Monde de l’école et monde de l’art… Quelles pratiques, interactions et problématiques induites par la présence des danseurs dans les classes ?
Résumés
Les ateliers de danse mis en place par des artistes chorégraphes à l’école engagent des processus de médiation et de traduction. Ces situations sont analysées à la fois comme des temps de confrontation entre deux mondes distincts et comme des situations de valorisation des compétences pédagogiques de l’artiste. La parole de danseurs chorégraphes intervenant auprès de groupes scolaires met en avant le point de vue des acteurs sur leur propre pratique, révélant les enjeux identitaires de ces ateliers.
Plan
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- 1 Janine Rannou et Ionela Roharik, Les Danseurs. Un métier d’engagement, Paris, Ministère de la Cultu (...)
- 2 Certains dispositifs d’aide publique pour la transmission de la danse permettent d’accueillir des a (...)
1Profil de la « démultiplication de survie1 », goût pour la transmission, désir d’enseigner la danse aux enfants, besoin de rencontrer des « Autres » porteurs de cultures différentes, curiosité de créer en commun, nécessité sociale et humaine, militantisme… sont autant de raisons qui poussent les artistes à s’investir dans la transmission de la danse à l’école. Au travers d’une étude de cas, et dans une perspective socio-ethnographique, cette contribution présente plusieurs caractéristiques propres aux artistes chorégraphiques conduisant des projets en milieu scolaire2.
- 3 Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Sain (...)
2Les temps de formation conduits par un enseignant et un artiste sont fondés sur la coopération. Parce qu’ils ne mobilisent pas la même forme d’expertise, enseignant et artiste s’engagent dans un processus de médiation et de traduction3. Ces partenariats demandent de négocier, d’échanger connaissances, expériences, croyances. À cette occasion, les compétences propres à l’artiste et à l’enseignant s’enrichissent mutuellement et s’adaptent à la situation de co-éducation.
3Prendre pour objet de réflexion l’atelier de danse à l’école dirige le regard sur la nature et l’évolution des compétences que l’artiste acquiert, met en œuvre, transforme et diffuse lors de la transmission. La micro-analyse ethnographique de ces situations d’éducation révèle les outils, les techniques, l’organisation de la transmission, les choix et les adaptations mis en œuvre ; mais aussi les difficultés rencontrées par les acteurs de la transmission et les bénéfices que la formation, le travail en réseau, la motivation représentent.
- 4 Howard Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 et Howard Becker, Propos sur l’art, Par (...)
- 5 Alain Coulon, Ethnométhodologie et éducation, Paris, PUF, 1993, p. 19.
4L’atelier de danse à l’école est ici appréhendé avec les outils de l’interactionnisme symbolique en tant qu’il représente un mode d’action collective4. L’atelier correspond au « produit de l’activité continuelle des hommes, qui mettent en œuvre des savoir-faire, des procédures, des règles de conduite, bref, une méthodologie profane qui donne sens à ces activités5 ».
- 6 Daniel Bertaux, Les Récits de vie, Paris, Nathan, 1997, p. 26.
- 7 J’ai rencontré longuement 45 acteurs de la danse à l’école, dont 12 artistes. Une analyse de conten (...)
- 8 Ateliers, spectacles jeune public, fêtes scolaires, formations, réunions…
5L’approche méthodologique retenue est alors socio-ethnographique et vise la construction d’un ensemble d’hypothèses, « sur tous types d’éléments permettant d’imaginer et de comprendre “comment ça marche”6 ». Les résultats présentés sont issus de l’analyse d’entretiens semi-directifs7, d’échanges plus ou moins formels et structurés, de temps d’observation directe8.
6Après une présentation du cadre théorique et méthodologique de cette recherche, seront présenté deux profils d’artistes engagées dans des projets scolaires et leurs enjeux identitaires conséquents.
Du studio au préau : portraits d’artistes
7Les deux portraits proposés ci-après sont représentatifs des expériences, des approches, des façons de faire, d’être et de penser des acteurs que j’ai rencontrés : ces profils se répètent, non à l’identique mais par combinaison de certaines caractéristiques. Ils rendent compte de la singularité et de l’universalité des expériences vécues au cours de ces projets éducatifs et artistiques.
Dominique : créer et transmettre, deux aspirations complémentaires
8Âgée d’une quarantaine d’années, Dominique est danseuse-interprète et chorégraphe en région parisienne. À partir du début des années 1980, elle collabore avec un autre chorégraphe français dont elle est l’interprète. Ils reçoivent ensemble plusieurs prix et créent, à la fin de cette décennie, leur propre compagnie. Ils élaborent une gestuelle qui leur est à présent singulière et reconnaissable. En outre, depuis 1998, elle co-dirige un centre chorégraphique national. Elle est également responsable de la mission jeune public d’un théâtre national depuis 2000. Parallèlement, elle intervient dans des formations de formateurs.
9Animée par un credo de démocratisation culturelle, Dominique explique que son désir de danser a toujours été lié à celui de transmettre la danse. Adolescente, elle enseignait déjà. Par la suite, elle associe à l’ensemble de ses missions de création, des actions de sensibilisation et d’ouverture à un large public. Dès la création de leur compagnie, Dominique et son partenaire mettent en place des événements afin de faire découvrir la danse.
10En 1992, dans cette même logique, elle suit la formation nationale interministérielle « Danse à l’école ». Elle y construit et alimente son réseau et prend connaissance de nouvelles pistes d’actions dans lesquelles elle choisit de s’investir. En 2000, elle participe à l’élaboration des programmes de l’enseignement de la spécialité danse au baccalauréat. Elle fait également partie du conseil artistique, pédagogique et scientifique de l’association Danse au cœur (Centre national des cultures et des ressources chorégraphiques pour l’enfance et l’adolescence) au sein duquel elle assure le rôle d’expert dans le domaine chorégraphique.
- 9 Entretien avec Dominique, artiste chorégraphe, juin 2002, Paris.
11Ses actions et son discours reflètent son militantisme. Elle prône la démocratisation culturelle, enjeu qu’elle a inscrit dans ses expériences et ses projets professionnels. Pour elle, l’art est une activité qui doit être omniprésente dans la formation des individus et l’artiste est au cœur de ce processus : « Je mène mes actions dans une philosophie du partage. Les artistes sont au cœur de la possibilité de faire rencontrer l’art à ceux qui n’en ont pas la facilité […]. Dès que j’en ai eu conscience, j’ai exprimé ce désir d’ouverture et de connaissance9 ».
12Ses actions d’éducation artistique touchent le rapport aux œuvres qui, selon elle, éclaire le spectateur sur sa propre subjectivité et son rapport au monde. Elles concernent également les relations entre les arts, en lien avec d’autres institutions culturelles. Dominique se dit « humaniste » et multiplie les terrains d’action de sensibilisation à la danse : écoles, prisons, hôpitaux…
13Dominique voit dans la diversité des cultures une matière pour l’artiste, une philosophie commune à la création et à la transmission. C’est pourquoi son travail chorégraphique tend vers des rencontres et des échanges en cherchant l’harmonie et l’enrichissement. Danseurs du monde, hip hop, classiques, contemporains… se répondent et élaborent de nouveaux langages qui ne figent pas les singularités.
- 10 ibid.
14Dans une même approche du mouvement et de la danse, elle intervient dans les classes. Transmettre, pour elle, c’est partager et s’identifier. L’enjeu des ateliers scolaires est alors de mettre en commun et d’éprouver ensemble des émotions. Il s’agit de construire une culture partagée avec l’Autre. Dominique explique que la richesse de ce qui est créé ensemble naît de la diversité des points de départ. Elle se dit « motivée par la transmission à l’école d’une culture populaire dans le sens noble du terme. La danse est pour cela extraordinaire : dans une classe avec dix nationalités, elle apporte une culture commune, elle est à la base de l’expérience commune10 ».
15Le plaisir est le maître mot de sa démarche. Cela justifie notamment qu’elle privilégie l’expression de la subjectivité (prendre part au projet, affirmer son point de vue, danser sa danse, exprimer ses goûts, appréhensions, envies…) et la sensibilité de chacun sans perdre de vue les rapports entre individus (le groupe, la classe). Dans ses interventions, elle maintient un rapport poétique au temps. L’atelier doit être une fête.
16L’activité d’interprète et de chorégraphe de Dominique (plus tard ses responsabilités au sein d’institutions culturelles) et son activité en tant que pédagogue sont en étroite cohérence. Elles s’enrichissent et se prolongent mutuellement. La diversité culturelle l’incite à multiplier ses activités et à rencontrer des publics variés, l’attire à l’école, la pousse à métisser les genres dansés, à accueillir et rassembler, côtoyer et mêler des individualités de multiples horizons. Dans les écoles, Dominique satisfait non seulement son besoin de transmettre et de rencontrer des « Autres » porteurs de cultures différentes et une curiosité de créer en commun. Elle répond également à une nécessité, pour le public, de vivre une expérience artistique.
Véronique : un désir de travailler avec les enfants
17Véronique est danseuse et chorégraphe. Âgée également d’une quarantaine d’années, elle réside à Paris. Elle a choisi de se spécialiser dans la petite enfance (travail de création et interventions en milieu scolaire). Elle mène des ateliers dans les écoles depuis plus d’une quinzaine d’années. Elle crée sa compagnie en 1996.
18Des raisons financières et la rencontre de maîtres à enseigner expliquent la présence de Véronique à l’école. Elle décide de faire des ateliers à l’école par « obligation professionnelle ». Lorsqu’elle commence ses actions de sensibilisation, elle n’a pas encore créé de compagnie et elle ne danse pas non plus pour un chorégraphe. Intervenir au sein du système éducatif lui semble alors être une activité appropriée pour bénéficier de revenus réguliers. Cette nécessité s’associe par ailleurs, à son expérience avec deux chorégraphes expertes de la transmission et de la pédagogie : Viola Farber et Karin Waehner, qui ont imprimé en elle le désir de travailler avec des enfants. Par la suite, les formations que Véronique a suivies ont renforcé cette envie. Maintenant qu’elle est expérimentée, Véronique maintient dans son discours les deux origines de sa motivation à faire danser des classes.
- 11 Entretien avec Véronique, artiste chorégraphe, décembre 2003, Paris.
19Elle exprime l’intérêt humain et social à intervenir auprès d’enfants mais aussi la nécessité de rentabiliser la durée de sa présence à l’école. Elle m’explique par ailleurs que le temps qu’elle accorde à chaque enseignant et projet se limite à ses interventions auprès des élèves : « On va pas remettre sur le tapis, notre bon statut, mais… Il y a un fonctionnement là, qui est très raide : il y a un temps qui est un temps entre l’enfant, l’intervenant et l’enseignant qui dure le temps de l’atelier. Et puis après, il y a un vague temps d’échange de dix minutes sur : “Qu’est-ce que tu pourrais relancer ?”, avec l’enseignant11 ».
- 12 ibid.
20Conjointement, la chorégraphe expose l’enjeu social et éthique que la danse à l’école représente pour elle. Il s’agit de donner l’envie aux enfants de regarder l’Autre. Par son action, elle estime rendre possible « cette rencontre du groupe que l’on favorise dans le travail de danse12».
21Véronique interroge ses propres pratiques pour accroître ses compétences. Elle cherche à expliquer sa démarche, à mettre des mots sur les processus de transmission et d’apprentissage, à clarifier ce qu’elle fait, à saisir comment améliorer son travail. Elle considère que la transmission s’apprend, ce qu’elle cherche à faire. Pour ces raisons, elle suit et a suivi de nombreuses formations (dans le domaine de la danse, de la musique, toujours en lien avec les enfants). Elle lit des ouvrages spécialisés et les textes officiels de l’Éducation nationale. Elle utilise des supports multimédias. Elle connaît et contacte, lorsqu’elle en éprouve le besoin, des associations ressources. Son travail d’artiste et ses rencontres avec des collègues représentent pour elle des éléments et des temps de formation à part entière.
- 13 ibid.
22Le regard de Véronique sur ses interventions dans les classes la rapproche des enseignants : « je suis la bonne élève de la “Danse à l’école” ! C’est-à-dire que je ne suis pas sortie, en fait, d’une proposition pédagogique qui, pour moi, a été une forme de révélation, sur un peu la manière d’aborder la danse, sur un projet global et sur une séance. Avec cette idée qu’on explore des choses, qu’on en pointe certaines, on les retravaille encore, on les apprend aux autres […]. Donc, là, il y a eu quelque chose qu’on m’a offert dans le cadre de “Danse à l’école” [dans le cadre des formations interministérielles]. Et ça m’a donné des billes et je me suis dit : “Il faut que je m’appuie sur quelque chose qui est en commun avec le fonctionnement de l’école”13 ».
23Véronique fait des efforts pour qu’il y ait compréhension mutuelle. D’après elle, pour que les enseignants s’investissent dans le projet, il faut s’appuyer sur les procédés pédagogiques et didactiques scolaires, partager un langage commun avec l’enseignant.
24La représentation idéale que Véronique s’était faite de l’atelier de danse à l’école et des projets en partenariat se heurte à la réalité du fonctionnement de la classe, de l’école, du système éducatif et aux conditions de transmission. L’artiste évoque la façon dont elle a pris conscience de ses propres limites et de celles inhérentes à la forme de ses interventions. Elle énonce également la façon dont elle s’est adaptée, afin de préserver son envie de faire danser les élèves.
- 14 ibid
25Le nombre d’ateliers où elle intervient dans une classe ne lui paraît pas suffisant pour pouvoir vraiment parler de « projet ». Les quelques heures qu’elle passe avec les élèves ne lui permettent pas de les connaître, de suivre leur travail, de les aider et de les faire progresser comme elle le voudrait. Par conséquent, elle fait de chaque séance, un projet et un événement uniques. Elle confie aux enseignants le rôle de lier l’ensemble de ses propositions. Cependant, les enseignants avec lesquels elle conduit des projets ne jouent pas toujours le rôle de relais qu’elle attend d’eux. « Bien sûr que ça me manque [le relais des enseignants] ! […] C’est pas des désillusions, c’est surtout une réalité économique, une réalité sociale : comment marche l’Éducation nationale, comment nous on marche, avec quels financements… Et que toute cette petite sauce se réunit et tu en vois les possibilités et les limites. Et puis, du coup, tu travailles pas sur les frustrations, tu travailles sur ce qui est possible […]. Voilà, tu ne sais pas et puis, en cinq minutes, tu vas savoir. Parce que tu vas questionner l’enseignant14. ».
26Véronique regrette de ne pouvoir individualiser son enseignement. D’abord, le nombre d’élèves dans les classes est trop élevé. Il ne donne pas à l’artiste la possibilité de s’attarder sur la danse de chaque enfant. C’est pourquoi elle oriente les situations de danse vers des recherches et des productions en groupe. L’individualisation de la transmission est également compromise parce que l’école n’est pas le lieu où peut s’opérer le travail d’approfondissement, de perfectionnement et de spécialisation propre aux danseurs. Elle est moins exigeante à l’école qu’elle ne le serait pour ses travaux personnels.
27Toutefois, la danse que Véronique recherche et partage dans les ateliers est en relation avec sa danse et sa pratique de chorégraphe. La proximité qui existe entre ce qui anime son processus de création et ce qui fait naître la danse à l’école implique une similitude de procédés. Dans les classes, pendant trois ou quatre séances, elle fait émerger des danses grâce à ses propositions. Elle souhaite amener l’art, la « poésie », une certaine « folie » dans les classes, pour faire « chanter les esprits ». Dans les séances qui suivent, commence le travail d’« écriture ». Plutôt qu’apprendre aux enfants des danses qu’elle aurait composées, elle préfère faire émerger la danse de chacun.
- 15 ibid
28Véronique propose des ateliers en lien direct avec ses préoccupations artistiques du moment. Elle estime détenir, en tant qu’artiste, le savoir moteur de cette proposition particulière d’atelier de danse à l’école. Ce n’est qu’après quelques séances que les rôles se complètent et s’inversent : « Dans un premier temps, c’est nous qui avons le savoir, et du coup, l’enseignant, il regarde, il fait l’éponge, il prend et il donne pas beaucoup. Et puis en fait, et c’est pour ça que j’aime les projets sur un temps assez long, à certains moments on va inverser la vapeur et on va demander à l’enseignant : “Où tu en es dans le travail ? Comment moi, artiste, je vais prolonger ce que toi tu as fait ?” […]. Du coup, là, il voit que, tout son savoir, là, il existe. […] c’est là où l’échange de savoir justement intervient15 ».
29Véronique laisse les enseignants libres de participer, de pratiquer, d’intervenir pendant ses ateliers. Elle accepte qu’ils soient spectateurs, mais elle met en place des règles du jeu et fait preuve d’une exigence : analyser, une fois chez eux, ce qui a été proposé. Elle encourage aussi les enseignants à s’exercer, à pratiquer et à se confronter à d’autres adultes avant d’être seuls avec les enfants, sur une proposition en danse. Quand l’enseignant a saisi, assimilé et modulé les propositions de l’artiste, il parvient à prolonger le travail de l’intervenant et se sent capable de prendre des initiatives.
- 16 Janine Rannou et Ionela Roharik, op. cit., p. 328.
30Janine Rannou et Ionela Roharik ont établi six profils types de carrière des danseurs au travers de la construction d’itinéraires caractéristiques. Parmi ceux-ci, celui de la « démultiplication de survie » se définit ainsi : « Les artistes de cette catégorie ont survécu professionnellement grâce au développement de stratégies de diversification qui ont primé sur les choix plus symboliques16 ». Véronique appartient à ce groupe. Sa situation professionnelle précaire et vulnérable l’a amenée à associer à ses activités d’interprétariat et de chorégraphie, une pratique d’intervention auprès de publics scolaires.
- 17 Anne Chiffert et Maurice Michel (rapport présenté par), La Reconversion des danseurs : une responsa (...)
- 18 ibid., p. 6.
31Durant les quinze dernières années, le marché du travail intermittent a vu augmenter l’offre d’emploi et les effectifs professionnels, impliquant une fragilisation des situations individuelles. En moyenne, les revenus globaux annuels des danseurs sont plus faibles que pour les autres artistes, tout particulièrement pour les intermittents. Un rapport sur la reconversion des danseurs dévoile aussi cette vulnérabilité de la profession17. Leur faible proportion (comparée à d’autres domaines artistiques) et leur expansion rapide depuis la fin des années 1980 impliquent pour la profession, des « difficultés à trouver ses marques dans les réseaux de diffusion et d’enseignement de la culture [et à] faire valoir ses spécificités et ses attentes auprès des partenaires sociaux18 ».
32Toutefois, dans le cas de Véronique, cette activité complémentaire est portée par un goût pour la transmission. Ainsi cette artiste s’est-elle construit un désir d’enseigner consciencieusement la danse aux enfants. Au fil des stages et des séminaires qu’elle a suivis, en accumulant les expériences dans les classes, grâce à des échanges répétés avec ses pairs, elle s’est façonné une manière propre de faire danser les élèves à l’école.
Profil des acteurs de la danse à l’école
33L’envie de participer à une action d’éducation artistique peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Tous ceux qui partagent la danse à l’école ne présentent pas ce profil complet. Cependant, ne posséder qu’un seul de ces atouts ne suffit pas à s’engager dans la transmission. Il s’agit plutôt d’une combinaison de facteurs.
Avoir éte initié
34La mise en œuvre et la participation à un projet artistique et éducatif impliquent d’avoir été initié, pour l’artiste, à la culture scolaire, de s’être converti aux projets en partenariat : observer le fonctionnement des partenaires, se faire une idée des restitutions possibles du projet, travailler en équipe.
- 19 Jean-Philippe Costes-Muscat, « Le “compagnonnage”. Du besoin au soin du bœuf », L’Oeil de l’onde, r (...)
35Le parrainage et l’initiation par un pair sont déterminants. Jean-Philippe Costes-Muscat, par exemple, a commencé ses interventions scolaires, guidé par la chorégraphe de la compagnie dans laquelle il dansait à l’époque. Cette collaboration lui « a permis de “construire” sa disponibilité aux enfants dans leurs différences […]. Bien souvent, il ne suffit pas de suivre la formation du diplôme d’Etat de professeur de danse, ou une formation “danse à l’école”, pour s’aventurer dans la Danse à l’école. Peut-être parce que, au contact des enfants, nous nous trouvons vite démunis avec notre “appris formel” et seuls pour avancer19. ».
- 20 Entretien avec Sylvie, artiste chorégraphe, avril 2002, Paris.
36Une chorégraphe intervenant régulièrement dans des projets à l’école reconnaît quant à elle, la force et le bagage acquis lors des formations spécifiques : « J’ai fait l’école des “Rencontres internationales de danse contemporaine” où on baignait dans la thématique de la danse à l’école. On était mis en situation dans des écoles parisiennes, ce qui permettait de tout de suite “mettre en pratique”. Ce qui est génial car […] il y a tout de suite cette rencontre avec les enfants20. ».
Avoir le gout, l’attirance, le désir
- 21 Entretien avec Nathan, artiste chorégraphe, mai 2002, Chartres.
- 22 Entretien avec Véronique, artiste chorégraphe, décembre 2003, Paris.
37La curiosité des rencontres, de l’innovation, de l’inattendu ; l’envie d’initier et de sensibiliser à la danse ; le plaisir de danser soi-même ; une expérience satisfaisante en tant que formateur, sont des éléments moteurs dans la mise en place de projets. Les danseurs investis dans l’éducation artistique à l’école partagent un souci de l’Autre, une certaine philanthropie, un désir d’ouvrir leur travail, leur espace de création et d’art au (jeune) public. L’un affirme, « Ce qui nous intéresse, ce n’est pas de rester entre nous, de nous contenter de notre intimité propre, mais d’aller vers le public. Cela nous force à rester clairs21. ». L’autre ajoute, « Donc nous [les acteurs de la danse à l’école], on en a fait quelque chose de capital et pour nous c’est capital, pour moi, c’est capital ! Donc, du coup, j’y mets tout mon intérêt, tout mon désir22 ».
- 23 Entretien avec Lydie, artiste chorégraphie, novembre 2003, Paris.
38La générosité, la volonté, la nécessité qu’ont ces artistes de partager leur art, font qu’ils sont en permanence à l’affût ou en préparation de projets. Ils portent leur attention sur le corps, le mouvement, l’exception, l’a-normalité, les besoins des enfants hors école : « dans les écoles du quartier, j’allais voir la directrice. Je lui disais : “Ecoutez, j’habite le quartier, je vois beaucoup les enfants jouer aux Buttes-Chaumont. Je pense que ces enfants, il leur manque quelque chose. Donc, on peut monter des ateliers de danse”. […] J’observe dans les parcs, je demande aux enfants dans quelle école ils sont. Donc, je me dis que peut-être je vais proposer quelque chose. Je me dis : “Tiens, ça serait peut-être pas mal de faire quelque chose”23. ».
Être entouré
- 24 Françoise Gay, Nicole Berthier et François Petit, « Culture et initiative des enseignants de collèg (...)
- 25 Danielle Zay, « Les Enjeux du partenariat à l’école. Difficultés et solutions », dans Danielle Zay (...)
39Appartenir à un réseau, pouvoir faire confiance à son entourage, connaître des artistes et des enseignants impliqués dans ces projets, être encouragé, être membre d’une association… constituent des moyens d’échanger des procédés, de s’aider, d’organiser des événements à plusieurs, de glaner des informations et des conseils, de faire part de ses doutes, de ses difficultés et réussites, de se renseigner sur les démarches administratives nécessaires à l’obtention des aides et subventions, de créer des liens avec d’éventuels partenaires, de fédérer et de mutualiser les ressources, et aussi de construire, de tester et de s’approprier des outils. Ces systèmes de communication entre artistes sont fondés sur « des affinités ou des stratégies de résolution de problèmes professionnels24 ». « Structures de sécurisation »25, ils ont une fonction de soutien.
Être militant
- 26 Entretien avec Lydie, artiste chorégraphe, novembre 2003, Paris.
40Les artistes engagés dans les ateliers de danse à l’école ont en commun une expérience singulière et valorisante, mise en avant dans les discours et utilisée pour légitimer leur présence dans les classes ou la programmation de la danse à l’école. Pour les artistes comme pour les enseignants, la mise en place d’un atelier de danse dans une classe, relève d’une décision et d’une action très proches du militantisme : « Chaque année, en fait, depuis 1986, je m’engage au moins sur deux projets avec l’Éducation nationale. […] Des fois c’est plus. Mais ça fait partie, je dirais, de mon engagement »26.
41Leur implication et leur position sont personnelles, tout en étant justifiées de façon plus générale par les propriétés qu’ils octroient à la danse. Ce militantisme leur donne une force pour défendre le projet et leur est particulièrement utile pour surmonter, entre autres, le refus des directeurs, le manque de subventions, les avis et discours défavorables et hostiles de la communauté éducative et/ou artistique, les attitudes méfiantes…
Les enjeux identitaires de l’artiste chorégraphe à l’école
Reconnaissance et de valorisation d’une compétence professionnelle
- 27 « Loi relative aux enseignements artistiques à l’école », Loi du 6 janvier 1988, JO, 7 janvier 1988 (...)
42Développer et généraliser les dispositifs pédagogiques impliquant l’intervention d’artistes dans les écoles constitue un moyen de favoriser l’éducation artistique des élèves et leurs contacts avec l’art, dans un souci de démocratisation culturelle. Par ailleurs, la présence régulière de ces intervenants à l’école et leur participation à la vie de la classe représentent un moyen de professionnalisation des artistes, au travers de la reconnaissance de qualification artistique qui leur est attribuée. Dans une certaine limite toutefois, car le cas d’un artiste exclusivement occupé à transmettre la danse dans les classes n’est pas envisageable dans le cadre légal des ateliers en partenariat. Pour être reconnus en tant qu’artistes intervenants, les artistes doivent justifier de la possession d’un diplôme valable et de l’exercice d’activités professionnelles27.
- 28 Jean-Marc Leveratto, La Mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique, Paris, La Dispute-SNE (...)
- 29 ibid., p. 341.
- 30 ibid., p. 347.
43L’artiste, impliqué professionnellement dans un processus de création, est garant de la dimension artistique de ces temps de formation au sein desquels il propose un travail corporel aux élèves. Ainsi l’atelier offre-t-il « une occasion de valoriser une compétence personnelle, au nom de l’intérêt commun que constitue le rassemblement des forces de chacun28 ». La reconnaissance de l’artiste naît à la fois des acteurs du monde artistique auquel il appartient et des acteurs du monde de la danse à l’école. L’artiste doit aussi sa reconnaissance à l’« efficacité de son propre travail29 ». La danse (processus créatifs, mouvements, imaginaires, produits chorégraphiques) a également une capacité propre à intéresser et à captiver ceux qui entrent en contact avec elle. Le propos de Jean-Marc Leveratto sur le marionnettiste peut s’appliquer aux danseurs : « Si tout [danseur] doit son succès professionnel à l’efficacité de [la danse] qu’il a fabriquée [ou interprétée] et au savoir-faire qu’il manifeste dans sa [spectacularisation], il le doit également au fait que des personnes sont culturellement attachées à cet objet, personnes qu’il peut intéresser intellectuellement en fabriquant une [danse] et mobiliser physiquement en la [présentant] dans un lieu adapté à son action30 ». C’est pour cela que les intervenants prennent particulièrement au sérieux les présentations publiques qui peuvent exister dans le cadre de l’atelier.
- 31 ibid., p. 403.
- 32 ibid., p. 392.
44Quels que soient la position et l’état d’esprit dans lesquels se trouve l’enseignant au moment de s’impliquer dans un projet de danse, il présente et voit l’artiste comme l’acteur le plus à même d’initier les élèves à la danse : « Ces dispositifs innovants rendent bien visible le pouvoir de qualification inhérent à l’événement artistique, la capacité d’un objet ou d’une personne à produire un plaisir partagé entre des individus, et acceptable par tous, permettant de reconnaître et de faire reconnaître la grandeur culturelle de cet objet ou de cette personne31. ». En outre, le fait qu’il n’existe pas de définition juridique de l’artiste intervenant et que la situation d’intervention se distingue des situations professionnelles habituelles de l’artiste – emploi flou, peu visible, mal connu – permet de l’investir et d’en retirer un certain « mérite personnel »32.
Un acte de médiation, un processus de négociation
45Dans le contexte innovant que représentent les ateliers de danse à l’école, l’artiste et l’enseignant mettent au service de ces actions, la compétence et la culture qui leur sont propres. Celles-ci servent d’appui et de point de départ pour élaborer un projet commun : faire danser la classe à deux.
46Par ses interventions dans la classe, l’artiste introduit l’art à l’école. Porteur d’une technique, d’une identité et d’une personnalité artistiques, de compétences et de connaissances propres à sa profession, il contribue à l’acquisition et au développement, par la classe, de savoirs, d’expériences, de sensations, de perceptions, qui immergent l’élève et l’enseignant dans un espace-temps de danse. L’artiste chorégraphe partage avec le groupe des dispositions corporelles et psychiques propres à la danse : un langage, des attitudes, des comportements, des valeurs. Au cours des séances, il sollicite les élèves pour qu’ils se placent dans les « coulisses », il souhaite les voir assurer leur « service » de trois heures, « écrire du mouvement », « improviser », « composer »… Les élèves s’habituent à la répétition, à l’exercice et à l’entraînement physiques, à l’exigence et à la rigueur, au respect et à l’écoute des autres danseurs, au rituel de la séance. Dans l’atelier, l’artiste engage différentes formes de compétence : des techniques (les gestes de la danse), une personne (le danseur chorégraphe avec son parcours et son histoire), une identité artistique, un monde professionnel (le monde de la danse), les compétences associées à un métier (celles d’interprète, de chorégraphe et de spectateur).
47Il accompagne également l’enseignant durant le projet. En quelque sorte, il le forme, le conseille, lui donne des idées, des ouvertures vers d’autres disciplines. Il fait ainsi reconnaître son identité (artistique) qu’il différencie de celle de l’enseignant par le regard porté sur la danse, le monde et les élèves et, par sa façon de les faire travailler. Son étrangeté et son extériorité font qu’il est garant d’une exception, de la surprise et de l’inattendu.
- 33 Corinne Mérini, « Collaboration –didactique – apprentissage », dans Danielle Zay (sld), La Formatio (...)
- 34 Jean-Marc Leveratto, « Art du théâtre et sociologie de la magie », Sociologie de l’art, n° 11, 1998
- 35 Jean-Marc Leveratto, « Le Travail théâtral avec des amateurs et la question de la qualité », dans P (...)
48L’atelier de danse à l’école place l’artiste et l’enseignant dans des conditions inhabituelles de travail. Les artistes ont des manières de procéder qui interrogent les façons de faire des enseignants. Réciproquement, le cadre scolaire du projet et le public auquel il s’adresse réclament des ajustements à l’artiste. Collaborer oriente donc vers « une transformation ou une mise en mouvement du savoir et des identités33 » des partenaires. Tout en conservant une approche singulière de l’activité, l’artiste tient compte des codes et de l’éthique de l’institution scolaire. C’est pourquoi il fait preuve d’une « prudence pédagogique34 ». La « responsabilité éthique35 » de l’intervenant en danse est liée à la situation dans laquelle il plonge les élèves : celle d’utiliser son corps pour exprimer et s’exprimer, celle de faire des choix et de s’inscrire comme décideur de son propre mouvement.
- 36 « L’emploi est un procédé traditionnel efficace […] auquel l’animateur professionnel va spontanémen (...)
49En conséquence, pour ne pas contrarier ou heurter les élèves, pour les impliquer, l’artiste choisit de les faire entrer dans la danse à partir de matériaux qu’ils peuvent proposer immédiatement : des marches, des courses, des rondes, des jeux ou encore des mouvements construits et codifiés issus de pratiques personnelles ou médiatisées. Ces méthodes s’approchent de « l’emploi » décrit par Jean-Marc Leveratto pour le théâtre36. Dans ses choix et ses propositions, sa conception de la transmission de la danse, l’artiste cherche à réduire la distance entre ses savoirs et ses pratiques de professionnel d’une part, les savoirs et les pratiques des élèves d’une autre.
- 37 Jean-Paul Filiod, « Les Arts en contexte scolaire. Les changements en mode mineur-majeur », dans Al (...)
- 38 Annie Cardinet, École et médiations, Ramonville Saint-Agne, Eres, 2000, p. 145.
- 39 Jean-Paul Filiod, « Le Travail artistique n’est pas qu’artistique. Le déploiement de l’ethnographie (...)
- 40 Jean-Paul Filiod, « Quand l’artiste travaille à l’école. Usages pluriels et diffus de la photograph (...)
50À propos des incidences de la pratique de l’art à l’école et de la présence de l’artiste dans les établissements, Jean-Paul Filiod montre que les changements sont spatiaux, matériels, mais aussi identitaires37. Pour assurer la transmission, chacun des partenaires module en effet, ses propres usages et références, en s’inspirant de celles de l’autre. C’est ainsi que naît une dynamique commune de travail : « chacun des protagonistes accepte de changer son point de vue, sa position, sa compréhension de la situation, et reprend la communication avec un autre, différent38. ». Les actes de traduction et de médiation que le partenariat induit, aboutissent à la contamination, au métissage, voire à l’hybridation, des savoir-faire, des usages, des traditions, de la culture et de la compétence de l’artiste et de l’enseignant. Ces processus révélés par l’enquête de terrain rejoignent les remarques de Jean-Paul Filiod : « une image commune veut que l’artiste soit dans le faire […]. L’enseignant, lui, est identifié comme un professionnel de la verbalisation, de l’explicitation, le dire étant vu comme moyen de donner du sens au faire. Or, au fil du temps [des projets], les artistes se sont pris au jeu du dire et du faire dire, pendant que les enseignants ont appris à laisser faire (au sens propre et non péjoratif du terme), à alléger les programmations, à moins focaliser sur les productions matérielles en tant que productions finales. Aussi ont-ils admis l’importance du “hasard” et de l’“incertitude” tout comme ils ont souvent utilisé la métaphore du chemin […], pour caractériser la “logique du projet”, plus proche du processus que de l’état stable »39. Ces mécanismes ont pour effet de « relativiser » les identités professionnelles40.
- 41 Anselm Strauss, « Négociations : introduction à la question », dans Anselm Strauss, La Trame de la (...)
- 42 Howard Becker, Propos sur l’art, op. cit., p. 31.
51Tout aussi curieux et motivés que les artistes et les enseignants peuvent être pour mener ces projets, il s’agit au préalable, et tout au long de l’année, de coordonner au mieux les désirs, les intérêts, les missions et les responsabilités propres à chacun. La coopération suppose la mise en place de « moyens “pour obtenir que les choses se fassent” […], pour que se fasse ce qu’un acteur […] souhaite voir accompli »41. Toute situation d’interaction implique l’entrée dans un jeu stratégique. Ces acteurs entreprennent une série de négociations qui débouchent sur des échanges de bons procédés et la définition de conventions communes. La variété et l’imprévisibilité des temps d’enseignement vécus par les partenaires limitent l’efficacité de formules ou de modèles prédéterminés42. C’est pourquoi, l’artiste et l’enseignant improvisent et inventent un cadre à leur projet.
52Les négociations entreprises portent sur l’ensemble du projet : programmation des séances de danse, rapport aux élèves et à la danse, moyens et modes de communication entre l’artiste et l’enseignant, répartition des tâches. Les règles de fonctionnement utilisées dans l’atelier mêlent alors les principes propres à l’artiste, ceux de l’enseignant (déjà mis en place avec les élèves) et les conventions mixtes, inédites, que les partenaires produisent ensemble.
53L’adaptation au travail à deux, l’ouverture à l’altérité, l’installation de conventions communes, l’enrichissement de sa culture, de ses compétences et de son identité au contact de l’autre, l’hybridation des modes de faire, d’organiser, d’approcher et de gérer la transmission… ne sont pas des processus immédiats et sans résistance. Ils sont progressifs.
- 43 Carmen Camilleri et Margalit Cohen-Emerique (sld), Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques (...)
- 44 ibid
- 45 Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974.
54Le paradoxe et l’enjeu de ce type de dispositif sont effectivement d’avoir à reconnaître l’autre comme semblable et comme différent. Il s’agit d’accepter de relativiser son propre système de valeurs et d’admettre qu’il puisse exister des motivations, des références, des habitudes valables, autres que les siennes. Or, parce que la culture professionnelle fonde en partie l’identité de chacun, elle rend, en même temps, « subjective et globalisante la perception des sujets relevant d’identités différentes43 ». Ce processus explique les heurts dans les relations interculturelles et interprofessionnelles qui peuvent alors se nourrir « d’images erronées, de stéréotypes, de préjugés et de fantasmes véhiculés44 » de groupe à groupe en fonction de l’histoire de leurs rapports. Le décentrement, la distanciation, la mise en relation des cultures et l’appel à des représentations et à des concepts dépassant chacun des deux systèmes, permettent alors d’interpréter les comportements du partenaire dans un langage approprié et d’accéder à leur signification. Pour que le partenariat se constitue, il faut que chacun des acteurs ait accès au référentiel de l’autre. Rendre son comportement compréhensible est une manière de respecter les règles d’interaction dont parle Erwin Goffman45. Multiplier les temps d’échange, de discussion, de coopération entre artistes et enseignants, mais aussi avec les autres partenaires investis dans les projets artistiques, concourt à rendre l’autre « inoffensif », à lui faire confiance et ainsi à construire ensemble.
55Chaque projet artistique et éducatif est unique. D’une part, parce qu’il dépend des personnes qui s’y investissent et de leur relation, d’autre part parce que le contexte (cadre, lieu, dispositif, objectifs…) varie d’un projet à l’autre. Pourtant, il est possible, au travers de portraits d’artistes engagés dans de tels dispositifs, de repérer quelques traits caractéristiques de « ceux qui s’y risquent ».
56L’artiste et l’enseignant possèdent une vision du monde et disposent de moyens d’action sur l’environnement qui leur sont propres. Pour initier, en commun, les élèves à la danse, ils tentent de créer des liens entre leurs deux mondes. Ils s’inscrivent comme médiateurs et traducteurs de leur univers en rapprochant des personnes, des espaces, des objets, en se renseignant mutuellement, en se donnant des repères et en s’épaulant. Dans ce contexte, les partenaires rencontrent des contraintes diverses et vivent des situations nouvelles qui leur demandent d’adapter leurs habitudes et de revoir leurs projets.
57Il s’agit, pour les partenaires, de tenir compte des codes et de l’éthique en vigueur dans la situation qui les rassemble, d’en identifier les limites, d’accepter de travailler dans des circonstances inhabituelles, de se rendre accessible et de partager, de s’ouvrir à une culture, de se familiariser avec d’autres manières de faire, d’atteindre et d’entretenir un niveau minimum de proximité et de disponibilité. Ces processus, ces efforts, ces découvertes réciproques et ces changements, engendrent une transformation des usages de chacun. Les routines sont réajustées, les compétences déplacées.
- 46 Marc Maurice, « La qualification comme rapport social : à propos de la qualification comme mise en (...)
58Dans le cadre des projets éducatifs et artistiques de danse à l’école, les artistes et les enseignants mettent en œuvre autant une compétence individuelle qu’une compétence collective (c’est-à-dire une organisation particulière reposant sur les champs de compétence du groupe ou de l’équipe46). Cette collectivisation des compétences qui s’échelonne tout le long du projet, aboutit à une organisation et à un fonctionnement singuliers, pour chaque partenaire. L’acte de co-transmettre la danse à l’école est donc une construction fondée sur l’expertise de l’artiste et de l’enseignant.
59La viabilité de l’interface produite nécessite, entre autres, d’en définir les frontières, d’être conscient de ce qui y transite, de débattre, de gérer les prises de pouvoir induites par les prises de décisions. L’artiste et l’enseignant accentuent certains aspects de leur identité, de leur culture et de leur compétence afin de justifier et de valoriser leur complémentarité. Ils en taisent d’autres afin de ne pas compromettre la coopération. Toutefois, chacun conserve son ancrage dans son monde afin de pouvoir alimenter les processus de médiations interculturelles et interprofessionnelles. Liés par des conventions qui leur permettent de collaborer, les partenaires font exister et tenir le « monde de la danse » (au sens de Howard Becker) à l’école.
Notes
1 Janine Rannou et Ionela Roharik, Les Danseurs. Un métier d’engagement, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication-La documentation française, 2006.
2 Certains dispositifs d’aide publique pour la transmission de la danse permettent d’accueillir des artistes à l’école : ateliers artistiques, classes à projet artistique et culturel, etc.
3 Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, 1986, p. 170-207.
4 Howard Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 et Howard Becker, Propos sur l’art, Paris, L’Harmattan, 1999.
5 Alain Coulon, Ethnométhodologie et éducation, Paris, PUF, 1993, p. 19.
6 Daniel Bertaux, Les Récits de vie, Paris, Nathan, 1997, p. 26.
7 J’ai rencontré longuement 45 acteurs de la danse à l’école, dont 12 artistes. Une analyse de contenu a porté sur les termes utilisés. L’analyse thématique a conduit à sélectionner les thèmes, repérer leur variation au sein du corpus et chercher les éléments expliquant cette variation.
8 Ateliers, spectacles jeune public, fêtes scolaires, formations, réunions…
9 Entretien avec Dominique, artiste chorégraphe, juin 2002, Paris.
10 ibid.
11 Entretien avec Véronique, artiste chorégraphe, décembre 2003, Paris.
12 ibid.
13 ibid.
14 ibid
15 ibid
16 Janine Rannou et Ionela Roharik, op. cit., p. 328.
17 Anne Chiffert et Maurice Michel (rapport présenté par), La Reconversion des danseurs : une responsabilité collective, Ministère de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale et Ministère de la Culture et de la Communication, septembre 2004.
18 ibid., p. 6.
19 Jean-Philippe Costes-Muscat, « Le “compagnonnage”. Du besoin au soin du bœuf », L’Oeil de l’onde, revue de recherche et de développement pour la danse à l’école et l’éducation artistique en France et en Europe, n° 1, mai 2004, p. 16-17.
20 Entretien avec Sylvie, artiste chorégraphe, avril 2002, Paris.
21 Entretien avec Nathan, artiste chorégraphe, mai 2002, Chartres.
22 Entretien avec Véronique, artiste chorégraphe, décembre 2003, Paris.
23 Entretien avec Lydie, artiste chorégraphie, novembre 2003, Paris.
24 Françoise Gay, Nicole Berthier et François Petit, « Culture et initiative des enseignants de collège », Revue Française de Pédagogie, n° 115, avril-juin 1996, p. 24.
25 Danielle Zay, « Les Enjeux du partenariat à l’école. Difficultés et solutions », dans Danielle Zay (sld), La Formation des enseignants au partenariat. Une réponse à la demande sociale ?, Paris, PUF, 1994, p. 19.
26 Entretien avec Lydie, artiste chorégraphe, novembre 2003, Paris.
27 « Loi relative aux enseignements artistiques à l’école », Loi du 6 janvier 1988, JO, 7 janvier 1988, et « Les classes à projet artistique et culturel », circulaire du 14 juin 2001, BO, n° 24, 14 juin 2001.
28 Jean-Marc Leveratto, La Mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique, Paris, La Dispute-SNEDIT, 2000, p. 383.
29 ibid., p. 341.
30 ibid., p. 347.
31 ibid., p. 403.
32 ibid., p. 392.
33 Corinne Mérini, « Collaboration –didactique – apprentissage », dans Danielle Zay (sld), La Formation des enseignants au partenariat. Une réponse à la demande sociale ?, op. cit., p. 169.
34 Jean-Marc Leveratto, « Art du théâtre et sociologie de la magie », Sociologie de l’art, n° 11, 1998.
35 Jean-Marc Leveratto, « Le Travail théâtral avec des amateurs et la question de la qualité », dans Paul Biot (sld), Voyage théâtral avec des jeunes. Enjeux politiques et éducatifs en Europe, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 2004, p. 89-101.
36 « L’emploi est un procédé traditionnel efficace […] auquel l’animateur professionnel va spontanément recourir. Identifier le type de rôle dont le corps de l’individu est le plus proche est, en effet, un moyen de réduire l’écart entre qualité théâtrale exigible et la performance physique effective de cet individu sur le plateau, telle qu’on peut l’anticiper en répétition » (Jean-Marc Leveratto, « Art du théâtre et sociologie de la magie », op. cit.).
37 Jean-Paul Filiod, « Les Arts en contexte scolaire. Les changements en mode mineur-majeur », dans Alain Kerlan (sld), Des Artistes à la maternelle, Lyon, Ed. SCEREN-CNDP, 2005, p. 151-158.
38 Annie Cardinet, École et médiations, Ramonville Saint-Agne, Eres, 2000, p. 145.
39 Jean-Paul Filiod, « Le Travail artistique n’est pas qu’artistique. Le déploiement de l’ethnographie dans le contexte d’un programme d’éducation artistique en milieu scolaire », Paris, Colloque international « Ethnographies du travail artistique », 21 et 22 septembre 2006.
40 Jean-Paul Filiod, « Quand l’artiste travaille à l’école. Usages pluriels et diffus de la photographie numérique », texte de communication, colloque international OpuS « Les Arts moyens aujourd’hui », Albi, Centre Universitaire de Formation et de Recherche Jean-François Champollion, 30-31 mars et 1er avril 2006.
41 Anselm Strauss, « Négociations : introduction à la question », dans Anselm Strauss, La Trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 252.
42 Howard Becker, Propos sur l’art, op. cit., p. 31.
43 Carmen Camilleri et Margalit Cohen-Emerique (sld), Chocs de cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 14.
44 ibid
45 Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974.
46 Marc Maurice, « La qualification comme rapport social : à propos de la qualification comme mise en forme du travail », dans Robert Salais et Laurent Thévenot (sld), Le Travail : marchés, règles, conventions, Paris, Economica, 1986, p. 179-192.
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Référence papier
Sophie Necker, « Monde de l’école et monde de l’art… Quelles pratiques, interactions et problématiques induites par la présence des danseurs dans les classes ? », Marges, 10 | 2010, 37-51.
Référence électronique
Sophie Necker, « Monde de l’école et monde de l’art… Quelles pratiques, interactions et problématiques induites par la présence des danseurs dans les classes ? », Marges [En ligne], 10 | 2010, mis en ligne le 15 avril 2010, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/492 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.492
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