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Notes de lecture et comptes rendus d’exposition

Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique

Paris, Gallimard / nrf, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2005, 370 p.
Jérôme Glicenstein
p. 125-126
Référence(s) :

Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. Paris, Gallimard / nrf, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2005, 370 p.

Texte intégral

1Poursuivant un travail commencé avec La Gloire de van Gogh, Du peintre à l’artiste ou  tre artiste, Nathalie Heinich s’attache à retracer les modifications du statut de l’artiste au 19e siècle, tout en y associant une réflexion sociologique concernant la scène moderne de l’art. De ce point de vue – et à l’instar de ce qu’elle avait préconisé dans La Sociologie de l’art – l’auteure entend ne pas se contenter d’une approche sociologique par trop déterministe et propose de prendre en compte les « représentations » que se font les différents acteurs de leur place sur la scène de l’art ; excluant par là même « toute prise de position éthique ou esthétique sur les objets analysés » (p. 12). Au-delà des quelques déclarations d’époque, l’originalité de cet ouvrage réside d’ailleurs dans la convocation de modèles littéraires de la figure de l’artiste ; modèles issus à la fois des ouvrages des romanciers les plus illustres du 19e siècle (Balzac, Zola ou Flaubert) et de ceux d’auteurs un peu oubliés (Murger, Scribe, Ohnet…). Les trois premières parties sont consacrées à la description des transformations de l’image de l’artiste dans les années qui suivent la Révolution, avec ce clivage entre régime « professionnel » et régime « vocationnel ». La dernière partie s’attache quant à elle à décrire les transformations plus récentes des représentations de l’artiste au 20e siècle ; mettant en avant des modèles paradigmatiques (van Gogh, Picasso, Duchamp) et des « rôles » spécifiques (excentrique, engagé, privilégié).

2Dès l’avant-propos (p. 12), Nathalie Heinich précise qu’elle entend non pas juger de l’art en prétendant à une position extérieure, mais « à partir de l’art » et de ses propres représentations ; les mythes étant parfois « créateurs de réalités » (p. 39). Ce parti pris justifie à ses yeux le recours aux descriptions de la vie d’artiste qu’avaient faites les écrivains du 19e siècle. Elle situe ainsi dans les années 1820-1830 – débuts de la Bohême – le creuset de l’invention de l’attitude artistique que nous connaissons ; reliant la disparition des valeurs de l’Ancien Régime au désir de création d’une nouvelle forme d’aristocratie chez des personnes nées après la Révolution. L’une des difficultés des artistes post-révolutionnaires est en effet, selon elle, de parvenir à se faire une place singulière – le statut d’auteur unique et le « droit d’auteur » ayant été gagné au nom de la liberté d’expression – au sein d’une société devenue égalitariste (p. 234). Plusieurs formes de regroupements sont alors envisagées : sociétés, syndicats, cénacles, coopératives, etc. qui à partir de la seconde moitié du 19e siècle évolueront vers les mouvances et groupes d’artistes « autonomes » de l’avant-garde (p. 156).

3Nathalie Heinich décrit de manière très convaincante l’articulation de deux idées absolument contradictoires : d’un côté la revendication aristocratique d’une innéité de l’excellence artistique et de l’autre le principe selon lequel chacun aurait droit à la reconnaissance selon le principe méritocratique de la démocratie (p. 273-274). L’artiste se trouve de fait dès cette époque écartelé entre une vocation à faire partie d’une élite privilégiée et la revendication d’une position excentrique « à la marge », tout en souhaitant s’engager au cœur de la société. Entre autres conséquences, ces contradictions entraîneront d’ailleurs un déplacement de l’intérêt pour les œuvres vers un intérêt pour les artistes. D’autres paradoxes sont évoqués : comment faire de l’anormalité une norme ? Comment échapper aux modèles en en devenant un ? (p. 295) Ces questions se doublent plus récemment des situations contradictoires que l’auteure a relevées dans plusieurs de ses ouvrages – notamment dans Le Triple jeu de l’art contemporain –, à savoir la défense et la promotion des opérations de « transgression artistique » par les institutions publiques de l’art contemporain. Elle remarque à ce propos l’« aveuglement » de certains auteurs, en particulier Pierre Bourdieu qui, dans son soutien à Hans Haacke, perdait de vue l’appartenance de la démarche de ce dernier aux exigences élitistes de l’art contemporain (p. 312-316).

4La fin de l’ouvrage concerne l’extension sans fin de la notion d’artiste dans la société contemporaine (extension aux cinéastes ou aux commissaires d’exposition). Cette extension nous montre la fortune de la position de l’artiste au sein de la société – y compris au nom de conceptions complètement ancrées dans l’époque romantique (p. 326). Le parti pris de l’auteure prend alors tout son sens : décrire un moment particulier de valorisation de la figure de l’artiste par la constitution d’une identité à la fois singulière et exemplaire – élitiste, tout en visant une reconnaissance collective – ; moment dont nous sommes encore redevables aujourd’hui.

5On regrettera parfois l’absence d’une réflexion plus poussée sur les modèles mis en avant par les artistes du 19e siècle, et en particulier certaines figures considérées à l’époque comme des modèles absolus (Michel-Ange, Raphaël ou Léonard). Et ce, même s’il est vrai que la figure du « génie » de la Renaissance est assez différente des « excentricités » du Romantisme (p. 120). Un autre regret est plus général : le livre est un peu décousu et il ne semble pas apporter grand-chose à la recherche de Nathalie Heinich – elle se réfère constamment à l’ensemble des ouvrages qu’elle a publié antérieurement –, ni même aux recherches concernant l’époque dont elle traite – les principaux auteurs qu’elle convoque ayant depuis bien longtemps largement « couvert » cette thématique (Bénichou, Cassagne, Bourdieu, Ivens, etc.).

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Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Glicenstein, « Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique »Marges, 05 | 2007, 125-126.

Référence électronique

Jérôme Glicenstein, « Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique »Marges [En ligne], 05 | 2007, mis en ligne le 25 juillet 2014, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/689 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.689

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Auteur

Jérôme Glicenstein

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