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AccueilNuméros07Thématique « Vies d’artistes »Entretien avec Kyoichi Tsuzuki

Thématique « Vies d’artistes »

Entretien avec Kyoichi Tsuzuki

Audrey Leblanc
p. 102-120

Texte intégral

  • 1 Extrait de son manifeste, dans Voulez-vous coucher avec nous ce soir ?, objet-catalogue, Paris / Ch (...)
  • 2 Satellite of Love : Vanishing Beauty of Japanese « Love Hotels  », by Kyoichi Tsuzuki – Street desi (...)

1C’est au nom de son statut de journaliste que Kyoichi Tsuzuki explore son pays, le Japon, et le monde aussi : ses fameux Roadside s’apparentent à des « guides touristiques » personnels qui s’attachent à montrer des « bizarreries » – ou considérées telles – du Japon, de l’Europe ou dernièrement des USA. Explorer et rapporter des images de ces explorations, tel le soldat de la première ligne, « parce qu’on ne trouve la réalité brutale de la vie, qui refuse l’interprétation, qu’en première ligne »1, les photographies de Tsuzuki sont comme autant de temps d’arrêt sur les gens comme ils vivent, traces de leur façon de s’organiser dans la vie. Les maisons sont trop petites, manquent d’intimité, les Love Hotels proposent leur service et rivalisent d’ingéniosité et de créativité pour se rendre attrayants : ils feront l’objet d’une série de photographies2. Difficile d’habiter Tokyo ? Trop cher ? Besoin d’un standing de vie exorbitant ? De nombreux Tokyoïtes choisissent aussi de vivre à Tokyo en composant avec la nécessité d’un habitat exigu qui corresponde à leur – petit – budget. Ce mode d’habitat de la ville est à ce point prépondérant qu’en lui résiderait le Tokyo Style… titre de cette autre série de photographies. Happy Victims fera état d’un mode singulier de consommation de vêtements de luxe par certains Japonais, aficionados d’une marque, qui sacrifient leur mode de vie à cette passion. Prendre acte d’habitudes de vie peu connues voire inconnues, montrer que les modes de vie sont beaucoup plus variés que ce que les représentations laissent croire, garder trace de ces lieux qui disparaissent – les Love Hotels, les Imekura ou Images Clubs… –, telles seraient les missions « journalistiques » que se donne Kyoichi Tsuzuki.

2Ces photographies – exposées en France au CNP de Paris, CNEAI et Galerie du Jour-Agnès b en 2003 ; aux Rencontres Internationales de la Photographie à Arles, en 2005 – retranscrivent, enregistrent, transmettent ainsi la représentation des Japonais telle que le photographe la met à jour en des séries de photographies, voire des séries de séries de photographies, que l’on reçoit ici, plein les mains, et qui montrent un autre. Parce qu’elles sont le résultat d’une attention particulière aux mœurs et font l’objet de déclinaisons (recours formel élémentaire pour mettre en évidence le caractère multiple et fréquent d’une habitude de vie) et sans doute aussi parce qu’elles questionnent les multiples usages possibles du médium photographique (document, archive, œuvre d’art, représentation…), ces images interrogent le regard, l’ouvrent, l’invitent à regarder nouvellement cet autre.

3Dans le cadre d’un DEA à Paris 8, cherchant à analyser l’origine, pour le récepteur de ces images, d’une sensation de scission – phénoménologique – du regard et, par suite, de construction du regard, cet entretien avec le photographe a permis d’approcher la génèse de son travail. Si ces échanges tendent parfois vers l’anecdote ou le discours construit, ils permettent toujours de percevoir une démarche et ses fondements.

Entretien avec Kyoichi Tsuzuki

  • 3 Traduction libre depuis l’anglais.

Propos recueillis par Audrey Leblanc, le Samedi 23 avril 2005 – Tokyo, chez Kyoichi Tsuzuki3.
Nous parlons de son dernier livre, Roadside Europe, qui vient d’être publié (fin 2004).

Audrey Leblanc : C’est plutôt difficile de trouver vos livres en France. Vous devriez en parler à vos éditeurs… !

Kyoichi Tsuzuki : Oui, je sais mais cet éditeur est assez « local ». Certains autres de mes livres sont plus faciles à trouver. La plupart de mes éditeurs sont des éditeurs japonais et ils n’ont pas l’habitude de vendre leurs livres en Europe. Je viens de recevoir ce livre d’Allemagne. Ils ont aimé mon livre et ils ont fait leur propre Roadside Germany. Ils ont loué un bus, en été, à plusieurs amis et ils ont voyagé en Allemagne, à la recherche de drôles d’endroits. Puis ils ont fait leur propre livre… [Tsuzuki montre des guides de curiosités et bizarreries en France, guides français publiés dans les années 1960]. Quand j’ai commencé ce projet, j’ai cherché bien sûr ce type de guide, tout ce qui pouvait me donner des informations. Mais en Allemagne, c’était assez difficile de trouver ce type d’informations. Il n’existe pas de guides comme ceux-là. La France a plus de guides sur les endroits étranges, les gens étranges… beaucoup plus que les Anglais, plus qu’en Italie. Ce qui veut dire plus de curiosité…

A.L. : Ces bizarreries sont-elles intéressantes parce qu’elles sont bizarres ou parce qu’elles veulent dire des choses sur les gens, sur les « civilisations » ?

K.T. : À la base, ce que je fais, c’est trouver des choses vraiment intéressantes mais dont on ne pense pas qu’elles sont intéressantes. Il y a des lieux que je trouve tellement intéressants et qui sont intéressants pour d’autres personnes aussi… alors que les intellectuels, tout particulièrement, ne pensent pas qu’ils sont intéressants. Ce n’est pas seulement le cas du projet de Roadside. Pour mes autres projets, c’est pareil. Par exemple, j’ai photographié de nombreux petits appartements [Tokyo Style]. Quand vous feuilletez un magazine d’intérieur ou d’architecture, il n’y a rien de tout cela alors que pour la plupart d’entre nous, nous vivons dans ce genre de petits appartements. Quand on vit dans un petit appartement et qu’on feuillète un magazine de superbes intérieurs, on ne se sent pas bien parce que ce n’est pas soi… et on est sûr qu’on ne pourra pas s’acheter un tel appartement. Alors que le magazine dit « c’est l’endroit que vous devriez habiter, dans lequel vous devriez vivre, vous devriez vivre comme cela… », etc. Du coup, avec ces superbes endroits, ce type d’idées, on ne se sent pas bien et on devient jaloux. On se sent inférieur. Alors, on fait du shopping, on va acheter de nouveaux meubles, un nouveau tapis, enfin n’importe quoi… et les boutiques vendent davantage de meubles. Donc, ils continuent à mettre des pubs dans les magazines et les magazines gagnent de l’argent. Ils publient encore davantage ce genre de trucs, donc on en lit encore plus et on se sent encore plus inférieur… c’est un cercle vicieux. Très rentable. En tant que journaliste, on se doit de montrer aux lecteurs différents choix : c’est ça la différence entre un critique et un journaliste ! Si on est critique d’art, on choisit de parler d’un artiste parmi cent autres. Il faut donc que cet artiste soit le meilleur. Pour moi, le journaliste doit avoir la démarche exactement inverse : montrer le plus de choix possibles aux gens. Ce qui fait que chacun peut trouver ce qui lui convient. Parce que si on est jeune, on n’a pas beaucoup d’argent mais lire un livre comme Tokyo Style met en confiance : « on peut le faire »… Bien sûr, je ne peux pas acheter un superbe appartement mais je peux être heureux dans un petit appartement. Si je peux montrer les choses comme cela alors il y a le choix. Je veux montrer plusieurs choix possibles. Pour les projets Roadside, c’est la même chose. Il y a tellement de villes dans les campagnes, tellement de villages ! Mais personne n’y va, personne n’y fait attention ! Regardez, au Japon : vous allez à Kyoto, à Osaka ou à Tokyo… les grandes villes ou les endroits réputés avec des sources chaudes, le Mont Fuji etc. C’est tout ! Mais pour 99 % du Japon, ce n’est pas comme ça. Il n’y a pas d’endroits, de nourriture, de saké réputés, rien de tout cela. Et ça ne veut pas dire que les gens vivent dans des endroits sans intérêt. On peut aussi y être heureux. Je veux aussi montrer ces endroits. Et c’est la même chose pour l’Europe…

A.L. : D’une certaine manière, votre travail casse cette façon « unique » de voir les choses…

K.T. : Oui… Vous savez, en un sens, Paris ce n’est pas la France. Je suis sûr qu’au moins 99 % des Français n’habitent pas à Paris. Mais on entend parler de Paris et on pense que c’est la France. Et personne ne va dans les campagnes françaises. On va aller voir les sites connus mais c’est tout, n’est-ce pas ? On n’irait pas à Hauterives s’il n’y avait pas le Palais idéal du Facteur Cheval. Alors qu’il y a des milliers de Français qui vivent dans ce genre de régions. Personne n’y fait attention. Avec ce genre de travail, je peux emporter les gens dans le véritable univers français. Comme je l’ai fait pour le Japon. Les Japonais non plus ne vont pas dans les campagnes japonaises. Ils vont à Kyoto mais en chemin, ils ne s’arrêtent nulle part. Ce ne sont pas seulement les étrangers qui fonctionnent comme ça. Les gens qui habitent un pays ne cherchent pas vraiment à explorer leur propre pays. Quand j’ai commencé ce projet, j’ai bien sûr demandé à plusieurs de mes amis de Paris où je pouvais aller. Ils n’en savaient rien ! Je veux dire qu’ils ne sortent pas vraiment de Paris. Ils vont à Londres mais ils ne vont pas à Hautesrives ! C’est comme ça partout dans le monde…

A.L. : C’est un peu comme s’il n’y avait plus vraiment d’exploration de ce qui est autre…

K.T. : Tout à fait… Avant de faire Tokyo Style, des éditeurs et des photographes sont venus à Tokyo pour faire un livre intitulé Le Style japonais. Ce genre de gros livre du type Le Style de Paris, Le Style de New-York etc. Un photographe français, un designer anglais et un éditeur de New-York sont venus et ils voulaient trouver ces beaux endroits. Je devais les aider à en trouver, les guider. Mais c’était très difficile de trouver les endroits qu’ils cherchaient ! Alors même que j’étais en train de travailler pour des magazines ! Je connais beaucoup plus d’endroits que la plupart des gens ! Et même pour moi, c’était très difficile de les dénicher. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas tant de ces endroits-là que ça. Alors que pour Tokyo Style, ça a été le contraire. Au début, j’ai pensé que le plus difficile serait de trouver ces lieux. Il fallait que je photographie une centaine de ces petits appartements. Mais dès que j’ai commencé, ça a été tellement facile ! Tout le monde vit comme ça ! Ce que je ne savais pas à l’époque… Si on parle de « style », ce doit être quelque chose que l’on voit partout puisque ce qu’on appelle le « style », c’est ce qui domine l’ensemble, une façon de faire prédominante. Sinon, on parle d’exception. J’ai donc considéré que c’était ça le style de Tokyo, le Tokyo style. On retrouve la même chose avec le Roadside Europe : ça a sans doute l’air étrange mais la plupart de l’Europe est comme ça. Je crois. La plupart du Japon est comme Roadside Japan. Bien entendu, l’industrie japonaise du tourisme ne veut pas vous montrer cet aspect du Japon. J’ai fait un livre sur les love hotels, par exemple. Il y a peu de gens qui peuvent aller dans les superbes hôtels ; par contre, la majorité des Japonais est allée au moins une fois dans un love hotel. Ils connaissent ces love hotels bien mieux que les superbes hôtels ! Les gens pensent que mon travail ne montre que des choses exceptionnelles, que j’essaie de trouver des choses exceptionnelles à montrer. Mais pas du tout ! Mes différents travaux sont plus dans la moyenne ; je couvre les aspects très moyens du monde. La plupart des médias couvrent, eux, ce qui est exceptionnel et ils essaient de dire que c’est ça la majorité…

A.L. : Est-ce un problème qu’ils prétendent que c’est cela la majorité ?

K.T. : Je ne crois pas réellement que ce soit un problème mais, d’une certaine manière, c’est pour ça que j’ai commencé ce travail. Je ne suis pas photographe, j’étais juste rédacteur en chef. Et j’ai essayé de faire un Tokyo Style, il y a à peu près quinze ans. J’ai présenté mon projet à plusieurs éditeurs que je connaissais : personne n’a voulu me suivre. C’est pourquoi j’ai décidé de faire les photos moi-même. Comme ça, je n’avais pas besoin de louer les services d’un photographe. Du coup, j’ai acheté mon premier appareil photo et j’ai commencé à prendre les photos moi-même. Toujours le même style puisque je ne suis pas ce genre de professionnel qui accompagne un journaliste, je n’utilise pas de « chercheur »… J’ai dû voyager à travers toute l’Europe par moi-même, sans personne, sans guide. Dans un sens, je suis un journaliste amateur, pas un professionnel, puisque je ne voyage pas comme les journalistes pour les magazines ou pour les programmes de télévisions peuvent le faire. Si je n’avais pas à faire ce travail, je serais juste un lecteur. Mais personne ne le fait ! C’est pourquoi, j’ai ressenti le besoin de le faire. Il y a tellement d’endroits qui ne sont pas couverts par les journalistes – comme les love hotel, par exemple. Et nombreux sont ceux qui sont en train de disparaître… !

A.L. : Pourquoi pensez-vous qu’il est important de conserver la mémoire de ces endroits, d’en constituer des formes d’archives… ?

K.T. : Parce qu’il y a une chose que j’aime faire : montrer ce qu’est la réalité. Si vous ne feuilletez pas le Roadside Japan, vous aurez probablement une autre image du Japon. Comme tout le monde. Mais ce n’est pas le Japon. Si vous ne connaissez pas Tokyo Style, vous penserez sans doute qu’au Japon tout le monde habite dans de superbes endroits, avec des jardins zens, en kimonos alors qu’on ne vit pas comme ça ! Beaucoup de gens qui viennent à Tokyo se plaignent de ce que les Japonais ne les invitent pas chez eux. Maintenant vous savez pourquoi ! C’est qu’il n’y a pas la place !… bref ! Ce que je veux dire c’est que c’est une réalité qui éveille l’intérêt ! […]

Je reviens tout juste de Nagoya où j’ai couvert l’Exposition universelle… Vous devriez vous y arrêter… C’est complètement dingue ! C’est une des façons les plus débiles de dépenser de l’argent ! C’est un énorme budget, énorme… avec environ cent vingt pays qui participent. Alors que le concept même de l’Expo universelle est vraiment dépassé maintenant : on peut aller dans ces pays ! Je pense que c’est la dernière Expo sur cet ancien modèle. Nagoya était tenu de faire quelque chose puisque c’est la Chine qui a eu les Jeux Olympiques. Il fallait trouver autre chose ! Du coup, ils ont invité l’Expo universelle, mais ils ont dépensé tellement d’argent pour ça ! Ils ont trouvé un mammouth congelé en Sibérie : une tête de mammouth congelée. Ils l’ont apportée à Nagoya ! En faisant la queue au moins trois heures, on a une chance de la voir. C’est dingue ! Un pavillon français, un pavillon allemand, un pavillon italien… Croatie, Lituanie… beaucoup d’endroits, c’est vraiment curieux ! Je suis allé au pavillon de Jordanie : ils ont recréé la Mer Morte ! On peut louer un maillot de bain et flotter dans une piscine type Mer Morte… !

A.L. : Plus besoin d’y aller et de ressentir le désert ! Avez-vous fait un travail là-bas ?

K.T. : Oui. J’ai pris quelques photos et interviewé quelques personnes. Je veux vraiment faire un article très négatif sur l’Expo. J’en parlais avec un ami de Londres, il y a deux jours : il y a tellement de pavillons européens et personne n’est au courant ! Les Anglais ne savent pas qu’ils participent à cette Expo universelle ! Je suis sûr que la plupart des Français n’en savent rien, non ? Jacques Chirac est venu, il y a deux semaines, lors de l’ouverture de l’Expo. C’est son cinquantième voyage au Japon, je crois. Quelque chose comme ça… C’est vraiment curieux qu’il y ait autant de gens qui aillent là-bas. C’est vraiment étrange, vraiment étrange ! Surtout que tout le monde dit du mal de l’Expo ! Alors qu’en fait, il y avait beaucoup de monde. Beaucoup de groupes de touristes japonais ou de touristes d’Asie. Je pense qu’ils s’arrêtent à l’Expo avant d’aller visiter d’autres endroits…

A.L. : Je ne suis jamais allée à Nagoya… Par contre, je vais aller à Nahoshima…

K.T. : Il n’y a pas beaucoup de monde qui va à Nagoya. C’est intéressant parce que c’est la troisième plus grosse ville du Japon ; et une des plus riches aussi. Ils ont Toyota. Tout est financé par Toyota : l’hôpital Toyota, le musée Toyota,… c’est une forme de Detroit mais avec une seule entreprise ! Nagoya est une très grosse ville mais personne n’aime y aller. Ce n’est pas vraiment une ville mais plutôt une vaste banlieue. C’est sans doute la plus vaste banlieue de tout le Japon. Avec beaucoup d’argent ! Il n’y a pas vraiment de beaux endroits à voir ni de lieux culturels particuliers : les gens ne s’arrêtent pas à Nagoya, sauf pour affaires.

Nahoshima est une petite île, à côté d’Osaka, au milieu de l’océan. Il n’y a qu’une entreprise, d’édition, spécialisée en livres parascolaires pour les préparations de concours, quelque chose comme ça. Ils ont gagné beaucoup d’argent. Du coup, ils ont acheté une partie de l’île et ils ont créé un musée d’art contemporain. C’est une bonne idée. Tadao Ando a dessiné la plupart des espaces. La moitié de l’île est donc ce superbe musée et l’autre moitié est plutôt agricole, avec des moulins, des champs à l’ancienne, des usines et quelques bâtiments… C’est un mélange très intéressant. Avec ces vieilles villes où vivent de nombreuses personnes âgées. Par contre, aucun jeune n’habite là-bas. Ils sont réputés pour leurs arrangements illégaux, autour des frais industriels. Ils avaient une très mauvaise réputation. Ils ont donc essayé de redorer leur réputation… grâce à l’art… ! C’est réellement une bonne idée ! À Nahoshima, il y a un type incroyable. Il n’est pas le directeur du musée mais il a été très sollicité par le musée puisqu’il est un peu le patron de l’île, il fallait compter avec lui. C’est un chouette type et il a considérablement aidé à l’installation du musée. Comme il y avait beaucoup d’argent qui arrivait sur l’île, les yakusas ont bien sûr été au courant et ont cherché à pénétrer dans l’île. Mais le patron les a stoppés. On raconte qu’une fois, il y a eu tellement de yakusas du continent prêts à débarquer sur l’île que le patron a avalé des bâtons de dynamite et leur a dit : « Si vous posez un pied sur l’île, je les allume ! On meurt tous, ensemble. » ! Ils ont fait marche arrière ! Il doit avoir soixante-dix ans, soixante-douze ou treize ans, mais il est très dynamique. Il va tous les matins au musée pour voir si tout va bien. Tout le personnel du musée l’apprécie vraiment parce que c’est un bon gars. Il était pêcheur. Depuis quelques temps, il a une nouvelle copine ! Bien sûr, il a été marié, il a eu des enfants, des petits-enfants, mais sa femme est morte il y a quelques années. Il a annoncé qu’il avait une nouvelle petite amie. Elle a vingt ans ! Elle est de cinquante ans sa cadette…

A.L. : Est-ce que vous travaillez beaucoup pour les magazines ici ?

K.T. : Bien sûr puisque je suis rédacteur. Mais la plupart de mes projets, la plupart de mes idées ou des articles sur lesquels je travaille ne me suffisent pas. J’ai donc décidé de prendre les photos moi-même. Comme ça, je peux tout faire par moi-même. C’est comme ça que j’ai commencé à faire de la photo. Au départ, parce qu’on ne me donnait pas assez d’argent. Ensuite c’est devenu plus facile pour moi de travailler comme ça plutôt qu’avec d’autres photographes ou des écrivains. En principe, quand vous écrivez un article pour un magazine ou pour un livre, c’est une espèce d’équipe : une personne qui écrit, un photographe, un traducteur ou un rédacteur en chef… c’est une affaire de quatre ou cinq personnes. Mais je n’aime pas ça ! Je préfère faire les choses moi-même. Du coup, je prends les photos et j’écris les textes. Parfois même je suis le designer.

A.L. : Vous êtes donc le cerveau, les bras et les yeux aussi…

K.T. : Tout à la fois ! Une petite entreprise… !

A.L. : Est-ce que vous organisez des expositions de temps en temps ?

K.T. : Oui. Je serai à Arles cet été, avec Michel Mallard. C’est lui qui organise mon exposition. On a déjà travaillé ensemble. J’avais fait une série sur le Bhoutan pour Vogue Homme. Michel a été directeur artistique de Vogue Homme International. Et j’ai fait une série, pendant une année, sur « Comment perdre du poids »... Je suis donc allé dans plusieurs endroits conçus pour perdre du poids… ! Et j’ai essayé ! Michel en a entendu parler et m’a demandé de faire la même chose pour Vogue Homme, au Bhoutan. J’ai dit oui, bien sûr ! J’y suis allé et quand je suis revenu, j’ai appris que Michel avait cessé de travailler pour Vogue ! Mais le Bhoutan est vraiment un pays intéressant. C’est à côté du Népal, du Tibet et de la Chine. Le pays s’est ouvert très récemment. Ils ont acheté leur premier avion, il y a deux ou trois ans. Il n’y a que six mille touristes par an. Il n’y a qu’un feu rouge dans tout le pays, trois ascenseurs, dans tout le pays… ! La plupart du temps, il n’y a qu’à pied qu’on peut se rendre dans les différents endroits. C’est un des pays les plus pauvres du monde : le salaire moyen est d’environ cinq cents dollars par an. Mais l’éducation est gratuite ; la médecine est gratuite. Mon traducteur m’a raconté qu’un de ses frères avait besoin d’une greffe de cœur, ce qui était très difficile… Le Bhoutan n’avait pas les moyens requis. Il fallait aller à Calcutta ou à Bangkok. Le gouvernement a tout pris en charge. C’est incroyable ! Le revenu minimum est très bas mais ce genre de prise en charge médicale, ou qui concerne l’éducation, est gratuit. Il n’y a pas d’usine. Ils ont juste une station hydraulique avec laquelle ils produisent de l’énergie électrique et ils la vendent à l’Inde ou à la Chine. C’est leurs revenus. Ils ne veulent pas avoir d’usine dans leur pays à cause de la pollution. Du coup, ils achètent tout à l’Inde ou à la Chine. Il y a énormément de cours d’eau mais la pêche est interdite. Ils achètent le poisson séché à l’Inde. Ils pensent que la pêche polluerait les cours d’eau.

[Notre attention est attirée par des tableaux posés par terre…]

  • 4 À peu près deux euros.

Ces derniers temps, je suis beaucoup à Bangkok… J’adore Bangkok ! Et les pays asiatiques ont comme des studios de peinture. Vous pouvez leur apporter les photos de votre grand-mère décédée ou autre et ils peignent un tableau à l’huile pour vous à partir de ces photos. Dans un des studios où je suis allé (spécialisé en portraits), j’ai vu ce grand portrait peint par Andy Warhol. Ouahouh ! J’ai demandé son prix. C’était vraiment bon marché ! J’ai donc voulu acheter du Warhol ! Mais je ne voulais pas Marilyn Monroe. Je leur ai demandé s’ils en avaient d’autres. Ils m’ont présenté un gros livre de Warhol : on pouvait choisir. On choisit le modèle que l’on veut et on indique la taille que l’on veut ! Ils copient. C’est du bon travail et c’est vraiment pas cher. Si c’était un vrai, ça coûterait très cher (c’est des tableaux des années soixante-huit). Du coup, j’ai choisi celui-là et j’ai demandé une très petite taille. Il faut à peu près trois jours. Celui-là coûte trois cents yens environ4. Ils peuvent tout faire : de Léonard de Vinci à Monet ou autre… J’adore cette idée parce que la façon de fixer le prix ne dépend pas du nom de l’artiste mais seulement de la taille choisie et du nombre de couleurs utilisées ! C’est vraiment une façon très basique de juger un tableau, n’est-ce pas. La taille et le nombre de couleurs utilisées. C’est très pop comme idée, finalement, je trouve. Du coup, la dernière fois que je suis allé à Bangkok, j’ai apporté des photos de mon livre sur les musées japonais du sexe. Et je leur ai demandé d’en peindre quelques unes. Les tableaux que vous voyez là ont été peints à partir de mes photos. C’est rigolo de voir des versions à la peinture à l’huile de mes photos. Ils sont étudiants en art. Et dans les pays asiatiques, on ne peut pas gagner sa vie en art contemporain. On peut faire quelques expos mais il n’y a pas de collectionneur, pas de musée d’art contemporain. Du moins je crois… Les étudiants en art doivent donc être très bons techniquement, pour réaliser des portraits ou des tableaux de paysage ou d’autres tableaux traditionnels. C’est ce qu’ils vendent à tout le monde et ils peuvent consacrer le reste de leur temps à leur propre travail. Quand vous allez dans ces studios, vous pouvez voir cinq, dix étudiants qui travaillent, en train de faire des portraits,… c’est très intéressant de les regarder faire.

A.L. : Qu’est-ce que vous allez exposer à Arles ?

K.T. : Michel Mallard m’a demandé de faire comme un Roadside World. Comme un mix de mon Roadside Japan et Roadside Europe. Je suis en train de faire les États-Unis puis l’Asie. Des endroits bizarres, débiles, de partout dans le monde ! Je vais lui envoyer beaucoup d’images et il choisira…

A.L. : Est-ce que vous connaissez de bons photographes à Osaka ?

K.T. : Bien sûr, beaucoup. Je suis au jury du plus grand concours de photographie au Japon, actuellement : le prix Kimura Ihei. L’année dernière c’est une jeune photographe d’Osaka qui a gagné. Elle est très jeune mais vraiment pertinente. Elle s’appelle Tomoko. Et elle a un drôle de visage ! Elle m’a dit qu’elle s’était toujours sentie assez mal à l’aise à cause de son visage. Du coup, elle a cherché à être quelqu’un d’autre. D’une certaine façon, elle a décidé de se métamorphoser autant que possible. Voilà un travail récent… [Kyoichi Tsuzuki apporte le livre Omiai de Tomoko Sawada]. « Omiai » veut dire « mariage arrangé ». Quand vous êtes jeune, vous vous faites faire ce genre de portrait et quelqu’un les fait passer à des hommes et l’homme choisit. Du coup, les jeunes gens se rencontrent et s’ils se plaisent, ils se marient ! C’est vraiment à l’ancienne ! Elle va donc dans les studios-photo spécialisés dans ce type de portraits et se fait prendre en photo comme pour les mariages arrangés ! Elle est allée dans de nombreux studios de ce genre, avec ce genre de mises en scène ! C’est la façon très traditionnelle de faire des portraits des Japonaises : ces poses, avec cette ombre en forme de cœur, cette façon de s’asseoir, les lumières comme ça, ce tabouret ridicule… Ce n’est pas elle qui prend les photos : c’est le studio qui prend la photo. Du coup, elle devient juste une Japonaise type. Beaucoup d’artistes ou créateurs cherchent à être différents des autres. Mais elle, elle cherche à être chacun de nous…

A.L. : Il y a un côté « Je voudrais tout voir » dans votre travail… Vous travaillez souvent sous le mode encyclopédique (comme pour les régimes pour homme, par exemple !)… vous aimez ça, c’est un choix ?

K.T. : … Enfin, c’est surtout pour des raisons pratiques… J’étais beaucoup plus fort l’année dernière et je buvais beaucoup de bières, du vin et autres… En janvier dernier, j’avais tellement bu que j’en ai perdu la mémoire et je suis tombé des escaliers que vous voyez là [il montre les marches qui permettent d’aller dans la partie mezzanine de son appartement]. Je me suis cassé un des os de la colonne vertébrale. Ça m’a donné une leçon ! Je devais perdre du poids et ne pas boire autant ! En parlant avec le rédacteur d’un magazine, je me suis rendu compte qu’il y a beaucoup d’hommes qui voudraient perdre du poids, eux aussi. Dans les magazines féminins, il y a toujours des pubs pour des régimes, les lieux où aller ou ce qu’il faut essayer. Mais les magazines masculins n’en disent rien ! C’est tout juste bon pour en rire ! J’ai donc essayé de trouver les endroits où les hommes pouvaient aller pour perdre du poids. Et j’ai effectivement été dans différents endroits et… de fait, ça marche !

A.L. : Pourquoi avez-vous besoin d’essayer tous les endroits comme vous dites ?

K.T. : Vous savez, quand je voyage, dans les campagnes, le soir, je vois les jeunes assis, devant le magasin du coin et qui ne font rien ! Il n’y a pas d’endroit où sortir pour eux. C’est ce qui est bizarre : on peut acheter les mêmes trucs à Tokyo ou dans ces campagnes. Ils peuvent acheter les mêmes fringues « Comme des garçons » mais il n’y a pas d’endroits où sortir avec des fringues « Comme des garçons ». Les gens ont tous les mêmes trucs mais il n’y a pas de perspective. Pas d’endroit où en profiter ! Ce qui veut dire que les jeunes des campagnes se sentent très frustrés et ont un vrai complexe d’infériorité. Avant, ce n’était pas pareil. Les informations n’étaient pas les mêmes. Il n’y avait pas la télé ni tous ces trucs. La mode, les fringues qu’on portait à la campagne ou à Tokyo n’étaient pas les mêmes. La musique qu’on écoutait n’était pas la même. Peut-être qu’il y avait un ou deux ans de décalage. Maintenant c’est partout pareil du fait de la vitesse de diffusion des médias. C’est tellement rapide ! Mais il n’y a nulle part où aller, où être. Je veux prendre acte de leur frustration, le plus possible. Alors que ces régions ont de bons côtés. Mais, comme je le disais tout à l’heure, personne n’y va ; personne ne va voir la réalité ! Beaucoup de gens de Tokyo veulent aller à Paris mais ne veulent pas aller à Nagoya. Alors que Nagoya est bien plus près ! Par exemple, la plupart des personnes, des jeunes, que j’ai rencontrés pour la série Happy Victims, sont des personnes très timides. Ils n’ont pas beaucoup d’amis alors qu’ils ont quantité de fringues ! Mais ils ne sortent quasiment jamais ! C’est drôle parce que, dans une certaine mesure, c’est comme une prison ou du fétichisme. J’ai demandé à chacun d’eux comment avait commencé cette passion pour eux. Ils sympathisent avec le personnel de la boutique qui finit par savoir ce qu’ils aiment. Du coup, ils reviennent toujours à la même boutique. C’est assez marrant parce qu’ils sont comme ces gens qui lisent énormément de livres et ne sortent jamais… c’est un peu pareil…

A.L. : Il n’y a pas vraiment d’exploration…

K.T. : Oui, c’est ça. Je crois que si moi j’avais autant de vêtements, j’aurais envie de sortir et de les montrer. Mais ils ne fonctionnent pas comme ça. Ils sont dans leur petit monde. Et ils sont heureux comme ça. Cette série Happy Victims est une découverte pour moi. C’est une de mes découvertes. J’ai découvert autre chose aussi : j’ai fait ce travail il y a sept ans maintenant mais la plupart des entreprises de mode ne l’ont pas vraiment apprécié. J’ai reçu beaucoup de plaintes écrites de la part des boites de mode. Je pensais que c’était important pour elles aussi. Mais elles n’ont pas aimé parce qu’elles ne veulent pas montrer le véritable consommateur. Elles veulent montrer l’image qu’elles en construisent : de belles personnes, dans de belles maisons, qui portent de beaux vêtements ! Mais les belles personnes n’achètent pas ces vêtements, on les leur donne ! Si vous faites des livres, si vous vendez des légumes, si vous pêchez, la meilleure personne est celle qui achète ou qui collectionne. Si j’entre dans une librairie et vois quelqu’un qui est en train d’acheter mon livre, forcément cette personne me plaît ! Il n’y a que dans le business de la mode que vous devez détester vos meilleurs clients ! C’est étrange, non ? Ils ont acheté cette marque pendant des années, ils l’ont aidé à se développer et ils n’ont jamais reçu la moindre invitation pour l’ouverture d’une nouvelle boutique… Les médias, le service des relations avec le public ne connaissent pas du tout les véritables clients ! On avait d’abord essayé de rentrer en contact avec les chargés de presse. Mais la plupart du temps, ils ont refusé notre projet. Non pas parce qu’ils voulaient protéger leurs clients mais parce qu’ils ne les connaissent pas ! Ils ne savent pas qui achètent leurs produits et ils s’en fichent ! Par contre, les designers, eux, ont beaucoup aimé cette idée ! Il y a quelques années, par exemple, j’ai fait une photo d’un collectionneur de Martin Margiella. Margiella Japon a détesté cette idée et ils se sont beaucoup plaints : « on ne savait pas… ». Ce n’est vraiment pas l’image qu’ils souhaitent dégager. Mais plusieurs mois après, Margiella en personne est venu pour une ouverture de boutique. Il est tombé sur l’article de presse et il a beaucoup aimé cet article. Ils m’ont de nouveau contacté : « Monsieur Margiella voudrait faire des photos de sa nouvelle boutique… ». Les designers ont aimé l’idée et ils ont cherché à se mettre en relation avec les collectionneurs actuels…

  • 5 Natsuko Odate, agence Yoshiko Isshiki Office à Tokyo, est son agent, à cette époque.

A.L. : Et comment réagissent les gens à votre travail ? Natsuko Odate5 disait que Tokyo Style était assez bizarre pour les Japonais aussi ? C’est une image d’eux-mêmes pas très facile à recevoir…

K.T. : Ah oui… ? Quand j’ai fait Tokyo Style, j’ai reçu de très nombreuses lettres. Vous savez ces petites cartes que l’on glisse dans les livres, « Dites-moi ce que vous en avez pensé ». En général, on ne reçoit jamais de réponse. Mais cette fois-ci, j’ai reçu de nombreuses lettres, de jeunes qui habitaient la campagne. Comme ils regardent surtout la télé ou qu’ils lisent les magazines, ils pensaient que vivre à Tokyo est vraiment difficile. Qu’on doit louer un bel appartement, etc. Là, ils ont vu que ça pouvait ne pas être cher et assez facile ! Mais, bon, ce n’est pas que je veux juger de ce qui est mieux ou pas – vivre dans un superbe espace ou dans un petit appartement – mais je veux montrer un autre aspect, une autre face, un autre choix possible…

A.L. : Est-ce que la personne qui va regarder est importante pour vous ? Est-ce que vous imaginez vos projets en pensant à celui ou celle qui va les recevoir ?

K.T. : Pas vraiment… C’est surtout que c’est quelque chose qui m’intéresse. Je ne fais jamais d’analyse de marché.

A.L. : Ah non, pas du point de vue du marché ! Je veux dire, est-ce que vous faites des photos parce qu’il y aura quelqu’un pour les regarder ? Est-ce que cette personne qui va recevoir vos images a de l’importance ?

K.T. : Bien sûr… ! J’essaie de ne jamais oublier que je suis un journaliste, pas un artiste. Je fais parfois des expositions mais je ne considère pas que c’est mon exposition. Je fais juste des enregistrements, des sauvegardes : c’est plutôt l’exposition de ces endroits intéressants, de ces petits appartements, par exemple. Ce n’est pas le tirage qui est intéressant. Je ne veux pas que les gens qui viennent voir mes expositions soient attentifs à mon travail, genre « c’est vraiment une belle photographie » ! Je veux qu’ils soient attentifs à ce qui est dans l’image. Au contenu de l’image. Pas à la qualité du tirage. La plupart de l’art consiste en « comment est-ce que l’on voit les choses ». Par exemple, Les Tournesols de Van Gogh sont une forme de tournesol, ce n’est pas anatomique ! Je veux dire que ce n’est pas un dessin scientifique. Ce qu’on voit, c’est comment Van Gogh voit les tournesols. Ça c’est l’art. Mais il y a aussi les encyclopédies avec des dessins très intéressants de tournesols. On ne voit pas qui a dessiné ce dessin de tournesol mais on voit bien que c’est un tournesol. C’est l’approche du journaliste, une approche plus documentaire. Je voudrais montrer ce qui est à l’intérieur du cadre, non pas comment je vois les choses. Bien sûr c’est assez difficile de distinguer le contenu et la forme mais j’aimerais surtout montrer le contenu.

A.L. : Mais construire une encyclopédie, c’est aussi ordonner, ranger le monde… Donc, c’est parler du monde… des choses que vous montrez… Dans cette façon de faire les choses et d’en parler, est-ce qu’il n’y a pas aussi une démarche quelque peu artistique ?

K.T. : Oui, je ne peux pas échapper à ça ! Mais je tâche de ne pas penser comme ça ! La semaine prochaine, je pars de nouveau aux États-Unis pour prendre des photos. Mais je ne veux pas penser que je vais prendre des photos d’art. C’est trop facile d’envisager les choses comme ça. De se dire « whaouh, je suis un artiste maintenant, mes photographies doivent avoir une dimension artistique » ou des choses dans ce genre. C’est très différent de faire des photos de type journalistique ou des photos plus artistiques. Ce qui est intéressant, c’est que ça touche des publics différents.

A.L. : En même temps, votre façon d’exposer vos photos est très différente de la présentation choisie dans vos livres. Vous pourriez choisir d’exposer de nombreuses photos, comme dans vos livres, le plus possible, pour être très complet. Alors que dans les expositions que j’ai pu voir, vous avez choisi, au contraire, d’exposer de grands tirages, très soignés… L’exposition et le livre sont deux moments très différents… et c’est comme ça que vous le voulez… ?

  • 6 De fait, l’exposition proposée à Arles s’approchait davantage de la présentation compilatoire des l (...)

K.T. : Oui, bien sûr… Par exemple, pour l’exposition au CNP, les tirages de la série Happy Victims étaient vraiment grands parce que je voulais absolument qu’on voit tous les détails. Il fallait montrer tout ce que ces « happy victims » achètent, tout ce qu’ils collectionnent, toutes ces petites choses. Mais peut-être que pour la prochaine exposition, au festival d’Arles justement, je vais pencher pour une autre présentation parce qu’avec Michel, on a envie de montrer beaucoup plus d’images…6

A.L. : Vous ne travaillez pas pour autant comme Araki, qui ne construit pas en fonction de la pérennité des images. Quand il fait une installation, il shoote les photos pour l’installation, et voilà…

K.T. : Non pas vraiment même si j’aime bien la façon de faire d’Araki. Il ne veut pas faire de livres, il veut juste faire beaucoup de tirages… j’aime bien aussi…

A.L. : Mais de nos jours, c’est un peu un cheval de bataille pour le marché de l’art. Les collectionneurs préfèrent des éditions des photographies, des éditions des textes…

K.T. : C’est pour ça que mon boulot ne passe pas dans vos médias !

A.L. : Michel Mallard vous tanne d’ailleurs pour que vous fassiez des catalogues…

K.T. : Oui, c’est vrai, ils sont en colère après moi parce que je refuse de faire ces publications…

A.L. : Je crois que c’est important pour les collectionneurs et pour les musées… il y a certains tirages pour les collections et ensuite, il y a les publications… on a son livre et son catalogue d’exposition…

K.T. : Oui, mais bon… il faudrait que je sois plus connu, comme Araki par exemple… comme ça, je pourrais faire les choses à ma manière… ! Mais c’est vrai que c’est amusant à faire. Et c’est encore autre chose que les tirages de qualité…

A.L. : Finalement, tous ces supports différents (les magazines, les livres, les expositions…), vous permettent de toucher davantage de gens ? Des publics très différents les uns des autres ?

K.T. : Oui pour les expositions, par exemple, c’est vraiment différent de mes lecteurs habituels !

A.L. : Est-ce que ce sont les magazines ou les expositions qui vous permettent de vivre ?

K.T. : Ce sont les magazines, bien sûr ! Les magazines et les livres sont bien plus importants pour moi. Faire des expositions, c’est un peu une récréation. De fait, ce que je fais est ce que je pense. Je ne veux donc pas consacrer trop de temps à chacune de mes photographies. Si j’étais un photographe-artiste, je prendrais le temps de choisir le bon emplacement pour prendre ma photo. Je chercherais à prendre la meilleure photo possible. Alors que je cherche à prendre une photo suffisamment bonne pour être publiée et faire un article. Pour ensuite, aller dans un autre endroit, pour une autre photo. Je veux beaucoup plus qu’une belle image : je veux couvrir le plus d’endroits possibles. Je ne réfléchis pas en fonction de celle qui sera bonne. C’est autre chose…

A.L. : Avec quel matériel travaillez-vous ? Avec quel appareil ? Même si vous prenez vos photos rapidement, vous êtes très soigneux…

K.T. : Ah oui, bien sûr ! J’utilise tous les formats. Du 4 par 5 à l’appareil numérique. Aux États-Unis, en particulier, j’utilise surtout un appareil numérique. C’est vraiment devenu difficile de rapporter des films des États-Unis…

A.L. : Parfois, vous donnez l’impression de jouer avec certains styles photographiques : dans Imekura, avec le porno ; Roadside reprend le style des guides touristiques… Vous jouez consciemment avec ces références ou ce n’est pas très important pour vous ?

K.T. : Non, à mon avis, j’ai toujours le même style. Mais certains de mes livres sont rangés dans la section voyage, d’autres en pornographie. Pour moi, la démarche est la même.

A.L. : Et dans cette volonté de montrer les choses aux gens, le plus de choses possibles au plus grand nombre de personnes possible (volonté qui prend racine dans une certaine colère avez-vous déjà dit), c’est-à-dire une volonté de dire quelque chose du monde, n’y a-t-il pas quelque chose de profondément artistique ?

K.T. : Je crois plutôt que c’est davantage quelque chose comme photographier une espèce en danger qui serait en train de mourir, de disparaître… Quand je photographie les vieux love hotels ou les anciens musées du sexe, par exemple.

A.L. : La mémoire des choses, c’est important, donc ? Dans une certaine mesure, on peut voir les gens vivre en creux dans ces photographies. On peut voir les gens vivre et utiliser les love hotels… C’est vraiment une forme de mémo…

K.T. : Ou des références, pour le futur…

A.L. : En définitive, vous jouez sur beaucoup des possibilités du médium photographique. C’est un médium pratique pour faire ce que vous voulez. Est-ce que vous avez fait des films ? Ou est-ce que c’est que vous préférez vraiment la photographie ?

K.T. : C’est surtout que c’est vraiment plus facile. On est en train de faire une version télé de Roadside Japan. C’est très amusant aussi. Je n’aurais pas pu le faire bien sûr mais là on a un court programme télé d’une dizaine de minutes, le soir, tard et on visite les meilleurs endroits de Roadside Japan. Ce sont de belles images, avec une caméra de haute définition : ça va devenir un DVD. Mais, c’est juste une caméra vidéo de toute façon. C’est juste un moyen. Pour moi, ce qui est vraiment important c’est de garder la trace, de faire une sauvegarde de toutes ces choses qui sont en train de disparaître…

Ill. 1

Ill. 1

Kyoichi Tsuzuki, Imekura (bureau).

Ill. 2

Ill. 2

Kyoichi Tsuzuki, Imekura (train).

Ill. 3

Ill. 3

Kyoichi Tsuzuki, Happy Victim, Gucci.

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Notes

1 Extrait de son manifeste, dans Voulez-vous coucher avec nous ce soir ?, objet-catalogue, Paris / Chatou, CNEAI et Galerie du Jour- Agnès b. Mars 2003.

2 Satellite of Love : Vanishing Beauty of Japanese « Love Hotels  », by Kyoichi Tsuzuki – Street design file 17, Aspect – Tokyo, 2001. Les Love Hotels proposent des chambres d’amour aux couples japonais en manque d’intimité. Les Imekura sont quant à eux des lieux de fantasmes sexuels qui recréent certains décors (ascenseurs, bureau du patron, chambre d’enfant, etc.) où l’on peut louer une fille et réaliser ses fantasmes.

3 Traduction libre depuis l’anglais.

4 À peu près deux euros.

5 Natsuko Odate, agence Yoshiko Isshiki Office à Tokyo, est son agent, à cette époque.

6 De fait, l’exposition proposée à Arles s’approchait davantage de la présentation compilatoire des livres.

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Table des illustrations

Titre Ill. 1
Légende Kyoichi Tsuzuki, Imekura (bureau).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/607/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 2,1M
Titre Ill. 2
Légende Kyoichi Tsuzuki, Imekura (train).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/607/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 2,0M
Titre Ill. 3
Légende Kyoichi Tsuzuki, Happy Victim, Gucci.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/607/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 1,4M
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Pour citer cet article

Référence papier

Audrey Leblanc, « Entretien avec Kyoichi Tsuzuki »Marges, 07 | 2008, 102-120.

Référence électronique

Audrey Leblanc, « Entretien avec Kyoichi Tsuzuki »Marges [En ligne], 07 | 2008, mis en ligne le 15 juin 2009, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/607 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.607

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Auteur

Audrey Leblanc

Doctorante à l’EHESS, membre du laboratoire lhivic, enseigne dans le secondaire.
courriel : audleblanc@gmail.com

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Droits d’auteur

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