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Éléments pour une approche formaliste de la production artistique « contemporaine »

Elements of a Formalist Analysis of Contemporary Artistic Production
Yannick Bréhin
p. 41-62

Résumés

Yannick Bréhin propose une approche « formaliste » de la production artistique des années 1960 à 1990, ou plus précisément la mise en évidence des modes de structuration et de transformation de l’espace des possibles formels offerts aux artistes durant cette période. Pour cela, il s’appuie sur le modèle structurel développé par Wölfflin, ainsi que sur la notion d’espace des possibles proposée par Kubler. Une analyse qui permet de mieux comprendre l’opposition structurante : Minimalisme versus Pop Art. Au-delà de souligner une évidence bien connue du monde de l’art, cette opposition exemplifie la structure bipolaire pointée par les principes fondamentaux de Wölfflin, et précise le mode de distribution des prises de position artistique.

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Texte intégral

  • 1 Cette approche historiciste, qui recoupe une approche formaliste, trouve sa source dans la notion d (...)

1Nous proposons dans cette étude une analyse formaliste de la production artistique contemporaine des années 1960 à 1990 construite autour du principe d’une évolution historique des formes artistiques. Il ne s’agira pas ici d’étudier quelques œuvres remarquables, mais bien plutôt d’envisager la production artistique dans sa globalité et sous l’angle de son développement, pour mettre en évidence la structure formelle et relationnelle qui est à l’œuvre dans l’évolution artistique de cette période. Notre méthode d’analyse se propose d’opérer un certain nombre de réductions formelles afin de souligner les variantes et les constantes qui construisent l’espace des possibles formels offerts au sens pratique des prétendants artistes. Nous sélectionnerons pour cela un échantillon d’artistes reconnus suffisamment large pour permettre une analyse relationnelle des œuvres, ce qui nous autorisera ultérieurement à définir l’espace des prises de position formelles ou artistiques 1.

2Dans un premier temps nous justifierons cette approche formaliste en proposant une conception ontologique des œuvres d’art, c’est-à-dire une approche qui suppose que la relation esthétique entre une œuvre et un agent est une relation fondée sur les caractéristiques physiques ou formelles des œuvres d’art. Puis dans un second temps nous développerons, cette fois-ci du point de vue de l’histoire de l’art, une approche formaliste qui tentera de rendre compte du principe évolutif de cette période contemporaine.

  • 2 Arthur Danto, L’Art contemporain et la clôture de l’histoire, trad. fr. C. Hary-Shaeffer, Paris, Le (...)

3Le projet de structurer et de catégoriser la pratique artistique contemporaine dans une perspective historique et formaliste est une façon de répondre à la notion de « fin de l’histoire de l’art » développée par Arthur Danto et souvent reprise par le « monde de l’art  » pour justifier l’apparente multiplicité de l’art contemporain et cette impression de liberté créatrice qui semble caractériser cette période. Pour Danto l’art contemporain ou l’art «  posthistorique » (c’est-à-dire l’art d’« après la fin de l’histoire de l’art ») n’obéit plus aux « Grands Récits », ce qui suppose, selon lui, qu’il n’y a plus de logique historique (« de structure objective historique  ») au principe de la production artistique contemporaine. La conception que défend Danto n’est pas pour autant une conception eschatologique, bien au contraire cette notion d’art posthistorique annonce un âge de l’art libéré des contraintes, où l’artiste est libre de créer, et où « tout est possible 2 ».

Un point de vue réaliste

  • 3 Frank Sibley, «  Les Concepts esthétiques », dans Danielle Lories , Philosophie analytique et esthé (...)
  • 4 Roger Pouivet, L’Ontologie de l’œuvre d’art, Nîmes, J. Chambon, 2000, p. 144. Voir également «  L’i (...)

4Danto et toute une partie de la critique accordent une priorité à une approche herméneutique, c’est-à-dire une approche anti-réaliste qui, par l’examen interprétatif, espère faire surgir le sens caché des œuvres d’art, transformant ainsi ces dernières en objet réceptacle de ces significations. Cette posture dominante dans le monde de l’art sous-estime systématiquement l’importance des propriétés formelles dans la relation esthétique 3, ou ce que Sibley appelle les propriétés non-esthétiques, au profit d’une «  intention » philosophique plus profonde, généreusement accordée aux œuvres d’art. Cet anti-réalisme s’apparente à une «  théorie ectoplasmique  » dans le sens où les œuvres se transforment en «  fantôme dans une entité physique avec laquelle elles ne sont plus du tout identifiables 4 ». Cette approche, comme le souligne Roger Pouivet, nie toutes relations entre les propriétés esthétiques et les propriétés non-esthétiques, et aboutit finalement à ne plus tenir compte des œuvres d’art pour ce qu’elles sont et de la façon dont elles s’offrent à notre perception.

  • 5  «  L’immanentisme est la thèse selon laquelle ce qui fait d’une chose ce qu’elle est, sa manière d (...)
  • 6 Sibley, op. cit., p. 59. C’est également ce que soutenait David Hume, «  on doit reconnaître qu’il (...)
  • 7 Monroe Beardsley, Aesthetics, Problems in the Philosophy of Criticism, Indianapolis, Hackett, 1981.
  • 8 Pour Beardsley l’esthétique est une métacritique qui doit résoudre les problèmes du jugement esthét (...)
  • 9 Eddy Zemach, Real Beauty, University Parck, The Pennsylvania State University Press, 1997 (traducti (...)
  • 10 La diversité des sensibilités est la thèse défendue par David Hume au XVIIIe siècle dans ses Essais (...)

5C’est précisément parce que nous adoptons une approche réaliste que nous mettrons l’accent sur l’observation systématique des propriétés formelles des œuvres. Cette posture réaliste suggère un fonctionnement relationnel entre les propriétés esthétiques et les traits non-esthétiques ou les caractéristiques physico-phénoménales des œuvres. Ces deux pôles de la relation esthétique sont d’une certaine manière dépendants l’un de l’autre, et c’est la tâche d’une conception réaliste des œuvres d’art que d’expliquer de quelle façon cette relation s’articule. Toutefois, la posture que nous choisirons n’est pas un réalisme radical ou un immanentisme fort 5 — au sens d’une réduction des propriétés esthétiques aux traits physico-phénoménaux des objets — mais plutôt un réalisme modéré, dans le sens où cette relation est moins directe ou du moins, pas aussi mécanique. Comme le souligne Sibley, « les concepts esthétiques sont d’une manière ou d’une autre liés à des traits non-esthétiques, voire même sont parasitaires par rapport à ceux-ci 6 ». Envisager un lien plus ou moins étroit entre ces deux pôles de la relation esthétique est d’autant plus nécessaire que nous sommes constamment amenés à défendre et justifier nos jugements esthétiques en nous appuyant sur les données physico-phénoménales de ces objets. Dans cette perspective d’une ontologie de l’œuvre d’art, il sera intéressant de lire cette fameuse phrase de Beardsley en introduction de son Aesthetics : « Il n’y aurait pas de problèmes esthétiques si jamais personne ne parlait des œuvres d’art 7 ». Il ne s’agira plus ici de résoudre les problèmes du discours critique comme le suggère Beardsley 8, mais plutôt de comprendre de quelle manière ce discours est relié aux œuvres d’art. Pour autant on ne tombera pas dans le réalisme extrême d’Eddy Zemach. Ce dernier explique que lorsqu’une propriété esthétique est attribuée à une œuvre particulière, dans les conditions standard d’observation de cette propriété, alors celle-ci est réellement possédée par l’œuvre 9. L’obstacle principal de cette conception réside dans la difficulté à définir les conditions standard d’observation de cette propriété, lui permettant d’être effectivement perçue dans les œuvres. De plus, la conception de Zemach ne laisse pas de place à la diversité des sensibilités 10 ou « à la grande variété des goûts et des opinions », dans la mesure où elle réduit l’appréciation esthétique à «  l’indivisibilité du goût », incapable de rendre compte des processus de sélection qui opèrent dans la relation esthétique.

6Afin de préciser la nature de la relation entre propriétés esthétiques et propriétés non-esthétiques des œuvres d’art, il sera utile de restreindre notre domaine d’étude à une catégorie d’œuvres auxquelles nous appliquons un registre déterminé de prédicats esthétiques et cela dans le contexte adéquat à leur fonctionnement. En effet, compte tenu de la diversité des contextes conventionnels dans lesquels la relation esthétique est engagée, la conception de la réduction des prédicats esthétiques aux traits non esthétiques apparaît beaucoup trop mécaniste pour expliquer le fonctionnement de cette relation.

  • 11 « B survient sur A si et seulement si (a) B dépend ontologiquement de A ; (b) B co-varie avec A ; ( (...)
  • 12 ibid., p. 146. « Une propriété intentionnelle comme celle de croire être en présence d’un tableau   (...)

7Pouivet propose la thèse de la « double survenance 11 » qui permet de contourner cette difficulté en associant les avantages de la théorie immanentiste, qui suppose que les œuvres d’art sont des objets possédant certaines propriétés qui en font ce qu’elles sont, avec le fonctionnalisme de Goodman, qui au contraire rejette l’idée de substance artistique spécifique, mais suggère que les œuvres sont des structures dont les propriétés sont activées dans des contextes spécifiques. La thèse de la survenance se présente en deux étapes car les propriétés esthétiques sont beaucoup trop dépendantes de nos croyances à l’égard de l’objet pour pouvoir survenir directement sur les traits physiques de l’objet. « Les propriétés physiques sont les propriétés subvenantes d’une première relation de survenance S1 dans laquelle ce sont des propriétés intentionnelles qui surviennent. Les propriétés intentionnelles sont les propriétés subvenantes d’une seconde relation S2 de survenance dans laquelle les propriétés esthétiques sont survenantes 12. » Cette thèse de la survenance permet à Pouivet d’établir une chaîne de relation de survenance, avec d’une part une double survenance depuis les propriétés physico-phénoménales de base jusqu’aux propriétés esthétiques descriptives, en passant par une étape intermédiaire de survenance des propriétés intentionnelles ou de croyance. Ensuite, Pouivet établit une troisième relation de survenance permettant cette fois-ci de faire advenir les propriétés esthétiques évaluatives. Autrement dit, c’est parce que nous savons que nous sommes en présence d’une œuvre d’art, mais aussi parce que le contexte conventionnel d’évaluation sélectionne certaines propriétés physiques des objets, que nous pouvons donc, sur la base de ces propriétés, attribuer un certain nombre de prédicats descriptifs ou catégoriels permettant finalement de fonder notre jugement.

  • 13 Jerrold Levinson, «  Propriétés esthétiques, force évaluative et différences de sensibilité  », dan (...)

8Si cette thèse de la survenance est juste, alors on peut désormais concevoir que les propriétés esthétiques sont ontologiquement dépendantes des traits physiques des œuvres d’art, sans être pour autant réductibles à ceux-ci. De plus, ces objets fonctionneront esthétiquement dès lors que ces propriétés esthétiques seront activées dans un contexte spécifique. Il devient désormais possible d’envisager la relation esthétique sous l’angle des différents contextes d’activation, et ainsi échapper à la compréhension du fonctionnement des œuvres sous la catégorie trop générale des propriétés esthétiques. Cette thèse de la survenance permet également d’opérer une distinction entre propriétés esthétiques descriptives et évaluatives. Car, si effectivement on peut soutenir l’existence d’une diversité des sensibilités face à la perception d’un objet esthétique, il semble par contre possible de trouver une «  convergence dans les attributions esthétiques descriptives 13 ». Nous réduirons notre étude aux œuvres que l’on pourra qualifier d’« historiques », auxquelles nous appliquons un certain nombre de prédicats esthétiques descriptifs, de type classificatoire, historico-esthétique, ou simplement descriptif, dans le contexte évaluatif de l’histoire de l’art. Plus précisément, nous analyserons les œuvres d’art qui tombent sous le verdict de l’histoire de l’art, c’est-à-dire les œuvres qui orientent le développement de l’art et que le «  monde de l’art » s’accorde à désigner comme des « œuvres majeures ».

  • 14 cf. David Hume, « De la délicatesse du goût et des passions », dans Essais esthétiques, p. 52-55.
  • 15 Pour une approche de la notion d’univers scolastique ou de champ savant chez Bourdieu voir Les Médi (...)

9Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de faire appel à un quelconque «  critique idéal 14 » doté d’une compétence particulière ou d’un goût délicat, éprouvé par la fréquentation assidue des œuvres, lui permettant de sélectionner les œuvres dignes de meubler l’histoire de l’art. Mais bien plutôt d’envisager le monde de l’art comme un univers relativement autonome où sont élaborées les règles du jeu de l’art, en partie fondées sur des principes internes au monde artistique et historiquement exemplifiées dans l’histoire de l’art. En d’autres termes, pour reprendre la définition des univers scolastiques 15 de Pierre Bourdieu, le champ de l’art a aménagé historiquement les conditions de possibilité d’une scolastique artistique, dans le sens où l’entrée dans cet univers suppose l’adhésion ou la conformité des œuvres aux enjeux et aux règles spécifiques définies par la logique interne à ce champ.

  • 16 Raymonde Moulin, Le marché de la peinture en France, Paris, Minuit, 1967 ; L’artiste, l’institution (...)
  • 17 « Le tourbillon innovateur perpétuel » Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Pa (...)

10Le mythe du collectionneur éclairé qui découvre grâce à son regard les œuvres significatives susceptibles d’influencer l’histoire de l’art ne nous sera pas d’une grande utilité. Nous pensons plutôt que le champ de l’art fonctionne comme un univers structuré qui sanctionne les évolutions artistiques. Des évolutions qui sont le résultat d’un jeu complexe entre l’adhésion à la logique spécifique du champ (l’illusio) et la nécessité d’un renouvellement ou de transgression de ces règles. D’une certaine manière, nous rejoignons l’analyse sociologique de Raymonde Moulin qui constate que «  la valeur artistique se construit à l’articulation du marché et des institutions culturelles 16 ». L’institution (musées, science historique, revues spécialisées, etc.) et ses différents acteurs d’une part sont les garants de la scolastique artistique en jugeant de la conformité des œuvres à la logique spécifique du champ de l’art. Le marché de son côté, en plus de l’attribution de la valeur ajoutée aux œuvres, contribue à stimuler cette continuelle recherche de l’innovation 17.

  • 18 Jerold Levinson, «  Pour une définition historique de l’art », dans L’Art, la musique et l’histoire(...)

11Ce détour par la sociologie de l’art n’est pas sans intérêt, car il nous permet de réintroduire cette opposition entre institution et marché dans une définition des œuvres d’art. Cette conception est implicitement présente dans l’approche historiciste de Levinson, lorsque celui-ci, à partir de la théorie institutionnelle de George Dickie, propose une réévaluation du rôle de l’histoire de l’art dans la définition des œuvres d’art. Pour qu’un artefact devienne une œuvre d’art il ne suffit pas que celui-ci soit « proposé à l’appréciation esthétique d’une ou de plusieurs personnes agissant au nom d’une institution (le monde de l’art) », il faut aussi que cet artefact puisse être perçu-correctement-comme-une-œuvre-d’art, au sens où les œuvres d’art, qui l’ont directement précédé, ont été correctement-perçues-comme-œuvre-d’art. Il s’agit d’une définition de l’art qui renvoie à une « vision rétrospective » dans le sens où l’art d’une époque «  doit impliquer, et non pas simplement succéder, celui qui l’a précédé ». « Une œuvre d’art est une chose produite dans l’intention d’être-perçue-comme-une-œuvre-d’art, et regardée selon l’une des façons dont les œuvres d’art qui l’ont précédée ont été correctement perçues. En l’absence de quelque attitude esthétique identifiable, comment, pourrait-on comprendre autrement le fait de percevoir-comme-une-œuvre-d’art 18. » Levinson propose donc une définition des œuvres d’art et du jugement de la valeur artistique en termes de visée scolastique au sens où pour qu’un artefact puisse être correctement-perçu-comme-une-œuvre-d’art, il doit se conformer à la logique spécifique interne au monde artistique, exemplifiée par l’histoire de l’art. Cette définition récursive analyse l’évolution de l’art comme une suite d’étapes successives dont chaque moment doit nécessairement impliquer les modes de perception des œuvres de l’étape antérieure. Autrement dit, l’histoire de l’art est une suite d’enchaînements innovants dont le stade initial serait les arts premiers. Par ailleurs, Levinson propose également une analyse des grandes ruptures ou révolutions artistiques qui parcourent l’histoire de l’art. Ici encore l’idée de Levinson est simple et toujours la même : pour qu’une activité soit correctement perçue comme une œuvre d’art révolutionnaire, il faut « que son créateur se réfère délibérément à l’activité artistique passée ». D’une manière ou d’une autre une œuvre d’art, qu’elle apporte une simple innovation ou une possibilité formelle supplémentaire dans l’espace des possibles, ou encore qu’elle introduise une véritable rupture, devra nécessairement, pour être perçue comme une œuvre d’art, faire référence aux activités artistiques d’un passé relativement proche.

  • 19 Michael Baxandall, Les Formes de l’intention, trad. fr. C. Fraixe, Paris, Chambon, 1991. Contre cet (...)

12Pour résumer, nous adopterons le réalisme modéré de Pouivet, c’est-à-dire une approche qui conçoit la relation esthétique comme une relation de dépendance indirecte entre les différents registres de prédicats esthétiques (descriptifs et évaluatifs), et les propriétés physico-phénoménales des œuvres d’art. Il n’y a pas de contradiction à proposer une conception ontologique des œuvres d’art avec une conception historiciste, comme celle développée par Levinson et quelque peu amendée par la théorie des champs de Bourdieu, puisque l’histoire de l’art dans son processus évolutif s’articule nécessairement sur les possibilités formelles des différents médiums artistiques. À la différence des conceptions herméneutiques qui répugnent à toute visée ontologique, et qui, par l’examen interprétatif, espèrent mettre à jour un contenu de nature philosophique mystérieusement implanté dans les œuvres d’art, nous revendiquerons donc un historicisme formaliste qui à la manière de l’étude historique recherche dans l’évolution des formes, le fondement du processus de l’histoire de l’art. Et cela par opposition à un historicisme dialectique anti-ontologique qui recherche dans l’évolution artistique la réalisation d’une finalité abstraite, sans jamais véritablement poser la question de savoir comment ces significations s’accrochent aux formes artistiques. Il ne s’agit pas de nier que les œuvres d’art possèdent des significations. Toutefois, si cette question peut être posée, il serait préférable d’abandonner la posture de l’interprète pour poser plutôt l’hypothèse d’une explication des œuvres d’art fondée sur ce que Michael Baxandall appelle la « critique inférentielle 19 », c’est-à-dire une explication causale qui s’appuie sur la description des œuvres d’art, et qui tente de saisir l’intention en acte de l’artiste comprise dans le contexte historique de création.

L’art contemporain et la notion de structure stylistique

13Nous proposons ici un détour vers des époques antérieures de l’histoire de l’art afin de mieux comprendre et démêler la situation de l’art contemporain qui, nous faisons l’hypothèse, manifeste une opposition structurelle homologue de l’opposition entre Classicisme et Baroque analysée par Heinrich Wölfflin. La situation de l’art au début des années 1960 reproduit une configuration récurrente dans le processus historique de l’art, que nous souhaiterions examiner de plus près. Il s’agit, plus précisément d’une configuration qui propose, selon nous, un redéploiement de la pratique artistique autour d’une opposition structurante entre le Pop Art et le Minimal Art. Dans un premier temps nous désignerons cette opposition par ces deux expressions, qui dissimule une opposition beaucoup plus fondamentale inscrite dans le développement de l’histoire de l’art. Ce qui au départ, dans la confusion de cette période d’intense production et de foisonnement des avant-gardes, apparaissait comme une libération des capacités créatrices de notre époque, apparaît désormais avec le recul comme une période particulièrement polarisée.

  • 20 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du sty (...)
  • 21 ibid., p. 12.
  • 22 Nous empruntons cette expression à Ernst Gombrich.
  • 23 Wölfflin, op. cit., p. 12.
  • 24 « Une loi qui ferait sentir sa présence à travers toute espèce de changement », ibid., p. 19.

14Nous utiliserons, à dessein, la notion de style pour désigner ces deux grands courants de l’art contemporain, en dépit d’un grand nombre d’observateurs qui présument que cette notion est insuffisante pour expliquer la complexité de la production contemporaine. Si la notion de style comme « expression d’un état d’esprit d’une époque et d’un peuple 20 » paraît largement insuffisante et ne peut épuiser, comme le souligne Wölfflin, le fond de la question, cependant, ce dernier perçoit dans « la représentation en tant que telle 21 » ou dans la structure stylistique 22 un autre élément décisif de la définition des styles, à savoir un ensemble de principes fondamentaux transhistoriques qui détermine de façon sous-jacente le développement de l’histoire de l’art. Pour Wölfflin « lorsqu’un artiste entreprend son œuvre, certaines conditions optiques s’offrent à lui, par lesquelles il est lié. La vision a son histoire, et la révélation de ces catégories optiques doit être considérée comme la tâche primordiale de l’histoire de l’art 23 ». En d’autres termes, Wölfflin propose de mettre en évidence « une catégorie plus profonde de concepts 24 », les principes fondamentaux qui déterminent le développement de l’histoire de l’art.

15L’opposition entre le Minimal Art et le Pop Art (et ses dérivés) retraduit assurément cette structure bipolaire définie par Wölfflin et exemplifiée par l’opposition entre Classicisme et Baroque. Cette structure bipolaire est en quelque sorte le principe générateur du processus évolutif de l’histoire de l’art, et repose sur ces principes fondamentaux ou de vision eux-mêmes bipolaires. En effet, chaque principe de vision propose deux façons contradictoires de percevoir ou de traiter un problème formel : si on se place dans le domaine des arts plastiques (ou dans le domaine de la psychologie de la perception), le traitement (ou la perception) d’une forme, mobilisera soit une disposition à réaliser (ou à voir) la forme linéairement (ou par le contour), soit une disposition à réaliser (ou à voir) cette forme picturalement (ou par masses).

  • 25 Heinrich Wölfflin, Renaissance et Baroque, trad. fr. G. Ballangé et B. Teyssèdre, Paris, G. Montfor (...)

16Par ailleurs, Wölfflin construit une version évolutionniste de l’histoire de l’art, dans le sens où le style pictural du Baroque succède logiquement au style linéaire du Classicisme. Dans Renaissance et Baroque 25, il analyse ce lent processus de «  dissolution » de la Renaissance dans le Baroque ; il y précise notamment que le Baroque n’est pas apparu soudainement et entièrement constitué pour succéder au style linéaire du Classicisme dont les ressources formelles auraient été épuisées. Ce lent processus interdit notamment de tracer une frontière nette entre ces deux styles, puisque les principes du style pictural n’ont jamais été totalement absents du Classicisme, de même que les principes de la ligne, de la clarté n’ont pas totalement été abandonnés par le Baroque. Autrement dit, même si certaines périodes du processus historique ont été largement dominées par une forme stylistique, cela n’exclut pas simultanément l’émergence ou la persistance de principes stylistiques antagonistes. À la différence de Wölfflin qui analyse l’histoire de l’art comme une succession de styles, nous supposerons une simultanéité de ces deux principes stylistiques durant la période contemporaine, en particulier les années 1960.

  • 26 Nous exposerons ici les hypothèses de travail d’une investigation empirique en cours qui porte sur (...)

17Si la structure stylistique est d’une part, comme le souligne Wölfflin, articulée autour de ces principes de vision bipolaires, il faut rappeler d’autre part que le style est aussi l’« expression » artistique caractéristique d’une époque, à savoir l’ensemble des moyens plastiques disponibles à un moment t de l’histoire de l’art. Par conséquent, les années 1960 proposent un ensemble de contraintes plastiques qui définissent un espace des possibles formels, lui-même soumis à un certain nombre de principes de vision qui, en deçà, déterminent la structure formelle des œuvres. Voici en quelque sorte les deux niveaux de la structure stylistique qu’une analyse systématique de la production artistique contemporaine devra mettre en évidence 26.

18Par le dualisme de ces deux grands styles de l’art contemporain, Minimal Art et Pop art, nous espérons schématiser cette opposition des principes de vision évoquée précédemment. Si nous avons choisi ces deux notions c’est parce que celles-ci étaient les plus adéquates pour désigner cette structure bipolaire, d’une part en raison de la filiation avec l’abstraction géométrique pour le minimalisme, et d’autre part de l’expressionnisme abstrait avec le Pop Art. Il faut également souligner, que si l’expression art minimal pose peu de problèmes quant à l’identification d’un style aux caractéristiques « linéaires » (pour simplifier), par contre la notion de Pop Art (et ses dérivés) ne peut à elle seule subsumer l’ensemble des pratiques artistiques qui, au tournant des années 1960, exemplifient un style aux formes indifférenciées et hétérogènes. L’expression Pop Expressif nous permettra d’identifier l’un des deux pôles de la pratique artistique la moins soumise en apparence à des principes schématiques et analytiques. L’autre pôle de ce continuum sera le Minimal Art qui propose à l’inverse un formalisme analytique. Penser la structuration de la pratique artistique sous un mode bipolaire, dont les différentes propositions définissent un continuum de prises de position d’un pôle à l’autre, n’interdit pas de définir à l’intérieur même du minimalisme et du « Pop expressif » un second principe d’opposition. Il sera en effet possible de parler d’un minimalisme radical opposé à un minimalisme dont le formalisme tend vers une indifférenciation des formes, voire un attrait pour le chaos. Par exemple, si Frank Stella et Donald Judd exemplifient les positions les plus extrêmes du minimalisme, Eva Hesse, Robert Smithson, John Chamberlain, Robert Morris des années 1970, exemplifient des positions plus intermédiaires. Pour résumer, si l’on choisit les termes de minimal et de « Pop Expressif  » pour qualifier ces deux pôles d’un continuum de prises de position formelle, alors on observera graduellement à l’un des pôles un minimalisme radical, puis un minimalisme expressif, puis un « Pop Expressif » minimal pour finir au pôle opposé avec le « Pop Expressif » chaotique (ou entropique).

Pour une tentative d’application des cinq principes fondamentaux de Wölfflin à l’art contemporain

19Peut-on pousser l’analyse jusqu’à reprendre ces cinq principes fondamentaux pour évaluer leur applicabilité à la période contemporaine ? Si ceux-ci ont perdu de leur justesse tel qu’ils furent développés par Wölfflin sur la période concernée, néanmoins ils conservent une certaine pertinence par rapport à la période contemporaine. Nous serons donc tentés de voir brièvement comment ces principes peuvent être appliqués à l’art contemporain.

  • 27 Toujours selon le principe d’une gradualité des positions, on notera par exemple les travaux de Cla (...)

20Premier principe. Alors que pour certains, l’opposition Linéaire-Pictural semble appartenir à des temps révolus de l’histoire de l’art, elle sera malgré tout fort utile pour comprendre la pratique artistique contemporaine. En dehors même de la peinture contemporaine, pour laquelle elle demeure applicable dans les mêmes termes exposés par Wölfflin, cette opposition si on la redéfinit en regard des pratiques contemporaines, pourra tout à fait mettre en évidence l’un des principes structurels de notre époque artistique. La «  vision linéaire », selon l’expression de Wölfflin est ce processus visuel qui permet de voir les « choses par leur contour  », au sens où cette disposition guide notre regard vers la limite des objets. Sa fonction est donc d’opérer une division. À l’inverse, la vision picturale ou la « vision par masses » détourne notre attention des limites de l’objet de façon à privilégier une vision globale de la scène observée. Ce processus estompe les contours pour favoriser la liaison des formes entre elles, ce qui suggère finalement une impression de mouvement. En reprenant les termes de Wölfflin on s’aperçoit alors de l’actualité de ses observations. En effet, au-delà de la pratique picturale, les différents dispositifs tridimensionnels des années 1960 exemplifient parfaitement ce principe structurel. À l’un des pôles, que nous avons nommé « Pop Expressif », héritier de l’expressionnisme abstrait et des néo-dada, on observe notamment de nombreux dispositifs tridimensionnels qui mettent plus particulièrement l’accent sur un formalisme indifférencié où la forme se dissout dans la vision globale de l’œuvre 27. À l’inverse, à l’autre pôle de notre continuum, les choix s’orientent vers des formes géométriques clairement différenciées, définissant ainsi l’un des principes de base du minimalisme.

21Le second principe propose une opposition entre forme fermée et forme ouverte, une dénomination qui comme dans le cas précédent peut prêter à confusion si l’on n’observe pas plus précisément le contenu de cette opposition. D’ailleurs, Wölfflin utilise également l’opposition tectonique-atectonique sans doute plus apte à définir l’ensemble des caractéristiques formelles qu’il entend désigner par cette expression. En réalité cette catégorie est subdivisée en cinq sous-catégories de traits formels qui se rapportent tous au «  cadre  » dans lequel s’inscrit l’œuvre.

  • A- L’horizontalité et la verticalité qui s’opposent à la dilution des lignes directrices dans la masse ;

  • B- La symétrie opposée à l’asymétrie ou l’équilibre instable ;

  • C- Un contenu de l’œuvre parfaitement circonscrit dans le cadre préétabli opposé à un contenu qui suggère un hors-cadre ;

  • D et E- La régularité des motifs opposé à un ordonnancement arbitraire.

  • 28 Voir par exemple chez les Nouveaux Réalistes comme Daniel Spoerri, Arman, Jacques Villeglé qui util (...)

22Il n’est pas nécessaire d’insister sur la pertinence de ces caractéristiques formelles quant à leur applicabilité à la pratique contemporaine. Que les minimalistes affectionnent les horizontales et les verticales ne peut constituer une règle ni nécessaire ni suffisante du Minimal Art. En revanche, il est clair que ces principes formels furent souvent présents chez les premiers minimalistes (Andre, Judd, Flavin, Morris). L’usage de la diagonale renvoie de la même façon à une vision tectonique, au sens où elle participe pleinement à une vision en perspective et construite de l’œuvre. À l’inverse le refus des lignes directrices est clairement énoncé dans les œuvres des artistes que nous désignons par l’expression « Pop Expressif 28 ». La symétrie et la régularité des motifs ont également souvent été des principes constitutifs du minimalisme à ses débuts, et ne peuvent manquer d’identifier ce courant artistique. La troisième catégorie — hors-cadre / cadre — pose davantage de problèmes par rapport aux pratiques contemporaines, lesquelles se sont prétendument affranchies du cadre traditionnel du tableau. Toutefois, cette catégorie doit être prise au sérieux, car si le cadre du tableau a disparu, un autre cadre s’est substitué à celui-ci. Alors que les années 1960 ont imposé la transgression du cadre traditionnel, les décennies suivantes réaffirmeront la nécessité cette fois d’un cadre tridimensionnel, avec dans un premier temps le cube blanc et plus récemment avec le principe des petites «  cellules » individuelles, dans lesquelles l’artiste exprime son univers personnel. Il faut noter par ailleurs que cette opposition cadre / hors-cadre, que Wölfflin, dans son système, associe respectivement à l’opposition Classique / Baroque, ne semble plus fonctionner dans le même sens dans le contexte contemporain. En effet, les minimalistes, auxquels nous avions associé des principes tectoniques, ont davantage mis en application la notion de hors-cadre. Le principe de sérialité, développé par les minimalistes, a introduit notamment cette impression d’expansion à l’infini, en particulier les œuvres de Carl Andre dont les unités élémentaires co-extensives posées au sol suggèrent cette idée du all over. Dès lors, l’œuvre n’est plus limitée à elle-même, mais dépend non seulement de la variabilité des espaces proposés, mais s’étend aussi au-delà de ces espaces. À l’opposé, que ce soit les nouveaux réalistes, l’arte povera, Edward Kienholz, George Segal, Mark Di Suvero, Mike Kelley, etc., ceux-ci mettent plutôt l’accent sur la possibilité inverse de l’autonomie interne de l’œuvre.

  • 29 Les premiers Minimalistes, que ce soit Andre, Flavin ou Judd, restent d’une certaine manière très d (...)

23Troisième principe : l’opposition entre plan et profondeur. Selon Wölfflin le Classicisme propose une articulation entre différents plans distincts suivant un principe horizontal, ce qui suppose un fonctionnement frontal de l’œuvre. Alors que le baroque élimine tout effet de planéité au profit d’une exploration en profondeur, à l’aide de formes en raccourcis ou de motifs qui se coupent et se recouvrent de façon à établir des rapports entre le premier plan et l’arrière plan. Ainsi d’un côté nous avons une succession frontale de plans désarticulés, ce qui induit un point de vue unique pour la saisie de la totalité de l’œuvre, et de l’autre côté, on s’efforce par tous les moyens plastiques de rompre cette planéité. Cet effet de profondeur dans le Baroque suppose par conséquent une multiplicité des points de vue. Désormais il n’y a plus un point de vue unique d’où l’on peut saisir la totalité de l’œuvre, mais une totalité sans cesse reconstruite. Il serait excessif de dire que le minimalisme s’est emparé de la frontalité alors que le « Pop expressif  » fonctionnerait davantage sur le principe opposé de la profondeur. Au moment où l’art contemporain se caractérise par l’affirmation de la tridimensionnalité, il semble contradictoire de poser la planéité comme un enjeu important. Pourtant, la planéité constitue un critère incontournable et plus particulièrement chez les minimalistes qui ont souvent abordé l’espace tridimensionnel du musée par le biais principalement des surfaces planes des murs et du sol. Alors que la notion de profondeur dans le sens d’une superposition des plans est intervenue dans les développements ultérieurs du minimalisme 29. En ce qui concerne les artistes de l’autre tendance, si la profondeur ne constitue pas un caractère identifiant suffisant, elle constitue un principe qui offre au spectateur la possibilité d’appréhender l’œuvre sous différents points de vue, parfois même dans le cas des installations de circuler à l’intérieur de l’œuvre, et ainsi de tester différents aspects de l’œuvre.

  • 30 Robert Morris, « Notes sur la sculpture », dans Regards sur l’art américain des années soixante, tr (...)

24Quatrième principe : Multiple et Unité. Il s’agit sans doute de la catégorie qui caractérise le mieux la pratique artistique contemporaine. De la même façon que pour les catégories précédentes l’analyse de Wölfflin s’attache à extraire des œuvres (peinture, sculpture et architecture) les principes structurants élémentaires traités de manière contradictoire par le Classicisme et le Baroque. Cette analyse particulièrement éclairante lui permet de mettre en évidence ce qu’il appelle l’Unité Multiple du Classicisme et l’Unité Indivisible du Baroque, car l’unité n’a pas le même sens pour le Classique et pour le Baroque. Plus précisément, l’unité multiple propose un système de composition où chaque partie est autonome, mais une autonomie relative dans la mesure où elles doivent « s’accorder harmonieusement  » afin de réaliser l’unité cohérente de l’œuvre. À l’inverse, l’unité indivisible du Baroque propose une unité absolue de l’œuvre, où chaque partie a perdu son autonomie à l’avantage d’un «  motif majeur créateur de l’unité  ». On reconnaît ici à travers ces deux notions, et en particulier celle d’unité indivisible, les principes de la Gestalttheorie utilisés entre autres par Morris, lorsqu’il expose le cas de ses polyèdres simples. « Leurs parties sont si unifiées qu’elles offrent un maximum de résistance à toute perception séparée […] Il n’est pas nécessaire de tourner autour de l’objet pour percevoir le tout, la Gestalt. On voit et on croit immédiatement que le modèle qui existe dans notre esprit correspond à l’objet existant. 30 » L’usage des formes simples, comme par exemple les polyèdres de Morris, chez les premiers minimalistes était fondé précisément sur ce principe gestaltiste, qui suppose que le spectateur peut, à partir de la vision partielle qu’il a de l’objet, reconstruire mentalement l’extension de celui-ci depuis n’importe quel point de vue. L’objet existe dans sa totalité avant d’être décomposé en ses différentes parties constituantes. À l’inverse, l’unité multiple renvoie à des objets plus complexes ou des dispositifs cumulatifs, où chaque élément est autonome et peut être isolé du tout sans nuire à l’intégrité de la composition. Cependant, c’est l’addition de ces différentes parties qui compose la totalité comme dans le cas d’une image ou d’une installation de Kienholz par exemple. Comme précédemment, les minimalistes font usage d’un principe que Wölfflin avait attribué au Baroque, et inversement. Une fois de plus, il n’existe pas de règles dans l’usage de ces principes de vision, et donc rien n’impose que tel ou tel principe doive nécessairement être associé avec tel ou tel autre, et les combinaisons multiples possibles entre eux autorisent du coup à envisager d’autres configurations.

25Enfin, nous évoquerons rapidement le cinquième principe dont l’application à la période contemporaine paraît moins évidente. Une opposition entre Clarté et Obscurité ou entre clarté absolue et clarté relative qui finalement n’est qu’une variante du premier principe qui oppose forme différenciée et forme indifférenciée. D’une part, ce premier principe de clarté absolue dépend, selon Wölfflin, des principes tectonique et linéaire, et met l’accent une fois de plus sur la capacité d’une forme à apparaître clairement dans sa totalité, et d’autre part ce principe de clarté relative repose sur le recoupement et le recouvrement des formes pour une visibilité incomplète et instable de l’œuvre. Autant le premier principe suppose une visibilité frontale ou une possibilité de saisir l’œuvre selon un point de vue déterminé, autant dans le cas inverse le spectateur est invité à multiplier les points de vue de façon à saisir les métamorphoses possibles de l’œuvre.

26Le développement de ces quelques hypothèses nous ont permis, à travers le schéma de Wölfflin, de comprendre la permanence d’un certain nombre de traits formels, que l’on peut certes qualifier de principes fondamentaux, mais qui possèdent une certaine souplesse dans leur degré d’implication et leurs possibilités combinatoires. Si on ne peut énoncer une liste de principes formels suffisants pour définir la production minimaliste, au moins certains d’entres eux seront nécessaires dans une définition « idéale » du minimalisme tel qu’il a émergé au début des années 1960. Bien sûr le minimalisme n’est pas une catégorie figée, la nécessité de développer de nouvelles positions a permis de jouer sur les possibilités combinatoires offertes, au risque parfois de la confusion avec des positions opposées. Toutefois, en dépit de l’extrême clairvoyance de ce système, Wölfflin n’a pu prendre en compte les développements artistiques ultérieurs à l’année 1916 (date de parution des Principes fondamentaux). Par exemple, il ne pouvait évidemment pas tenir compte de l’opposition fondamentale apparue autour de l’année 1913, entre figuration et abstraction. Une opposition particulièrement structurante dans l’art contemporain, et qu’il s’agira d’intégrer dans une analyse systématique des œuvres. De même une autre opposition est apparue avec la période contemporaine et qui prend toute sa dimension avec les dispositifs tridimensionnels des années 1960, à savoir la répétition d’une même unité élémentaire opposée à l’accumulation d’éléments hétérogènes. Cette opposition rejoint assurément les principes visuels évoqués précédemment, mais qui avec la notion de répétition apporte un élément supplémentaire (répétition / non répétition).

« La vie des formes » ou l’espace des possibles selon George Kubler

27Nous voudrions maintenant évoquer le deuxième volet de cette analyse formaliste de la production contemporaine. Plus précisément lorsque nous parlions de style à propos de ces deux courants de l’art contemporain, nous supposions que celui-ci est sous-déterminé par un ensemble de principes formels générateurs, que nous venons d’exposer brièvement, mais ces styles sont aussi dépendants du temps historique. C’est-à-dire qu’ils interviennent à un moment « t » de l’histoire de l’art et sont contraints par les moyens plastiques de leur époque et les problématiques héritées de l’art moderne. Il s’agira donc maintenant d’analyser les procédures formelles et les moyens plastiques qui furent en quelque sorte mis à la disposition des artistes au tournant des années 1960, et qui permirent la création de ce nouvel espace des possibles formels. Si pour les besoins de l’analyse nous distinguons les principes de vision, qui sont au fondement de la dichotomie stylistique, des procédures formelles spécifiques d’une époque donnée, il va sans dire que dans la pratique ces deux dimensions formelles sont totalement imbriquées et indissociables.

  • 31 George Kubler, Les Formes du temps. Remarques sur l’histoire des choses, trad. fr. Y. Kornel et C. (...)

28À la notion controversée de Style, Kubler préfère l’expression de «  séquence formelle », qu’il définit comme « un réseau de répétitions d’un même trait caractéristique progressivement modifié 31 ». Ainsi une nouvelle séquence formelle inaugure un nouveau cycle artistique initié par des propositions innovantes ou ce que Kubler appelle des « objets premiers initiaux  ». Par la rupture qu’ils opèrent avec l’état antérieur du champ, ces objets premiers offrent donc à la prospection des nouveaux entrants un nouvel espace des possibles formels potentiellement réalisables. Des « objets premiers initiaux » qui imposent par là même un renouvellement de la doxa artistique et des règles du jeu artistique. Les positions réalisées ultérieurement, et qui intègrent les nouvelles règles du jeu accomplissent le déroulement programmatique de la séquence formelle, réduisant ainsi le nombre des positions encore réalisables. Ces positions qui font suite à ces objets premiers initiaux, Kubler les appelle des «  répliques », au sens où une réplique demeure fidèle à un modèle tout en opérant des variations. La fin d’une séquence ne signifie pas nécessairement l’épuisement des possibles formels qu’elle suppose, mais parfois un contexte culturel peut imposer la nécessité d’un changement en raison d’une doxa artistique devenue trop académique. C’est sans doute ce qui s’est produit au tournant des années 1960, lorsque la doxa artistique telle qu’elle était posée par les catégories traditionnelles de la sculpture et de la peinture d’un côté, et la prédominance de l’expressionnisme abstrait de l’autre, ne convenait plus au contexte de l’après-guerre. De toute évidence, ces catégories traditionnelles, qui dans le passé avaient déjà subi de nombreuses attaques, par les surréalistes en particulier, s’avéraient désormais totalement obsolètes lorsque les néo-dada, les happeners des années 1960 et les minimalistes contestèrent de nouveau la prédominance de ce mode de partition. Il faut bien comprendre que le contexte précédant les années 1960 était encore largement dominé par cette dernière grande dichotomie que les artistes d’après-guerre souhaitaient faire disparaître. L’analyse de Kubler propose un certain nombre d’outils analytiques tout à fait adaptés à une approche de la production artistique contemporaine. En l’occurrence, la notion de «  séquence formelle » entendue comme espace des possibles formels nous permet d’aborder les productions artistiques en termes relationnels, et d’y repérer les différents objets premiers initiaux susceptibles de mettre en évidence le schéma structurel au principe du processus évolutif de l’art contemporain. En d’autres termes, de comprendre la « Vie des formes » de cette période artistique.

  • 32 La notion de sculpture murale n’est pas totalement nouvelle puisque Tatline avait déjà réalisé ce t (...)

29En quelque sorte, la nouvelle séquence formelle qui apparaît au tournant des années 1960 introduit une rupture en supprimant la frontière entre sculpture et peinture. Plus précisément, pour bien comprendre ce qui s’est produit et l’espace des possibles qui s’en est suivi, il faut considérer que les principes de sculpture (3D) et de peinture (2D) sont devenus des variables combinables, au sens où un objet physique peut se combiner à un autre objet physique. Dans un premier temps, l’intention de réduire cette dichotomie supposait de confondre ces deux entités en un même objet ; une éventuelle combinaison entre peinture et sculpture supposait donc un principe d’inclusion (ou de réduction) du bidimensionnel dans le tridimensionnel, ou inversement. Par exemple, certains objets de Donald Judd, en particulier ses sculptures murales, procèdent de ce principe de ramener ou de réduire un objet tridimensionnel à la surface plane du mur (voir également Dan Flavin). Judd invente notamment ici une nouvelle catégorie d’objets : la sculpture murale qui exemplifie en quelque sorte le principe d’une combinaison inclusive du 3D dans le 2D (3D/2D)32. À l’inverse on parlera d’une inclusion du 2D dans le 3D lorsque par exemple une « sculpture » manifeste ostensiblement de larges surfaces planes : Carl Andre et Richard Serra réalisent cette possibilité (2D/3D).

  • 33 Richard Serra, Écrits et entretiens 1970-1989, Paris, D. Lelong, 1990, p. 9.

30Conjointement à cette dissolution de la limite entre sculpture et peinture, on assiste, durant les années 1960, à une redéfinition de ces mêmes catégories. Désormais la notion de sculpture est insuffisante pour qualifier l’ensemble des pratiques contemporaines, on utilisera avantageusement la notion d’objet tridimensionnel (3D) pour identifier ces pratiques. Même si l’évolution vers ces objets fut un lent processus entamé au début du XXe siècle, les années 1960 ont vu la multiplication des pratiques tridimensionnelles affiliées à la sculpture, et utilisant les matériaux les plus divers. Les matériaux industriels et de récupération qui possédaient des qualités plastiques ont donc systématiquement été investis par les artistes. Corrélativement, les artistes ne se limitent plus au mode de composition classique de la sculpture, mais explorent les processus constructifs susceptibles de produire des objets tridimensionnels. À cet égard, il faut se référer à la liste des verbes de Richard Serra 33, où il énonce les verbes d’action auxquels peuvent être associés des matériaux appropriés. En conséquence la combinaison d’un de ces verbes à un matériau adéquat suffira à déterminer une position dans l’espace des possibles. D’un autre côté, la redéfinition de la catégorie picturale (ou bidimensionnelle) ne proposera qu’un nombre limité d’innovations, compte tenu que le collage, la superposition avaient déjà été réalisés précédemment. Toutefois, on observe avec les décollagistes, l’art conceptuel et le retour du dessin un renouveau des possibilités formelles dans une catégorie que nous désignerons à l’aide de la notion d’« objet bidimensionnel » (2D).

31Mais revenons quelques instants encore à la catégorie des objets tridimensionnels. Cette idée d’associer un principe de composition à un matériau adéquat (le plus souvent industriel) a sans doute mis en évidence la possibilité formelle des « objets spécifiques » de Donald Judd, c’est-à-dire des objets prototypes réalisés selon des méthodes industrielles et ne renvoyant à aucune catégorie d’objets existants dans le commerce. Nous désignerons donc par « objets tridimensionnels », aussi bien les « objets spécifiques », les assemblages, et autres agencements tridimensionnels qui reposent sur une intention constructive mise en acte. Une catégorie d’objets tridimensionnels qui supposera logiquement la possibilité inverse des objets « tout faits », ou des objets non prototypes du commerce, à savoir les objets manufacturés. Les ready-made de Marcel Duchamp seront dans la terminologie de Kubler les objets premiers initiaux d’une séquence qui débutera véritablement au tournant des années 1960, avec par exemple les néo-réalistes français, et les Pop artistes américains.

32Pour résumer ce premier mouvement de l’art contemporain, nous avons donc trois catégories d’objets ou de variables : les objets bidimensionnels (peinture, collage, décollage, superposition, dessin, sérigraphie, impression, texte, etc.) ; les objets tridimensionnels (les objets spécifiques, les objets issus d’une association d’un verbe d’action et de son matériau adéquat, les assemblages et constructions plus traditionnels, etc.) ; et enfin les objets manufacturés issus de la grande distribution. À cela s’ajoutent des principes de combinaison de ces trois variables, dont le premier que nous venons d’évoquer est l’inclusion.

  • 34 Pour une conception dualiste des œuvres d’art voir Richard Wollheim, L’art et ses objets, trad. fr. (...)
  • 35 Voir par exemple Snapshots from the City performance en février mars 1960, Store réalisé durant le (...)

33Si le principe d’inclusion peut désigner efficacement l’un des modes opératoire de ce début des années 1960, mis en œuvre par les minimalistes entre autres, on note également qu’un principe cumulatif (ou d’addition) peut par ailleurs tout à fait caractériser un autre versant de la pratique artistique contemporaine. Un processus cumulatif, qui selon nous est l’une des clés pour comprendre la rupture des années 1960 et l’apparition de cette «  séquence formelle ». Alors qu’avant les années 1960, les œuvres d’art étaient des objets uniques et clairement identifiés, désormais les artistes contemporains perçoivent la possibilité de produire des œuvres qui cumulent les objets. Ce sont sans doute les happeners qui ont réalisé les premiers cette possibilité. Toutefois, le cas du happening ne sera pas pris en compte ici. Car proche de la performance théâtrale, il est davantage apparenté aux arts allographiques, c’est-à-dire aux arts à deux phases (partition / exécutions) ; alors que notre domaine d’investigation concerne davantage les « objets physiques 34 » (autographiques). Pourtant, des artistes comme Claes Oldenburg ont su jouer de cette ambiguïté, en concevant des œuvres en trois parties : un scénario, une exécution du scénario, puis les objets réalisés durant ce happening qui deviendront à leur tour des œuvres autonomes une fois le happening terminé 35. Oldenburg et Kienholz ont réalisé au début des années 1960 des mises en scène avec de multiples objets (2D + 3D + Obj. Manuf.), mais à cette époque encore les différents objets de ces installations sont individualisés. Que ce soit les reliefs peints de Oldenburg ou les assemblages de Kienholz, systématiquement, chacun de ces objets sera présenté séparément dans les collections, les musées et les catalogues, avec des titres différents, confirmant ainsi cette volonté d’identifier un objet unique. Avec cette possibilité de cumuler plusieurs objets, émerge un nouvel espace des possibles quasi-infini et qui sera couramment désigné par la notion d’installation. En d’autres termes, une installation est une combinaison additive des différentes variables définies précédemment. Une installation peut donc être l’addition de plusieurs objets d’une même catégorie (Install-[2D] ; Install-[3D]  ; Install-[Obj. Manuf.]) ou l’addition de plusieurs objets de catégories différentes (Install-[2D+3D] ; Install-[2D+Obj. Manuf.] ; Install-[3D+Obj. Manuf.] ; etc.). On peut également considérer qu’une installation commence au-delà de deux « éléments » (distincts) et que, dépassé une certaine « quantité » on ne parlera plus d’installation mais d’environnement (nous traiterons ce cas de figure plus loin). Par ailleurs, on observera que pour chacune de ces possibilités correspond un ou plusieurs artistes occupant ces positions.

34Alors que les principes combinatoires d’inclusion et d’addition, ainsi que ces trois catégories d’objets ou variables définis précédemment (2D, 3D, Obj. Manuf.), ont permis le développement de la séquence formelle, au fur et à mesure, d’autres variables et processus de composition viendront se greffer à cette architecture. Voir par exemple la notion d’in situ, qui dans l’ordre des processus d’intervention propose un nouveau mode de combinaison de nos trois variables avec cette variable supplémentaire qu’est l’espace d’exposition. L’espace d’exposition devient donc le quatrième objet avec lequel les artistes minimalistes, en particulier, ont composé des œuvres qualifiées d’in situ. On notera par exemple des artistes comme Carl Andre et Ronald Bladen qui utilisent ce principe d’in situ avec des objets tridimensionnels (In Situ-[3D]), puis ultérieurement des artistes comme Niele Toroni et Felice Varini qui eux l’associent à des objets bidimensionnels (In Situ-[2D]). Plus précisément, ne peut-on pas parler, à propos de ce mode d’intervention, d’un processus d’inclusion du bidimensionnel dans l’espace architectural dans le cas de Toroni (noté : In Situ-[2D/Esp.Expo.]), ou encore d’inclusion du tridimensionnel dans l’espace architectural dans le cas de Ronald Bladen ? Chez ce dernier, l’objet tridimensionnel est une véritable extension de l’architecture (noté  : In Situ-[3D/Esp.Expo.]). De même, dans le milieu des années 1960 est apparu avec les néons de Dan Flavin une cinquième catégorie d’objets, à laquelle on pourrait également associer les éclairages et les projections, ce qui permet encore d’élargir l’espace des possibles.

  • 36 Une évolution logique qui commence par l’objet unique, puis l’installation de plus de deux objets, (...)
  • 37 Dans Roxy, Kienholz tapisse les murs de la galerie, pose des moquettes et des tapis au sol, utilise (...)

35Il faudrait, en outre, évoquer dans le prolongement de cette séquence formelle l’émergence du principe d’environnement qui est l’aboutissement logique du processus d’installation. Quand apparaît au début des années 1960 la possibilité d’accumuler les objets, aussitôt l’éventualité d’« envahir » l’espace d’exposition avec une multitude d’objets devint envisageable. Nous définirons donc l’environnement comme une étape supplémentaire dans le processus d’installation, avec en plus la prise en compte du parcours du spectateur à l’intérieur de l’œuvre 36. L’environnement propose donc un principe de combinaison supplémentaire de nos cinq catégories d’objets. Alors que l’installation maintient le spectateur à l’extérieur de l’œuvre, même s’il peut dans certains cas circuler entre les différents éléments, elle ne crée pas les conditions d’isolement du spectateur vis-à-vis de l’espace d’exposition. Autrement dit, un environnement est un dispositif qui inclut le spectateur en effaçant l’espace d’exposition. Les premiers environnements ont été réalisés relativement tôt, si on considère les mises en scène de Kienholz (par exemple : Roxy 1961-1962 ; Claes Oldenburg While Vision of Sugar Plums… 1964), qui pour certaines sont de véritables simulations (fantastiques) de lieux réels 37. Les exemples les plus frappants de ce type d’environnement sont sans doute les différentes interventions d’Ilya Kabakov et de Guillaume Bijl. Ce dernier pour chacune de ses interventions simule un espace public différent (on notera : Env-[2D+3D+Obj.Manuf.+Esp.Expo.+Eclair.]). Au cours des années 1960 on repère également un autre exemple d’environnement avec les dispositifs lumineux et colorés de Dan Flavin (1966, Greens Crossing Greens ; 1967-1968, Alternating Pink and Gold). Il ne s’agit plus ici d’un environnement consécutif à l’accumulation d’objets divers, mais plutôt d’un mode d’intervention qui propose une interpénétration ou une inclusion de la dimension lumineuse et colorée dans l’espace d’exposition (on notera : Env-[Esp.Expo./Eclair.]). Dans une telle situation, c’est l’obscurité de la salle d’exposition qui produit les conditions de cet environnement coloré, le spectateur est ainsi enveloppé dans une atmosphère colorée qui élimine en partie le lieu d’exposition. D’une certaine manière, le principe environnemental s’oppose à celui de l’in situ.

36Et comme chaque nouvelle possibilité en entraîne une autre, selon le principe des oppositions ou de la variation, le processus environnemental a mis en évidence la possibilité du principe de Structure. Ces constructions à la différence de l’environnement proposent de véritables structures architecturales ou habitacles dans lesquelles le spectateur a la possibilité de pénétrer (on parlera de Structure habitacle à propos des petites structures, et de Structure architecturale à propos des structures à la dimension de l’architecture). Parmi les premiers artistes à avoir perçu cette possibilité on notera Bruce Nauman (le premier Corridor date de 1969 et différentes versions dans les années 1970 : Struct./3D), Per Kirkeby (propose des structures architecturales en briquettes au début des années 1980), mais aussi Ilya Kabakov dont les constructions monumentales sont peut-être plus proches de cette catégorie (dans les années 1980). Ce principe de structure s’est principalement développé à la fin des années 1980 et a connu de nombreuses variations durant les années 1990 (voir par exemple Vito Acconci, Siah Armajani, Absalon, Laurent Pariente, Krijn De Koning, Andrea Zittel, Van Lieshout, etc.). Par exemple, les structures d’Acconci sont de petites constructions légères et modulables à l’échelle humaine, dans laquelle un seul individu peut pénétrer (dans le cas d’Acconci on a véritablement une inclusion d’un objet tridimensionnel dans le principe de structure habitacle : Struct./3D). À l’inverse, les structures de Pariente sont de véritables structures architecturales qui se confondent avec l’espace dans lequel elles sont installées. Ce sont des architectures dans l’architecture, un labyrinthe dans lequel le spectateur est invité à circuler (Esp.Expo./Struct.). Une position qui rejoint les sculptures de Bladen et la notion d’in situ (Bladen : In Situ-[Esp.Expo./3D] ; Pariente : In Situ-[Esp.Expo./Struct.]).

37On évoquera brièvement le développement durant les années 90 du principe de projection, dernière innovation offerte à l’espace des combinaisons possibles. Un dispositif que nous classerons dans la cinquième catégorie d’objets en compagnie des éclairages, des néons et autres dispositifs lumineux. Il s’agit d’une catégorie d’objets souvent associée au principe environnemental dans la mesure où les conditions d’obscurité nécessaires au fonctionnement de ce dispositif favorisent l’isolement du spectateur vis-à-vis de l’espace d’exposition, le plongeant ainsi dans un « autre univers ». Il y a dans ce processus un effet magique redoublé par la projection d’images fixes ou vidéo, qui réalise en quelque sorte l’idéal artistique de plonger le spectateur dans l’univers personnel de l’artiste. Nous avons assisté, durant les années 90, à une multiplication de ces dispositifs de multi-vidéo-projection (James Coleman, Stan Douglas, Liisa Roberts, Pierre Huyghe, etc.), une catégorie de pratiques que l’on pourra noter : Env/Proj-[vidéo]. Un tel dispositif présente toutefois de nombreux points communs avec celui de la salle de cinéma, avec lequel l’artiste devra rompre pour échapper à cette classification. Pour cela, toutes les possibilités de mise en espace du dispositif de projection seront exploitées afin précisément de créer ce décalage suffisant avec l’effet salle de cinéma. Bref, certaines pratiques de l’art contemporain ont souvent posé la question de la confusion des catégories ou des genres, en proposant des «  objets » qui flirtent avec des pratiques ou des disciplines existantes. L’enjeu consistera alors à produire le léger décalage fonctionnel suffisant qui permettra d’identifier l’objet artistique.

Voici pour résumer le schéma structurel que nous proposons.

I. Catégories d’objets ou variables combinables :

1- Objet bidimensionnel [peinture — dessin — collage — décollage — sérigraphie — impression — texte — photo, …] ;

2- Objet tridimensionnel [« Objet spécifique » — un verbe d’action et son matériau adéquat — assemblage traditionnel — structure, …] ;

3- Objet manufacturé ;

4- Espace d’exposition ;

5- Dispositif lumineux [néons — éclairage — projecteur — vidéo projection — rétro projection, …].

II. Les principes de compositions ou combinatoires :

1- Inclusion (noté : « / ») ;

2- Addition (noté : « _ + _ » ou Install-[ ]) ;

3- In Situ (noté : In Situ-[ ]) ;

4- Environnement (noté : Env-[ ]).

38Ce schéma ainsi que la notion d’espace polarisé entre Art minimal et Pop expressif, par les réductions formelles qu’ils opèrent, par l’ordre chronologique qu’ils imposent ou par le déterminisme qu’ils impliquent, peuvent sembler ramener cette expérience singulière de la création artistique à une simple stratégie de positionnement. Même si elle ne peut rendre compte de cette expérience singulière telle qu’elle est vécue par les artistes eux-mêmes, nous soutenons que cette tentative d’objectivation des enjeux formels de la production artistique contemporaine est nécessaire pour comprendre le processus évolutif de cette période artistique. De plus, penser en termes d’espace des possibles et d’espace polarisé suppose également une forme de «  liberté » de la création artistique (ou de «  génie » artistique), précisément dans cette capacité de l’artiste à percevoir les nouveaux possibles formels qui permettront d’initier une nouvelle séquence formelle.

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Notes

1 Cette approche historiciste, qui recoupe une approche formaliste, trouve sa source dans la notion de « vie des formes  » développée par Henri Focillon dans Vie des formes (1943), Paris, PUF, 2000, et largement reprise par George Kubler dans son étude sur l’histoire des choses, intitulée Les formes du temps. Remarques sur l’histoire des choses (1962), Paris, Champ Libre, 1973 .

2 Arthur Danto, L’Art contemporain et la clôture de l’histoire, trad. fr. C. Hary-Shaeffer, Paris, Le Seuil, 2000, (éd. originale 1997), p. 12 et p. 40.

3 Frank Sibley, «  Les Concepts esthétiques », dans Danielle Lories , Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 41-71. Les propriétés esthétiques sont les concepts esthétiques ou de goût que nous utilisons pour qualifier les œuvres et qui s’appuient sur des traits formels que Sibley appelle les propriétés non-esthétiques.

4 Roger Pouivet, L’Ontologie de l’œuvre d’art, Nîmes, J. Chambon, 2000, p. 144. Voir également «  L’ineffabilisme », p. 143, ainsi que chap. III.2. «  Nature des œuvres d’art et intentions. Une conception anti-réaliste des œuvres d’art », p. 62-71. Toujours à propos de la question du réalisme en esthétique voir également Pouivet, « Réalisme et anti-réalisme dans l’attribution des propriétés esthétiques » dans Régine Pietra (éd.), Recherches sur la philosophie et le langage, n° 20, 1998, «  Des goûts et des couleurs ». « Le réaliste dit que les propriétés esthétiques sont possédées par les choses auxquelles on les attribue. L’anti-réaliste dit que ce n’est pas le cas, […], après avoir fait de telles distinctions, on peut soutenir un réalisme modéré ou immanent, pour lequel les propriétés esthétiques sont réelles, mais jamais séparées des choses qui les possèdent. »

5  «  L’immanentisme est la thèse selon laquelle ce qui fait d’une chose ce qu’elle est, sa manière d’être, n’est pas quelque chose de séparé de la chose elle-même. » Pouivet, op. cit., p. 53.

6 Sibley, op. cit., p. 59. C’est également ce que soutenait David Hume, «  on doit reconnaître qu’il y a certaines qualités dans les objets qui sont adaptées par nature à produire ces sentiments particuliers  », « De la norme du goût », dans Essais esthétiques, trad. fr. R. Bouveresse, Paris, Flammarion, 2000, p. 132.

7 Monroe Beardsley, Aesthetics, Problems in the Philosophy of Criticism, Indianapolis, Hackett, 1981.

8 Pour Beardsley l’esthétique est une métacritique qui doit résoudre les problèmes du jugement esthétique dans l’expérience artistique : «  De toute manière, les gens n’arrêteront pas d’émettre des assertions sur les œuvres d’art. La question n’est pas de savoir si nous parlerons, mais de savoir si nous le ferons bien ou mal. Nous devons essayer de ne pas parler trop ou trop tôt, trivialement, incorrectement, sans pertinence, ou de façon égarante ». (Voir traduction dans Lories, 1988, p. 79). Comme le souligne Pouivet « La métacritique dispense-t-elle de l’ontologie ? », op. cit., p. 108.

9 Eddy Zemach, Real Beauty, University Parck, The Pennsylvania State University Press, 1997 (traduction à paraître). « Aesthetics Realism. Observation Conditions ». « Conditions C are standard observation condition (SOC) for a property F and a thing X if, when X is observed as F in C, then X is F », p. 49. Voir une critique du réalisme extrême de Zemach chez Pouivet (2000, p. 134-138).

10 La diversité des sensibilités est la thèse défendue par David Hume au XVIIIe siècle dans ses Essais esthétiques, voir plus précisément, «  La norme du goût ».

11 « B survient sur A si et seulement si (a) B dépend ontologiquement de A ; (b) B co-varie avec A ; (c) B n’est pas conceptuellement réductible à A ». Voir également l’article de Pouivet « Survenances », dans Critique, n° 575. Jerrold Levinson «  Aesthetic Supervenience », dans Music, Art & Metaphysics, Cornell, Cornell University Press, 1990, p. 134-158.

12 ibid., p. 146. « Une propriété intentionnelle comme celle de croire être en présence d’un tableau  ».

13 Jerrold Levinson, «  Propriétés esthétiques, force évaluative et différences de sensibilité  », dans Piétra, op. cit., p. 109-127.

14 cf. David Hume, « De la délicatesse du goût et des passions », dans Essais esthétiques, p. 52-55.

15 Pour une approche de la notion d’univers scolastique ou de champ savant chez Bourdieu voir Les Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, en particulier le chap. 1 «  Critique de la raison scolastique », p. 19-60.

16 Raymonde Moulin, Le marché de la peinture en France, Paris, Minuit, 1967 ; L’artiste, l’institution et le marché, Paris, Champ Flammarion, 1997 ; Le marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion, 2000, p. 30. Pour une reconsidération de la notion de marché dans une théorie esthétique de la définition de l’art, il sera intéressant d’observer les analyses des sociologues, entre autres l’énorme travail empirique de Moulin qui éclaire en particulier ce rapport entre d’une part les institutions muséales, instances de consécration de la valeur artistique du point de vue de l’histoire de l’art, et d’autre part le rôle du marché de l’art comme instrument de production de la rareté, synonyme de spéculation sur la valeur ajoutée des œuvres. Alain Quemin confirme «  cette forte interdépendance entre le segment marchand et le segment muséal ou institutionnel » Quemin, L’art contemporain international : entre les institutions et le marché, Paris, Chambon, 2002, p. 134. Par ailleurs, comme le souligne Bourdieu, on ne peut envisager ces univers scolastiques sans prendre en compte les conditions de possibilité de ces univers retranchés des contingences ordinaires du monde ordinaire. Au sens où ces univers scolastiques ne doivent leur existence qu’aux conditions historiques qui ont autorisé la possibilité économique d’une recherche pure débarrassée des contingences précisément économiques. La pratique artistique qui est un jeu formel pur, et qui présente tous les aspects d’une activité désintéressée, ne doit son existence qu’à cette condition exceptionnelle de sa dépendance voilée à un ordre économique. Il ne faut jamais oublier que ce que nous appelons aujourd’hui monde de l’art n’était pas à l’origine cet univers institutionnalisé (avec son histoire, ses musées, etc.) tel que nous le connaissons aujourd’hui, mais fonctionnait davantage comme un marché avec ses corporations d’artisans dépendant directement d’un commanditaire. Cf. Nathalie Heinich Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, op. cit.

17 « Le tourbillon innovateur perpétuel » Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1951. Voir également sur l’application de cette notion au marché de l’art Moulin « Le marché de l’art », Universalia, Paris, Encyclopedia Universalis, 1995, (source CD Rom).

18 Jerold Levinson, «  Pour une définition historique de l’art », dans L’Art, la musique et l’histoire, trad. fr. R. Pouivet et J.P. Cometti, Combas, l’Éclat, 1998, p. 19.

19 Michael Baxandall, Les Formes de l’intention, trad. fr. C. Fraixe, Paris, Chambon, 1991. Contre cette inflation du discours spéculatif, Baxandall propose de replacer la description au centre de l’explication des œuvres en la fondant sur un système de concepts spécifiques permettant une description ostensive, c’est-à-dire une description qui s’appuie sur la présence de l’objet (réel ou reproduit) pour permettre d’une part de fixer le sens des mots utilisés, mais aussi pour établir une relation causale avec « l’acte intentionnel ». En d’autres termes, Baxandall propose ce qu’il appelle une «  critique inférentielle » ou une explication causale des œuvres d’art, au sens où une œuvre « est le produit d’un acte intentionnel auquel nous allons attribuer un certain nombre de causes ».

20 Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du style dans l’Art Moderne, trad. C. et M. Raymond, Paris, G. Monfort, 1992 (éd. originale 1916), p. 11.

21 ibid., p. 12.

22 Nous empruntons cette expression à Ernst Gombrich.

23 Wölfflin, op. cit., p. 12.

24 « Une loi qui ferait sentir sa présence à travers toute espèce de changement », ibid., p. 19.

25 Heinrich Wölfflin, Renaissance et Baroque, trad. fr. G. Ballangé et B. Teyssèdre, Paris, G. Montfort, 1988 (éd. originale 1888).

26 Nous exposerons ici les hypothèses de travail d’une investigation empirique en cours qui porte sur un corpus d’œuvres de plusieurs artistes.

27 Toujours selon le principe d’une gradualité des positions, on notera par exemple les travaux de Claes Oldenburg, Jim Dine, Edward Kienholz, Daniel Spoerri, Arman, puis à un degré moindre Mark Di Suvero, Robert Morris des années 1970, etc.

28 Voir par exemple chez les Nouveaux Réalistes comme Daniel Spoerri, Arman, Jacques Villeglé qui utilisent encore au début des années 1960 la forme tableau, la disposition des objets à l’intérieur du cadre n’obéit absolument pas à une règle tectonique mais bien plutôt à un principe d’accumulation et d’assemblage.

29 Les premiers Minimalistes, que ce soit Andre, Flavin ou Judd, restent d’une certaine manière très dépendants de la surface plane du mur ou du sol ce qui d’ailleurs conduit Judd et Flavin à inventer un nouveau possible, à savoir la sculpture murale , de même le travail de Le Va ou encore Serra confirme cette pérennité du principe de planéité dans le minimalisme. Toutefois, avec la nouvelle génération de minimalistes on voit apparaître une prise en compte du principe de profondeur, voir par exemple certains travaux de Serra ou de Sandback, ou des artistes comme Irwin, Buren (années 1980 et 1990), ou plus récemment des artistes comme Varini, Bart, Pariente, Verjux, etc.

30 Robert Morris, « Notes sur la sculpture », dans Regards sur l’art américain des années soixante, trad. fr. C. Gintz, Paris, Territoires, 1991, p. 84-82.

31 George Kubler, Les Formes du temps. Remarques sur l’histoire des choses, trad. fr. Y. Kornel et C. Naggar, Paris, Champ Libre, 1973, p. 69.

32 La notion de sculpture murale n’est pas totalement nouvelle puisque Tatline avait déjà réalisé ce type de possibilité, ce qui finalement ne faisait que réactualiser le bas-relief. Il faut préciser que ce principe d’inclusion du 3D dans le 2D ne suppose pas une disparition d’un volume dans la planéité mais plutôt l’idée qu’un volume se soumette aux impératifs de la planéité en peinture. Les sculptures murales de Judd sont souvent peu profondes et proposent des surfaces planes peintes. On pensera également aux tableaux de Stella qui insistait sur l’épaisseur de ses châssis. L’expression (3D/2D) correspond à notre mode de codage des œuvres (modalités de variables).

33 Richard Serra, Écrits et entretiens 1970-1989, Paris, D. Lelong, 1990, p. 9.

34 Pour une conception dualiste des œuvres d’art voir Richard Wollheim, L’art et ses objets, trad. fr. R. Crevier, Paris, Aubier, 1994, ­§ 5. Ainsi que l’ensemble de l’œuvre de Nelson Goodman.

35 Voir par exemple Snapshots from the City performance en février mars 1960, Store réalisé durant le mois de décembre 1961, ou encore les premiers happenings de Kaprow.

36 Une évolution logique qui commence par l’objet unique, puis l’installation de plus de deux objets, puis au-delà de n objets on bascule dans l’environnement, n n’est pas nécessairement une quantité d’objets, cette variable peut également indiquer la surface recouverte par l’objet, comme par exemple dans le cas d’un objet bidimensionnel.

37 Dans Roxy, Kienholz tapisse les murs de la galerie, pose des moquettes et des tapis au sol, utilise un éclairage adéquat pour simuler l’atmosphère d’un bordel.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yannick Bréhin, « Éléments pour une approche formaliste de la production artistique « contemporaine » »Marges, 01 | 2003, 41-62.

Référence électronique

Yannick Bréhin, « Éléments pour une approche formaliste de la production artistique « contemporaine » »Marges [En ligne], 01 | 2003, mis en ligne le 15 mars 2004, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/825 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.825

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Auteur

Yannick Bréhin

Doctorant en Arts Plastiques, Sciences et Technologies des Arts à Paris 8

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