendre place. Si le texte que je présente ici peut paraître froid, technique, c’est donc seulement que la responsabilité devant l’avenir ne supporte pas l’emportement, sinon pour rendre hommage à ceux qui ont souffert, et à ceux qui ne sont plus.
Ma question sera la suivante : existe-t-il une mémoire de la photographie, et le cas échéant quels sont ses rapports avec le savoir historique ?
Histoire, image et illustration
2L’exposition de l’Hôtel de Sully a fait couler beaucoup d’encre, sans doute davantage que l’on pouvait s’y attendre en des temps dédiés au loisir et devant l’exigence qu’elle mettait en évidence. Les journaux qui s’en sont fait l’écho ont aussi été les initiateurs d’un débat, parfois d’une polémique, entre l’exposition elle-même, ces organisateurs et les historiens. Mais l’enjeu de ce débat est resté bien vague. Portait-il sur l’exposition elle-même, sur sa valeur historique, sur des enjeux de mémoire ou sur la légitimité de la photographie face à l’histoire ?
3Sans doute faut-il mettre en avant la confusion née des passions que le sujet impliquait pour tous ceux qui avaient vécu l’horreur des camps, ou qui en avait été les premiers dépositaires. Mais, plus superficiellement peut-être, pour nos générations qui oublient la passion sans perdre le passé, il faut aussi souligner le manque de compréhension dont la photographie a été l’objet dans toutes ses utilisations depuis les clichés d’identification produits par les nazis, jusqu’à l’utilisation des photo-reportages après la découverte des camps. Un même parti pris la concernant parcourt les mésusages qu’en firent aussi bien les tortionnaires que les vainqueurs. Ils voyaient en elle une attestation, et nous croyons encore bien souvent que telle est sa fonction.
4Mises dans cette situation, les photographies se révèlent alors bien douteuses et les historiens auraient raison de s’en méfier. Ne semblent-elles pas attester le discours que l’on tient, quel qu’il soit ? Le fait même qu’une image qui fut bureaucratique ou de l’ordre de la banalité quotidienne puisse devenir en 1945, par la force de la victoire, un témoignage sur l’horreur ne peut que renforcer la suspicion sur la possibilité d’utiliser la photographie en matière de vérité, surtout historique. Le sens d’une photographie changerait donc avec le discours qui l’accompagne. On peut trouver cela scandaleux, se révolter contre la propagande pseudo-scientifique des nazis ou la tricherie des journaux alliés faisant feu de tout bois pour choquer les lecteurs, avec raison, mais malhonnêtement. Les historiens voient cependant avec plus d’acuité : la propagande est condamnable, l’indignation est juste, sans doute trop précipitée, mais la photographie n’est pas à mettre en cause. Car il ne faut pas lui demander ce qu’elle ne peut apporter : quelque élément de preuve dans l’élaboration d’une vérité. Elle n’est pas digne de foi, intrinsèquement. L’indignation doit être seulement un discours qui condamne un autre discours, la parole historique seule peut combattre l’obscurantisme racial, le négationnisme aussi. La photographie n’atteste rien ou atteste tout. Aussi en histoire doit-elle devenir une illustration.
5Il est absolument certain que le discours sur le passé, dans ce qu’il a de plus sérieux, est celui des historiens. Ce discours est même la conscience historique en acte. Car il s’agit bien d’une conscience, d’une certaine manière de se rapporter au monde et d’abord d’établir une distance entre soi et ce qui, en face, devient le passé. Il y a, certes, plusieurs écoles en histoire, celle de la narrativité, des Annales, de la microhistoire, etc., et faire de l’histoire revient nécessairement à choisir une méthode plutôt qu’une autre, à mêler les unes et les autres selon des protocoles variés. Mais toutes ces diverses voies sont historiques dans la mesure où elles établissent les faits dans leur objectivité. Elles visent à poser le fait historique devant l’historien, à déployer une cohérence du passé qui précède celui-la même qui la met en évidence. C’est précisément ce travail d’objectivation du passé qui mérite le nom de conscience historique en ce qu’il distingue le passé et le présent qui, sans l’historien, resteraient aussi confondus que le sont les architectures d’une rue que l’on traverse un jour d’emplettes bien que leurs dates de constructions les séparent parfois de plusieurs siècles.
6Mais l’historien est aussi le gardien de notre oubli, de notre responsabilité et de notre liberté. Pour vivre nous devons oublier. Nous avons dû oublier par exemple la responsabilité des allemands dans leur ensemble, et les fils de ceux qui laissèrent venir l’horreur, ou même qui la commirent, eurent ici la tâche la plus difficile. Mais oublier ne signifie pas effacer ; on sait toujours que l’on oublie, même si l’on doit faire appel à la mémoire pour savoir quoi. Ce qui est oublié doit donc rester présent, faire l’objet d’une mémoire toujours actualisée, mais tenue à l’écart du quotidien. L’historien est celui-là qui cultive cette mémoire, celle des camps notamment, qui en est le gardien scrupuleux et qui par là même maintient la possibilité de l’oubli. Sa conscience historique seule maintient le passé afin que nous puissions l’oublier.
7La mémoire des historiens est précisément ce trésor dans lequel nous puisons la liberté de décider de notre avenir. Il y a donc d’un côté ceux qui produisent ce savoir, et nous qui nous y référons, qui sommes sur l’autre versant de l’histoire. Les historiens établissent la possibilité de notre conscience historique, mais le devoir de responsabilité nous incombe, comme à tous les hommes libres ; c’est une véritable complémentarité qui se trame entre les deux versants de l’histoire de telle sorte que l’on peut dire qu’elle est d’abord une institution communautaire porteuse d’une éthique de la liberté responsable. De nombreux problèmes naissent pourtant des rapports entre cette institution et notre exigence de la liberté. Comment concilier la discursivité de la mémoire historique qui lie l’avenir au passé et cette capacité d’un commencement originel qui caractérise la liberté ? Quelle instance, de l’historien ou de l’homme libre, décide de sortir tel ou tel événement de l’oubli ? Ces questions et bien d’autres sont lourdes de conséquences. Je crois que nous y gagnerons à les rapporter à la photographie.
- 2 Clément Chéroux, « 1945. Les seuils de l’horreur », dans Art Press, Hors-Série mai 2001, Représente (...)
8En historiens critiques, Pierre Bonhomme et Clément Chéroux ont entrepris une authentification des documents photographiques en les associant précisément à des dates, des lieux et des auteurs. Sans nier le caractère réaliste des photographies, ils sont parvenus à le discipliner, à le rendre indiscutable. Mais si leur travail s’était arrêté là ils n’auraient fourni qu’un peu plus de sérieux dans l’usage illustratif de ces photographies, dont certaines étaient utilisées intempestivement dans les manuels d’histoire. Ils n’auraient pas montré combien certaines de ces images sont devenues des clichés de l’horreur que les journaux ressassent depuis, dès qu’un massacre est connu, ou même soupçonné. Dans un mélange que les historiens critiquent avec raison nous rassemblons en effet camp de concentration, camp d’extermination, génocide, guerre, corps faméliques et charniers. Une véritable iconographie de l’innommable s’est mise en place à la suite des photos choquantes publiées après la Libération. Dans un article paru quelques temps après l’exposition Clément Chéroux parle ainsi des images de « prisonniers décharnés derrière les barbelés », des « entassements d’objets ayant appartenu aux victimes », des « bulldozers charriant des corps désarticulés », des charniers, qui sont devenus « les symboles de la barbarie2 ».
9Certains pourront dire que ces clichés sont bel et bien la réalité et que depuis les camps il est du devoir des journaux de montrer l’indicible, qu’il s’agit d’une responsabilité quotidienne qu’ils endossent avec courage. Certes le « ça » monstrueux a été, et l’horreur parcourt encore le monde. Mais justement ce que ressassent ces clichés est davantage de l’ordre du symbole que de la réalité. Le sens en est toujours l’encensement des masses. Dans toutes ces images c’est le grand nombre qui est atteint, c’est la valeur de l’anonymat qui est persécutée.
10À l’autre extrémité de ce symbolisme se tiennent ces autres images choquantes qui nous montrent des individus mis à morts ou violentés. Elles furent nombreuses en 1945 ces images de corps calcinés, décharnés, tués par balle. Il y a peu de temps le « petit Mohamed » mourrait devant la caméra d’un reporter de France 2 lors d’un affrontement israléo-palestinien dans la bande de Gaza. En 1997, la Madone Algérienne s’effondrait et le photographe Hocine recevait le prestigieux prix World Press Photography. On ne compte plus les images de mises à mort d’individus que nous sommes incapables d’identifier. Ceux qui meurent devant les objectifs sont alors dépossédés de leur propre mort pour rentrer au panthéon de l’anonymat.
11La masse et l’individu, telles sont les valeurs qui sont traumatisées. On pourrait encore ajouter dans ce carcan symbolique la condamnation de la technique mécanique au profit des technologies de l’information, pour placer, sous l’ombre du mal, la machine bulldozer et son charnier, et, dans la lumière du bon combat, l’étudiant de la place Tien an Men, seul devant l’armée des chars chinois, et dont l’image fit le tour de la terre en quelques heures.
12Il y a bien une réalité dans tout cela, mais elle n’est pas celle des camps, ni celle du jeune Palestinien, et encore moins de leur histoire. Il s’agit bien plutôt de la réalité d’une civilisation qui s’efforce de croire au miracle de l’harmonie spontanée des grands nombres, qui répète inlassablement que l’individualité doit être une unité atomique pour que l’humanité soit possible comme masse anonyme, et cela partout sur terre, intemporellement. Ce symbolisme met en place une utopie statistique dans laquelle nous puisons à la fois le devoir d’être justes en n’étant que nous-mêmes et la culpabilisation de ceux qui ne le sont pas encore assez : ethnies, États, cultures, classes sociales.
13On peut décrire en deux temps ce processus de symbolisation par la photographie. Dans un premier temps les images sont décontextualisées : le cadrage ne retient rien de l’environnement ou seulement ce qui a déjà été montré ailleurs. Le bulldozer se trouve en haut, les corps s’entassent à la base de l’image, les yeux exorbités s’avancent au devant de la ligne du corps qui s’enfonce dans la profondeur de champs, l’individu est devant un mur, déjà prêt pour l’exposition, ou seul dans l’immense désert de Tien An Men devant l’État fauteur de guerre, comme un Che Guevara sans arme. Toute cette photographie est codée de telle manière qu’elle puisse valoir comme symbole universellement transposable d’une même vérité. En termes économiques on dira qu’elle est une marchandise distribuable urbi et orbi par les quelques agences qui se partagent le marché mondial de l’information.
14Dans un second temps, elles sont recontextualisées par les journaux. On leur donne une légende, on les juxtapose selon leurs complémentarités ou leurs oppositions symboliques. Elles deviennent les attestations du seul discours convenable, celui de l’enthousiasme pour les masses et de l’encensement des individus. Mais ce contexte n’est plus celui des hommes et des femmes que l’image montre. On se moque bien de savoir ce que signifiait le fait d’être juif, rwandais, chinois ou palestinien pour ceux dont il ne reste plus que des corps symboliques. Le juif devient juif anonyme, du rwandais il reste tout juste un africain mort et le « petit Mohamed » sera toujours « petit » sans jamais avoir vécu en Palestine.
15Face à cette symbolisation de la photographie le travail critique de recontextualisation mené par Pierre Bonhomme et Clément Chéroux était éminemment nécessaire. Il redonne une condition humaine aux victimes en les replaçant dans la complexité de leur contingence historique. Sa mise en exposition témoigne des enjeux dont la photographie fut partie prenante. Les distinctions faites entre les origines des photographies : administratives, pseudo-scientifiques, familiales, photographies faites par des prisonniers, par les héros des Sonderkommando, par les reporters des armées alliées, images publiées dans la presse, toutes ces distinctions mettent en évidence la complexité des conditions de vie. Elles nous ramènent à une réalité sans utopie. Celle, d’un côté, d’une bureaucratie absurde, d’un scientisme racial et cynique, d’un dualisme de l’esprit et de la matière qui divisait les hommes et faisait de nombre d’entre eux des corps dont le destin ne pouvait être que la mort. Cette réalité a rendu possible une humanité inexistante et toute la photographie nazie atteste ce discours à propos d’un homme qui ne serait pas humain. D’un autre côté, les photographies prises par les prisonniers témoignent au contraire de la résistance des corps, de leur spiritualité charnelle même lorsqu’ils sont réduits aux limites de la souffrance.
16Les alliés qui découvrirent les camps se trouvèrent devant cette dialectique de l’inexistence et de la vie, présentes ensemble alors que nous étions habitués à rejeter l’une loin de l’autre. Toutes leurs photographies montrent à la fois l’horreur des conditions faites aux hommes et la grandeur de la condition humaine. Toutes sauf celles qui sont devenues des symboles.
17On peut encore poursuivre en disant que la libération des camps fut une double victoire : victoire des armées alliées et victoire de l’humanité. Cette double victoire engage une distinction plus fine entre les reporters qui témoignèrent de la libération des camps, et ceux qui témoignèrent de la grandeur de l’homme. Sans établir de hiérarchie entre les uns et les autres, bien entendu, cette distinction permettrait de rétablir la valeur de certaines photographies, celles de Lee Miller par exemple, trop souvent qualifiées d’esthétisantes ou empreintes d’une volonté artistique de mauvais aloi. Peut-être permettrait-elle aussi d’éclaircir l’usage qui fut fait de toutes ces images par la presse en le replaçant dans un moment de l’histoire du photo-journalisme. Cela comblerait ce qui me semble être une modeste lacune dans le travail de cette exposition, à savoir l’impression que la presse de 1945 a dévoyé l’image, sans que cette impression puisse prendre un statut historique critique.
18Quoi qu’il en soit cette distinction ne ferait que confirmer l’objectivité historique à laquelle sont parvenus Pierre Bonhomme et Clément Chéroux, objectivité qui fait d’ores et déjà entrer la démarche de cette exposition dans le trésor de la mémoire historique. À la cohérence du combat entre l’inexistence et la condition humaine, elle ajouterait simplement celle d’un moment de l’histoire du reportage et des rapports entre politique et journalisme.
19Un dernier pas doit cependant être accompli pour voir les photographies exposées pour ce qu’elles sont. Car, après tout, nous en sommes restés pour l’instant à la photographie attestation, en mettant simplement en jeu un discours basé sur la thèse du nazisme inventeur de l’inexistence humaine dont les photographies témoigneraient. N’étant pas historien je ne prétends pas, bien sûr, à l’objectivité de ce discours. M’appuyant sur l’exposition et les regroupements qui l’organisaient, je souhaitais simplement montrer qu’elle ne pouvait contribuer au symbolisme confus de l’imaginaire des camps. Mais un tel discours, ou un discours plus historique, pourrait très bien se passer de photographies. D’ailleurs l’analyse critique que firent Pierre Bonhomme et Clément Chéroux portait surtout sur les indications écrites au dos des photographies, sur des recoupements de témoignages écrits et oraux, sur ce que l’on pouvait dire des réalités montrées et rarement sur les photographies elles-mêmes. Comme si le seul travail de mémoire possible devait se fonder sur le texte ou la parole et comme si la photographie elle-même échappait par essence à toute mise à distance critique. Dans ce cas ne faudrait-il pas être plus rigoureux encore et concéder que la photographie ne peut faire l’histoire qu’à la condition d’être remplacée par un texte et en fin de compte cantonnée, en tant qu’image, à un usage rigoureusement illustratif ?
Photographies, objectivité et mémoires
20Il y a certainement une grande part de vérité dans cette défense contre l’image. Ce que j’ai écrit plus haut sur la symbolisation de la photographie le confirmerait. Mais le fait est que le corpus photographique de l’exposition montre davantage qu’une attestation de discours.
21Prenons les quatre photos prises par des membres du Sonderkommando d’Auschwitz. Elles attestent de l’existence des chambres à gaz et d’un jour d’extermination. Mais pour ce faire elles exigent que l’historien en fasse l’histoire, le discours. Il doit raconter comment quatre hommes ont risqué leur vie et des souffrances inouïes pour réaliser une prise de vue. À partir d’elles, il peut mettre en évidence une solidarité de résistance entre l’intérieur et l’extérieur des camps. L’appareil a été fourni par la résistance polonaise et les pellicules lui sont revenues. L’historien montre alors combien était grande l’ignorance de ce qui se passait réellement dans les camps. Il peut alors rejoindre un discours sur l’industrie de déshumanisation que fut le nazisme partout où il prit le pouvoir et débattre des rapports entre la propagande, l’extermination et le régime concentrationnaire.
22Mais le débat d’historien n’est ici que le point d’arrivée, l’origine, elle, tient dans ces quatre photographies. Car il y a en elle une objectivité qu’aucun discours ne pouvait précéder, et cette objectivité ne tient pas tant dans les réalités qu’elles montrent que dans le fait qu’elles aient été prises. Il est certain que l’on doit les inscrire dans le projet de faire connaître l’extermination au monde extérieur, dans la volonté héroïque de la résistance. Il y a là une obligation de discourir. Mais celle-ci n’obéit cependant pas aux seules exigences morales de l’humanité. Car quoi qu’aient voulu les membres du Sonderkommando qui les prirent, leurs photographies dévoilent davantage. Elles mettent devant nos yeux le travail de l’appareil photographique et de la lumière, la confrontation de la pellicule et de la luminosité, le moment originel où le regard devient objectif. En elles la légitimité de la condamnation de l’extermination passe des affaires humaines à l’objectivité de la lumière naturelle. Avant même l’exigence morale, ces photographies ordonnent d’elles-mêmes un devoir de discours. En cela elles sont des objets, un impératif de départ, et non un moment plus ou moins nécessaire, plus où moins fiable dans l’élaboration discursive. En même temps elles révèlent ce dont aucune mémoire historique ne saurait rendre compte, l’instant où l’un des quatre membres du Sonderkommando appuya sur le déclencheur. Car la lumière de ce jour d’horreur où des femmes allaient être tuées a disparu, et pourtant nous en avons encore la trace sur des papiers argentiques, sur les écrans de diaporamas, sur des reproductions plus ou moins granuleuses parues dans des journaux ou dans des livres. Or la valeur de la photographie tient précisément dans cette trace de la perte de la lumière qui éclaira une réalité, et qui, quelles que soient les intentions du photographe, a toujours été la condition objective à laquelle il s’est confronté.
23L’appareil photographique garde donc les traces de la lumière perdue, il est une machine d’oubli. On peut, bien sûr, tenter de faire de cet oubli un effacement en inscrivant les images photographiques dans un projet linéaire. Pour cela on normalise la lumière lors de la prise de vue, par une maîtrise artificielle, comme le firent les bureaucrates nazis dans les camps de concentration, ou bien on sélectionne les images lisibles, celles qui montrent la réalité sans condition de luminosité. On écarte les plages d’ombre trop lourdes, on neutralise les effets de profondeur, on travaille les clichés pour que le punctum soit reconnaissable en une fraction de seconde, pour que l’objectivité de la photographie se replie sur le réalisme de l’image. Mais même si cette objectivité est alors difficile à cerner, elle n’en demeure pas moins la condition de la photographie et l’origine du respect que les discours lui doivent. Car la photographie garde en mémoire son passé comme le commencement perdu de son histoire, et celles des camps d’extermination retiennent à jamais le regard de l’homme qui appuya sur le déclencheur. Avant d’être des attestations ou des illustrations, ces photographies sont d’abord des gardiennes de mémoire.
24On peut donc être tenté de confier à la photographie le rôle dévolu à l’historien. Comme lui, elle met à distance le passé, comme lui elle maintient une mémoire. Seulement leur manière de poser le passé comme tel et le fonctionnement de leur mémoire, diffèrent largement. L’historien construit le passé comme le pendant du présent de sa conscience historique alors que la photographie l’établit comme une perte immédiatement objective. Sa mise à distance du passé ne se joue pas seulement selon l’axe du temps augustinien, entre présent / passé, présent, voire présent / futur, mais ajoute à cette temporalité la dualité de la trace, entre présence et absence. Aussi nous met-elle devant un choix simple mais dont les enjeux sont importants : faut-il la supporter, voire la combattre, comme un manquement à la discipline historique, ou faut-il soumettre cette discipline à l’impératif de regard qu’elle exige ?
25Et d’abord, comment peut-on parler de mémoire photographique, si à chaque image le temps précédent doit s’annihiler ? N’est-ce pas vouloir conférer à un simple objet une activité psychologique somme toute dévolue au sujet humain ? Il est vrai qu’on ne saurait qualifier de la même manière un objet, chargé d’une objectivité irrémédiable, et un sujet, source d’une activité par définition subjective, même si elle n’est pas seulement psychologique. Aussi n’est-ce pas dans le même sens que nous devons prendre la notion de gardien de la mémoire lorsque nous l’appliquons à l’historien ou à la photographie. Concernant la mémoire-savoir de l’historien, nous pouvons dire que celui-ci la possède par-devers nous comme un trésor de vérité. Dans le cas de la photographie nous supposons au contraire que celle-ci convoque notre mémoire. Elle ferait, en quelque sorte, appel à une mémoire latente en tout regardeur qui aurait alors à l’assumer face à l’impératif photographique. Comment qualifier dès lors cette dynamique subjective que provoque, dans une temporalité discrète, la présentation d’une absence, la trace d’une perte ? Comment, surtout, cette convocation ne ruine-t-elle pas l’exigence d’oubli nécessaire à la liberté ? La réponse tient sans doute à ce que, devant une photographie, ce que nous nous remémorons est de l’ordre du possible.
26La photographie, en effet, nous présente toujours la réalité sous la forme d’une contingence, elle donne à cette réalité visible une présence seulement possible, mais pourtant effective. Ce que montrent les quatre photographies prises dans les chambres à gaz, c’est que cette horreur fut possible, et bien plus, qu’elle l’est encore. En dissociant la possibilité objective tracée par la lumière et la réalité visée subjectivement par le photographe, ces photographies nous ramènent, à chaque moment où nous les regardons, vers cette certitude d’un possible sans réalité définie, alors même qu’elles nous montrent aussi l’horreur d’une réalité certaine. Loin de laisser dans le doute le regardeur de par leur manque de lisibilité, elles ordonnent objectivement de constater la réalité : des hommes ont commis ce qu’aucun discours ne pouvait prédire. Loin de pouvoir servir un quelconque négationnisme, elles montrent que cette réalité n’était que possible et que des hommes en sont donc responsables. Elles exigent que justice soit faite.
27Ainsi la photographie nous plonge dans une sorte de vérité antérieure à celle du discours historique. À chaque regard photographique nous revient en mémoire le fait que nous ne sommes que des êtres contingents et qu’en ce sens nous ne pouvons échapper à la responsabilité de notre réalité. C’est là l’effet du jeu de la présence et de l’absence que recèle la photographie. Cependant, à en rester là celle-ci nous écraserait à tout jamais sous la responsabilité d’une réalité que nous n’avons jamais définie nous-mêmes. Nous devrions, en particulier, nous établir responsables de l’horreur des camps que l’exposition nous montre. Ces photographies fonctionneraient alors comme un vecteur permanent de culpabilité, et d’autres comme vecteur tout autant permanent d’enthousiasme ou d’espoir. C’est précisément dans ce sens que s’opère le passage que nous avons déjà évoqué de la photographie à l’image symbolique. Ici la discrétion de la temporalité se transforme en une perpétuité tout à la fois de la justification de l’anonymat et de sa culpabilité hors des masses. Mais ces images symboliques sont normalisées à cet effet. La lumière y est travaillée pour que sa perte devienne insignifiante, le cadrage et la profondeur de champ sont établis pour que le punctum soit immédiatement reconnaissable. Ainsi pense-t-on éviter la discipline du regard qu’exige la photographie, ainsi ne reste-t-il de ce travail qu’une pression morale sacrifiant notre liberté.
28Aussi faut-il encore respecter les photographies dans leur statut de trace d’une perte. Ce n’est que lorsqu’elles sont regardées dans la perspective de leur histoire, comme une luminosité originelle perdue, qu’elles sont estimées à leur juste valeur. Ce regard est d’autant plus aisé que le symbolisme n’a pas été intentionnellement recherché. Alors la lumière montre pleinement son objectivité en ce qu’elle brouille la lisibilité de l’image. Les photographies des chambres à gaz sont ainsi trop contrastées, sans équilibre. D’autres sont marquées par des reflets ou par des ombres qui apparaissent d’abord comme des maladresses ou des contingences regrettables pour qui veut voir immédiatement la réalité. Certaines encore baignent dans une lumière poussiéreuse ou dans la clarté d’un soleil trop oblique. De telles traces pourraient bien sûr relever d’une intention. Mais alors elles se détacheraient déjà de la réalité comme autant de symboles. Elles deviendraient elles-mêmes les marques d’une propagande qui tente d’utiliser la photographie comme attestation d’un discours malhonnête au lieu de la respecter comme une origine. La luminosité perdue, au contraire, forme l’espace même de la réalité visible. Elle fait corps avec les choses qu’elle montre en les posant les unes en rapport aux autres sans jamais que l’œil du regardeur ne puisse décréter quel en est le punctum. Dans la lumière perdue les objets rayonnent et s’embrassent ; l’œil suit ces croisements qui forment finalement un entrelacs au sein duquel aucune hiérarchie n’est a priori légitime. Ces photographies ne disent pas la vérité — celle-ci reste l’affaire des discours — mais elles la convoquent. Il y a en elles une objectivité que l’on ne peut effacer au nom d’une reconnaissance immédiate ; un chiasme entre la lumière et la réalité qui interdit toute utilisation de la photographie comme attestation. Bien au contraire ce chiasme est une énigme qui demande un savoir : que s’est-il réellement passé au moment où cette photo a été prise ? Enfin ce savoir ne sera jamais parfait. Car même la description totale du fait historique ne pourra faire disparaître l’énigme de la prise de vue. Par cette obligation interminable la photographie exige alors non seulement la mémoire-savoir de l’historien mais aussi le travail perpétuel qui alimente son discours, sa conscience historique.
29La photographie appelle donc deux formes de mémoires qui ne sont pas contradictoires. La première est celle de la responsabilité de tout un chacun face à la réalité. Face à une photographie le regardeur redescend au plus profond de sa condition humaine marquée du sceau de la contingence. Devant ses yeux une fêlure irradie la réalité en la privant de son objectivité irrémédiablement perdue, présente seulement à l’état de traces ombrées. La seconde mémoire s’inscrit précisément dans cette fêlure. Son but n’est pas de la combler, ce serait peine perdue ; elle ne peut pas non plus prétendre rejoindre l’objectivité photographique puisqu’elle met en marche une temporalité de la dérivation là où l’objectivité photographique impose un temps discret. Cette mémoire ne peut donc tenir son objectivité que d’elle-même, du travail historique qui la fait vivre, de ses méthodes et de sa discipline. Mais sa valeur tient précisément de ce qu’elle respecte la photographie sans jamais la considérer comme un moyen mais toujours seulement comme une origine. La discursivité de la mémoire historique a donc simplement à accepter d’être interrompue par le regard photographique. Elle doit renoncer au privilège d’être sa propre origine, tout en restant son propre fondement.
Notes
1 Cette exposition s’est tenue du 12 janvier au 25 mars 2001 à l’Hôtel de Sully, à Paris. Un livre remarquable a été publié à cette occasion : Mémoire des camps, photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), Paris, éd. Marval, 2001.
2 Clément Chéroux, « 1945. Les seuils de l’horreur », dans Art Press, Hors-Série mai 2001, Représenter l’horreur, p. 34-39.
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Référence papier
Marc Tamisier, « La mémoire et la photographie », Marges, 01 | 2003, 65-76.
Référence électronique
Marc Tamisier, « La mémoire et la photographie », Marges [En ligne], 01 | 2003, mis en ligne le 15 mars 2004, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/826 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.826
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