Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique
Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. Paris, Gallimard / nrf, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2005, 370 p.
Texte intégral
1Il faut souligner l’intérêt de cette étude, qui propose dans sa première partie de combler un vide concernant une histoire des représentations sociales des artistes plasticiens au 19e siècle. En revanche, la quatrième partie (19e siècle) est relativement décevante par rapport aux ambitions affichées, dans la mesure où Heinich s’éloigne inexorablement d’une posture sociologique préférant adopter un ton philosophique plutôt conforme à une histoire des idées.
2Nous proposons ici non pas de rapporter le contenu de l’ouvrage, mais plutôt de souligner les problèmes que soulève cette étude : en particulier le rapport aux sources et le mésusage des thèses de Bourdieu. Précisons que le déséquilibre entre les deux périodes analysées tient à un déséquilibre équivalent des études et des matériaux d’enquête convoqués pour les étudier. Si pour le 19e siècle de nombreux travaux scientifiques sont mobilisés pour apporter des éclairages et des analyses devenues canoniques sur les différents champs culturels de l’époque tant du point de vue des études littéraires (Cassagne, Bénichou) que de celui des analyses socio-historiques (Charle, Bourdieu, White), en revanche il n’en va pas de même à propos du 20e siècle, ce qui grève sérieusement les hypothèses de Heinich sur cette période. En effet, celle-ci feint d’ignorer tout un domaine de la sociologie de la culture (Moulin, Becker, Crane) mais aussi toute la sociologie bourdieusienne (Boschetti, Casanova, Sapiro, Ponton, Pinto, Dirkx), préférant s’inscrire dans un champ de références moins objectiviste, ce qui tend à l’éloigner de la sociologie pour la rapprocher d’une histoire des idées.
3Un indicateur de son éloignement de l’orthodoxie durkheimienne est révélé par son matériau d’enquête : 35 romans proposant des fictions d’artiste sur une période de plus de cent ans (p. 162). À aucun moment elle ne précise de quelle manière son matériau lui permet de rendre compte des diverses « représentations » de la figure de l’artiste dans le monde social qu’elle entend étudier. Il peut sembler hâtif de poser comme postulat de départ que ces représentations fictionnelles sont superposables aux « représentations et aux valeurs du sens commun » (p. 23) et ainsi de conclure que l’analyse des mythes littéraires « permet de traiter aussi bien des cadres institutionnels et économiques dans lesquels s’exerce la création artistique et littéraire », que des « régimes d’activité » des artistes (p. 24). Comment, en effet, ne pas prendre en compte les caractéristiques propres au médium romanesque qui impose des contraintes qui ne sont pas sans effet sur le contenu fictionnel lui-même ? Sachant que la plupart des auteurs de ces romans s’adressent à un public averti qui, comme le montre Cassagne, est avant tout la communauté littéraire elle-même, ils produisent les représentations propres à une petite élite littéraire et artistique et il ne va pas de soi que ces schèmes aient été ceux du « sens commun ».
4Mais, ce qui pose le plus de problèmes tout au long de l’analyse, est la propension de l’auteure à disqualifier la sociologie bourdieusienne. Cette volonté de dépasser le maître tourne au règlement de compte dans son analyse des modes de fonctionnement de ce groupe relativement indéterminé constitué par les élites artistiques. Heinich explique que le concept de champ, en cherchant à identifier un principe commun qui unit les individus appartenant à un même groupe, notamment ici le cumul de capital symbolique dont découlerait une position dominante dans la société, n’est pas satisfaisant pour comprendre le fonctionnement de ces élites. Posture qu’elle oppose à une conception pluraliste des élites, chacune possédant ses propres caractéristiques. Heinich rejette ces deux postures qualifiées de réductrices préférant le concept de Configuration d’Elias. On peut tout à fait comprendre la préférence pour un concept plutôt que pour un autre, en revanche il n’est pas exact de réduire le concept de champ à la définition qu’en donne Heinich : un champ « définit un type d’activité, on peut parler de champ du pouvoir mais pas d’un champ de l’élite ». En effet, on peut définir un champ par les enjeux spécifiques communs à l’ensemble des agents engagés dans une activité, mais un champ est aussi chez Bourdieu un champ de forces, c’est-à-dire un espace de luttes pour l’occupation des positions dominantes dans ce même champ. En supposant avec Heinich que l’on ne puisse pas parler de champ à propos des « élites artistes », dans le sens où il n’y aurait pas d’enjeux spécifiques à un tel groupe, cette remarque serait aussi valable pour le champ du pouvoir. Christophe Charle a montré à propos des Élites de la République que l’on pouvait tout à fait définir un enjeu spécifique à ce groupe, notamment celui de figurer dans les différents annuaires mondains ou les dictionnaires des élites de la nation (Qui est qui ? Le Tout Paris), comme indice d’une reconnaissance et d’une position dominante dans la société. Toujours selon Charle, l’homogénéité sociale de ces élites participe également à la construction du groupe en terme de champ ; les luttes de concurrence dans ce groupe s’opèrent par la différenciation des types de capitaux détenus (économique, social, culturel) en provenance de sphères différentes. Christophe Charle a d’ailleurs parfaitement fait fonctionner ce concept pour analyser les élites de la république, auteur que Heinich ne se prive pas d’utiliser.
5Enfin, Heinich accuse Bourdieu de croire naïvement à la démocratisation de l’art légitime et à son pouvoir subversif. Certes, Bourdieu a pu laisser croire à une hétéronomisation de l’ésotérisme artistique dans des cas particuliers (Haacke) et a, dans le cadre de sa collection Raison d’Agir, œuvré dans ce sens et même rencontré un succès de librairie avec Sur la télévision. Mais ce qui est discutable dans les propos d’Heinich, c’est d’utiliser les écrits du Bourdieu militant pour condamner le Bourdieu scientifique. Peut-on accuser l’auteur de L’Amour de l’art d’avoir cru naïvement à un accès de tous aux produits les plus légitimes de la culture ? Il démontre dans cet ouvrage, enquête et statistique à l’appui, que malgré tous les efforts des institutions culturelles pour rendre accessible la culture légitime, celle-ci reste le privilège des classes dominantes.
Pour citer cet article
Référence papier
Yannick Bréhin, « Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique », Marges, 05 | 2007, 122-124.
Référence électronique
Yannick Bréhin, « Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique », Marges [En ligne], 05 | 2007, mis en ligne le 25 juillet 2014, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/687 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.687
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