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Notes de lecture et comptes rendus d’exposition

Bernard Vouilloux, Le Tableau Vivant Phryné, l’orateur et le peintre

Paris, Flammarion, Coll. Idées et recherches, 2002, 479 p., 120 ill. NB.
Jacques Morizot
p. 96-99
Référence(s) :

Bernard Vouilloux, Le Tableau Vivant Phryné, l’orateur et le peintre, Paris, Flammarion, Coll. Idées et recherches, 2002, 479 p., 120 ill. NB.

Texte intégral

1Parce qu’il avait quelque mal à emporter l’adhésion du tribunal qui la poursuivait pour impiété, l’avocat Hypéride eut l’idée de clore sa plaidoirie en exhibant la nudité de sa cliente : la beauté de la femme désarma la résistance des juges.

2L’épisode de Phryné devant l’Aréopage tel que le rapporte Athénée au IIIe siècle aurait pu n’être qu’une anecdote plaisante, le témoignage piquant d’une initiative risquée mais efficace et la vérification presque superflue de la capacité d’un corps féminin à incarner un idéal de perfection, au point que cette valeur esthétique est en mesure de l’emporter sur toute autre considération. S’il a traversé l’histoire jusqu’à devenir un des topoï favoris de la peinture narrative, c’est qu’il se trouve articuler deux puissances rivales et complices, celle de la parole qui sait s’effacer devant le geste pour lui insuffler sa propre éloquence et celle de l’image qui y cherche le moyen de conférer une portée universalisante au spectacle toujours singulier de ce qu’elle montre — bref « l’insistance d’un rapport à la visualité dans la rhétorique et d’un rapport à la rhétorique dans la visualité » (p. 39). Cette place enviée et qui peut étonner, il la doit en grande partie au succès immense du tableau de Jean-Léon Gérôme (Salon de 1861), emblème assez médiocre de l’art académique mais prodigieuse machine à jouer des ambiguïtés et à surmonter les contradictions les mieux ancrées.

3Tableau et sujet ne sont cependant pour Bernard Vouilloux qu’un prétexte, le point de croisement de plusieurs problématiques dont chacune possède son contenu original et sa propre temporalité. Il nous convie de fait à une impressionnante enquête qui balaie l’ensemble de la tradition occidentale, de la Grèce classique au XIXe siècle, et qui se déploie avec la même aisance dans les champs de réflexion les plus variés : de la rhétorique à la peinture, des sciences humaines à l’histoire de la sculpture, du monde du spectacle à celui de l’esthétique et de la critique d’art.

4Quatre grands parcours sont successivement empruntés, dont chacun exploite pour lui-même un segment caractéristique du topos tout en effectuant la reprise dans son ordre du thème sous-jacent ; il en résulte une série d’études originales qui prennent place dans un projet profondément unifié.

5Le premier parcours est logiquement centré sur la rhétorique puisque l’épisode prend place dans le prétoire et met en œuvre et au défi la mécanique de l’éloquence judiciaire. Le point culminant de la scène, instant de pure sidération visuelle, est le moment où la parole de l’orateur se trouve frappée d’impuissance mais se révèle du même coup apte à élargir son domaine d’expression : elle annexe le corps à sa technique, pour la porter à un point d’incandescence et de rupture. Alors que Jacqueline Lichtenstein avait abordé les relations entre rhétorique et peinture (au XVIIe siècle il est vrai) par le biais de la couleur, de ce qui parle aux yeux et reste irréductible à l’ordre de la composition, c’est le geste de l’avocat qui est ici interrogé, cet aspectus sine voce qui n’a cessé de retenir l’attention des traités antiques.

6Bernard Vouilloux rappelle qu’à cet égard, la rhétorique antique est partagée entre deux options opposées : une version restreinte, délibérément logocentriste, se soucie avant tout de bien dire et se méfie des artifices de la persuasion (Quintilien), alors qu’une version plus large reconnaît le pouvoir parallèle de l’action oratoire en tant que telle, à travers les attitudes corporelles de l’orateur lui-même, à condition qu’il sache éviter la théâtralisation populaire et le pathétique facile (Cicéron). Ramené à la quintessence du geste d’Hypéride, l’actio se résorbe dans l’ostensio et assume la pure fonction d’un déictique, nourrissant l’utopie d’un langage qui saurait surmonter les insuffisances des langues et frapper l’être en son humanité même. L’on ne quitte cependant pas l’horizon diégétique et représentationnel. Pourrait-on imaginer aller plus loin et mettre en balance le geste figuré, mis en scène par le peintre, avec le geste réel qu’exemplifie la trace laissée sur le subjectile (qu’on pense par exemple à une œuvre comme Omnium Datum Optimum de Mathieu dont la balafre colorée réduit l’art à sa dimension performative), objet d’une autre rhétorique subordonnée à l’expression et qui se détourne du souci de transmettre une signification objectivée ?

7Le second parcours prend pour fil conducteur la relation entre Phryné et Vénus puisque de nombreuses sources attestent qu’elle fut le modèle de l’Aphrodite de Cnide de Praxitèle et de l’Anadyomène d’Apelle, tableau où la déesse naît de l’écume océane fécondée lors de la mutilation d’Ouranos. Bien que ces œuvres soient depuis longtemps perdues, elles ont laissé une trace indélébile, tant à travers les copies innombrables qui s’en inspirent que par l’abondance des textes qui les célèbrent.

8Ce qui se joue à travers elles relève d’une double transfiguration. Celle d’abord d’un corps de mortelle en une image de déesse : Phryné n’est pas seulement une femme au corps de rêve qui pose pour un artiste (à la manière de Campaspe, la favorite d’Alexandre), elle rend possible l’incarnation de Vénus sous la forme humaine d’une femme qui se baigne ou plutôt qui réitère lors des fêtes d’Éleusis le rite purificatoire d’une «  immersion lustrale », écho de la naissance mythique de la déesse.

9Ensuite la transfiguration d’une figure humaine en un modèle artistique qui va servir de référence à toute une tradition iconographique, que ce soit en sculpture ou en peinture. Un jeu subtil de variations et de reprises « retrame à chaque fois forme et signification » (p. 145), témoin par exemple l’émergence du type de la Pudica (auquel se rattachent les Vénus du Belvédère, du Capitole et Médicis) qui mêle de manière complexe le thème naturaliste à la redécouverte de motifs philosophiques néoplatoniciens.

10Le troisième parcours s’ordonne autour de la fascination de la beauté, cette attitude intense et exclusive qui va jusqu’à «  faire du corps une œuvre en soi » (p. 216). Si l’on trouve le point culminant de cette posture dans les textes par lesquels Winckelmann défend le néoclassicisme, Bernard Vouilloux les réinscrit dans une chronologie plus longue qui mène des écrits esthétiques de Diderot (à commencer par son commentaire de la Phryné de Baudoin, son contre-modèle exemplaire de peintre !) à Lessing qui sonne le glas de l’Ut Pictura Poesis.

11L’insistance mise sur la beauté formelle est également l’occasion de poser la question centrale du nu. D’une part en tant que forme d’art, selon la définition de Kenneth Clark, ce qui renvoie par contraste au statut artistique de la nudité et au conflit de la forme et de l’informe, à travers Bataille et Bacon. D’autre part par le biais de la dialectique entre voile et dévoilement : sur le plan expressif, s’opposent l’artifice habile inauguré par Timanthe dans son Sacrifice d’Iphigénie (voiler le visage dont on s’avoue impuissant à traduire adéquatement la douleur) et la pauvreté soulignée par Lessing dans la traduction plastique du cri (la bouche béante est une tache en peinture, et en sculpture un creux) ; sur le plan interprétatif aussi, puisque la signification de l’attitude de Phryné peut osciller de l’orgueil de se savoir belle à une réaction enfantine de pudeur de se trouver ainsi exhibée au dépourvu.

12Le dernier parcours est le plus malaisé à caractériser mais sans doute le plus décisif pour la portée du livre puisqu’il engage la question du pouvoir visuel de l’image, qu’elle soit picturale ou photographique. Une fois reconnue sa dimension indicielle, il s’agit de s’interroger sur les racines de la séduction iconique, lesquelles ne mettent pas seulement en jeu l’acte de montrer mais une mise en scène complexe de « la “fonction tableau” dans le tableau » (p. 299), au sens où Foucault pouvait parler d’une « fonction auteur », à cela près que la composante fantasmatique, en l’occurrence ici celle de l’offre prostitutionnelle (p. 347), y prend une part prépondérante.

13Par son style, l’œuvre de Gérôme s’inscrit en effet dans la filiation du « tableau vivant  » dont l’origine remonte à « l’art des attitudes » de Lady Hamilton, monnayé ensuite sur la scène et dans les jeux de salon avant de s’encanailler sur le boulevard. La peinture du Second Empire reflète cette tension permanente entre la figure de l’apparition, rendue diaphane, presque irréelle, et l’accent mis sur le détail fétichiste et obscène, dans les photos vendues sous le manteau (il se passera plus d’un siècle avant qu’elles ne fassent irruption au sein de l’art lui-même). L’ophémélité — c’est-à-dire la valorisation des œuvres à destination d’un marché, et l’on sait que Gérôme s’est allié à l’éditeur Goupil pour assurer une diffusion maximale à ses images — accélère le divorce entre un public bourgeois attaché aux stéréotypes mais sensible à un érotisme neutralisé par le lissage soigneux de la facture et l’effacement des signes sexuels, et la critique éclairée (de Baudelaire à Zola) qui ne voit dans ces scènes de genre surdimensionnées qu’une peinture incapable de s’assumer en tant que travail pictural et donc condamnée à manquer son sujet.

14La place qu’occupe Gérôme au sein de l’art pompier tient à ce que « le scénario iconographique développé par la représentation du procès de Phryné met en abîme le dispositif visuel instauré par le cadre » (p. 302). S’il porte en apparence à leur paroxysme les axiomes de l’esthétique classique, en jouant des ressources du choc visuel, il les vide en même temps de leur signification, hâtant un procès de désymbolisation qui fait entrer l’art dans le système de la marchandise et de la consommation passive.

15Les remarques précédentes ne prétendent donner qu’une idée partielle de la richesse d’analyses très serrées qui puisent aux meilleures sources et ouvrent sur une prodigieuse variété de développements latéraux. En ayant accepté d’insérer cent pages de notes en petits caractères et plus de cent vingt illustrations, l’éditeur mérite assurément de partager les lauriers de l’auteur. Cette collection qu’on craignait moribonde s’enrichit donc d’un livre magistral, au double sens d’une grande leçon d’analyse iconique et d’un projet éditorial impeccablement réalisé. Sa réussite ultime est toutefois de nous donner l’envie de poursuivre une recherche qui se révèle, chemin faisant, un inépuisable foyer de questionnement historique et théorique, bien au-delà de l’œuvre qui lui fournit sa première impulsion et même des thèmes particuliers qui en proposent des points d’articulation.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques Morizot, « Bernard Vouilloux, Le Tableau Vivant Phryné, l’orateur et le peintre »Marges, 01 | 2003, 96-99.

Référence électronique

Jacques Morizot, « Bernard Vouilloux, Le Tableau Vivant Phryné, l’orateur et le peintre »Marges [En ligne], 01 | 2003, mis en ligne le 06 août 2014, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/819 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.819

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